Salammbô

Chapitre 13Moloch

Les Barbares n’avaient pas besoin d’une circonvallation du côtéde l’Afrique : elle leur appartenait. Mais, pour rendre plus facilel’approche des murailles, on abattit le retranchement qui bordaitle fossé. Ensuite, Mâtho divisa l’armée par grands demi-cercles, defaçon à envelopper mieux Carthage. Les hoplites des Mercenairesfurent placés au premier rang ; derrière eux, les frondeurs etles cavaliers ; tout au fond, les bagages, les chariots, leschevaux ; en deçà de cette multitude, à trois cents pas destours, se hérissaient les machines.

Sous la variété infinie de leurs appellations (qui changèrentplusieurs fois dans le cours des siècles), elles pouvaient seréduire à deux systèmes : les unes agissant comme des frondes etles autres comme des arcs.

Les premières, les catapultes, se composaient d’un châssiscarré, avec deux montants verticaux et une barre horizontale. A sapartie antérieure, un cylindre, muni de câbles, retenait un grostimon portant une cuillère pour recevoir les projectiles ; labase en était prise dans un écheveau de fils tordus, et, quand onlâchait les cordes, il se relevait et venait frapper contre labarre, ce qui, l’arrêtant par une secousse, multipliait savigueur.

Les secondes offraient un mécanisme plus compliqué : sur unepetite colonne, une traverse était fixée par son milieu oùaboutissait à angle droit une espèce de canal ; aux extrémitésde la traverse s’élevaient deux chapiteaux qui contenaient unentortillage de crins ; deux poutrelles s’y trouvaient prisespour maintenir les bouts d’une corde que l’on amenait jusqu’au basdu canal, sur une tablette de bronze. Par un ressort, cette plaquede métal se détachait, et, glissant sur des rainures, poussait lesflèches.

Les catapultes s’appelaient également des onagres, comme lesânes sauvages qui lancent des cailloux avec leurs pieds, et lesbalistes des scorpions, à cause d’un crochet dressé sur latablette, et qui, s’abaissant d’un coup de poing, faisait partir leressort.

Leur construction exigeait de savants calculs ; leurs boisdevaient être choisis dans les essences les plus dures, leursengrenages, tous d’airain ; elles se bandaient avec desleviers, des moufles, des cabestans ou des tympans ; de fortspivots variaient la direction de leur tir, des cylindres lesfaisaient s’avancer, et les plus considérables, que l’on apportaitpièce à pièce, étaient remontées en face de l’ennemi.

Spendius disposa les trois grandes catapultes vers les troisangles principaux ; devant chaque porte, il plaça un bélier,devant chaque tour une baliste, et des carrobalistes circuleraientpar-derrière. Mais il fallait les garantir contre les feux desassiégés et combler d’abord le fossé qui les séparait desmurailles.

On avança des galeries en claies de joncs verts et des cintresen chêne, pareils à d’énormes boucliers glissant sur troisroues ; de petites cabanes couvertes de peaux fraîches etrembourrées de varech abritaient les travailleurs ; lescatapultes et les balistes furent défendues par des rideaux decordages que l’on avait trempés dans du vinaigre pour les rendreincombustibles sur la grève. Les femmes et les enfants allaientprendre des cailloux sur la grève, ramassaient de la terre avecleurs mains et l’apportaient aux soldats.

Les Carthaginois se préparaient aussi.

Hamilcar les avait bien vite rassurés en déclarant qu’il restaitde l’eau dans les citernes pour cent vingt-trois jours. Cetteaffirmation, sa présence au milieu d’eux, et celle du zaïmphsurtout, leur donnèrent bon espoir. Carthage se releva de sonaccablement ; ceux qui n’étaient pas d’origine chananéennefurent emportés dans la passion des autres.

On arma les esclaves, on vida les arsenaux ; les citoyenseurent chacun leur poste et leur emploi. Douze cents hommessurvivaient des transfuges, le Suffète les fit touscapitaines ; et les charpentiers, les armuriers, les forgeronset les orfèvres furent préposés aux machines. Les Carthaginois enavaient gardé quelques-unes, malgré les conditions de la paixromaine. On les répara. Ils s’entendaient à ces ouvrages.

Les deux côtés, septentrional et oriental, défendus par la meret par le golfe, restaient inaccessibles. Sur la muraille faisantface aux Barbares, on monta des troncs d’arbre, des meules demoulin, des vases pleins de soufre, des cuves pleines d’huile, etl’on bâtit des fourneaux. On entassa des pierres sur la plate-formedes tours, et les maisons qui touchaient immédiatement au rempartfurent bourrées avec du sable pour l’affermir et augmenter sonépaisseur.

Devant ces dispositions, les Barbares s’irritèrent. Ilsvoulurent combattre tout de suite. Les poids qu’ils mirent dans lescatapultes étaient d’une pesanteur si exorbitante, que les timonsse rompirent ; l’attaque fut retardée.

Enfin, le treizième jour du mois de Schabar, – au soleil levant- , on entendit contre la porte de Khamon un grand coup.

Soixante-quinze soldats tiraient des cordes, disposées à la based’une poutre gigantesque, horizontalement suspendue par des chaînesdescendant d’une potence, et une tête de bélier, tout en airain, laterminait. On l’avait emmaillotée de peaux de boeuf ; desbracelets en fer la cerclaient de place en place ; elle étaittrois fois grosse comme le corps d’un homme, longue de cent vingtcoudées, et, sous la foule des bras nus la poussant et la ramenant,elle avançait et reculait avec une oscillation régulière.

Les autres béliers devant les autres portes commencèrent à semouvoir. Dans les roues creuses des tympans, on aperçut des hommesqui montaient d’échelon en échelon. Les poulies, les chapiteauxgrincèrent, les rideaux de cordages s’abattirent, et des volées depierres et des volées de flèches s’élancèrent à la fois ; tousles frondeurs éparpillés couraient. Quelques-uns s’approchaient durempart, en cachant sous leurs boucliers des pots de résine ;puis ils les lançaient à tour de bras. Cette grêle de balles, dedards et de feux passait par-dessus les premiers rangs et faisaitune courbe qui retombait derrière les murs. Mais, à leur sommet, delongues grues à mâter les vaisseaux se dressèrent ; et il endescendit de ces pinces énormes qui se terminaient par deuxdemi-cercles dentelés à l’intérieur. Elles mordirent les béliers.Les soldats, se cramponnant à la poutre, tiraient en arrière. LesCarthaginois halaient pour la faire monter ; et l’engagementse prolongea jusqu’au soir.

Quand les Mercenaires, le lendemain, reprirent leur besogne, lehaut des murailles se trouvait entièrement tapissé par des ballesde coton, des toiles, des coussins ; les créneaux étaientbouchés avec des nattes ; et, sur le rempart, entre les grues,on distinguait un alignement de fourches et de tranchoirs emmanchésà des bâtons. Aussitôt, une résistance furieuse commença.

Des troncs d’arbres, tenus par des câbles, tombaient etretombaient alternativement en battant les béliers ; descrampons, lancés par des balistes, arrachaient le toit descabanes ; et, de la plate-forme des tours, des ruisseaux desilex et de galets se déversaient.

Enfin, les béliers rompirent la porte de Khamon et la porte deTagaste. Mais les Carthaginois avaient entassé à l’intérieur unetelle abondance de matériaux que leurs battants ne s’ouvrirent pas.Ils restèrent debout.

Alors, on poussa contre les murailles des tarières, qui,s’appliquant aux joints des blocs, les descelleraient. Les machinesfurent mieux gouvernées, leurs servants répartis parescouades ; du matin au soir, elles fonctionnaient, sanss’interrompre, avec la monotone précision d’un métier detisserand.

Spendius ne se fatiguait pas de les conduire. C’était lui-mêmequi bandait les écheveaux des balistes. Pour qu’il y eût, dansleurs tensions jumelles, une parité complète, on serrait leurscordes en frappant tour à tour de droite et de gauche, jusqu’aumoment où les deux côtés rendaient un son égal. Spendius montaitsur leur membrure. Avec le bout de son pied, il les battait toutdoucement, – et il tendait l’oreille comme un musicien qui accordeune lyre. Puis, quand le timon de la catapulte se relevait, quandla colonne de la baliste tremblait à la secousse du ressort, queles pierres s’élançaient en rayons et que les dards couraient enruisseau, il se penchait le corps tout entier et jetait ses brasdans l’air, comme pour les suivre.

Les soldats, admirant son adresse, exécutaient ses ordres. Dansla gaieté de leur travail, ils débitaient des plaisanteries sur lesnoms des machines. Ainsi, les tenailles à prendre les bélierss’appelant des loups , et les galexies couvertes des treilles , onétait des agneaux, on allait faire la vendange ; et, en armantleurs pièces, ils disaient aux onagres : « Allons, rue bien !» , et aux scorpions : « Traverse-les jusqu’au coeur ! » Cesfacéties, toujours les mêmes, soutenaient leur courage.

Cependant, les machines ne démolissaient point le rempart. Ilétait formé par deux murailles et tout rempli de terre ; ellesabattaient leurs parties supérieures. Mais les assiégés, chaquefois, les relevaient. Mâtho ordonna de construire des tours en boisqui devaient être aussi hautes que les tours de pierre. On jeta,dans le fossé, du gazon, des pieux, des galets et des chariots avecleurs roues afin de l’emplir plus vite ; avant qu’il fûtcomblé, l’immense foule des Barbares ondula sur la plaine d’un seulmouvement, et vint battre le pied des murs, comme une merdébordée.

On avança les échelles de corde, les échelles droites et lessambuques, c’est-à-dire deux mâts d’où s’abaissaient, par despalans, une série de bambous que terminait un pont mobile. Ellesformaient de nombreuses lignes droites appuyées contre le mur, etles Mercenaires, à la file les uns des autres, montaient en tenantleurs armes à la main. Pas un Carthaginois ne se montrait ;déjà, ils touchaient aux deux tiers du rempart. Les créneauxs’ouvrirent, en vomissant, comme des gueules de dragon, des feux etde la fumée ; le sable s’éparpillait, entrait par le joint desarmures ; le pétrole s’attachait aux vêtements ; le plombliquide sautillait sur les casques, faisait des trous dans leschairs ; une pluie d’étincelles s’éclaboussait contre lesvisages, – et des orbites sans yeux semblaient pleurer des larmesgrosses comme des amandes. Des hommes, tout jaunes d’huile,brûlaient par la chevelure. Ils se mettaient à courir, enflammaientles autres. On les étouffait en leur jetant, de loin, sur la face,des manteaux trempés de sang. Quelques-uns qui n’avaient pas deblessure restaient immobiles, plus raides que des pieux, la boucheouverte et les deux bras écartés.

L’assaut, pendant plusieurs jours de suite, recommença, – lesMercenaires espérant triompher par un excès de force etd’audace.

Quelquefois un homme sur les épaules d’un autre enfonçait unefiche entre les pierres, puis s’en servait comme d’un échelon pouratteindre au-delà, en plaçait une seconde, une troisième ; et,protégés par le bord des créneaux dépassant la muraille, peu à peu,ils s’élevaient ainsi ; mais, toujours, à une certainehauteur, ils retombaient. Le grand fossé trop pleindébordait ; sous les pas des vivants, les blessés pêle-mêles’entassaient avec les cadavres et les moribonds. Au milieu desentrailles ouvertes, des cervelles épandues et des flaques de sang,les troncs calcinés faisaient des taches noires ; et des braset des jambes à moitié sortis d’un monceau se tenaient tout debout,comme des échalas dans un vignoble incendié.

Les échelles se trouvant insuffisantes, on employa lestollénones, – instruments composés d’une longue poutre établietransversalement sur une autre, et portant à son extrémité unecorbeille quadrangulaire où trente fantassins pouvaient se teniravec leurs armes.

Mâtho voulut monter dans la première qui fut prête. Spendiusl’arrêta.

Des hommes se courbèrent sur un moulinet ; la grande poutrese leva, devint horizontale, se dressa presque verticalement, et,trop chargée par le bout, elle pliait comme un immense roseau. Lessoldats cachés jusqu’au menton se tassaient ; on n’apercevaitque les plumes des casques. Enfin, quand elle fut à cinquantecoudées dans l’air, elle tourna de droite et de gauche plusieursfois, puis s’abaissa ; et, comme un bras de géant quitiendrait sur sa main une cohorte de pygmées, elle déposa au borddu mur la corbeille pleine d’hommes. Ils sautèrent dans la foule etjamais ils ne revinrent.

Tous les autres tollénones furent bien vite disposés. Mais il enaurait fallu cent fois davantage pour prendre la ville. On lesutilisa d’une façon meurtrière : des archers éthiopiens seplaçaient dans les corbeilles ; puis, les câbles étantassujettis, ils restaient suspendus et tiraient des flèchesempoisonnées. Les cinquante tollénones, dominant les créneaux,entouraient ainsi Carthage, comme de monstrueux vautours ; etles Nègres riaient de voir les gardes sur le rempart mourir dansdes convulsions atroces.

Hamilcar y envoya des hoplites. : il leur faisait boire chaquematin le jus de certaines herbes qui les gardait du poison.

Un soir, par un temps obscur, il embarqua les meilleurs de sessoldats sur des gabares, des planches, et, tournant à la droite duport, il vint débarquer à la Taenia. Puis ils s’avancèrentjusqu’aux premières lignes des Barbares, et, les prenant par leflanc, ils en firent un grand carnage. Des hommes suspendus à descordes descendaient la nuit du haut des murs avec des torches à lamain, brûlaient les ouvrages des Mercenaires, et remontaient.

Mâtho était acharné ; chaque obstacle renforçait sacolère ; il en arrivait à des choses terribles etextravagantes. Il convoqua Salammbô, mentalement, à unrendez-vous ; puis il l’attendit. Elle ne vint pas ; celalui parut une trahison nouvelle, – et, désormais, il l’exécra. S’ilavait vu son cadavre, il se serait peut-être en allé. Il doubla lesavant-postes, il planta des fourches au bas du rempart, il enfouitdes chausse-trapes dans la terre, et il commanda aux Libyens de luiapporter toute une forêt pour y mettre le feu et brûler Carthage,comme une tanière de renards.

Spendius s’obstinait au siège. Il cherchait à inventer desmachines épouvantables et comme jamais on n’en avait construit.

Les autres Barbares, campés au loin sur l’isthme, s’ébahissaientde ces lenteurs ; ils murmuraient ; on les lâcha.

Alors, ils se précipitèrent avec leurs coutelas et leursjavelots, dont ils battaient les portes. Mais la nudité de leurscorps facilitant leurs blessures, les Carthaginois les massacraientabondamment ; et les Mercenaires s’en réjouirent, sans doutepar jalousie du pillage. Il en résulta des querelles, des combatsentre eux. Puis, la campagne étant ravagée, bientôt on s’arrachales vivres. Ils se décourageaient. Des hordes nombreuses s’enallèrent. La foule était si grande qu’il n’y parut pas.

Les meilleurs tentèrent de creuser des mines ; le terrainmal soutenu s’éboula. Ils les recommencèrent en d’autresplaces ; Hamilcar devinait toujours leur direction enappliquant son oreille contre un bouclier de bronze. Il perça descontre-mines sous le chemin que devaient parcourir les tours debois ; quand on voulut les pousser, elles s’enfoncèrent dansdes trous.

Enfin, tous reconnurent que la ville était imprenable, tant quel’on n’aurait pas élevé jusqu’à la hauteur des murailles une longueterrasse qui permettrait de combattre sur le même niveau, on enpaverait le sommet pour faire rouler dessus les machines. Alors, ilserait bien impossible à Carthage de résister.

Elle commençait à souffrir de la soif. L’eau, qui valait audébut du siège deux késitah le bât, se vendait maintenant un shekeld’argent ; les provisions de viande et de blé s’épuisaientaussi ; on avait peur de la faim ; quelques-uns mêmeparlaient de bouches inutiles, ce qui effrayait tout le monde.

Depuis la place de Khamon jusqu’au temple de Melkarth, descadavres encombraient les rues ; et, comme on était à la finde l’été, de grosses mouches noires harcelaient les combattants.Des vieillards transportaient les blessés, et les gens dévotscontinuaient les funérailles fictives de leurs proches et de leursamis, défunts au loin pendant la guerre. Des statues de cire avecdes cheveux et des vêtements s’étalaient en travers des portes.Elles se fondaient à la chaleur des cierges brûlant prèsd’elles ; la peinture coulait sur leurs épaules, et des pleursruisselaient sur la face des vivants, qui psalmodiaient à côté deschansons lugubres. La foule, pendant ce temps-là, courait ;des bandes armées passaient ; les capitaines criaient desordres, et l’on entendait toujours le heurt des béliers quibattaient le rempart.

La température devint si lourde que les corps, se gonflant, nepouvaient plus entrer dans les cercueils. On les brûlait au milieudes cours. Mais les feux, trop à l’étroit, incendiaient lesmurailles voisines, et de longues flammes, tout à coup,s’échappaient des maisons comme du sang qui jaillit d’une artère.Ainsi Moloch possédait Carthage ; il étreignait les remparts,il se roulait dans les rues, il dévorait jusqu’aux cadavres.

Des hommes qui portaient, en signe de désespoir, des manteauxfaits de haillons ramassés, s’établirent au coin des carrefours.Ils déclamaient contre les Anciens, contre Hamilcar, prédisaient aupeuple une ruine entière et l’engageaient à tout détruire et à toutse permettre. Les plus dangereux étaient les buveurs dejusquiame ; dans leurs crises, ils se croyaient des bêtesféroces et sautaient sur les passants qu’ils déchiraient. Desattroupements se faisaient autour d’eux ; on en oubliait ladéfense de Carthage. Le Suffète imagina d’en payer d’autres poursoutenir sa politique.

Afin de retenir dans la ville le génie des Dieux, on avaitcouvert de chaînes leurs simulacres. On posa des voiles noirs surles Patæques et des cilices autour des autels ; on tâchaitd’exciter l’orgueil et la jalousie des Baals en leur chantant àl’oreille : « Tu vas te laisser vaincre ! les autres sont plusforts, peut-être ? Montre-toi ! aide-nous ! afin queles peuples ne disent pas : Où sont maintenant leurs Dieux ?»

Une anxiété permanente agitait les collèges des pontifes. Ceuxde la Rabbetna surtout avaient peur, – le rétablissement du zaïmphn’ayant pas servi. Ils se tenaient enfermés dans la troisièmeenceinte, inexpugnable comme une forteresse. Un seul d’entre eux sehasardait à sortir, le grand-prêtre Schahabarim.

Il venait chez Salammbô. Mais il restait tout silencieux, lacontemplant, les prunelles fixes, ou bien il prodiguait lesparoles, et les reproches qu’il lui faisait étaient plus durs quejamais.

Par une contradiction inconcevable, il ne pardonnait pas à lajeune fille d’avoir suivi ses ordres ; – Schahabarim avaittout deviné, – et l’obsession de cette idée avivait les jalousiesde son impuissance. Il l’accusait d’être la cause de la guerre.Mâtho, à l’en croire, assiégeait Carthage pour reprendre lezaïmph ; et il déversait des imprécations et des ironies surce Barbare, qui prétendait posséder des choses saintes. Ce n’étaitpas cela pourtant que le prêtre voulait dire.

Mais, à présent, Salammbô n’éprouvait pour lui aucune terreur.Les angoisses dont elle souffrait autrefois l’avaient abandonnée.Une tranquillité singulière l’occupait. Ses regards, moins errants,brillaient d’une flamme limpide.

Cependant, le python était redevenu malade ; et, commeSalammbô paraissait au contraire se guérir, la vieille Taanach s’enréjouissait, convaincue qu’il prenait par ce dépérissement lalangueur de sa maîtresse.

Un matin, elle le trouva derrière le lit de peaux de boeuf, toutenroulé sur lui-même, plus froid qu’un marbre, et la têtedisparaissant sous un amas de vers. A ses cris, Salammbô survint.Elle le retourna quelque temps avec le bout de sa sandale, etl’esclave fut ébahie de son insensibilité.

La fille d’Hamilcar ne prolongeait plus ses jeûnes avec tant deferveur. Elle passait des journées au haut de sa terrasse, les deuxcoudes contre la balustrade, s’amusant à regarder devant elle. Lesommet des murailles au bout de la ville découpait sur le ciel deszigzags inégaux, et les lances des sentinelles y faisaient, tout dulong, comme une bordure d’épis. Elle apercevait au-delà, entre lestours, les manoeuvres des Barbares ; les jours que le siègeétait interrompu, elle pouvait même distinguer leurs occupations.Ils raccommodaient leurs armes, se graissaient la chevelure, oubien lavaient dans la mer leurs bras sanglants ; les tentesétaient closes ; les bêtes de somme mangeaient ; et, auloin, les faux des chars, tous rangés en demi-cercle, semblaient uncimeterre d’argent étendu à la base des monts. Les discours deSchahabarim revenaient à sa mémoire. Elle attendait son fiancéNarr’Havas. Elle aurait voulu, malgré sa haine, revoir Mâtho. Detous les Carthaginois, elle était la seule personne, peut-être, quilui eût parlé sans peur.

Souvent son père arrivait dans sa chambre. Il s’asseyait enhaletant sur les coussins et il la considérait d’un air presqueattendri, comme s’il eût trouvé dans ce spectacle un délassement àses fatigues. Il l’interrogeait quelquefois sur son voyage au campdes Mercenaires. Il lui demanda même si personne, par hasard, nel’y avait poussée ; et, d’un signe de tête, elle répondit quenon, tant Salammbô était fière d’avoir sauvé le zaïmph.

Mais le Suffète revenait toujours à Mâtho, sous prétexte derenseignements militaires. Il ne comprenait rien à l’emploi desheures qu’elle avait passées dans la tente. En effet, Salammbô neparlait pas de Giscon ; car, les mots ayant par eux-mêmes unpouvoir effectif, les malédictions que l’on rapportait à quelqu’unpouvaient se tourner contre lui ; et elle taisait son envied’assassinat, de peur d’être blâmée de n’y avoir point cédé. Elledisait que le schalischim paraissait furieux, qu’il avait criébeaucoup, puis qu’il s’était endormi. Salammbô n’en racontait pasdavantage, par honte peut-être, ou bien par un excès de candeurfaisant qu’elle n’attachait guère d’importance aux baisers dusoldat. Tout cela, du reste, flottait dans sa tête, mélancolique etbrumeux comme le souvenir d’un rêve accablant ; et ellen’aurait su de quelle manière, par quels discours l’exprimer.

Un soir qu’ils se trouvaient ainsi l’un en face de l’autre,Taanach tout effarée survint. Un vieillard, avec un enfant, étaitlà, dans les cours, et voulait voir le Suffète.

Hamilcar pâlit, puis répliqua vivement :

– « Qu’il monte ! »

Iddibal entra, sans se prosterner. Il tenait par la main unjeune garçon couvert d’un manteau en poil de bouc ; etaussitôt relevant le capuchon qui abritait sa figure :

– « Le voilà, Maître ! Prends-le ! »

Le Suffète et l’esclave s’enfoncèrent dans un coin de lachambre.

L’enfant était resté au milieu, tout debout ; et, d’unregard plus attentif qu’étonné, il parcourait le plafond, lesmeubles, les colliers de perles traînant sur les draperies depourpre, et cette majestueuse jeune femme inclinée vers lui.

Il avait dix ans peut-être, et n’était pas plus haut qu’unglaive romain. Ses cheveux crépus ombrageaient son front bombé. Onaurait dit que ses prunelles cherchaient des espaces. Les narinesde son nez mince palpitaient largement ; sur toute sa personnes’étalait l’indéfinissable splendeur de ceux qui sont destinés auxgrandes entreprises. Quand il eut rejeté son manteau trop lourd, ilresta revêtu d’une peau de lynx attachée autour de sa taille, et ilappuyait résolument sur les dalles ses petits pieds nus tout blancsde poussière. Mais, sans doute, il devina que l’on agitait deschoses importantes, car il se tenait immobile, une main derrière ledos et le menton baissé, avec un doigt dans la bouche.

Enfin Hamilcar, d’un signe, attira Salammbô et il lui dit à voixbasse :

– « Tu le garderas chez toi, entends-tu ! Il faut quepersonne, même de la maison, ne connaisse son existence !»

Puis, derrière la porte, il demanda encore une fois à Iddibals’il était bien sûr qu’on ne les eût pas remarqués.

– « Non ! » fit l’esclave ; « les rues étaient vides.»

La guerre emplissant toutes les provinces, il avait eu peur pourle fils de son maître. Alors ne sachant où le cacher, il était venule long des côtes, sur une chaloupe : et, depuis trois joursIddibal louvoyait dans le golfe, en observant les remparts. Enfince soir-là, comme les alentours de Khamon semblaient déserts, ilavait franchi la passe lestement et débarqué près de l’arsenal,l’entrée du port étant libre.

Mais bientôt les Barbares établirent, en face, un immense radeaupour empêcher les Carthaginois d’en sortir. Ils relevaient lestours de bois, et, en même temps, la terrasse montait.

Les communications avec le dehors étant interceptées, une famineintolérable commença.

On tua tous les chiens, tous les mulets, tous les ânes, puis lesquinze éléphants que le Suffète avait ramenés. Les lions du templede Moloch étaient devenus furieux et les hiérodoules n’osaient pluss’en approcher. On les nourrit d’abord avec les blessés desBarbares ; ensuite on leur jeta des cadavres encoretièdes ; ils les refusèrent et tous moururent. Au crépuscule,des gens erraient le long des vieilles enceintes, et cueillaiententre les pierres des herbes et des fleurs qu’ils faisaientbouillir dans du vin ; – le vin coûtait moins cher que l’eau.D’autres se glissaient jusqu’aux avant-postes de l’ennemi etvenaient sous les tentes voler de la nourriture ; lesBarbares, pris de stupéfaction, quelquefois les laissaient s’enretourner. Enfin un jour arriva où les Anciens résolurentd’égorger, entre eux, les chevaux d’Eschmoûn. C’étaient des bêtessaintes, dont les pontifes tressaient les crinières avec des rubansd’or, et qui signifiaient par leur existence le mouvement dusoleil, l’idée du feu sous la forme la plus haute. Leurs chairs,coupées en portions égales, furent enfouies derrière l’autel. Puis,tous les soirs, alléguant quelque dévotion, les Anciens montaientvers le temple, se régalaient en cachette ; et ilsremportaient sous leur tunique un morceau pour leurs enfants. Dansles quartiers déserts, loin des murs, les habitants moinsmisérables, par peur des autres, s’étaient barricadés.

Les pierres des catapultes et les démolitions ordonnées pour ladéfense avaient accumulé des tas de ruines au milieu des rues. Auxheures les plus tranquilles, tout à coup, des masses de peuple seprécipitaient en criant ; et, du haut de l’Acropole, lesincendies faisaient comme des haillons de pourpre dispersés sur lesterrasses, et que le vent tordait.

Les trois grandes catapultes, malgré tous ces travaux, nes’arrêtaient pas. Leurs ravages étaient extraordinaires ;ainsi, la tête d’un homme alla rebondir sur le fronton desSyssites ; dans la rue de Kinisdo, une femme qui accouchaitfut écrasée par un bloc de marbre, et son enfant avec le litemporté jusqu’au carrefour de Cinasyn où l’on retrouva lacouverture.

Ce qu’il y avait de plus irritant, c’était les balles desfrondeurs. Elles tombaient sur les toits, dans les jardins et aumilieu des cours, tandis que l’on mangeait attablé devant un maigrerepas et le coeur gros de soupirs. Ces atroces projectilesportaient des lettres gravées qui s’imprimaient dans leschairs ; et, sur les cadavres, on lisait des injures, tellesque pourceau, chacal , vermine, et parfois des plaisanteries :attrapé ! ou : je l’ai bien mérité.

La partie du rempart qui s’étendait depuis l’angle des portsjusqu’à la hauteur des citernes fut enfoncée. Alors les gens deMalqua se trouvèrent pris entre la vieille enceinte de Byrsapar-derrière et les Barbares par-devant. Mais on avait assez qued’épaissir la muraille et de la rendre le plus haut possible sanss’occuper d’eux ; on les abandonna ; tous périrent, et,bien qu’ils fussent haïs généralement, on en conçut pour Hamilcarune grande horreur.

Le lendemain, il ouvrit les fosses où il gardait du blé ;ses intendants le donnèrent au peuple. Pendant trois jours on segorgea.

La soif n’en devint que plus intolérable ; et toujours ilsvoyaient devant eux la longue cascade que faisait en tombant l’eauclaire de l’aqueduc. Sous les rayons du soleil, une vapeur fineremontait de sa base, avec un arc-en-ciel à côté, et un petitruisseau, formant des courbes sur la plage, se déversait dans legolfe.

Hamilcar ne faiblissait pas. Il comptait sur un événement, surquelque chose de décisif, d’extraordinaire.

Ses propres esclaves arrachèrent les lames d’argent du temple deMelkarth, on tira du port quatre longs bateaux, avec des cabestans,on les amena jusqu’au bas des Mappales, le mur qui donnait sur lerivage fut troué : et ils partirent pour les Gaules afin d’yacheter, à n’importe à quel prix, des Mercenaires. CependantHamilcar se désolait de ne pouvoir communiquer avec le roi desNumides, car il le savait derrière les Barbares et prêt à tombersur eux. Mais Narr’Havas, trop faible, n’allait pas se risquerseul ; et le Suffète fit rehausser le rempart de douze palmes,entasser dans l’Acropole tout le matériel des arsenaux et encoreune fois réparer les machines.

On se servait, pour les entortillages des catapultes, de tendonspris au cou des taureaux ou bien aux jarrets des cerfs. Cependant,il n’existait dans Carthage ni cerfs ni taureaux. Hamilcar demandaaux Anciens les cheveux de leurs femmes ; toutes lessacrifièrent ; la quantité ne fut pas suffisante. On avait,dans les bâtiments des Syssites, douze cents esclaves nubiles, decelles que l’on destinait aux prostitutions de la Grèce et del’Italie, et leurs cheveux, rendus élastiques par l’usage desonguents, se trouvaient merveilleux pour les machines de guerre.Mais la perte plus tard serait trop considérable. Donc, il futdécidé qu’on choisirait, parmi les épouses des plébéiens, les plusbelles chevelures. Sans aucun souci des besoins de la patrie, ellescrièrent en désespérées quand les serviteurs des Cent vinrent, avecdes ciseaux, mettre la main sur elles.

Un redoublement de fureur animait les Barbares. On les voyait auloin prendre la graisse des morts pour huiler leurs machines, etd’autres en arrachaient les ongles qu’ils cousaient bout à boutafin de se faire des cuirasses. Ils imaginèrent de mettre dans lescatapultes des vases pleins de serpents apportés par lesNègres ; les pots d’argile se cassaient sur les dalles, lesserpents couraient, semblaient pulluler, et, tant ils étaientnombreux, sortir des murs naturellement. Puis, les Barbares,mécontents de leur invention, la perfectionnèrent ; ilslançaient toutes sortes d’immondices, des excréments humains, desmorceaux de charogne, des cadavres. La peste reparut. Les dents desCarthaginois leur tombaient de la bouche, et ils avaient lesgencives décolorées comme celles des chameaux après un voyage troplong.

Les machines furent dressées sur la terrasse, bien qu’ellen’atteignît pas encore partout à la hauteur du rempart. Devant lesVingt-trois tours des fortifications se dressaient vingt-troisautres tours de bois. Tous les tollénones étaient remontés, et aumilieu, un peu plus en arrière, apparaissait la formidable hélépolede Démétrius Poliorcète, que Spendius, enfin, avait reconstruite.Pyramidale comme le phare d’Alexandrie, elle était haute de centtrente coudées et large de vingt-trois, avec neuf étages allanttous en diminuant vers le sommet et qui étaient défendus par desécailles d’airain, percés de portes nombreuses, remplis desoldats ; sur la plate-forme supérieure se dressait unecatapulte flanquée de deux balistes.

Alors Hamilcar fit planter des croix pour ceux qui parleraientde se rendre ; les femmes mêmes furent embrigadées. Ilscouchaient dans les rues et l’on attendait plein d’angoisses.

Puis un matin, un peu avant le lever du soleil (c’était leseptième jour du mois de Nyssan), ils entendirent un grand cripoussé par tous les Barbares à la fois ; les trompettes à tubede plomb ronflaient, les grandes cornes paphlagoniennes mugissaientcomme des taureaux. Tous se levèrent et coururent au rempart.

Une forêt de lances, de piques et d’épées se hérissait à sabase. Elle sauta contre les murailles, les échelles s’yaccrochèrent ; et, dans la baie des créneaux, des têtes deBarbares parurent.

Des poutres soutenues par de longues files d’hommes battaientles portes ; et, aux endroits où la terrasse manquait, lesMercenaires, pour démolir le mur, arrivaient en cohortes serrées,la première ligne se tenant accroupie, la seconde pliant le jarret,et les autres successivement se dressaient jusqu’aux derniers quirestaient tout droits : tandis qu’ailleurs, pour monter dessus, lesplus hauts s’avançaient en tête, les plus bas à la queue, et tous,du bras gauche, appuyaient sur leurs casques leurs boucliers en lesréunissant par le bord si étroitement, qu’on aurait dit unassemblage de grandes tortues. Les projectiles glissaient sur cesmasses obliques.

Les Carthaginois jetaient des meules de moulin, des pilons, descuves, des tonneaux, des lits, tout ce qui pouvait faire un poidset assommer. Quelques-uns guettaient dans les embrasures avec unfilet de pêcheur, et quand arrivait le Barbare, il se trouvait prissous les mailles et se débattait comme un poisson. Ilsdémolissaient eux-mêmes leurs créneaux ; des pans de murs’écroulaient en soulevant une grande poussière ; et, lescatapultes de la terrasse tirant les unes contre les autres, leurspierres se heurtaient, et éclataient en mille morceaux quifaisaient sur les combattants une large pluie.

Bientôt les deux foules ne formèrent plus qu’une grosse chaînede corps humains ; elle débordait dans les intervalles de laterrasse, et, un peu plus lâche aux deux bouts, se roulait sansavancer perpétuellement. Ils s’étreignaient couchés à plat ventrecomme des lutteurs. On s’écrasait. Les femmes penchées sur lescréneaux hurlaient. On les tirait par leurs voiles, et la blancheurde leurs flancs, tout à coup découverts, brillait entre les brasdes nègres y enfonçant des poignards. Des cadavres, trop pressésdans la foule, ne tombaient pas ; soutenus par les épaules deleurs compagnons, ils allaient quelques minutes tout debout et lesyeux fixes. Quelques-uns, les deux tempes traversées par unejaveline, balançaient leur tête comme des ours. Des bouchesouvertes pour crier restaient béantes ; des mains s’envolaientcoupées. Il y eut là de grands coups, et dont parlèrent pendantlongtemps ceux qui survécurent.

Cependant, des flèches jaillissaient du sommet des tours de boiset des tours de pierre. Les tollénones faisaient aller rapidementleurs longues antennes ; et comme les Barbares avaient saccagésous les Catacombes le vieux cimetière des autochtones, ilslançaient sur les Carthaginois des dalles de tombeaux. Sous lepoids des corbeilles trop lourdes, quelquefois les câbles secoupaient, et des masses d’hommes, tous levant les bras, tombaientdu haut des airs.

Jusqu’au milieu du jour, les vétérans des hoplites s’étaientacharnés contre la Taenia pour pénétrer dans le port et détruire laflotte. Hamilcar fit allumer sur la toiture de Khamon un feu depaille humide ; et la fumée les aveuglant, ils se rabattirentà gauche et vinrent augmenter l’horrible cohue qui se poussait dansMalqua. Des syntagmes, composés d’hommes robustes, choisis toutexprès, avaient enfoncé trois portes. De hauts barrages, faits avecdes planches garnies de clous, les arrêtèrent ; une quatrièmecéda facilement ; ils s’élancèrent par-dessus en courant, etroulèrent dans une fosse où l’on avait caché des pièges. A l’anglesud-est, Autharite et ses hommes abattirent le rempart, dont lafissure était bouchée avec des briques. Le terrain par-derrièremontait ; ils le gravirent lestement. Mais ils trouvèrent enhaut une seconde muraille, composée de pierres et de longuespoutres étendues tout à plat et qui alternaient comme les piècesd’un échiquier. C’était une mode gauloise adaptée par le Suffète aubesoin de la situation ; les Gaulois se crurent devant uneville de leur pays. Ils attaquèrent avec mollesse et furentrepoussés.

Depuis la rue de Khamon jusqu’au Marché-aux-herbes, tout lechemin de ronde appartenait maintenant aux Barbares, et lesSamnites achevaient à coups d’épieux les moribonds ; ou bien,un pied sur le mur, ils contemplaient en bas, sous eux, les ruinesfumantes, et au loin la bataille qui recommençait.

Les frondeurs, distribués par-derrière, tiraient toujours. Maisà force d’avoir servi, le ressort des frondes acarnaniennes étaitbrisé, et plusieurs, comme des pâtres, envoyaient des cailloux avecla main : les autres lançaient des boules de plomb avec le manched’un fouet. Zarxas, les épaules couvertes de ses longs cheveuxnoirs, se portait partout en bondissant et entraînait les Baléares.Deux panetières étaient suspendues à ses hanches ; il yplongeait continuellement la main gauche et son bras droittournoyait, comme la roue d’un char.

Mâtho s’était d’abord retenu de combattre, pour mieux commandertous les Barbares à la fois. On l’avait vu le long du golfe avecles Mercenaires, près de la lagune avec les Numides, sur les bordsdu lac entre les Nègres, et du fond de la plaine il poussait lesmasses de soldats qui arrivaient incessamment contre les lignes defortifications. Peu à peu il s’était rapproché ; l’odeur dusang, le spectacle du carnage et le vacarme des clairons avaientfini par lui faire bondir le coeur. Alors il était rentré dans satente, et, jetant sa cuirasse, avait pris sa peau de lion, pluscommode pour la bataille. Le mufle s’adaptait sur la tête enbordant le visage d’un cercle de crocs ; les deux pattesantérieures se croisaient sur la poitrine, et celles de derrièreavançaient leurs ongles jusqu’au bas de ses genoux.

Il avait gardé son fort ceinturon, où luisait une hache à doubletranchant, et avec sa grande épée dans les deux mains s’étaitprécipité par la brèche, impétueusement. Comme un émondeur quicoupe des branches de saule, et qui tâche d’en abattre le pluspossible afin de gagner plus d’argent, il marchait en fauchantautour de lui les Carthaginois. Ceux qui tentaient de le saisir parles flancs, il les renversait à coups de pommeau ; quand ilsl’attaquaient en face, il les perçait ; s’ils fuyaient, il lesfendait. Deux hommes à la fois sautèrent sur son dos ; ilrecula d’un bond contre une porte et les écrasa. Son épées’abaissait, se relevait. Elle éclata sur l’angle d’un mur. Alorsil prit sa lourde hache, et par-devant, par-derrière, il éventraitles Carthaginois comme un troupeau de brebis. Ils s’écartaient deplus en plus, et il arriva tout seul devant la seconde enceinte, aubas de l’Acropole. Les matériaux lancés du sommet encombraient lesmarches et débordaient par-dessus la muraille. Mâtho, au milieu desruines, se retourna pour appeler ses compagnons.

Il aperçut leurs aigrettes disséminées sur la multitude ;elles s’enfonçaient, ils allaient périr ; il s’élança verseux ; alors, la vaste couronne de plumes rouges se resserrant,bientôt ils se rejoignirent et l’entourèrent. Mais des rueslatérales une foule énorme se dégorgeait. Il fut pris aux hanches,soulevé, et entraîné jusqu’en dehors du rempart, dans un endroit oùla terrasse était haute.

Mâtho cria un commandement : tous les boucliers se rabattirentsur les casques ; il sauta dessus, pour s’accrocher quelquepart afin de rentrer dans Carthage ; et, tout en brandissantla terrible hache, il courait sur les boucliers, pareils à desvagues de bronze, comme un dieu marin sur des flots et qui secoueson trident.

Cependant un homme en robe blanche se promenait au bord durempart, impassible et indifférent à la mort qui l’entourait.Parfois il étendait sa main droite contre ses yeux pour découvrirquelqu’un. Mâtho vint à passer sous lui. Tout à coup ses prunellesflamboyèrent, sa face livide se crispa ; et en levant ses deuxbras maigres il lui criait des injures.

Mâtho ne les entendit pas ; mais il sentit entrer dans soncoeur un regard si cruel et furieux qu’il en poussa un rugissement.Il lança vers lui la longue hache ; des gens se jetèrent surSchahabarim ; et Mâtho, ne le voyant plus, tomba à larenverse, épuisé.

Un craquement épouvantable se rapprochait, mêlé au rythme devoix rauques qui chantaient en cadence.

C’était la grande hélépole, entourée par une foule de soldats.Ils la tiraient à deux mains, halaient avec des cordes etpoussaient de l’épaule ; – car le talus, montant de la plainesur la terre, bien qu’il fût extrêmement doux, se trouvaitimpraticable pour des machines d’un poids prodigieux. Elle avaitcependant huit roues cerclées de fer, et depuis le matin elleavançait ainsi, lentement, pareille à une montagne qui se fûtélevée sur une autre. Puis il sortit de sa base un immensebélier ; le long des trois faces regardant la ville les portess’abattirent, et dans l’intérieur apparurent, comme des colonnes defer, des soldats cuirassés. On en voyait qui grimpaient etdescendaient les deux escaliers traversant ses étages. Quelques-unsattendaient pour s’élancer que les crampons des portes touchassentle mur ; au milieu de la plate-forme supérieure, les écheveauxdes balistes tournaient, et le grand timon de la catapultes’abaissait.

Hamilcar était, à ce moment-là, debout sur le toit de Melkarth.Il avait jugé qu’elle devait venir directement vers lui, contrel’endroit de la muraille le plus invulnérable, et, à cause de celamême, dégarni de sentinelles. Depuis longtemps déjà ses esclavesapportaient des outres sur le chemin de ronde, où ils avaientélevé, avec de l’argile, deux cloisons transversales formant unesorte de bassin. L’eau coulait insensiblement sur la terrasse, etHamilcar, chose extraordinaire, ne semblait point s’eninquiéter.

Mais, quand l’hélépole fut à trente pas environ, il commandad’établir des planches par-dessus les rues, entre les maisons,depuis les citernes jusqu’au rempart ; et des gens à la filese passaient, de main en main, des casques et des amphores qu’ilsvidaient continuellement. Les Carthaginois cependant s’indignaientde cette eau perdue. Le bélier démolissait la muraille ; toutà coup, une fontaine s’échappa des pierres disjointes. Alors lahaute masse d’airain, à neuf étages et qui contenait et occupaitplus de trois mille soldats, commença doucement à osciller comme unnavire. En effet, l’eau pénétrant la terrasse avait devant elleeffondré le chemin ; ses roues s’embourbèrent ; aupremier étage, entre des rideaux de cuir, la tête de Spendiusapparut soufflant à pleines joues dans un cornet d’ivoire. Lagrande machine, comme soulevée convulsivement, avança de dix paspeut-être ; mais le terrain de plus en plus s’amollissait, lafange gagnait les essieux et l’hélépole s’arrêta en penchanteffroyablement d’un seul côté. La catapulte roula jusqu’au bord dela plate-forme ; et, emportée par la charge de son timon, elletomba, fracassant sous elle les étages inférieurs. Les soldats,debout sur les portes, glissèrent dans l’abîme, ou bien ils seretenaient à l’extrémité des longues poutres, et augmentaient, parleur poids, l’inclinaison de l’hélépole – qui se démembrait encraquant dans toutes ses jointures.

Les autres Barbares s’élancèrent pour les secourir. Ils setassaient en foule compacte. Les Carthaginois descendirent lerempart, et, les assaillant par-derrière, ils les tuèrent tout àleur aise. Mais les chars garnis de faux accoururent. Ilsgalopaient sur le contour de cette multitude ; elle remonta lamuraille ; la nuit survint ; peu à peu les Barbares seretirèrent.

On ne voyait plus, sur la plaine, qu’une sorte de fourmillementtout noir, depuis le golfe bleuâtre jusqu’à la lagune touteblanche ; et le lac, où du sang avait coulé, s’étalait, plusloin, comme une grande mare pourpre.

La terrasse était maintenant si chargée de cadavres qu’onl’aurait crue construite avec des corps humains. Au milieu sedressait l’hélépole couverte d’armures ; et, de temps à autre,des fragments énormes s’en détachaient comme les pierres d’unepyramide qui s’écroule. On distinguait sur les murailles de largestraînées faites par les ruisseaux de plomb. Une tour de boisabattue, çà et là, brûlait ; et les maisons apparaissaientvaguement, comme les gradins d’un amphithéâtre en ruine.

De lourdes fumées montaient, en roulant des étincelles qui seperdaient dans le ciel noir.

Cependant, les Carthaginois, que la soif dévorait, s’étaientprécipités vers les citernes. Ils en rompirent les portes. Uneflaque bourbeuse s’étalait au fond.

Que devenir à présent ? D’ailleurs les Barbares étaientinnombrables, et, leur fatigue passée, ils recommenceraient.

Le peuple, toute la nuit, délibéra par sections, au coin desrues. Les uns disaient qu’il fallait renvoyer les femmes, lesmalades et les vieillards ; d’autres proposèrent d’abandonnerla ville pour s’établir au loin dans une colonie. Mais lesvaisseaux manquaient, et le soleil parut qu’on n’avait riendécidé.

On ne se battit point ce jour-là, tous étant trop accablés. Lesgens qui donnaient avaient l’air de cadavres.

Alors les Carthaginois, en réfléchissant sur la cause de leursdésastres, se rappelèrent qu’ils n’avaient point expédié enPhénicie l’offrande annuelle due à Melkarth-Tyrien ; et uneimmense terreur les prit. Les Dieux, indignés contre la République,allaient sans doute poursuivre leur vengeance.

On les considérait comme des maîtres cruels, que l’on apaisaitavec des supplications et qui se laissaient corrompre à force deprésents. Tous étaient faibles près de Moloch-le-dévorateur.L’existence, la chair même des hommes lui appartenaient ; -aussi, pour la sauver, les Carthaginois avaient coutume de lui enoffrir une portion qui calmait sa fureur. On brûlait les enfants aufront ou à la nuque avec des mèches de laine ; et cette façonde satisfaire le Baal rapportant aux prêtres beaucoup d’argent, ilsne manquaient pas de la recommander comme plus facile et plusdouce.

Mais cette fois, il s’agissait de la République elle-même. Or,tout profit devant être racheté par une perte quelconque, toutetransaction se réglant d’après le besoin du plus faible etl’exigence du plus fort, il n’y avait pas de douleur tropconsidérable pour le Dieu, puisqu’il se délectait dans les plushorribles et que l’on était maintenant à sa discrétion. Il fallaitdonc l’assouvir complètement. Les exemples prouvaient que cemoyen-là contraignait le fléau à disparaître. D’ailleurs, ilscroyaient qu’une immolation par le feu purifierait Carthage. Laférocité du peuple en était d’avance alléchée. Puis, le choixdevait exclusivement tomber sur les grandes familles.

Les Anciens s’assemblèrent. La séance fut longue. Hannon y étaitvenu. Comme il ne pouvait plus s’asseoir, il resta couché près dela porte, à demi perdu dans les franges de la hautetapisserie ; et quand le pontife de Moloch leur demanda s’ilsconsentiraient à livrer leurs enfants, sa voix, tout à coup, éclatadans l’ombre comme le rugissement d’un Génie au fond d’une caverne.Il regrettait, disait-il, de n’avoir pas à en donner de son propresang ; et il contemplait Hamilcar, en face de lui à l’autrebout de la salle. Le Suffète fut tellement troublé par ce regardqu’il en baissa les yeux. Tous approuvèrent en opinant de la têtesuccessivement ; et, d’après les rites, il dut répondre augrand prêtre : « Oui, que cela soit. » Alors les Anciensdécrétèrent le sacrifice par une périphrase traditionnelle, – parcequ’il y a des choses plus gênantes à dire qu’à exécuter.

La décision, presque immédiatement, fut connue dansCarthage ; des lamentations retentirent. Partout on entendaitles femmes crier ; leurs époux les consolaient ou lesinvectivaient en leur faisant des remontrances.

Mais trois heures après, une nouvelle plus extraordinaire serépandit : le Suffète avait trouvé des sources au bas de lafalaise. On y courut. Des trous creusés dans le sable laissaientvoir de l’eau ; et déjà quelques-uns étendus à plat ventre ybuvaient.

Hamilcar ne savait pas lui-même si c’était par un conseil desDieux ou le vague souvenir d’une révélation que son père autrefoislui aurait faite ; mais, en quittant les Anciens, il étaitdescendu sur la plage, et, avec ses esclaves, il s’était mis àfouir le gravier.

Il donna des vêtements, des chaussures et du vin. Il donna toutle reste du blé qu’il gardait chez lui. Il fit même entrer la fouledans son palais, et il ouvrit les cuisines, les magasins et toutesles chambres, – celle de Salammbô exceptée. Il annonça que sixmille Mercenaires gaulois allaient venir, et que le roi deMacédoine envoyait des soldats.

Mais, dès le second jour, les sources diminuèrent ; le soirdu troisième, elles étaient complètement taries. Alors le décretdes Anciens circula de nouveau sur toutes les lèvres et les prêtresde Moloch commencèrent leur besogne.

Des hommes en robes noires se présentèrent dans les maisons.Beaucoup d’avance les désertaient sous le prétexte d’une affaire oud’une friandise qu’ils allaient acheter ; les serviteurs deMoloch survenaient et prenaient les enfants. D’autres les livraienteux-mêmes, stupidement. Puis on les emmenait dans le temple deTanit, où les prêtresses étaient chargées jusqu’au jour solennel deles amuser et de les nourrir.

Ils arrivèrent chez Hamilcar tout à coup et, le trouvant dansses jardins :

– « Barca ! nous venons pour la chose que tu sais… tonfils ! » Ils ajoutèrent que des gens l’avaient rencontré unsoir de l’autre lune, au milieu des Mappales, conduit par unvieillard.

Il fut d’abord comme suffoqué. Mais bien vite comprenant quetoute dénégation serait vaine, Hamilcar s’inclina : et il lesintroduisit dans la maison-de-commerce. Des esclaves accourus d’unsigne en surveillaient les alentours.

Il entra dans la chambre de Salammbô tout éperdu.

Il saisit d’une main Hannibal, arracha de l’autre la ganse d’unvêtement qui traînait, attacha ses pieds, ses mains, en passal’extrémité dans la bouche pour lui faire un bâillon et il le cachasous le lit de peaux de boeuf, en laissant retomber jusqu’à terreune large draperie.

Ensuite il se promena de droite et de gauche ; il levaitles bras, il tournait sur lui-même, il se mordait les lèvres. Puisil resta les prunelles fixes et haletant comme s’il allaitmourir.

Mais il frappa trois fois dans ses mains. Giddenem parut.

– « Ecoute ! » dit-il. « tu vas prendre parmi les esclavesun enfant mâle de huit à neuf ans avec les cheveux noirs et lefront bombé ! Amène-le ! hâte-toi ! »

Bientôt, Giddenem rentra, en présentant un jeune garçon.

C’était un pauvre enfant, à la fois maigre et bouffi ; sapeau semblait grisâtre comme l’infect haillon suspendu à sesflancs ; il baissait la tête dans ses épaules, et, du reversde sa main, frottait ses yeux, tout remplis de mouches.

Comment pourrait-on jamais le confondre avec Hannibal ! etle temps manquait pour en choisir un autre ! Hamilcarregardait Giddenem ; il avait envie de l’étrangler.

– « Va-t’en ! » cria-t-il ; le maître-des-esclavess’enfuit.

Donc le malheur qu’il redoutait depuis si longtemps était venu,et il cherchait avec des efforts démesurés s’il n’y avait pas unemanière, un moyen d’y échapper.

Abdalonim, tout à coup, parla derrière la porte. On demandait leSuffète. Les serviteurs de Moloch s’impatientaient.

Hamilcar retint un cri, comme à la brûlure d’un fer rouge ;et il recommença de nouveau à parcourir la chambre tel qu’uninsensé. Puis il s’affaissa au bord de la balustrade, et, lescoudes sur ses genoux, il serrait son front dans ses deux poingsfermés.

La vasque de porphyre contenait encore un peu d’eau claire pourles ablutions de Salammbô. Malgré sa répugnance et tout sonorgueil, le Suffète y plonge l’enfant, et, comme un marchandd’esclaves, il se mit à le laver et à le frotter avec les strigileset la terre rouge. Il prit ensuite dans les casiers autour de lamuraille deux carrés de pourpre, lui en posa un sur la poitrine,l’autre sur le dos, et il les réunit contre ses clavicules par deuxagrafes de diamants. Il versa un parfum sur sa tête ; il passaautour de son cou un collier d’électrum, et il le chaussa desandales à talons de perles, – les propres sandales de safille ! Mais il trépignait de honte et d’irritation ;Salammbô, qui s’empressait à le servir, était aussi pâle que lui.L’enfant souriait, ébloui par ces splendeurs, et même,s’enhardissant, il commençait à battre des mains et à sauter quandHamilcar l’entraîna.

Il le tenait par le bras, fortement, comme s’il avait eu peur dele perdre ; et l’enfant, auquel il faisait mal, pleurait unpeu tout en courant près de lui.

A la hauteur de l’ergastule, sous un palmier, une voix s’éleva,une voix lamentable et suppliante. Elle murmurait : « Maître !oh ! Maître ! »

Hamilcar se retourna, et il aperçut à ses côtés un hommed’apparence abjecte, un de ces misérables vivant au hasard dans lamaison.

– « Que veux-tu ? » dit le Suffète.

L’esclave, qui tremblait horriblement, balbutia :

– « Je suis son père ! »

Hamilcar marchait toujours ; l’autre le suivait, les reinscourbés, les jarrets fléchis, la tête en avant. Son visage étaitconvulsé par une angoisse indicible, et les sanglots qu’il retenaitl’étouffaient, tant il avait envie tout à la fois de le questionneret de lui crier :

– « Grâce ! »

Enfin il osa le toucher d’un doigt, sur le coude,légèrement.

– « Est-ce que tu vas le ? … » Il n’eut pas la forced’achever, et Hamilcar s’arrêta, tout ébahi de cette douleur.

Il n’avait jamais pensé, – tant l’abîme les séparant l’un del’autre se trouvait immense, – qu’il pût y avoir entre eux rien decommun. Cela même lui parut une sorte d’outrage et comme unempiétement sur ses privilèges. Il répondit par un regard plusfroid et plus lourd que la hache d’un bourreau ; l’esclave,s’évanouissant, tomba dans la poussière, à ses pieds. Hamilcarenjamba par-dessus.

Les trois hommes en robes noires l’attendaient dans la grandesalle, debout contre le disque de pierre. Tout de suite, il déchirases vêtements et il se roulait sur les dalles en poussant des crisaigus :

– « Ah ! pauvre petit Hannibal ! oh ! monfils ! ma consolation ! mon espoir ! ma vie !Tuez-moi aussi ! emportez-moi ! Malheur !malheur ! » Il se labourait la face avec ses ongles,s’arrachait les cheveux et hurlait comme les pleureuses desfunérailles. « Emmenez-le donc ! je souffre trop !allez-vous-en ! tuez-moi comme lui. » Les serviteurs de Molochs’étonnaient que le grand Hamilcar eût le coeur si faible. Ils enétaient presque attendris.

On entendit un bruit de pieds nus avec un râle saccadé, pareil àla respiration d’une bête féroce qui accourt ; et, sur leseuil de la troisième galerie, entre les montants d’ivoire, unhomme apparut, blême, terrible, les bras écartés ; il s’écria:

– « Mon enfant ! »

Hamilcar, d’un bond, s’était jeté sur l’esclave ; et, enlui couvrant la bouche de ses mains, il criait encore plus haut

– « C’est le vieillard qui l’a élevé ! il l’appelle monenfant ! il en deviendra fou ! assez ! assez !» Et, chassant par les épaules les trois prêtres et leur victime,il sortit avec eux, et, d’un grand coup de pied, referma la portederrière lui.

Hamilcar tendit l’oreille pendant quelques minutes, craignanttoujours de les voir revenir. Il songea ensuite à se défaire del’esclave pour être bien sûr qu’il ne parlerait pas ; mais lepéril n’était point complètement disparu, et cette mort, si lesDieux s’en irritaient, pouvait se retourner contre son fils. Alors,changeant d’idée, il lui envoya par Taanach les meilleures chosesdes cuisines : un quartier de bouc, des fèves et des conserves degrenades. L’esclave, qui n’avait pas mangé depuis longtemps, se ruadessus ; ses larmes tombaient dans les plats.

Hamilcar, revenu enfin près de Salammbô, dénoua les cordesd’Hannibal. L’enfant, exaspéré, le mordit à la main jusqu’au sang.Il le repoussa d’une caresse.

Pour le faire se tenir paisible, Salammbô voulut l’effrayer avecLamia, une ogresse de Cyrène.

– « Où donc est-elle ! » demanda-t-il.

On lui conta que les brigands allaient venir pour le mettre enprison. Il reprit : – « Qu’ils viennent, et je les tue ! »

Hamilcar lui dit alors l’épouvantable vérité. Mais il s’emportacontre son père, prétendant qu’il pouvait bien anéantir tout lepeuple, puisqu’il était le maître de Carthage.

Enfin, épuisé d’efforts et de colère, il s’endormit, d’unsommeil farouche. Il parlait en rêvant, le dos appuyé contre uncoussin d’écarlate ; sa tête retombait un peu en arrière, etson petit bras, écarté de son corps, restait tout droit dans uneattitude impérative.

Quand la nuit fut noire, Hamilcar l’enleva doucement etdescendit sans flambeau l’escalier des galères. En passant par lamaison-de-commerce, il prit une couffe de raisins avec une buired’eau pure ; l’enfant se réveilla devant la statue d’Alètes,dans le caveau des pierreries ; et il souriait, – commel’autre – , sur le bras de son père, à la lueur des clartés quil’environnaient.

Hamilcar était bien sûr qu’on ne pouvait lui prendre son fils.C’était un endroit impénétrable, communiquant avec le rivage par unsouterrain que lui seul connaissait, et, en jetant les yeux àl’entour, il aspira une large bouffée d’air. Puis il le déposa surun escabeau, près des boucliers d’or.

Personne, à présent, ne le voyait ; il n’avait plus rien àobserver ; alors, il se soulagea. Comme une mère qui retrouveson premier-né perdu, il se jeta sur son fils ; ill’étreignait contre sa poitrine, il riait et pleurait à la fois,l’appelait des noms les plus doux, le couvrait de baisers ; lepetit Hannibal, effrayé par cette tendresse terrible, se taisaitmaintenant.

Hamilcar s’en revint à pas muets, en tâtant les murs autour delui ; et il arriva dans la grande salle, où la lumière de lalune entrait par une des fentes du dôme ; au milieu,l’esclave, repu, dormait, couché de tout son long sur les pavés demarbre. Il le regarda, et une sorte de pitié l’émut. Du bout de soncothurne, il lui avança un tapis sous la tête. Puis il releva lesyeux et considéra Tanit, dont le mince croissant brillait dans leciel, et il se sentit plus fort que les Baals et plein de méprispour eux.

Les dispositions du sacrifice étaient déjà commencées.

On abattit dans le temple de Moloch un pan de mur pour en tirerle dieu d’airain, sans toucher aux cendres de l’autel. Puis, dèsque le soleil se montra, les hiérodoules le poussèrent vers laplace de Khamon.

Il allait à reculons, en glissant sur des cylindres ; sesépaules dépassaient la hauteur des murailles ; du plus loinqu’ils l’apercevaient, les Carthaginois s’enfuyaient bien vite, caron ne pouvait contempler impunément le Baal que dans l’exercice desa colère.

Une senteur d’aromates se répandit par les rues. Tous lestemples à la fois venaient de s’ouvrir ; il en sortit destabernacles montés sur des chariots ou sur des litières que despontifes portaient. De gros panaches de plumes se balançaient àleurs angles, et des rayons s’échappaient de leurs faîtes aigus,terminés par des boules de cristal, d’or, d’argent ou decuivre.

C’étaient les Baalim chananéens, dédoublements du Baal suprême,qui retournaient vers leur principe, pour s’humilier devant saforce et s’anéantir devant sa splendeur.

Le pavillon de Melkarth, en pourpre fine, abritait une flamme depétrole ; sur celui de Khamon, couleur d’hyacinthe, sedressait un phallus d’ivoire, bordé d’un cercle depierreries ; entre les rideaux d’Eschmoûn, bleus commel’éther, un python endormi faisait un cercle avec sa queue ;et les Dieux-Patæques, tenus dans les bras de leurs prêtres,semblaient de grands enfants emmaillotés, dont les talons frôlaientla terre.

Ensuite venaient toutes les formes inférieures de la divinité :Baal-Samin, dieu des espaces célestes ; Baal-Peor, dieu desmonts sacrés ; Baal-Zeboub, dieu de la corruption et ceux despays voisins et des races congénères ; l’Iarbal de la Libye,l’Adrammelech de la Chaldée, le Kijun des Syriens ; Derceto, àfigure de vierge, rampait sur ses nageoires, et le cadavre deTammouz était traîné au milieu d’un catafalque, entre des flambeauxet des chevelures. Pour asservir les rois du firmament au Soleil etempêcher que leurs influences particulières ne gênassent la sienne,on brandissait au bout de longues perches des étoiles en métaldiversement coloriées ; et tous s’y trouvaient, depuis le noirNebo, génie de Mercure, jusqu’au hideux Rahab, qui est laconstellation du Crocodile. Les Abaddirs, pierres tombées de lalune, tournaient dans des frondes en fils d’argent ; de petitspains, reproduisant le sexe d’une femme, étaient portés sur descorbeilles par les prêtres de Cérès ; d’autres amenaient leursfétiches, leurs amulettes ; des idoles oubliéesreparurent ; et même on avait pris aux vaisseaux leurssymboles mystiques, comme si Carthage eût voulu se recueillir toutentière dans une pensée de mort et de désolation.

Devant chacun des tabernacles, un homme tenait en équilibre, sursa tête, un large vase où fumait de l’encens. Des nuages çà et làplanaient, et l’on distinguait, dans ces grosses vapeurs, lestentures, les pendeloques et les broderies des pavillons sacrés.Ils avançaient lentement, à cause de leur poids énorme. L’essieudes chars quelquefois s’accrochait dans les rues, alors les dévotsprofitaient de l’occasion pour toucher les Baalim avec leursvêtements, qu’ils gardaient ensuite comme des choses saintes.

La statue d’airain continuait à s’avancer vers la place deKhamon. Les Riches, portant des sceptres à pomme d’émeraude,partirent du fond de Mégara ; les Anciens, coiffés dediadèmes, s’étaient assemblés dans Kinisdo, et les maîtres desfinances, les gouverneurs des provinces, les marchands, lessoldats, les matelots et la horde nombreuse employée auxfunérailles, tous, avec les insignes de leur magistrature ou lesinstruments de leur métier, se dirigeaient vers les tabernacles quidescendaient de l’Acropole, entre les collèges des pontifes.

Par déférence pour Moloch, ils s’étaient ornés de leurs joyauxles plus splendides. Des diamants étincelaient sur les vêtementsnoirs, mais les anneaux trop larges tombaient des mains amaigries,- et rien n’était lugubre comme cette foule silencieuse où lespendants d’oreilles battaient contre des faces pâles, où les tiaresd’or serraient des fronts crispés par un désespoir atroce.

Enfin le Baal arriva juste au milieu de la place. Ses pontifes,avec des treillages, disposèrent une enceinte pour écarter lamultitude, et ils restèrent à ses pieds, autour de lui.

Les prêtres de Khamon, en robes de laine fauve, s’alignèrentdevant leur temple, sous les colonnes du portique ; ceuxd’Eschmoûn, en manteaux de lin, avec des colliers à tête decoucoupha et des tiares pointues, s’établirent sur les marches del’Acropole ; les prêtres de Melkarth, en tuniques violettes,prirent pour eux le côté de l’Occident ; les prêtres desAbaddirs, serrés dans des bandes d’étoffes phrygiennes, seplacèrent à l’Orient ; et l’on rangea sur le côté du Midi,avec les nécromanciens tout couverts de tatouages, les hurleurs enmanteaux rapiécés, les desservants des Patæques et les Yidonim qui,pour connaître l’avenir, se mettaient dans la bouche un os de mort.Les prêtres de Cérès, habillés de robes bleues, s’étaient arrêtés,prudemment, dans la rue de Satheb, et psalmodiaient à voix basse unthesmophorion en dialecte mégarien.

De temps en temps, il arrivait des files d’hommes complètementnus, les bras écartés et tous se tenant par les épaules. Ilstiraient, des profondeurs de leur poitrine, une intonation rauqueet caverneuse ; leurs prunelles, tendues vers le colosse,brillaient dans la poussière, et ils se balançaient le corps àintervalles égaux, tous à la fois, comme ébranlés par un seulmouvement. Ils étaient si furieux que, pour établir l’ordre, leshiérodoules, à coups de bâton, les firent se coucher sur le ventre,la face posée contre les treillages d’airain.

Ce fut alors que, du fond de la Place, un homme en robe blanches’avança. Il perça lentement la foule et l’on reconnut un prêtre deTanit, – le grand-prêtre Schahabarim. Des huées s’élevèrent, car latyrannie du principe mâle prévalait ce jour-là dans toutes lesconsciences, et la Déesse était même tellement oubliée, que l’onn’avait pas remarqué l’absence de ses pontifes. Mais l’ébahissementredoubla quand on l’aperçut ouvrant dans les treillages une desportes destinées à ceux qui entreraient pour offrir les victimes.C’était, croyaient les prêtres de Moloch, un outrage qu’il venaitfaire à leur dieu ; avec de grands gestes, ils essayaient dele repousser. Nourris par les viandes des holocaustes, vêtus depourpre comme des rois et portant des couronnes à triple étage, ilsconspuaient ce pâle eunuque exténué de macérations, et des rires decolère secouaient sur leur poitrine leur barbe noire étalée ensoleil.

Schahabarim, sans répondre, continuait à marcher ; et,traversant pas à pas toute l’enceinte, il arriva sous les jambes ducolosse, puis il le toucha des deux côtés en écartant les deuxbras, ce qui était une formule solennelle d’adoration. Depuis troplongtemps, la Rabbet le torturait ; et, par désespoir, oupeut-être à défaut d’un dieu satisfaisant complètement sa pensée,il se déterminait enfin pour celui-là.

La foule, épouvantée par cette apostasie, poussa un longmurmure. On sentait se rompre le dernier lien qui attachait lesâmes à une divinité clémente.

Mais Schahabarim, à cause de sa mutilation, ne pouvaitparticiper au culte du Baal. Les hommes en manteaux rougesl’exclurent de l’enceinte ; puis, quand il fut dehors, iltourna autour de tous les collèges, successivement, et le prêtre,désormais sans dieu, disparut dans la foule. Elle s’écartait à sonapproche.

Cependant, un feu d’aloès, de cèdre et de laurier brûlait entreles jambes du colosse. Ses longues ailes enfonçaient leur pointedans la flamme ; les onguents dont il était frotté coulaientcomme de la sueur sur ses membres d’airain. Autour de la dalleronde où il appuyait ses pieds, les enfants, enveloppés de voilesnoirs, formaient un cercle immobile ; et ses bras démesurémentlongs abaissaient leurs paumes jusqu’à eux, comme pour saisir cettecouronne et l’emporter dans le ciel.

Les Riches, les Anciens, les femmes, toute la multitude setassait derrière les prêtres et sur les terrasses des maisons. Lesgrandes étoiles peintes ne tournaient plus : les tabernaclesétaient posés par terre ; et les fumées des encensoirsmontaient perpendiculairement, telles que des arbres gigantesquesétalant au milieu de l’azur leurs rameaux bleuâtres.

Plusieurs s’évanouirent ; d’autres devenaient inertes etpétrifiés dans leur extase. Une angoisse infinie pesait sur lespoitrines. Les dernières clameurs une à une s’éteignaient ; -et le peuple de Carthage haletait, absorbé dans le désir de saterreur.

Enfin, le grand-prêtre de Moloch passa la main gauche sous lesvoiles des enfants, et il leur arracha du front une mèche decheveux qu’il jeta sur les flammes. Alors, les hommes en manteauxrouges entonnèrent l’hymne sacré.

– « Hommage à toi, Soleil ! roi des deux zones, créateurqui s’engendre, Père et Mère, Père et Fils, Dieu et Déesse, Déesseet Dieu ! » Et leur voix se perdit dans l’explosion desinstruments sonnant tous à la fois, pour étouffer les cris desvictimes. Les scheminith à huit cordes, les kinnor, qui en avaientdix, et les nebal, qui en avaient douze, grinçaient, sifflaient,tonnaient. Des outres énormes hérissées de tuyaux faisaient unclapotement aigu ; les tambourins, battus à tour de bras,retentissaient de coups sourds et rapides ; et, malgré lafureur des clairons, les salsalim claquaient, comme des ailes desauterelle.

Les hiérodoules, avec un long crochet, ouvrirent les septcompartiments étagés sur le corps du Baal. Dans le plus haut, onintroduisit de la farine ; dans le second, deuxtourterelles ; dans le troisième, un singe ; dans lequatrième, un bélier ; dans le cinquième, une brebis ;et, comme on n’avait pas de boeufs pour le sixième, on y jeta unepeau tannée prise au sanctuaire. La septième case restaitbéante.

Avant de rien entreprendre, il était bon d’essayer les bras duDieu. De minces chaînettes partant de ses doigts gagnaient sesépaules et redescendaient par-derrière, où des hommes, tirantdessus, faisaient monter, jusqu’à la hauteur de ses coudes, sesdeux mains ouvertes qui, en se rapprochant, arrivaient contre sonventre ; elles remuèrent plusieurs fois de suite, à petitscoups saccadés. Puis les instruments se turent. Le feuronflait.

Les pontifes de Moloch se promenaient sur la grande dalle, enexaminant la multitude.

Il fallait un sacrifice individuel, une oblation toutevolontaire et qui était considérée comme entraînant les autres.Mais personne, jusqu’à présent, ne se montrait, et les sept alléesconduisant des barrières au colosse étaient complètement vides.Alors, pour encourager le peuple, les prêtres tirèrent de leursceintures des poinçons et ils se balafraient le visage. On fitentrer dans l’enceinte les Dévoués, étendus sur terre, en dehors.On leur jeta un paquet d’horribles ferrailles et chacun choisit satorture. Ils se passaient des broches entre les seins ; ils sefendaient les joues ; ils se mirent des couronnes d’épines surla tête ; puis ils s’enlacèrent par les bras, et, entourantles enfants, ils formaient un autre grand cercle qui se contractaitet s’élargissait. Ils arrivaient contre la balustrade, serejetaient en arrière et recommençaient toujours, attirant à eux lafoule par le vertige de ce mouvement tout plein de sang et decris.

Peu à peu, des gens entrèrent jusqu’au fond des allées ;ils lançaient dans la flamme des perles, des vases d’or, descoupes, des flambeaux, toutes leurs richesses ; les offrandes,de plus en plus, devenaient splendides et multipliées. Enfin, unhomme qui chancelait, un homme pâle et hideux de terreur, poussa unenfant ; puis on aperçut entre les mains du colosse une petitemasse noire ; elle s’enfonça dans l’ouverture ténébreuse. Lesprêtres se penchèrent au bord de la grande dalle, – et un chantnouveau éclata, célébrant les joies de la mort et les renaissancesde l’éternité.

Ils montaient lentement, et, comme la fumée en s’envolantfaisait de hauts tourbillons, ils semblaient de loin disparaîtredans un nuage. Pas un ne bougeait. Ils étaient liés aux poignets etaux chevilles, et la sombre draperie les empêchait de rien voir etd’être reconnus.

Hamilcar, en manteau rouge comme les prêtres de Moloch, setenait auprès du Baal, debout devant l’orteil de son pied droit.Quand on amena le quatorzième enfant, tout le monde puts’apercevoir qu’il eut un grand geste d’horreur. Mais bientôt,reprenant son attitude, il croisa ses bras et il regardait parterre. De l’autre côté de la statue, le Grand-Pontife restaitimmobile comme lui. Baissant sa tête chargée d’une mitreassyrienne, il observait sur sa poitrine la plaque d’or recouvertede pierres fatidiques, et où la flamme se mirant faisait des lueursirisées. Il pâlissait, éperdu. Hamilcar inclinait son front ;et ils étaient tous les deux si près du bûcher que le bas de leursmanteaux, se soulevant, de temps à autre l’effleurait.

Les bras d’airain allaient plus vite. Ils ne s’arrêtaient plus.Chaque fois que l’on y posait un enfant, les prêtres de Molochétendaient la main sur lui, pour le charger des crimes du peuple,en vociférant : « Ce ne sont pas des hommes, mais des boeufs !» et la multitude à l’entour répétait : « Des boeufs ! desboeufs ! » Les dévots criaient : « Seigneur !mange ! » et les prêtres de Proserpine, se conformant par laterreur au besoin de Carthage, marmottaient la formule éleusiaque :« Verse la pluie ! enfante ! »

Les victimes, à peine au bord de l’ouverture, disparaissaientcomme une goutte d’eau sur une plaque rougie, et une fumée blanchemontait dans la grande couleur écarlate.

Cependant, l’appétit du Dieu ne s’apaisait pas. Il en voulaittoujours. Afin de lui en fournir davantage, on les empila sur sesmains avec une grosse chaîne par-dessus, qui les retenait. Desdévots au commencement avaient voulu les compter, pour voir si leurnombre correspondait aux jours de l’année solaire ; mais on enmit d’autres, et il était impossible de les distinguer dans lemouvement vertigineux des horribles bras. Cela dura longtemps,indéfiniment jusqu’au soir. Puis les parois intérieures prirent unéclat plus sombre. Alors, on aperçut des chairs qui brûlaient.Quelques-uns même croyaient reconnaître des cheveux, des membres,des corps entiers.

Le jour tomba ; des nuages s’amoncelèrent au-dessus duBaal. Le bûcher, sans flammes à présent, faisait une pyramide decharbons jusqu’à ses genoux ; complètement rouge comme ungéant tout couvert de sang, il semblait, avec sa tête qui serenversait, chanceler sous le poids de son ivresse.

A mesure que les prêtres se hâtaient, la frénésie du peupleaugmentait ; le nombre des victimes diminuant, les unscriaient de les épargner, les autres qu’il en fallait encore. Onaurait dit que les murs chargés de monde s’écroulaient sous leshurlements d’épouvante et de volupté mystique. Puis des fidèlesarrivèrent dans les allées, traînant leurs enfants quis’accrochaient à eux ; et ils les battaient pour leur fairelâcher prise et eux ; et les remettre aux hommes rouges. Lesjoueurs d’instruments quelquefois s’arrêtaient, épuisés ;alors, on entendait les cris des mères et le grésillement de lagraisse qui tombait sur les charbons. Les buveurs de jusquiame,marchant à quatre pattes, tournaient autour du colosse etrugissaient comme des tigres, les Yidonim vaticinaient, les Dévouéschantaient avec leurs lèvres fendues ; on avait rompu lesgrillages, tous voulaient leur part du sacrifice ; et lespères dont les enfants étaient morts autrefois jetaient dans le feuleurs effigies, leurs jouets, leurs ossements conservés.

Quelques-uns qui avaient des couteaux se précipitèrent sur lesautres. On s’entr’égorgea. Avec des vans de bronze, les hiérodoulesprirent au bord de la dalle les cendres tombées ; et ils leslançaient dans l’air, afin que le sacrifice s’éparpillât sur laville et jusqu’à la région des étoiles.

Ce grand bruit et cette grande lumière avaient attiré lesBarbares au pied des murs ; se cramponnant pour mieux voir surles débris de l’hélépole, ils regardaient, béants d’horreur.

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