Salammbô

Chapitre 12L’Acqueduc

Douze heures après, il ne restait plus des Mercenaires qu’un tasde blessés, de morts et d’agonisants.

Hamilcar, sorti brusquement du fond de la gorge, étaitredescendu sur la pente occidentale qui regarde Hippo-Zaryte, et,l’espace étant plus large en cet endroit, il avait eu soin d’yattirer les Barbares. Narr’Havas les avait enveloppés avec seschevaux ; le Suffète, pendant ce temps-là, les refoulait, lesécrasait ; puis ils étaient vaincus d’avance par la perte duzaïmph ; ceux mêmes qui ne s’en souciaient avaient senti uneangoisse et comme un affaiblissement. Hamilcar, ne mettant pas sonorgueil à garder pour lui le champ de bataille, s’était retiré unpeu plus loin, à gauche sur des hauteurs d’où il les dominait.

On reconnaissait la forme des camps à leurs palissadesinclinées. Un long amas de cendres noires fumait sur l’emplacementdes Libyens ; le sol bouleversé avait des ondulations comme lamer, et les tentes, avec leurs toiles en lambeaux, semblaient devagues navires à demi perdus dans les écueils. Des cuirasses, desfourches, des clairons, des morceaux de bois, de fer et d’airain,du blé, de la paille et des vêtements s’éparpillaient au milieu descadavres ; çà et là quelque phalarique prête à s’éteindrebrûlait contre un monceau de bagages ; la terre, en decertains endroits, disparaissait sous les boucliers ; descharognes de chevaux se suivaient comme une série demonticules ; on apercevait des jambes, des sandales, des bras,des cottes de mailles et des têtes dans leurs casques, maintenuespar la mentonnière et qui roulaient comme des boules ; deschevelures pendaient aux épines ; dans des mares de sang, deséléphants, les entrailles ouvertes, râlaient couchés avec leurstours ; on marchait sur des choses gluantes et il y avait desflaques de boue, bien que la pluie n’eût pas tombé.

Cette confusion de cadavres occupait, du haut en bas, lamontagne tout entière.

Ceux qui survivaient ne bougeaient pas plus que les morts.Accroupis par groupes inégaux, ils se regardaient, effarés, et neparlaient pas.

Au bout d’une longue prairie, le lac d’Hippo-Zaryteresplendissait sous le soleil couchant. A droite, de blanchesmaisons agglomérées dépassaient une ceinture de murailles ;puis la mer s’étalait, indéfiniment ; – et, le menton dans lamain, les Barbares soupiraient en songeant à leurs patries. Unnuage de poudre grise retombait.

Le vent du soir souffla ; alors toutes les poitrines sedilatèrent ; et, à mesure que la fraîcheur augmentait, onpouvait voir la vermine abandonner les morts qui serefroidissaient, et courir sur le sable chaud. Au sommet desgrosses pierres, des corbeaux immobiles restaient tournés vers lesagonisants.

Quand la nuit fut descendue, des chiens à poil jaune, de cesbêtes immondes qui suivaient les armées, arrivèrent tout doucementau milieu des Barbares. D’abord ils léchèrent les caillots de sangsur les moignons encore tièdes ; et bientôt ils se mirent àdévorer les cadavres, en les entamant par le ventre.

Les fugitifs reparaissaient un à un, comme des ombres ; lesfemmes aussi se hasardèrent à revenir, car il en restait encore,chez les Libyens surtout, malgré le massacre effroyable que lesNumides en avaient fait.

Quelques-uns prirent des bouts de corde qu’ils allumèrent pourservir de flambeaux. D’autres tenaient des piques entrecroisées. Onplaçait dessus les cadavres et on les transportait à l’écart.

Ils se trouvaient étendus par longues lignes, sur le dos, labouche ouverte, avec leurs lances auprès d’eux ; ou bien ilss’entassaient pêle-mêle, et souvent, pour découvrir ceux quimanquaient, il fallait creuser tout un monceau. Puis on promenaitla torche sur leur visage, lentement. Des armes hideuses leuravaient fait des blessures compliquées. Des lambeaux verdâtres leurpendaient du front ; ils étaient tailladés en morceaux,écrasés jusqu’à la moelle, bleuis sous des strangulations, oulargement fendus par l’ivoire des éléphants. Bien qu’ils fussentmorts presque en même temps, des différences existaient dans leurcorruption. Les hommes du Nord étaient gonflés d’une bouffissurelivide, tandis que les Africains, plus nerveux, avaient l’airenfumés, et déjà se desséchaient. On reconnaissait les Mercenairesaux tatouages de leurs mains : les vieux soldats d’Antiochusportaient un épervier ; ceux qui avaient servi en Egypte, latête d’un cynocéphale ; chez les princes de l’Asie, une hache,une grenade, un marteau ; dans les Républiques grecques, leprofil d’une citadelle ou le nom d’un archonte ; et on envoyait dont les bras étaient couverts entièrement par ces symbolesmultipliés, qui se mêlaient à leurs cicatrices et aux blessuresnouvelles.

Pour les hommes de race latine, les Samnites, les Etrusques, lesCampaniens et les Brutiens, on établit quatre grands bûchers.

Les Grecs, avec la pointe de leurs glaives, creusèrent desfosses. Les Spartiates, retirant leurs manteaux rouges, enenveloppèrent les morts ; les Athéniens les étendaient la facevers le soleil levant ; les Cantabres les enfouissaient sousun monceau de cailloux ; les Nasamons les pliaient en deuxavec des courroies de boeufs, et les Garamantes allèrent lesensevelir sur la plage, afin qu’ils fussent perpétuellement arroséspar les flots. Mais les Latins se désolaient de ne pas recueillirleurs cendres dans les urnes ; les Nomades regrettaient lachaleur des sables où les corps se momifient, et les Celtes, troispierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d’un golfe pleind’îlots.

Des vociférations s’élevaient, suivies d’un long silence.C’était pour forcer les âmes à revenir. Puis la clameur reprenait,à intervalles réguliers, obstinément.

On s’excusait près des morts de ne pouvoir les honorer comme leprescrivaient les rites : car ils allaient, par cette privation,circuler, durant des périodes infinies, à travers toutes sortes dehasards et de métamorphoses : on les interpellait, on leurdemandait ce qu’ils désiraient ; d’autres les accablaientd’injures pour s’être laissé vaincre.

La lueur des grands bûchers apparaissait les figures exsangues,renversées de place en place sur les débris d’armures : et leslarmes excitaient les larmes, les sanglots devenaient plusaigus, ; les reconnaissances et les étreintes plusfrénétiques. Des femmes s’étalaient sur les cadavres, bouche contrebouche, front contre front : il fallait les battre pour qu’elles seretirassent, quand on jetait la terre. Ils se noircissaient lesjoues ; ils se coupaient les cheveux ; ils se tiraient dusang et le versaient dans les fosses ; ils se faisaient desentailles à l’imitation des blessures qui défiguraient les morts.Des rugissements éclataient à travers le tapage des cymbales.Quelques-uns arrachaient leurs amulettes, crachaient dessus. Lesmoribonds se roulaient dans la boue sanglante en mordant de rageleurs poings mutilés ; et quarante-trois Samnites, tout unprintemps sacré, s’entr’égorgèrent comme des gladiateurs. Bientôtle bois manqua pour les bûchers, les flammes s’éteignirent, toutesles places étaient prises ; – et, las d’avoir crié, affaiblis,chancelants, ils s’endormirent auprès de leurs frères morts, ceuxqui tenaient à vivre pleins d’inquiétudes, et les autres désirantne pas se réveiller.

Aux blancheurs de l’aube, il parut sur les limites des Barbaresdes soldats qui défilaient avec des casques levés au bout despiques ; en saluant les Mercenaires, ils leur demandaients’ils n’avaient rien à faire dire dans leurs patries.

D’autres se rapprochèrent, et les Barbares reconnurentquelques-uns de leurs anciens compagnons.

Le Suffète avait proposé à tous les captifs de servir dans sestroupes. Plusieurs avaient intrépidement refusé ; et, bienrésolu à ne point les nourrir ni à les abandonner au Grand-Conseil,il les avait renvoyés, en leur ordonnant de ne plus combattreCarthage. Quant à ceux que la peur des supplices rendait dociles,on leur avait distribué les armes de l’ennemi ; et maintenantils se présentaient aux vaincus, moins pour les séduire que par unmouvement d’orgueil et de curiosité.

D’abord ils racontèrent les bons traitements du Suffète ;les Barbares les écoutaient tout en les jalousant, bien qu’ils lesméprisassent. Puis, aux premières paroles de reproche, les lâchess’emportèrent ; de loin ils leur montraient leurs propresépées, leurs cuirasses, et les conviaient avec des injures à venirles prendre. Les Barbares ramassèrent des cailloux ; touss’enfuirent ; et l’on ne vit plus au sommet de la montagne queles pointes des lances dépassant le bord des palissades.

Alors une douleur, plus lourde que l’humiliation de la défaite,accabla les Barbares. Ils songeaient à l’inanité de leur courage.Ils restaient les yeux fixes en grinçant des dents.

La même idée leur vint. Ils se précipitèrent en tumulte sur lesprisonniers carthaginois. Les soldats du Suffète, par hasard,n’avaient pu les découvrir, et comme il s’était retiré du champ debataille, ils se trouvaient encore dans la fosse profonde.

On les rangea par terre, dans un endroit aplati. Des sentinellesfirent un cercle autour d’eux, et on laissa les femmes entrer, partrente ou quarante successivement. Voulant profiter du peu de tempsqu’on leur donnait, elles couraient de l’un à l’autre, incertaines,palpitantes ; puis, inclinées sur ces pauvres corps, elles lesfrappaient à tour de bras comme des lavandières qui battent deslinges ; en hurlant le nom de leurs époux, elles lesdéchiraient sous leurs ongles ; elles leur crevèrent les yeuxavec les aiguilles de leurs chevelures. Les hommes y vinrentensuite, et ils les suppliciaient depuis les pieds, qu’ilscoupaient aux chevilles, jusqu’au front, dont ils levaient descouronnes de peau pour se mettre sur la tête. LesMangeurs-de-choses-immondes furent atroces dans leurs imaginations.Ils envenimaient les blessures en y versant de la poussière, duvinaigre, des éclats de poterie : d’autres attendaient derrièreeux ; le sang coulait et ils se réjouissaient comme font lesvendangeurs autour des cuves fumantes.

Cependant Mâtho était assis par terre, à la place même où il setrouvait quand la bataille avait fini, les coudes sur les genoux,les tempes dans les mains ; il ne voyait rien, n’entendaitrien, ne pensait plus.

Aux hurlements de joie que la foule poussait, il releva la tête.Devant lui, un lambeau de toile accroché à une perche, et quitraînait par le bas, abritait confusément des corbeilles, destapis, une peau de lion. Il reconnut sa tente ; et ses yeuxs’attachaient contre le sol comme si la fille d’Hamilcar, endisparaissant, se fût enfoncée sous la terre.

La toile déchirée battait au vent ; quelquefois ses longuesbribes lui passaient devant la bouche, et il aperçut une marquerouge, pareille à l’empreinte d’une main. C’était la main deNarr’Havas, le signe de leur alliance. Alors Mâtho se leva. Il pritun tison qui fumait encore, et il le jeta sur les débris de satente, dédaigneusement. Puis, du bout de son cothurne, ilrepoussait vers la flamme des choses qui débordaient, pour que rienn’en subsistât.

Tout à coup, et sans qu’on pût deviner de quel point ilsurgissait, Spendius parut.

L’ancien esclave s’était attaché contre la cuisse deux éclats delance ; il boitait d’un air piteux, tout en exhalant desplaintes.

– « Retire donc cela » , lui dit Mâtho, « je sais que tu es unbrave ! » Car il était si écrasé par l’injustice des Dieuxqu’il n’avait plus assez de force pour s’indigner contre leshommes.

Spendius lui fit un signe, et il le mena dans le creux d’unmamelon, où Zarxas et Autharite se tenaient cachés.

Ils avaient fui comme l’esclave, l’un bien qu’il fût cruel, etl’autre malgré sa bravoure. Mais qui aurait pu s’attendre,disaient-ils, à la trahison de Narr’Havas, à l’incendie desLibyens, à la perte du zaïmph, à l’attaque soudaine d’Hamilcar, etsurtout à ses manoeuvres les forçant à revenir dans le fond de lamontagne sous les coups immédiats des Carthaginois ? Spendiusn’avouait point sa terreur et persistait à soutenir qu’il avait lajambe cassée.

Enfin, les trois chefs et le schalischim se demandèrent ce qu’ilfallait maintenant décider.

Hamilcar leur fermait la route de Carthage ; on était prisentre ses soldats et les provinces de Narr’Havas ; les villestyriennes se joindraient aux vainqueurs ; ils allaient setrouver acculés au bord de la mer, et toutes ces forces réunies lesécraseraient. Voilà ce qui arriverait immanquablement.

Ainsi pas un moyen ne s’offrait d’éviter la guerre. Donc, ilsdevaient la poursuivre à outrance. Mais comment faire comprendre lanécessité d’une interminable bataille à tous ces gens découragés etsaignant encore de leurs blessures ?

– « Je m’en charge ! » dit Spendius.

Deux heures après, un homme, qui arrivait du côtéd’Hippo-Zaryte, gravit en courant la montagne. Il agitait destablettes au bout de son bras, et, comme il criait très fort, lesBarbares l’entourèrent.

Elles étaient expédiées par les soldats grecs de la Sardaigne.Ils recommandaient à leurs compagnons d’Afrique de surveillerGiscon avec les autres captifs. Un marchand de Samos, un certainHipponax, venant de Carthage, leur avait appris qu’un complots’organisait pour les faire évader, et on engageait les Barbares àtout prévoir ; la République était puissante.

Le stratagème de Spendius ne réussit point d’abord comme ill’avait espéré. Cette assurance d’un péril nouveau, loin d’exciterde la fureur, souleva des craintes ; et, se rappelantl’avertissement d’Hamilcar jeté naguère au milieu d’eux, ilss’attendaient à quelque chose d’imprévu et qui serait terrible. Lanuit se passa dans une grande angoisse ; plusieurs même sedébarrassèrent de leurs armes pour attendrir le Suffète quand il seprésenterait.

Mais le lendemain, à la troisième veille du jour, un secondcoureur parut, encore plus haletant et noir de poussière. Le Greclui arracha des mains un rouleau de papyrus chargé d’écrituresphéniciennes. On y suppliait les Mercenaires de ne pas sedécourager ; les braves de Tunis allaient venir avec de grandsrenforts.

Spendius lut d’abord la lettre trois fois de suite ; et,soutenu par deux Cappadociens qui le tenaient assis sur leursépaules, il se faisait transporter de place en place, et il larelisait. Pendant sept heures, il harangua.

Il rappelait aux Mercenaires les promesses duGrand-Conseil ; aux Africains, les cruautés desintendants ; à tous les Barbares, l’injustice de Carthage. Ladouceur du Suffète était un appât pour les prendre. Ceux qui selivreraient, on les vendrait comme des esclaves ; les vaincuspériraient suppliciés. Quant à s’enfuir, par quelles routes ?Pas un peuple ne voudrait les recevoir. Tandis qu’en continuantleurs efforts, ils obtiendraient à la fois la liberté, lavengeance, de l’argent ! Et ils n’attendraient pas longtemps,puisque les gens de Tunis, la Libye entière se précipitait à leursecours. Il montrait le papyrus déroulé : – « Regardez donc !lisez ! voilà leurs promesses ! Je ne mens pas. »

Des chiens erraient, avec leur museau noir tout plaqué de rouge.Le grand soleil chauffait les têtes nues. Une odeur nauséabondes’exhalait des cadavres mal enfouis. Quelques-uns même sortaient deterre jusqu’au ventre. Spendius les appelait à lui pour témoignerdes choses qu’il disait ; puis il levait ses poings du côtéd’Hamilcar.

Mâtho l’observait d’ailleurs et, afin de couvrir sa lâcheté, ilétalait une colère où peu à peu il se trouvait pris lui-même. En sedévouant aux Dieux, il accumula des malédictions sur lesCarthaginois. Le supplice des captifs était un jeu d’enfants.Pourquoi donc les épargner et traîner toujours derrière soi cebétail inutile ! – « Non ! il faut en finir ! leursprojets sont connus ! un seul peut nous perdre ! pas depitié ! On reconnaîtra les bons à la vitesse des jambes et àla force du coup. »

Alors ils se retournèrent sur les captifs. Plusieurs râlaientencore ; on les acheva en leur enfonçant le talon dans labouche, ou bien on les poignardait avec la pointe d’un javelot.

Ensuite ils songèrent à Giscon. Nulle part on nel’apercevait ; une inquiétude les troubla. Ils voulaient toutà la fois se convaincre de sa mort et y participer. Enfin, troispasteurs samnites le découvrirent à quinze pas de l’endroit oùs’élevait naguère la tente de Mâtho. Ils le reconnurent à sa longuebarbe, et ils appelèrent les autres.

Etendu sur le dos, les bras contre les hanches et les genouxserrés, il avait l’air d’un mort disposé pour le sépulcre.Cependant, ses côtes maigres s’abaissaient et remontaient, et sesyeux, largement ouverts au milieu de sa figure toute pâle,regardaient d’une façon continue et intolérable.

Les Barbares le considérèrent, d’abord, avec un grandétonnement. Depuis le temps qu’il vivait dans la fosse, on l’avaitpresque oublié ; gênés par de vieux souvenirs, ils se tenaientà distance et n’osaient porter la main sur lui.

Mais ceux qui étaient par-derrière murmuraient et se poussaient,quand un Garamante traversa la foule ; il brandissait unefaucille ; tous comprirent sa pensée ; leurs visagess’empourprèrent, et, saisis de honte, ils hurlaient : « Oui !oui ! »

L’homme au fer recourbé s’approcha de Giscon. Il lui prit latête, et, l’appuyant sur son genou, il la sciait à coupsrapides ; elle tomba ; deux gros jets de sang firent untrou dans la poussière. Zarxas avait sauté dessus, et, plus légerqu’un léopard, il courait vers les Carthaginois.

Puis, quand il fut aux deux tiers de la montagne, il retira desa poitrine la tête de Giscon en la tenant par la barbe, il tournason bras rapidement plusieurs fois, – et la masse, enfin lancée,décrivit une longue parabole et disparut derrière le retranchementpunique.

Bientôt se dressèrent au bord des palissades deux étendardsentre-croisés, signe convenu pour réclamer les cadavres.

Alors quatre hérauts, choisis sur la largeur de leur poitrine,s’en allèrent avec de grands clairons, et, parlant dans les tubesd’airain, ils déclarèrent qu’il n’y avait plus désormais, entre lesCarthaginois et les Barbares, ni foi, ni pitié, ni dieux, qu’ils serefusaient d’avance à toutes les ouvertures et que l’on renverraitles parlementaires avec les mains coupées.

Immédiatement après, on députa Spendius à Hippo-Zaryte afind’avoir des vivres ; la cité tyrienne leur en envoya le soirmême. Ils mangèrent avidement. Puis, quand ils se furentréconfortés, ils ramassèrent bien vite les restes de leurs bagageset leurs armes rompues ; les femmes se tassèrent au centre, etsans souci des blessés pleurant derrière eux, ils partirent par lebord du rivage à pas rapides, comme un troupeau de loups quis’éloignent.

Ils marchaient sur Hippo-Zaryte, décidés à la prendre, car ilsavaient besoin d’une ville.

Hamilcar, en les apercevant au loin, eut un désespoir, malgrél’orgueil qu’il sentait à les voir fuir devant lui. Il aurait fallules attaquer tout de suite avec des troupes fraîches. Encore unejournée pareille, et la guerre était finie ! Si les chosestraînaient, ils reviendraient plus forts ; les villestyriennes se joindraient à eux ; sa clémence envers lesvaincus n’avait servi de rien. Il prit la résolution d’êtreimpitoyable.

Le soir même, il envoya au Grand-Conseil un dromadaire chargé debracelets recueillis sur les morts, et, avec des menaces horribles,il ordonnait qu’on lui expédiât une autre armée.

Tous, depuis longtemps, le croyaient perdu ; si bien qu’enapprenant sa victoire, ils éprouvèrent une stupéfaction qui étaitpresque de la terreur. Le retour du zaïmph, annoncé vaguement,complétait la merveille. Ainsi, les Dieux et la force de Carthagesemblaient maintenant lui appartenir.

Personne de ses ennemis ne hasarda une plainte ou unerécrimination. Par l’enthousiasme des uns et la pusillanimité desautres, avant le délai prescrit, une armée de cinq mille hommes futprête.

Elle gagna promptement Utique pour appuyer le Suffète sur sesderrières, tandis que trois mille des plus considérables montèrentsur des vaisseaux qui devaient les débarquer à Hippo-Zaryte, d’oùils repousseraient les Barbares.

Hannon en avait accepté le commandement ; mais il confial’armée à son lieutenant Magdassan, afin de conduire les troupes dedébarquement lui-même, car il ne pouvait plus endurer les secoussesde la litière. Son mal, en rongeant ses lèvres et ses narines,avait creusé dans sa face un large trou ; à dix pas, on luivoyait le fond de sa gorge, et il se savait tellement hideux qu’ilse mettait, comme une femme, un voile sur la tête.

Hippo-Zaryte n’écouta point ses sommations, ni celles desBarbares non plus ; mais chaque matin les habitants leurdescendaient des vivres dans des corbeilles, et, en criant du hautdes tours, ils s’excusaient sur les exigences de la République etles conjuraient de s’éloigner. Ils adressaient par signes les mêmesprotestations aux Carthaginois qui stationnaient dans la mer.

Hannon se contentait de bloquer le port sans risquer uneattaque. Cependant, il persuada aux juges d’Hippo-Zaryte derecevoir chez eux trois cents soldats. Puis il s’en alla vers lecap des Raisins et il fit un long détour afin de cerner lesBarbares, opération inopportune et même dangereuse. Sa jalousiel’empêchait de secourir le Suffète ; il arrêtait ses espions,le gênait dans tous ses plans, compromettait l’entreprise. Enfin,Hamilcar écrivit au Grand-Conseil de l’en débarrasser, et Hannonrentra dans Carthage, furieux contre la bassesse des Anciens et lafolie de son collègue. Donc, après tant d’espérances, on seretrouvait dans une situation encore plus déplorable ; mais ontâchait de n’y pas réfléchir et même de n’en point parler.

Comme si ce n’était pas assez d’infortunes à la fois, on appritque les Mercenaires de la Sardaigne avaient crucifié leur général,saisi les places fortes et partout égorgé les hommes de la racechananéenne. Le peuple romain menaça la République d’hostilitésimmédiates, si elle ne donnait douze cents talents avec l’île deSardaigne tout entière. Il avait accepté l’alliance des Barbares,et il leur expédia des bateaux plats chargés de farine et deviandes sèches. Les Carthaginois les poursuivirent, capturèrentcinq cents hommes : mais, trois jours après, une flotte qui venaitde la Bysacène, apportant des vivres à Carthage, sombra dans unetempête. Les Dieux évidemment se déclaraient contre elle.

Alors, les citoyens d’Hippo-Zaryte, prétextant une alarme,firent monter sur leurs murailles les trois cents hommesd’Hannon ; puis, survenant derrière eux, ils les prirent auxjambes et les jetèrent par-dessus les remparts, tout à coup.Quelques-uns qui n’étaient pas morts furent poursuivis et allèrentse noyer dans la mer.

Utique endurait des soldats, car Magdassan avait fait commeHannon, et, d’après ses ordres, il entourait la ville, sourd auxprières d’Hamilcar. Pour ceux-là, on leur donna du vin mêlé demandragore, puis on les égorgea dans leur sommeil. En même temps,les Barbares arrivèrent : Magdassan s’enfuit, les portess’ouvrirent, et dès lors les deux villes tyriennes montrèrent àleurs nouveaux amis un opiniâtre dévouement, et à leurs anciensalliés une haine inconcevable.

Cet abandon de la cause punique était un conseil, un exemple.Les espoirs de délivrance se ranimèrent. Des populations,incertaines encore, n’hésitèrent plus. Tout s’ébranla. Le Suffètel’apprit, et il n’attendait aucun secours ! Il étaitmaintenant irrévocablement perdu.

Aussitôt il congédia Narr’Havas, qui devait garder les limitesde son royaume. Quant à lui, il résolut de rentrer à Carthage poury prendre des soldats et recommencer la guerre.

Les Barbares établis à Hippo-Zaryte aperçurent son armée commeelle descendait la montagne.

Où donc les Carthaginois allaient-ils ? La faim sans douteles poussait ; et, affolés par les souffrances, malgré leurfaiblesse, ils venaient de livrer bataille. Mais ils tournèrent àdroite : ils fuyaient. On pouvait les atteindre, les écraser tous.Les Barbares s’élancèrent à leur poursuite.

Les Carthaginois furent arrêtés par le fleuve. Il était largecette fois, et le vent d’ouest n’avait pas soufflé. Les uns lepassèrent à la nage, les autres sur leurs boucliers. Ils seremirent en marche. La nuit tomba. On ne les vit plus.

Les Barbares ne s’arrêtèrent pas ; ils remontèrent plusloin, pour trouver une place plus étroite. Les gens de Tunisaccoururent ; ils entraînèrent ceux d’Utique. A chaquebuisson, leur nombre augmentait ; et les Carthaginois, en secouchant par terre, entendaient le battement de leurs pas dans lesténèbres. De temps à autre, pour les ralentir, Barca faisaitlancer, derrière lui, des volées de flèches ; plusieurs enfurent tués. Quand le jour se leva, on était dans les montagnes del’Ariane, à cet endroit où le chemin fait un coude.

Alors Mâtho, qui marchait en tête, crut distinguer dansl’horizon quelque chose de vert, au sommet d’une éminence. Puis leterrain s’abaissa, et des obélisques, des dômes, des maisonsparurent ; c’était Carthage ! Il s’appuya contre un arbrepour ne pas tomber, tant son coeur battait vite.

Il songeait à tout ce qui était survenu dans son existencedepuis la dernière fois qu’il avait passé par là ! C’était unesurprise infinie, un étourdissement. Puis une joie l’emporta, àl’idée de revoir Salammbô. Les raisons qu’il avait de l’exécrer luirevinrent à la mémoire ; il les rejeta bien vite. Frémissantet les prunelles tendues, il contemplait, au-delà d’Eschmoûn, lahaute terrasse d’un palais, par-dessus des palmiers ; unsourire d’extase illuminait sa figure, comme s’il fût arrivéjusqu’à lui quelque grande lumière ; il ouvrait les bras, ilenvoyait des baisers dans la brise et murmurait :

– « Viens ! viens ! » un soupir lui gonfla lapoitrine, et deux larmes, longues comme des perles, tombèrent sursa barbe.

– « Qui te retient ? » s’écria Spendius. « Hâte-toidonc ! En marche ! Le Suffète va nous échapper !Mais tes genoux chancellent et tu me regardes comme un hommeivre ! »

Il trépignait d’impatience ; il pressait Mâtho ; et,avec des clignements d’yeux, comme à l’approche d’un but longuementvisé :

– « Ah ! nous y sommes ! Nous y voilà ! Je lestiens ! »

Il avait l’air si convaincu et triomphant que Mâtho, surprisdans sa torpeur, se sentit entraîné. Ces paroles survenaient auplus fort de sa détresse, poussaient son désespoir à la vengeance,montraient une pâture à sa colère. Il bondit sur un des chameauxqui étaient dans les bagages, lui arracha son licou ; avec lalongue corde, il frappait à tour de bras les traînards ; et ilcourait de droite et de gauche, alternativement, sur le derrière del’armée, comme un chien qui pousse un troupeau.

A sa voix tonnante, les lignes d’hommes se resserrèrent ;les boiteux même précipitèrent leurs pas ; au milieu del’isthme, l’intervalle diminua. Les premiers des Barbaresmarchaient dans la poussière des Carthaginois. Les deux armées serapprochaient, allaient se toucher. Mais la porte de Malqua, laporte de Tagaste et la grande porte de Khamon déployèrent leursbattants. Le carré punique se divisa ; trois colonnes s’yengloutirent, elles tourbillonnaient sous les porches. Bientôt, lamasse, trop serrée sur elle-même, n’avança plus ; les piquesen l’air se heurtaient, et les flèches des Barbares éclataientcontre les murs.

Sur le seuil de Khamon, on aperçut Hamilcar. Il se retourna encriant à ses hommes de s’écarter. Il descendit de son cheval ;et, du glaive qu’il tenait, en le piquant à la croupe, il l’envoyasur les Barbares.

C’était un étalon orynge qu’on nourrissait avec des boulettes defarine, et qui pliait les genoux pour laisser monter son maître.Pourquoi donc le renvoyait-il ? Etait-ce unsacrifice ?

Le grand cheval galopait au milieu des lances, renversait leshommes, et, s’embarrassant les pieds dans ses entrailles, tombait,puis se relevait avec des bonds furieux ; et pendant qu’ilss’écartaient, tâchaient de l’arrêter ou regardaient tout surpris,les Carthaginois s’étaient rejoints ; ils entrèrent : la porteénorme se referma derrière eux, en retentissant.

Elle ne céda pas. Les Barbares vinrent s’écraser contreelle ; – et, durant quelques minutes, sur toute la longueur del’armée, il y eut une oscillation de plus en plus molle et quienfin s’arrêta.

Les Carthaginois avaient mis des soldats sur l’aqueduc ;ils commençaient à lancer des pierres, des balles, des poutres.Spendius représenta qu’il ne fallait point s’obstiner. Ils allèrents’établir plus loin, tous bien résolus à faire le siège deCarthage.

Cependant, la rumeur de la guerre avait dépassé les confins del’empire punique ; et, des colonnes d’Hercule jusqu’au-delà deCyrène, les pasteurs en rêvaient en gardant leurs troupeaux, et lescaravanes en causaient la nuit, à la lueur des étoiles. Cettegrande Carthage, dominatrice des mers, splendide comme le soleil eteffrayante comme un dieu, il se trouvait des hommes qui l’osaientattaquer ! On avait même plusieurs fois affirmé sachute ; et tous y avaient cru, car tous la souhaitaient : lespopulations soumises, les villages tributaires, les provincesalliées, les hordes indépendantes, ceux qui l’exécraient pour satyrannie, ou qui jalousaient sa puissance, ou qui convoitaient sarichesse. Les plus braves s’étaient joints bien vite auxMercenaires. La défaite du Macar avait arrêté tous les autres.Enfin, ils avaient repris confiance, peu à peu s’étaient avancés,rapprochés ; et maintenant, les hommes des régions orientalesse tenaient dans les dunes de Clypea, de l’autre côté du golfe. Dèsqu’ils aperçurent les Barbares, ils se montrèrent.

Ce n’étaient pas les Libyens des environs de Carthage ;depuis longtemps, ils composaient la troisième armée ; maisles nomades du plateau de Barca, les bandits du cap Phiscus et dupromontoire de Derné, ceux du Phazzana et de la Marmarique. Ilsavaient traversé le désert en buvant aux puits saumâtres maçonnésavec des ossements de chameau ; les Zuaèces, couverts deplumes d’autruche, étaient venus sur des quadriges ; lesGaramantes, masqués d’un voile noir, assis en arrière sur leurscavales peintes ; d’autres sur des ânes, sur des onagres, surdes zèbres, sur des buffles ; et quelques-uns traînaient avecleurs familles et leurs idoles le toit de leur cabane en forme dechaloupe. Il y avait des Ammoniens aux membres ridés par l’eauchaude des fontaines ; des Atarantes, qui maudissent lesoleil ; des Troglodytes, qui enterrent en riant leurs mortssous des branches d’arbres ; et les hideux Auséens, quimangent des sauterelles ; les Achyrmachides, qui mangent despoux, et les Gysantes, peints de vermillon, qui mangent dessinges.

Tous s’étaient rangés sur le bord de la mer, en une grande lignedroite. Ils s’avancèrent ensuite comme des tourbillons de sablesoulevés par le vent. Au milieu de l’isthme, leur foule s’arrêta,les Mercenaires établis devant eux, près des murailles, ne voulantpoint bouger.

Puis, du côté de l’Ariane, apparurent les hommes de l’Occident,le peuple des Numides. En effet. Narr’Havas ne gouvernait que lesMassyliens ; et d’ailleurs, une coutume leur permettant aprèsles revers d’abandonner le roi, ils s’étaient rassemblés sur leZaine, puis l’avaient franchi au premier mouvement d’Hamilcar. Onvit d’abord accourir tous les chasseurs de Malethut-Baal et duGaraphos, habillés de peaux de lion, et qui conduisaient avec lahampe de leurs piques de petits chevaux maigres à longuecrinière ; puis marchaient les Gétules dans des cuirasses enpeau de serpent ; puis les Pharusiens, portant de hautescouronnes faites de cire et de résine : et les Caunes, les Macares,les Tillabares, chacun tenant deux javelots et un bouclier rond encuir d’hippopotame. Ils s’arrêtèrent au bas des Catacombes, dansles premières flaques de la Lagune.

Mais quand les Libyens se furent déplacés, on aperçut àl’endroit qu’ils occupaient, et comme un nuage à ras du sol, lamultitude des Nègres. Il en était venu du Harousch-blanc, duHarousch-noir, du désert d’Augyles et même de la grande contréed’Agazymba, qui est à quatre mois au sud des Garamantes, et de plusloin encore ! Malgré leurs joyaux de bois rouge, la crasse deleur peau noire les faisait ressembler à des mûres longtempsroulées dans la poussière. Ils avaient des caleçons en filsd’écorce, des tuniques d’herbes desséchées, des mufles de bêtesfauves sur la tête, et, hurlant comme des loups, ils secouaient destringles garnies d’anneaux et brandissaient des queues de vache aubout d’un bâton, en manière d’étendards.

Puis derrière les Numides, les Maurusiens et les Gétules, sepressaient les hommes jaunâtres répandus au-delà de Taggir dans lesforêts de cèdres. Des carquois en poils de chat leur battaient surles épaules, et ils menaient en laisse des chiens énormes, aussihauts que des ânes, et qui n’aboyaient pas.

Enfin, comme si l’Afrique ne s’était point suffisamment vidée,et que, pour recueillir plus de fureurs, il eût fallu prendrejusqu’au bas des races, on voyait, derrière tous les autres, deshommes à profil de bête et ricanant d’un rire idiot ; -misérables ravagés par de hideuses maladies, pygmées difformes,mulâtres d’un sexe ambigu, albinos dont les yeux rougesclignotaient au soleil ; tout en bégayant des sonsinintelligibles, ils mettaient un doigt dans leur bouche pour fairevoir qu’ils avaient faim.

La confusion des armes n’était pas moindre que celle desvêtements et des peuples. Pas une invention de mort qui n’y fût,depuis les poignards de bois, les haches de pierre et les tridentsd’ivoire, jusqu’à de longs sabres dentelés comme des scies, minces,et faits d’une lame de cuivre qui pliait. Ils maniaient descoutelas, se bifurquant en plusieurs branches pareilles à desramures d’antilopes, des serpes attachées au bout d’une corde, destriangles de fer, des massues, des poinçons. Les Ethiopiens duBambotus cachaient dans leurs cheveux de petits dards empoisonnés.Plusieurs avaient apporté des cailloux dans des sacs. D’autres, lesmains vides, faisaient claquer leurs dents.

Une houle continuelle agitait cette multitude. Des dromadaires,tout barbouillés de goudron comme des navires, renversaient lesfemmes qui portaient leurs enfants sur la hanche. Les provisionsdans les couffes se répandaient ; on écrasait en marchant desmorceaux de sel, des paquets de gomme, des dattes pourries, desnoix de gourou ; – et parfois, sur des seins couverts devermine, pendait à un mince cordon quelque diamant qu’avaientcherché les Satrapes, une pierre presque fabuleuse et suffisantepour acheter un empire. Ils ne savaient même pas, la plupart, cequ’ils désiraient. Une fascination, une curiosité lespoussaient ; des Nomades qui n’avaient jamais vu de villeétaient effrayés par l’ombre des murailles.

L’isthme disparaissait maintenant sous les hommes ; etcette longue surface, où les tentes faisaient comme des cabanesdans une inondation, s’étalait jusqu’aux premières lignes desautres Barbares, toutes ruisselantes de fer et symétriquementétablies sur les deux flancs de l’aqueduc.

Les Carthaginois se trouvaient encore dans l’effroi de leurarrivée, quand ils aperçurent, venant droit vers eux, comme desmonstres et comme des édifices, – avec leurs mâts, leurs bras,leurs cordages, leurs articulations, leurs chapiteaux et leurscarapaces, – les machines de siège qu’envoyaient les villestyriennes : soixante carrobalistes, quatre-vingts onagres, trentescorpions, cinquante tollénones, douze béliers et troisgigantesques catapultes qui lançaient des morceaux de roche dupoids de quinze talents. Des masses d’hommes les poussaientcramponnés à leur base ; à chaque pas un frémissement lessecouait ; elles arrivèrent ainsi jusqu’en face des murs.

Mais il fallait plusieurs jours encore pour finir lespréparatifs du siège. Les Mercenaires, instruits par leursdéfaites, ne voulaient point se risquer dans des engagementsinutiles ; – et, de part et d’autre, on n’avait aucune hâte,sachant bien qu’une action terrible allait s’ouvrir et qu’il enrésulterait une victoire ou une extermination complète.

Carthage pouvait longtemps résister ; ses larges muraillesoffraient une série d’angles rentrants et sortants, dispositionavantageuse pour repousser les assauts.

Cependant, du côté des Catacombes, une portion s’était écroulée,- et, par les nuits obscures, entre les blocs disjoints, onapercevait des lumières dans les bouges de Malqua. Ils dominaienten de certains endroits la hauteur des remparts. C’était là quevivaient, avec leurs nouveaux époux, les femmes des Mercenaireschassées par Mâtho. En les revoyant, leur coeur n’y tint plus.Elles agitèrent de loin leurs écharpes ; puis elles venaient,dans les ténèbres, causer avec les soldats par la fente du mur, etle Grand-Conseil apprit un matin que toutes s’étaient enfuies. Lesunes avaient passé entre les pierres : d’autres, plus intrépides,étaient descendues avec des cordes.

Enfin, Spendius résolut d’accomplir son projet.

La guerre, en le retenant au loin, l’en avait jusqu’alorsempêché ; et depuis qu’on était revenu devant Carthage, il luisemblait que les habitants soupçonnaient son entreprise. Maisbientôt ils diminuèrent les sentinelles de l’aqueduc. On n’avaitpas trop de monde pour la défense de l’enceinte.

L’ancien esclave s’exerça pendant plusieurs jours à tirer desflèches contre les phénicoptères du Lac. Puis, un soir que la lunebrillait, il pria Mâtho d’allumer au milieu de la nuit un grand feude paille, en même temps que tous ses hommes pousseraient descris ; et, prenant avec lui Zarxas, il s’en alla par le borddu golfe, dans la direction de Tunis.

A la hauteur des dernières arches, ils revinrent droit versl’aqueduc ; la place était découverte : ils s’avancèrent enrampant jusqu’à la base des piliers.

Les sentinelles de la plate-forme se promenaienttranquillement.

De hautes flammes parurent ; des claironsretentirent ; les soldats en vedette, croyant à un assaut, seprécipitèrent du côté de Carthage.

Un homme était resté. Il apparaissait en noir sur le fond duciel. La lune donnait derrière lui, et son ombre démesurée faisaitau loin sur la plaine comme un obélisque qui marchait.

Ils attendirent qu’il fût bien placé devant eux Zarxas saisit safronde ; par prudence ou par férocité, Spendius l’arrêta. – «Non, le ronflement de la balle ferait du bruit ! A moi !»

Alors, il banda son arc de toutes ses forces, en l’appuyant parle bas contre l’orteil de son pied gauche ; il visa, et laflèche partit.

L’homme ne tomba point. Il disparut.

– « S’il était blessé, nous l’entendrions ! » ditSpendius ; et il monta vivement d’étage en étage, comme ilavait fait la première fois, en s’aidant d’une corde et d’unharpon. Puis, quand il fut en haut, près du cadavre, il la laissaretomber. Le Baléare y attacha un pic avec un maillet et s’enretourna.

Les trompettes ne sonnaient plus. Tout maintenant étaittranquille. Spendius avait soulevé une des dalles, était entré dansl’eau, et l’avait refermée sur lui.

En calculant la distance d’après le nombre de ses pas, il arrivajuste à l’endroit où il avait remarqué une fissure oblique ;et, pendant trois heures, jusqu’au matin, il travailla d’une façoncontinue, furieuse, respirant à peine par les interstices desdalles supérieures, assailli d’angoisses et vingt fois croyantmourir. Enfin, on entendit un craquement ; une pierre énorme,en ricochant sur les arcs inférieurs, roula jusqu’en bas, – et,tout à coup, une cataracte, un fleuve entier tomba du ciel dans laplaine. L’aqueduc, coupé par le milieu, se déversait. C’était lamort pour Carthage, et la victoire pour les Barbares.

En un instant, les Carthaginois réveillés apparurent sur lesmurailles, sur les maisons, sur les temples. Les Barbares sepoussaient, criaient. Ils dansaient en délire autour de la grandechute d’eau, et, dans l’extravagance de leur joie, venaient s’ymouiller la tête.

On aperçut au sommet de l’aqueduc un homme avec une tuniquebrune, déchirée. Il se tenait penché tout au bord, les deux mainssur les hanches, et il regardait en bas, sous lui, comme étonné deson oeuvre.

Puis il se redressa. Il parcourut l’horizon d’un air superbe quisemblait dire : « Tout cela maintenant est à moi ! » Lesapplaudissements des Barbares éclatèrent ; les Carthaginois,comprenant enfin leur désastre, hurlaient de désespoir. Alors, ilse mit à courir sur la plate-forme, d’un bout à l’autre, – et,comme un conducteur de char triomphant aux jeux Olympiques,Spendius, éperdu d’orgueil, levait les bras.

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