Salammbô

Chapitre 5Tanit

Quand ils furent sortis des jardins, ils se trouvèrent arrêtéspar l’enceinte de Mégara. Mais ils découvrirent une brèche dans lagrosse muraille, et passèrent.

Le terrain descendait, formant une sorte de vallon très large.C’était une place découverte.

– « Ecoute » , dit Spendius, « et d’abord ne crains rien,j’exécuterai ma promesse … »

Il s’interrompit ; il avait l’air de réfléchir, comme pourchercher ses paroles. – « Te rappelles-tu cette fois, au soleillevant, où, sur la terrasse de Salammbô, je t’ai montréCarthage ? Nous étions forts ce jour-là, mais tu n’as voulurien entendre ! » Puis d’une voix grave : – « Maître, il y adans le sanctuaire de Tanit un voile mystérieux, tombé du ciel, etqui recouvre la Déesse. »

– « Je le sais » , dit Mâtho.

Spendius reprit :

– « Il est divin lui-même, car il fait partie d’elle. Les dieuxrésident où se trouvent leurs simulacres. C’est parce que Carthagele possède, que Carthage est puissante. » Alors se penchant à sonoreille : « Je t’ai emmené avec moi pour le ravir ! »

Mâtho recula d’horreur.

– « Va-t’en ! cherche quelque autre ! Je ne veux past’aider dans cet exécrable forfait. »

– « Mais Tanit est ton ennemie » , répliqua Spendius : elle tepersécute, et tu meurs de sa colère. Tu t’en vengeras. Ellet’obéira. Tu deviendras presque immortel et invincible.

Mâtho baissait la tête. Il continua :

– « Nous succomberions ; l’armée d’elle-même s’anéantirait.Nous n’avons ni fuite à espérer, ni secours, ni pardon ! Quelchâtiment des Dieux peux-tu craindre, puisque tu vas avoir leurforce dans les mains ? Aimes-tu mieux périr le soir d’unedéfaite, misérablement, à l’abri d’un buisson, ou parmi l’outragede la populace, dans la flamme des bûchers ? Maître, un jourtu entreras à Carthage, entre les collèges des pontifes, quibaiseront tes sandales : et si le voile de Tanit te pèse encore, tule rétabliras dans son temple. Suis-moi ! viens le prendre.»

Une envie terrible dévorait Mâtho. Il aurait voulu, ens’abstenant du sacrilège, posséder le voile. Il se disait quepeut-être on n’aurait pas besoin de le prendre pour en accaparer lavertu. Il n’allait point jusqu’au fond de sa pensée, s’arrêtant surla limite où elle l’épouvantait.

– « Marchons ! » dit-il ; et ils s’éloignèrent d’unpas rapide, côte à côte, sans parler.

Le terrain remonta, et les habitations se rapprochèrent. Ilstournaient dans les rues étroites, au milieu des ténèbres. Deslambeaux de sparterie fermant les portes battaient contre les murs.Sur une place, des chameaux ruminaient devant des tas d’herbescoupées. Puis ils passèrent sous une galerie que recouvraient desfeuillages. Un troupeau de chiens aboya. Mais l’espace tout à coups’élargit, et ils reconnurent la face occidentale de l’Acropole. Aubas de Byrsa s’étalait une longue masse noire : c’était le templede Tanit, ensemble de monuments et de jardins, de cours etd’avant-cours, bordé par un petit mur de pierres sèches. Spendiuset Mâtho le franchirent.

Cette première enceinte renfermait un bois de platanes, parprécaution contre la peste et l’infection de l’air. Çà et làétaient disséminées des tentes où l’on vendait pendant le jour despâtes épilatoires, des parfums, des vêtements, des gâteaux en formede lune, et des images de la Déesse avec des représentations dutemple, creusées dans un bloc d’albâtre.

Ils n’avaient rien à craindre, car les nuits où l’astre neparaissait pas on suspendait tous les rites : cependant Mâtho seralentissait ; il s’arrêta devant les trois marches d’ébènequi conduisaient à la seconde enceinte.

– « Avance ! » dit Spendius.

Des grenadiers, des amandiers, des cyprès et des myrtes,immobiles comme des feuillages de bronze, alternaientrégulièrement ; le chemin, pavé de cailloux bleus, craquaitsous les pas, et des roses épanouies pendaient en berceau sur toutela longueur de l’allée. Ils arrivèrent devant un trou ovale, abritépar une grille. Alors, Mâtho, que ce silence effrayait, dit àSpendius :

– « C’est ici qu’on mélange les Eaux douces avec les Eauxamères. »

– « J’ai vu tout cela » , reprit l’ancien esclave, « en Syrie,dans la ville de Maphug » ; et, par un escalier de six marchesd’argent, ils montèrent dans la troisième enceinte.

Un cèdre énorme en occupait le milieu. Ses branches les plusbasses disparaissaient sous des brides d’étoffes et des colliersqu’y avaient appendus les fidèles. Ils firent encore quelques pas,et la façade du temple se déploya.

Deux longs portiques, dont les architraves reposaient sur despiliers trapus, flanquaient une tour quadrangulaire, ornée à saplate-forme par un croissant de lune. Sur les angles des portiqueset aux quatre coins de la tour s’élevaient des vases pleinsd’aromates allumés. Des grenades et des coloquintes chargeaient leschapiteaux. Des entrelacs, des losanges, des lignes de perless’alternaient sur les murs, et une haie en filigrane d’argentformait un large demi-cercle devant l’escalier d’airain quidescendait du vestibule.

Il y avait à l’entrée, entre une stèle d’or et une stèled’émeraude, un cône de pierre ; Mâtho, en passant à côté, sebaisa la main droite.

La première chambre était très haute ; d’innombrablesouvertures perçaient sa voûte ; en levant la tête on pouvaitvoir les étoiles. Tout autour de la muraille, dans des corbeillesde roseau, s’amoncelaient des barbes et des chevelures, prémicesdes adolescences ; et, au milieu de l’appartement circulaire,le corps d’une femme sortait d’une gaine couverte de mamelles.Grasse, barbue, et les paupières baissées, elle avait l’air desourire, en croisant ses mains sur le bord de son gros ventre, -poli par les baisers de la foule.

Puis ils se retrouvèrent à l’air libre, dans un corridortransversal, où un autel de proportions exiguës s’appuyait contreune porte d’ivoire. On n’allait point au-delà : les prêtres seulspouvaient l’ouvrir ; car un temple n’était pas un lieu deréunion pour la multitude, mais la demeure particulière d’unedivinité.

– « L’entreprise est impossible » , disait Mâtho. « Tu n’y avaispas songé ! Retournons ! » Spendius examinait lesmurs.

Il voulait le voile, non qu’il eût confiance en sa vertu(Spendius ne croyait qu’à l’Oracle), mais persuadé que lesCarthaginois, s’en voyant privés, tomberaient dans un grandabattement. Pour trouver quelque issue, ils firent le tourpar-derrière.

On apercevait, sous des bosquets de térébinthe, des édicules deforme différente. Çà et là un phallus de pierre se dressait, et degrands cerfs erraient tranquillement, poussant de leurs piedsfourchus des pommes de pin tombées.

Ils revinrent sur leurs pas entre deux longues galeries quis’avançaient parallèlement. De petites cellules s’ouvraient aubord. Des tambourins et des cymbales étaient accrochés du haut enbas de leurs colonnes de cèdre. Des femmes dormaient en dehors descellules, étendues sur des nattes. Leurs corps, tout grasd’onguents, exhalaient une odeur d’épices et de cassoletteséteintes ; elles étaient si couvertes de tatouages, decolliers, d’anneaux, de vermillon et d’antimoine, qu’on les eûtprises, sans le mouvement de leur poitrine, pour des idoles ainsicouchées par terre. Des lotus entouraient une fontaine, oùnageaient des poissons pareils à ceux de Salammbô ; puis aufond, contre la muraille du temple, s’étalait une vigne dont lessarments étaient de verre et les grappes d’émeraude : les rayonsdes pierres précieuses faisaient des jeux de lumière, entre lescolonnes peintes, sur les visages endormis.

Mâtho suffoquait dans la chaude atmosphère que rabattaient surlui les cloisons de cèdre. Tous ces symboles de la fécondation, cesparfums, ces rayonnements, ces haleines l’accablaient. A traversles éblouissements mystiques, il songeait à Salammbô. Elle seconfondait avec la Déesse elle-même, et son amour s’en dégageaitplus fort, comme les grands lotus qui s’épanouissaient sur laprofondeur des eaux.

Spendius calculait quelle somme d’argent il aurait autrefoisgagnée à vendre ces femmes ; et, d’un coup d’oeil rapide, ilpesait en passant les colliers d’or.

Le temple était, de ce côté comme de l’autre, impénétrable. Ilsrevinrent derrière la première chambre. Pendant que Spendiuscherchait, furetait, Mâtho, prosterné devant la porte, imploraitTanit. Il la suppliait de ne point permettre ce sacrilège. Iltâchait de l’adoucir avec des mots caressants, comme on fait à unepersonne irritée. Spendius remarqua au-dessus de la porte uneouverture étroite.

– « Lève-toi ! » dit-il à Mâtho, et il le fit s’adossercontre le mur, tout debout. Alors, posant un pied dans ses mains,puis un autre sur sa tête, il parvint jusqu’à la hauteur dusoupirail, s’y engagea et disparut. Puis Mâtho sentit tomber surson épaule une corde à noeuds, celle que Spendius avait enrouléeautour de son corps avant de s’engager dans les citernes ; ets’y appuyant des deux mains, bientôt il se trouva près de lui dansune grande salle pleine d’ombre.

De pareils attentats étaient une chose extraordinaire.L’insuffisance des moyens pour les prévenir témoignait assez qu’onles jugeait impossibles. La terreur, plus que les murs, défendaitles sanctuaires. Mâtho, à chaque pas, s’attendait à mourir.

Cependant, une lueur vacillait au fond des ténèbres ; ilss’en rapprochèrent. C’était une lampe qui brûlait dans une coquillesur le piédestal d’une statue, coiffée du bonnet des Cabires. Desdisques en diamant parsemaient sa longue robe bleue, et deschaînes, qui s’enfonçaient sous les dalles, l’attachaient au solpar les talons. Mâtho retint un cri. Il balbutiait : « Ah ! lavoilà ! la voilà ! … » Spendius prit la lampe afinde s’éclairer.

– « Quel impie tu es ! » murmura Mâtho. Il le suivaitpourtant.

L’appartement où ils entrèrent n’avait rien qu’une peinturenoire représentant une autre femme. Ses jambes montaient jusqu’auhaut de la muraille. Son corps occupait le plafond tout entier. Deson nombril pendait à un fil un oeuf énorme, et elle retombait surl’autre mur, la tête en bas, jusqu’au niveau des dalles oùatteignaient ses doigts pointus.

Pour passer plus loin, ils écartèrent une tapisserie ; maisle vent souffla, et la lumière s’éteignit.

Alors ils errèrent, perdus dans les complications del’architecture. Tout à coup, ils sentirent sous leurs pieds quelquechose d’une douceur étrange. Des étincelles pétillaient,jaillissaient ; ils marchaient dans du feu. Spendius tâta lesol et reconnut qu’il était soigneusement tapissé avec des peaux delynx ; puis il leur sembla qu’une grosse corde mouillée,froide et visqueuse, glissait entre leurs jambes. Des fissures,taillées dans la muraille, laissaient tomber de minces rayonsblancs. Ils s’avançaient à ces lueurs incertaines. Enfin ilsdistinguèrent un grand serpent noir. Il s’élança vite etdisparut.

– « Fuyons ! » s’écria Mâtho. « C’est elle ! je lasens elle vient. »

– « Eh non ! » répondit Spendius, « le temple est vide.»

Alors une lumière éblouissante leur fit baisser les yeux. Puisils aperçurent tout à l’entour une infinité de bêtes, efflanquées,haletantes, hérissant leurs griffes, et confondues les unespar-dessus les autres dans un désordre mystérieux qui épouvantait.Des serpents avaient des pieds, des taureaux avaient des ailes, despoissons à têtes d’homme dévoraient des fruits, des fleurss’épanouissaient dans la mâchoire des crocodiles, et des éléphants,la trompe levée, passaient en plein azur, orgueilleusement, commedes aigles. Un effort terrible distendait leurs membres incompletsou multipliés. Ils avaient l’air, en tirant la langue, de vouloirfaire sortir leur âme ; et toutes les formes se trouvaient là,comme si le réceptacle des germes, crevant dans une éclosionsoudaine, se fût vidé sur les murs de la salle.

Douze globes de cristal bleu la bordaient circulairement,supportés par des monstres qui ressemblaient à des tigres. Leursprunelles saillissaient comme les yeux des escargots, et courbantleurs reins trapus, ils se tournaient vers le fond, oùresplendissait , sur un char d’ivoire, la Rabbet suprême,l’Omniféconde, la dernière inventée.

Des écailles, des plumes, des fleurs et des oiseaux luimontaient jusqu’au ventre. Pour pendants d’oreilles elle avait descymbales d’argent qui lui battaient sur les joues. Ses grands yeuxfixes vous regardaient, et une pierre lumineuse, enchâssée à sonfront dans un symbole obscène, éclairait toute la salle, en sereflétant au-dessus de la porte, sur des miroirs de cuivrerouge.

Mâtho fit un pas ; une dalle fléchit sous ses talons, etvoilà que les sphères se mirent à tourner, les monstres àrugir ; une musique s’éleva, mélodieuse et ronflante commel’harmonie des planètes ; l’âme tumultueuse de Tanitruisselait épandue. Elle allait se lever, grande comme la salle,avec les bras ouverts. Tout à coup les monstres fermèrent lagueule, et les globes de cristal ne tournaient plus.

Puis une modulation lugubre pendant quelque temps se traîna dansl’air, et s’éteignit enfin.

– « Et le voile ? » dit Spendius.

Nulle part on ne l’apercevait. Où donc se trouvait-il ?Comment le découvrir ? Et si les prêtres l’avaientcaché ? Mâtho éprouvait un déchirement au coeur et comme unedéception dans sa foi.

– « Par ici ! » chuchota Spendius. Une inspiration leguidait. Il entraîna Mâtho derrière le char de Tanit, où une fente,large d’une coudée, coupait la muraille du haut en bas.

Alors ils pénétrèrent dans une petite salle toute ronde, et siélevée qu’elle ressemblait à l’intérieur d’une colonne. Il y avaitau milieu une grosse pierre noire à demi sphérique, comme untambourin ; des flammes brûlaient dessus ; un côned’ébène se dressait par-derrière, portant une tête et deuxbras.

Mais au-delà on aurait dit un nuage où étincelaient des étoiles: des figures apparaissaient dans les profondeurs de ses plis :Eschmoûn avec les Kabires, quelques-uns des monstres déjà vus, lesbêtes sacrées des Babyloniens, puis d’autres qu’ils neconnaissaient pas. Cela passait comme un manteau sous le visage del’idole, et remontant étalé sur le mur, s’accrochait par lesangles, tout à la fois bleuâtre comme la nuit, jaune commel’aurore, pourpre comme le soleil, nombreux, diaphane, étincelant,léger. C’était là le manteau de la Déesse, le zaïmph saint que l’onne pouvait voir.

Ils pâlirent l’un et l’autre.

– « Prends-le ! » dit enfin Mâtho.

Spendius n’hésita pas ; et, s’appuyant sur l’idole, ildécrocha le voile, qui s’affaissa par terre. Mâtho posa la maindessus ; puis il entra sa tête par l’ouverture, puis il s’enenveloppa le corps, et il écartait les bras pour le mieuxcontempler.

– « Partons ! » dit Spendius.

Mâtho, en haletant, restait les yeux fixés sur les dalles.

Tout à coup il s’écria :

– « Mais si j’allais chez elle ? Je n’ai plus peur de sabeauté. Que pourrait-elle faire contre moi ? Me voilà plusqu’un homme, maintenant. Je traverserais les flammes, je marcheraisdans la mer ! Un élan m’emporte ! Salammbô !Salammbô ! Je suis ton maître ! »

Sa voix tonnait. Il semblait à Spendius de taille plus haute ettransfiguré.

Un bruit de pas se rapprocha, une porte s’ouvrit et un hommeapparut, un prêtre, avec son haut bonnet et les yeux écarquillés.Avant qu’il eût fait un geste, Spendius s’était précipité, et,l’étreignant à pleins bras, lui avait enfoncé dans les flancs sesdeux poignards. La tête sonna sur les dalles.

Puis, immobiles comme le cadavre, ils restèrent pendant quelquetemps à écouter. On n’entendait que le murmure du vent par la porteentrouverte.

Elle donnait sur un passage resserré. Spendius s’y engagea.Mâtho le suivit, et ils se trouvèrent presque immédiatement dans latroisième enceinte, entre les portiques latéraux, où étaient leshabitations des prêtres.

Derrière les cellules il devait y avoir pour sortir un cheminplus court. Ils se hâtèrent.

Spendius, s’accroupissant au bord de la fontaine, lava ses mainssanglantes. Les femmes dormaient. La vigne d’émeraude brillait. Ilsse remirent en marche.

Mais quelqu’un, sous les arbres, courait derrière eux ; etMâtho, qui portait le voile, sentit plusieurs fois qu’on le tiraitpar en bas, tout doucement. C’était un grand cynocéphale, un deceux qui vivaient libres dans l’enceinte de la Déesse. Comme s’ilavait eu conscience du vol, il se cramponnait au manteau. Cependantils n’osaient le battre, dans la peur de faire redoubler sescris ; soudain sa colère s’apaisa et il trottait près d’eux,côte à côte, en balançant son corps, avec ses longs bras quipendaient. Puis, à la barrière, d’un bond, il s’élança dans unpalmier.

Quand ils furent sortis de la dernière enceinte, ils sedirigèrent vers le palais d’Hamilcar, Spendius comprenant qu’ilétait inutile de vouloir en détourner Mâtho.

Ils prirent par la rue des Tanneurs, la place de Muthumbal, lemarché aux herbes et le carrefour de Cynasyn. A l’angle d’un mur,un homme se recula, effrayé par cette chose étincelante, quitraversait les ténèbres.

– « Cache le zaïmph ! » dit Spendius.

D’autres gens les croisèrent ; mais ils n’en furent pasaperçus.

Enfin ils reconnurent les maisons de Mégara.

Le phare, bâti par-derrière, au sommet de la falaise, illuminaitle ciel d’une grande clarté rouge, et l’ombre du palais, avec sesterrasses superposées, se projetait sur les jardins comme unemonstrueuse pyramide. Ils entrèrent par la haie de jujubiers, enabattant les branches à coups de poignard.

Tout gardait les traces du festin des Mercenaires. Les parcsétaient rompus, les rigoles taries, les portes de l’ergastuleouvertes. Personne n’apparaissait autour des cuisines ni descelliers. Ils s’étonnaient de ce silence, interrompu quelquefoispar le souffle rauque des éléphants qui s’agitaient dans leursentraves, et la crépitation du phare où flambait un bûcherd’aloès.

Mâtho, cependant, répétait :

– « Où est-elle ? je veux la voir ! Conduis-moi !»

– « C’est une démence ! » disait Spendius. « Elleappellera, ses esclaves accourront, et, malgré ta force, tumourras ! »

Ils atteignirent ainsi l’escalier des galères. Mâtho leva latête, et il crut apercevoir, tout en haut, une vague clartérayonnante et douce. Spendius voulut le retenir. Il s’élança surles marches.

En se retrouvant aux places où il l’avait déjà vue, l’intervalledes jours écoulés s’effaça dans sa mémoire. Tout à l’heure ellechantait entre les tables ; elle avait disparu, et depuis lorsil montait continuellement cet escalier. Le ciel, sur sa tête,était couvert de feux ; la mer emplissait l’horizon ; àchacun de ses pas une immensité plus large l’entourait, et ilcontinuait à gravir avec l’étrange facilité que l’on éprouve dansles rêves.

Le bruissement du voile frôlant contre les pierres lui rappelason pouvoir nouveau ; mais, dans l’excès de son espérance, ilne savait plus maintenant ce qu’il devait faire ; cetteincertitude l’intimida.

De temps à autre, il collait son visage contre les baiesquadrangulaires des appartements fermés, et il crut voir dansplusieurs des personnes endormies.

Le dernier étage, plus étroit, formait comme un dé sur le sommetdes terrasses. Mâtho en fit le tour, lentement.

Une lumière laiteuse emplissait les feuilles de talc quibouchaient les petites ouvertures de la muraille ; et,symétriquement disposées, elles ressemblaient dans les ténèbres àdes rangs de perles fines. Il reconnut la porte rouge à croixnoire. Les battements de son coeur redoublèrent. Il aurait voulus’enfuir. Il poussa la porte ; elle s’ouvrit.

Une lampe en forme de galère brûlait suspendue dans le lointainde la chambre ; et trois rayons, qui s’échappaient de sacarène d’argent, tremblaient sur les hauts lambris, couverts d’unepeinture rouge à bandes noires. Le plafond était un assemblage depoutrelles, portant au milieu de leur dorure des améthystes et destopazes dans les noeuds du bois. Sur les deux grands côtés del’appartement, s’allongeait un lit très bas fait de courroiesblanches ; et des cintres, pareils à des coquilles,s’ouvraient au-dessus, dans l’épaisseur de la muraille, laissantdéborder quelque vêtement qui pendait jusqu’à terre.

Une marche d’onyx entourait un bassin ovale ; de finespantoufles en peau de serpent étaient restées sur le bord avec unebuire d’albâtre. La trace d’un pas humide s’apercevait au-delà. Dessenteurs exquises s’évaporaient

Mâtho effleurait les dalles incrustées d’or, de nacre et deverre ; et malgré la polissure du sol, il lui semblait que sespieds enfonçaient comme s’il eût marché dans des sables.

Il avait aperçu derrière la lampe d’argent un grand carré d’azurse tenant en l’air par quatre cordes qui remontaient, et ils’avançait, les reins courbés, la bouche ouverte.

Des ailes de phénicoptères, emmanchées à des branches de corailnoir, traînaient parmi les coussins de pourpre et les étrillesd’écaille, les coffrets de cèdre, les spatules d’ivoire. A descornes d’antilope étaient enfilés des bagues, des bracelets ;et des vases d’argile rafraîchissaient au vent, dans la fente dumur, sur un treillage de roseaux. Plusieurs fois il se heurta lespieds, car le sol avait des niveaux de hauteur inégale quifaisaient dans la chambre comme une succession d’appartements. Aufond, des balustres d’argent entouraient un tapis semé de fleurspeintes. Enfin il arriva contre le lit suspendu, près d’un escabeaud’ébène servant à y monter.

Mais la lumière s’arrêtait au bord ; – et l’ombre, tellequ’un grand rideau, ne découvrait qu’un angle du matelas rouge avecle bout d’un petit pied nu posant sur la cheville. Alors Mâtho tirala lampe, tout doucement.

Elle dormait la joue dans une main et l’autre bras déplié. Lesanneaux de sa chevelure se répandaient autour d’elle si abondammentqu’elle paraissait couchée sur des plumes noires, et sa largetunique blanche se courbait en molles draperies, jusqu’à ses pieds,suivant les inflexions de sa taille. On apercevait un peu ses yeux,sous ses paupières entre-closes. Les courtines, perpendiculairementtendues, l’enveloppaient d’une atmosphère bleuâtre, et le mouvementde sa respiration, en se communiquant aux cordes, semblait labalancer dans l’air. Un long moustique bourdonnait.

Mâtho, immobile, tenait au bout de son bras la galère d’argent,mais la moustiquaire s’enflamma d’un seul coup, disparut, etSalammbô se réveilla.

Le feu s’était de soi-même éteint. Elle ne parlait pas. La lampefaisait osciller sur les lambris de grandes moires lumineuses.

– « Qu’est-ce donc ? » dit-elle.

Il répondit :

– « C’est le voile de la Déesse ! »

– « Le voile, de la Déesse ! » s’écria Salammbô. Et appuyéesur les deux poings, elle se penchait en dehors toute frémissante.Il reprit :

– « J’ai été le chercher pour toi dans les profondeurs dusanctuaire ! Regarde ! » Le zaïmph étincelait toutcouvert de rayons.

– « T’en souviens-tu ? » disait Mâtho. « La nuit, tuapparaissais dans mes songes – ; mais je ne devinais pasl’ordre muet de tes yeux ! » Elle avançait un pied surl’escabeau d’ébène. « Si j’avais compris, je serais accouru ;j’aurais abandonné l’armée ; je ne serais pas sorti deCarthage. Pour t’obéir, je descendrais par la caverne d’Hadrumètedans le royaume des Ombres… Pardonne ! c’étaient comme desmontagnes qui pesaient sur mes jours ; et pourtant quelquechose m’entraînait ! Je tâchais de venir jusqu’à toi !Sans les Dieux, est-ce que jamais j’aurais osé ! …Partons ! il faut me suivre ! ou, si tu ne veux pas, jevais rester. Que m’importe… Noie mon âme ans le souffle de tonhaleine ! Que mes lèvres s’écrasent à baiser tes mains !»

– « Laisse-moi voir ! » disait-elle. « Plus près !Plus près ! »

L’aube se levait, et une couleur vineuse emplissait les feuillesde talc dans les murs. Salammbô s’appuyait en défaillant contre lescoussins du lit.

– « Je t’aime ! » criait Mâtho.

Elle balbutia : – « Donne-le ! » Et ils serapprochaient.

Elle s’avançait toujours, vêtue de sa simarre blanche quitraînait, avec ses grands yeux attachés sur le voile. Mâtho lacontemplait, ébloui par les splendeurs de sa tête, et tendant verselle le zaïmph, il allait l’envelopper dans une étreinte. Elleécartait les bras. Tout à coup elle s’arrêta, et ils restèrentbéants à se regarder.

Sans comprendre ce qu’il sollicitait, une horreur la saisit. Sessourcils minces remontèrent, ses lèvres s’ouvraient ; elletremblait. Enfin, elle frappa dans une des patères d’airain quipendaient aux coins du matelas rouge, en criant :

– « Au secours ! au secours ! Arrière,sacrilège ! infâme ! maudit ! A moi, Taanach, Kroûm,Ewa, Micipsa, Schaoûl ! »

Et la figure de Spendius effarée, apparaissant dans la murailleentre les buires d’argile, jeta ces mots :

– « Fuis donc ! ils accourent ! »

Un grand tumulte monta en ébranlant les escaliers et un flot demonde, des femmes, des valets, des esclaves, s’élancèrent dans lachambre avec des épieux, des casse-tête, des coutelas, despoignards. Ils furent comme paralysés d’indignation en apercevantun homme ; les servantes poussaient le hurlement desfunérailles, et les eunuques pâlissaient sous leur peau noire.

Mâtho se tenait derrière les balustres. Avec le zaïmph quil’enveloppait, il semblait un dieu sidéral tout environné dufirmament. Les esclaves s’allaient jeter sur lui. Elle les arrêta:

– « N’y touchez pas ! C’est le manteau de la Déesse !»

Elle s’était reculée dans un angle ; mais elle fit un pasvers lui, et, allongeant son bras nu :

– « Malédiction sur toi qui as dérobé Tanit ! Haine,vengeance, massacre et douleur ! Que Gurzil, dieu desbatailles, te déchire ! que Matisman, dieu des morts,t’étouffe ! et que l’Autre, – celui qu’il ne faut pas nommer -te brûle ! »

Mâtho poussa un cri comme à la blessure d’une épée. Elle répétaplusieurs fois : – « Va-t’en ! va-t’en ! »

La foule des serviteurs s’écarta, et Mâtho, baissant la tête,passa lentement au milieu d’eux ; mais à la porte il s’arrêta,car la frange du zaïmph s’était accrochée à une des étoiles d’orqui pavaient les dalles. Il le tira brusquement d’un coup d’épaule,et descendit les escaliers.

Spendius, bondissant de terrasse en terrasse et sautantpar-dessus les haies, les rigoles, s’était échappé des jardins. Ilarriva au pied du phare. Le mur en cet endroit se trouvaitabandonné, tant la falaise était inaccessible. Il s’avança jusqu’aubord, se coucha sur le dos, et, les pieds en avant, se laissaglisser tout le long jusqu’en bas ; puis il atteignit à lanage le cap des Tombeaux, fit un grand détour par la lagune salée,et, le soir, rentra au camp des Barbares.

Le soleil s’était levé ; et, comme un lion qui s’éloigne,Mâtho descendait les chemins, en jetant autour de lui des yeuxterribles.

Une rumeur indécise arrivait à ses oreilles. Elle était partiedu palais et elle recommençait au loin, du côté de l’Acropole. Lesuns disaient qu’on avait pris le trésor de la République dans letemple de Moloch ; d’autres parlaient d’un prêtre assassiné.On s’imaginait ailleurs que les Barbares étaient entrés dans laville.

Mâtho, qui ne savait comment sortir des enceintes, marchaitdroit devant lui. On l’aperçut, alors une clameur s’éleva. Tousavaient compris ; ce fut une consternation, puis une immensecolère.

Du fond des Mappales, des hauteurs de l’Acropole, descatacombes, des bords du lac, la multitude accourut. Les patricienssortaient de leur palais, les vendeurs de leurs boutiques ;les femmes abandonnaient leurs enfants ; on saisit des épées,des haches, des bâtons ; mais l’obstacle qui avait empêchéSalammbô les arrêta. Comment reprendre le voile ? Sa vue seuleétait un crime : il était de la nature des Dieux et son contactfaisait mourir.

Sur le péristyle des temples, les prêtres désespérés setordaient les bras. Les gardes de la Légion galopaient au hasard :on montait sur les maisons, sur les terrasses, sur l’épaule descolosses et dans la mâture des navires. Il s’avançait cependant, età chacun de ses pas la rage augmentait, mais la terreur aussi. Lesrues se vidaient à son approche, et ce torrent d’hommes quifuyaient rejaillissait des deux côtés jusqu’au sommet desmurailles. Il ne distinguait partout que des yeux grands ouvertscomme pour le dévorer, des dents qui claquaient, des poings tendus,et les imprécations de Salammbô retentissaient en semultipliant.

Tout à coup, une longue flèche siffla, puis une autre, et despierres ronflaient : mais les coups, mal dirigés (car on avait peurd’atteindre le zaïmph), passaient au-dessus de sa tête. D’ailleurs,se faisant du voile un bouclier, il le tendait à droite, à gauche,devant lui, par-derrière ; et ils n’imaginaient aucunexpédient. Il marchait de plus en plus vite, s’engageant par lesrues ouvertes. Elles étaient barrées avec des cordes, des chariots,des pièges ; à chaque détour il revenait en arrière. Enfin ilentra sur la place de Khamon, où les Baléares avaient péri ;Mâtho s’arrêta, pâlissant comme quelqu’un qui va mourir. Il étaitbien perdu cette fois ; la multitude battait des mains.

Il courut jusqu’à la grande porte fermée. Elle était très haute,tout en coeur de chêne, avec des clous de fer et doublée d’airain.Mâtho se jeta contre. Le peuple trépignait de joie, voyantl’impuissance de sa fureur ; alors il prit sa sandale, crachadessus et en souffleta les panneaux immobiles. La ville entièrehurla. On oubliait le voile maintenant, et ils allaient l’écraser.Mâtho promena sur la foule de grands yeux vagues. Ses tempesbattaient à l’étourdir ; il se sentait envahi parl’engourdissement des gens ivres. Tout à coup il aperçut la longuechaîne que l’on tirait pour manoeuvrer la bascule de la porte. D’unbond il s’y cramponna, en roidissant ses bras, en s’arc-boutant despieds ; et, à la fin, les battants énormess’entrouvrirent.

Quand il fut dehors, il retira de son cou le grand zaïmph etl’éleva sur sa tête le plus haut possible. L’étoffe, soutenue parle vent de la mer, resplendissait au soleil avec ses couleurs, sespierreries et la figure de ses dieux. Mâtho, le portant ainsi,traversa toute la plaine jusqu’aux tentes des soldats, et lepeuple, sur les murs, regardait s’en aller la fortune deCarthage.

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