Salammbô

Chapitre 11Sous la tente

L’homme qui conduisait Salammbô la fit remonter au-delà duphare, vers les Catacombes, puis descendre le long faubourgMolouya, plein de ruelles escarpées. Le ciel commençait à blanchir.Quelquefois, des poutres de palmier, sortant des murs, lesobligeaient à baisser la tête. Les deux chevaux, marchant au pas,glissaient ; et ils arrivèrent ainsi à la porte deTeveste.

Ses lourds battants étaient entrebâillés ; ilspassèrent ; elle se referma derrière eux.

D’abord ils suivirent pendant quelque temps le pied desremparts, et, à la hauteur des Citernes, ils prirent par la Taenia,étroit ruban de terre jaune, qui, séparant le golfe du lac, seprolonge jusqu’au Rhadès.

Personne n’apparaissait autour de Carthage, ni sur la mer, nidans la campagne. Les flots couleur d’ardoise clapotaientdoucement, et le vent léger, poussant leur écume çà et là, lestachetait de déchirures blanches. Malgré tous ses voiles, Salammbôfrissonnait sous la fraîcheur du matin ; le mouvement, legrand air l’étourdissaient. Puis le soleil se leva ; il lamordait sur le derrière de la tête, et, involontairement, elles’assoupissait un peu. Les deux bêtes, côte à côte, trottaientl’amble en enfonçant leurs pieds dans le sable muet.

Quand ils eurent dépassé la montagne des Eaux-Chaudes, ilscontinuèrent d’un train plus rapide, le sol étant plus ferme.

Mais les champs, bien qu’on fût à l’époque des semailles et deslabours, d’aussi loin qu’on les apercevait, étaient vides comme ledésert. Il y avait, de place en place, des tas de blérépandus ; ailleurs des orges roussies s’égrenaient. Surl’horizon clair, les villages apparaissaient en noir, avec desformes incohérentes et découpées.

De temps à autre, un pan de muraille à demi calciné se dressaitau bord de la route. Les toits des cabanes s’effondraient, et, dansl’intérieur, on distinguait des éclats de poteries, des lambeaux devêtements, toutes sortes d’ustensiles et de choses briséesméconnaissables. Souvent un être couvert de haillons, la faceterreuse et les prunelles flamboyantes, sortait de ces ruines. Maisbien vite il se mettait à courir ou disparaissait dans un trou.Salammbô et son guide ne s’arrêtaient pas.

Les plaines abandonnées se succédaient. Sur de grands espaces deterre toute blonde s’étalait, par traînées inégales, une poudre decharbon que leurs pas soulevaient derrière eux. Quelquefois ilsrencontraient de petits endroits paisibles, un ruisseau qui coulaitparmi de longues herbes ; et, en remontant sur l’autre bord,Salammbô, pour se rafraîchir les mains, arrachait des feuillesmouillées. Au coin d’un bois de lauriers-roses, son cheval fit ungrand écart devant le cadavre d’un homme, étendu par terre.

L’esclave, aussitôt, la rétablit sur les coussins. C’était undes serviteurs du Temple, un homme que Schahabarim employait dansles missions périlleuses.

Par excès de précaution, maintenant il allait à pied, prèsd’elle entre les chevaux ; et il les fouettait avec le boutd’un lacet de cuir enroulé à son bras, ou bien il tirait d’unepanetière suspendue contre sa poitrine des boulettes de froment, dedattes et de jaunes d’oeufs, enveloppées dans des feuilles delotus, et il les offrait à Salammbô, sans parler, tout encourant.

Au milieu du jour, trois Barbares, vêtus de peaux de bêtes, lescroisèrent sur le sentier. Peu à peu, il en parut d’autres,vagabondant par troupes de dix, douze, vingt-cinq hommes ;plusieurs poussaient des chèvres ou quelque vache qui boitait.Leurs lourds bâtons étaient hérissés de pointes en airain ;des coutelas luisaient sur leurs vêtements d’une saleté farouche,et ils ouvraient les yeux avec un air de menace et d’ébahissement.Tout en passant, quelques-uns envoyaient une bénédictionbanale ; d’autres, des plaisanteries obscènes ; etl’homme de Schahabarim répondait à chacun dans son propre idiome.Il leur disait que c’était un jeune garçon malade allant pour seguérir vers un temple lointain.

Cependant le jour tombait. Des aboiements retentirent ; ilss’en rapprochèrent.

Puis, aux clartés du crépuscule, ils aperçurent un enclos depierres sèches, enfermant une vague construction. Un chien couraitsur le mur. L’esclave lui jeta des cailloux ; et ils entrèrentdans une haute salle voûtée.

Au milieu, une femme accroupie se chauffait à un feu debroussailles dont la fumée s’envolait par les trous du plafond. Sescheveux blancs, qui lui tombaient jusqu’aux genoux, la cachaient àdemi ; et sans vouloir répondre, d’un air idiot, ellemarmottait des paroles de vengeance contre les Barbares et contreles Carthaginois.

Le coureur furetait de droite et de gauche. Puis il revint prèsd’elle, en réclamant à manger. La vieille branlait la tête, et, lesyeux fixés sur les charbons, murmurait :

– « J’étais la main. Les dix doigts sont coupés. La bouche nemange plus. »

L’esclave lui montra une poignée de pièces d’or. Elle se ruadessus, mais bientôt elle reprit son immobilité.

Enfin il lui posa sous la gorge un poignard qu’il avait dans saceinture. Alors, en tremblant, elle alla soulever une large pierreet rapporta une amphore de vin avec des poissons d’Hippo-Zaryteconfits dans du miel.

Salammbô se détourna de cette nourriture immonde, et elles’endormit sur les caparaçons des chevaux étendus dans un coin dela salle.

Avant le jour, il la réveilla.

Le chien hurlait. L’esclave s’en approcha tout doucement ;et d’un seul coup de poignard, lui abattit la tête. Puis il frottade sang les naseaux des chevaux pour les ranimer. La vieille luilança par-derrière une malédiction. Salammbô l’aperçut, et ellepressa l’amulette qu’elle portait sur son coeur.

Ils se remirent en marche.

De temps à autre, elle demandait si l’on ne serait pas bientôtarrivé. La route ondulait sur de petites collines. On n’entendaitque le grincement des cigales. Le soleil chauffait l’herbejaunie ; la terre était toute fendillée par des crevasses, quifaisaient, en la divisant, comme des dalles monstrueuses.Quelquefois une vipère passait, des aigles volaient ;l’esclave courait toujours ; Salammbô rêvait sous ses voiles,et malgré la chaleur ne les écartait pas, dans la crainte de salirses beaux vêtements.

A des distances régulières, des tours s’élevaient, bâties parles Carthaginois, afin de surveiller les tribus. Ils entraînaientdedans pour se mettre à l’ombre, puis repartaient.

La veille, par prudence, ils avaient fait un grand détour. Mais,à présent, on ne rencontrait personne ; la région étantstérile, les Barbares n’y avaient point passé.

La dévastation peu à peu recommença. Parfois, au milieu d’unchamp, une mosaïque s’étalait, seul débris d’un châteaudisparu ; et les oliviers, qui n’avaient pas de feuilles,semblaient au loin de larges buissons d’épines. Ils traversèrent unbourg dont les maisons étaient brûlées à ras du sol. On voyait lelong des murailles des squelettes humains. Il y en avait aussi dedromadaires et de mulets. Des charognes à demi rongées barraientles rues. La nuit descendait. Le ciel était bas et couvert denuages.

Ils remontèrent encore pendant deux heures dans la direction del’Occident, et, tout à coup, devant eux, ils aperçurent quantité depetites flammes.

Elles brillaient au fond d’un amphithéâtre. Çà et là des plaquesd’or miroitaient, en se déplaçant. C’étaient les cuirasses desClinabares, le camp punique ; puis ils distinguèrent auxalentours d’autres lueurs plus nombreuses, car les armées desMercenaires, confondues maintenant, s’étendaient sur un grandespace.

Salammbô fit un mouvement pour s’avancer. Mais l’homme deSchahabarim l’entraîna plus loin, et ils longèrent la terrasse quifermait le camp des Barbares. Une brèche s’y ouvrait, l’esclavedisparut.

Au sommet du retranchement, une sentinelle se promenait avec unarc à la main et une pique sur l’épaule.

Salammbô se rapprochait toujours ; le Barbare s’agenouilla,et une longue flèche vint percer le bas de son manteau. Puis, commeelle restait immobile, en criant, il lui demanda ce qu’ellevoulait.

– « Parler à Mâtho » , répondit-elle. « Je suis un transfuge deCarthage. »

Il poussa un sifflement, qui se répéta de loin en loin.

Salammbô attendit ; son cheval, effrayé, tournoyait enreniflant.

Quand Mâtho arriva, la lune se levait derrière elle. Mais elleavait sur le visage un voile jaune à fleurs noires et tant dedraperies autour du corps qu’il était impossible d’en rien deviner.Du haut de la terrasse, il considérait cette forme vague sedressant comme un fantôme dans les pénombres du soir.

Enfin elle lui dit :

– « Mène-moi dans ta tente ! Je le veux ! »

Un souvenir qu’il ne pouvait préciser lui traversa la mémoire.Il sentait battre son coeur. Cet air de commandementl’intimidait.

– « Suis-moi ! » dit-il.

La barrière s’abaissa ; aussitôt elle fut dans le camp desBarbares.

Un grand tumulte et une grande foule l’emplissaient. Des feuxclairs brûlaient sous des marmites suspendues ; et leursreflets empourprés, illuminant certaines places, en laissaientd’autres dans les ténèbres, complètement. On criait, onappelait ; des chevaux attachés à des entraves formaient delongues lignes droites au milieu des tentes ; elles étaientrondes, carrées, de cuir ou de toile ; il y avait des huttesen roseaux et des trous dans le sable comme en font les chiens. Lessoldats charriaient des fascines, s’accoudaient par terre, ou,s’enroulant dans une natte, se disposaient à dormir ; et lecheval de Salammbô, pour passer par-dessus, quelquefois allongeaitune jambe et sautait.

Elle se rappelait les avoir déjà vus ; mais leurs barbesétaient plus longues, leurs figures encore plus noires, leurs voixplus rauques. Mâtho, en marchant devant elle, les écartait par ungeste de son bras qui soulevait son manteau rouge. Quelques-unsbaisaient ses mains ; d’autres, en pliant l’échine,l’abordaient pour lui demander des ordres ; car il étaitmaintenant le véritable, le seul chef des Barbares ; Spendius,Autharite et Narr’Havas étaient découragés, et il avait montré tantd’audace et d’obstination que tous lui obéissaient.

Salammbô, en le suivant, traversa le camp entier. Sa tente étaitau bout, à trois cents pas du retranchement d’Hamilcar.

Elle remarqua sur la droite une large fosse, et il lui semblaque des visages posaient contre le bord, au niveau du sol, commeeussent fait des têtes coupées. Cependant leurs yeux remuaient, etde ces bouches entrouvertes il s’échappait des gémissements enlangage punique.

Deux nègres, portant des fanaux de résine, se tenaient aux deuxcôtés de la porte. Mâtho écarta la toile brusquement. Elle lesuivit.

C’était une tente profonde, avec un mât dressé au milieu. Ungrand lampadaire en forme de lotus l’éclairait, tout plein d’unehuile jaune où flottaient des poignées d’étoupes, et on distinguaitdans l’ombre des choses militaires qui reluisaient. Un glaive nus’appuyait contre un escabeau, près d’un bouclier ; des fouetsen cuir d’hippopotame, des cymbales, des grelots, des collierss’étalaient pêle-mêle sur des corbeilles en sparterie ; lesmiettes d’un pain noir salissaient une couverture de feutre ;dans un coin, sur une pierre ronde, de la monnaie de cuivre étaitnégligemment amoncelée, et, par les déchirures de la toile, le ventapportait la poussière du dehors avec la senteur des éléphants, quel’on entendait manger, tout en secouant leurs chaînes.

– « Qui es-tu ? » dit Mâtho.

Sans répondre, elle regardait autour d’elle, lentement, puis sesyeux s’arrêtèrent au fond, où, sur un lit en branches de palmier,retombait quelque chose de bleuâtre et de scintillant.

Elle s’avança vivement. Un cri lui échappa. Mâtho, derrièreelle, frappait du pied.

– « Qui t’amène ? pourquoi viens-tu ? »

Elle répondit en montrant le zaïmph :

– « Pour le prendre ! » et de l’autre main elle arracha lesvoiles de sa tête. Il se recula, les coudes en arrière, béant,presque terrifié.

Elle se tenait comme appuyée sur la force des Dieux ; et,le regardant face à face, elle lui demanda le zaïmph ; elle leréclamait en paroles abondantes et superbes.

Mâtho n’entendait pas ; il la contemplait, et lesvêtements, pour lui, se confondaient avec le corps. La moire desétoffes était, comme la splendeur de sa peau, quelque chose despécial et n’appartenant qu’à elle. Ses yeux, ses diamantsétincelaient ; le poli de ses ongles continuait la finesse despierres qui chargeaient ses doigts ; les deux agrafes de satunique, soulevant un peu de ses seins, les rapprochaient l’un del’autre, et il se perdait par la pensée dans leur étroitintervalle, où descendait un fil tenant une plaque d’émeraudes, quel’on apercevait plus bas sous la gaze violette. Elle avait pourpendants d’oreilles deux petites balances de saphir supportant uneperle creuse, pleine d’un parfum liquide. Par les trous de laperle, de moment en moment, une gouttelette qui tombait mouillaitson épaule nue. Mâtho la regardait tomber.

Une curiosité indomptable l’entraîna ; et, comme un enfantqui porte la main sur un fruit inconnu, tout en tremblant, du boutde son doigt, il la toucha légèrement sur le haut de sapoitrine ; la chair un peu froide céda avec une résistanceélastique.

Ce contact, à peine sensible pourtant, ébranla Mâtho jusqu’aufond de lui-même. Un soulèvement de tout son être le précipitaitvers elle. Il aurait voulu l’envelopper, l’absorber, la boire. Sapoitrine haletait, il claquait des dents.

En la prenant par les deux poignets, il l’attira doucement, etil s’assit alors sur une cuirasse, près du lit de palmier quecouvrait une peau de lion. Elle était debout. Il la regardait debas en haut, en la tenant ainsi entre ses jambes, et il répétait:

– « Comme tu es belle ! comme tu es belle ! »

Ses yeux continuellement fixés sur les siens la faisaientsouffrir ; et ce malaise, cette répugnance augmentaient d’unefaçon si aiguë que Salammbô se retenait pour ne pas crier. Lapensée de Schahabarim lui revint ; elle se résigna.

Mâtho gardait toujours ses petites mains dans les siennes ;et, de temps à autre, malgré l’ordre du prêtre, en tournant levisage, elle tâchait de l’écarter avec des secousses de ses bras.Il ouvrait les narines pour mieux humer le parfum s’exhalant de sapersonne. C’était une émanation indéfinissable, fraîche, etcependant qui étourdissait comme la fumée d’une cassolette. Ellesentait le miel, le poivre, l’encens, les roses, et une autre odeurencore.

Mais comment se trouvait-elle près de lui, dans sa tente, à sadiscrétion ? Quelqu’un, sans doute, l’avait poussée ?Elle n’était pas venue pour le zaïmph ? Ses bras retombèrent,et il baissa la tête, accablé par une rêverie soudaine.

Salammbô, afin de l’attendrir, lui dit d’une voix plaintive:

– « Que t’ai-je donc fait pour que tu veuilles ma mort ?»

– « Ta mort ! »

Elle reprit :

– « Je t’ai aperçu un soir, à la lueur de mes jardins quibrûlaient, entre des coupes fumantes et mes esclaves égorgés, et tacolère était si forte que tu as bondi vers moi et qu’il a fallum’enfuir ! Puis une terreur est entrée dans Carthage. Oncriait la dévastation des villes, l’incendie des campagnes, lemassacre des soldats ; c’est toi qui les avais perdus, c’esttoi qui les avais assassinés ! Je te hais ! Ton nom seulme ronge comme un remords. Tu es plus exécré que la peste et que laguerre romaine ! Les provinces tressaillent de ta fureur, lessillons sont pleins de cadavres ! J’ai suivi la trace de tesfeux, comme si je marchais derrière Moloch ! »

Mâtho se leva d’un bond ; un orgueil colossal lui gonflaitle coeur ; il se trouvait haussé à la taille d’un Dieu.

Les narines battantes, les dents serrées, elle continuait :

– « Comme si ce n’était pas assez de ton sacrilège, tu es venuchez moi, dans mon sommeil, tout couvert du zaïmph ! Tesparoles, je ne les ai pas comprises ; mais je voyais bien quetu voulais m’entraîner vers quelque chose d’épouvantable, au fondd’un abîme. »

Mâtho, en se tordant les bras, s’écria :

– « Non ! non ! c’était pour te le donner ! pourte le rendre ! Il me semblait que la Déesse avait laissé sonvêtement pour toi, et qu’il t’appartenait ! Dans son temple oudans ta maison, qu’importe ? n’es-tu pas toute-puissante,immaculée, radieuse et belle comme Tanit ! » Et avec un regardplein d’une adoration infinie :

– « A moins, peut-être que tu ne sois Tanit ? »

– « Moi, Tanit ! » se disait Salammbô.

Ils ne parlaient plus. Le tonnerre au loin roulait. Des moutonsbêlaient, effrayés par l’orage.

– « Oh ! approche ! » reprit-il, « approche ! necrains rien ! » «Autrefois, je n’étais qu’un soldat confondudans la plèbe des Mercenaires, et même si doux, que je portais pourles autres du bois sur mon dos. Est-ce que je m’inquiète deCarthage ! La foule de ses hommes s’agite comme perdue dans lapoussière de tes sandales, et tous ses trésors avec les provinces,les flottes et les îles, ne me font pas envie comme la fraîcheur detes lèvres et le tour de tes épaules. Mais je voulais abattre sesmurailles afin de parvenir jusqu’à toi, pour te posséder !D’ailleurs, en attendant, je me vengeais ! A présent, j’écraseles hommes comme des coquilles, et je me jette sur les phalanges,j’écarte les sarisses avec mes mains, j’arrête les étalons par lesnaseaux ; une catapulte ne me tuerait pas ! Oh ! Situ savais, au milieu de la guerre, comme je pense à toi !Quelquefois, le souvenir d’un geste, d’un pli de ton vêtement, toutà coup me saisit et m’enlace comme un filet ! j’aperçois tesyeux dans les flammes des phalariques et sur la dorure desboucliers ! j’entends ta voix dans le retentissement descymbales. Je me détourne, tu n’es pas là ! et alors je mereplonge dans la bataille ! »

Il levait ses bras où des veines s’entrecroisaient comme deslierres sur des branches d’arbre. De la sueur coulait sur sapoitrine, entre ses muscles carrés ; et son haleine secouaitses flancs avec sa ceinture de bronze toute garnie de lanières quipendaient jusqu’à ses genoux, plus fermes que du marbre. Salammbô,accoutumée aux eunuques, se laissait ébahir par la force de cethomme. C’était le châtiment de la Déesse ou l’influence de Molochcirculant autour d’elle, dans les cinq armées. Une lassitudel’accablait ; elle écoutait avec stupeur le cri intermittentdes sentinelles, qui se répondaient.

Les flammes de la lampe vacillaient sous des rafales d’airchaud. Il venait, par moment, de larges éclairs ; puisl’obscurité redoublait ; et elle ne voyait plus que lesprunelles de Mâtho, comme deux charbons dans la nuit. Cependant,elle sentait bien qu’une fatalité l’entourait, qu’elle touchait àun moment suprême, irrévocable, et, dans un effort, elle remontavers le zaïmph et leva les mains pour le saisir.

– « Que fais-tu ? » s’écria Mâtho.

Elle répondit avec placidité :

– « Je m’en retourne à Carthage. »

Il s’avança en croisant les bras, et d’un air si terriblequ’elle fut immédiatement comme clouée sur ses talons.

– « T’en retourner à Carthage ! » Il balbutiait, et ilrépétait, en grinçant des dents :

– « T’en retourner à Carthage ! Ah ! tu venais pourprendre le zaïmph, pour me vaincre, puis disparaître !Non ! non, tu m’appartiens ! et personne à présent net’arrachera d’ici ! Oh ! je n’ai pas oublié l’insolencede tes grands yeux tranquilles et comme tu m’écrasais avec lahauteur de ta beauté ! A mon tour, maintenant ! Tu es macaptive, mon esclave, ma servante ! Appelle, si tu veux, tonpère et son armée, les Anciens, les Riches et ton exécrable peuple,tout entier ! Je suis le maître de trois cent millesoldats ! j’irai en chercher dans la Lusitanie, dans lesGaules et au fond du désert, et je renverserai ta ville, jebrûlerai tous ses temples ; les trirèmes vogueront sur desvagues de sang ! Je ne veux pas qu’il en reste une maison, unepierre ni un palmier ! Et si les hommes me manquent,j’attirerai les ours des montagnes et je pousserai les lions !N’essaye pas de t’enfuir, je te tue ! »

Blême et les poings crispés, il frémissait comme une harpe dontles cordes vont éclater. Tout à coup des sanglots l’étouffèrent et,en s’affaissant sur les jarrets :

– « Ah ! pardonne-moi ! Je suis un infâme et plus vilque les scorpions, que la fange et la poussière ! Tout àl’heure, pendant que tu parlais, ton haleine a passé sur ma face,et je me délectais comme un moribond qui boit à plat ventre au bordd’un ruisseau. Ecrase-moi, pourvu que je sente tes pieds !maudis-moi, pourvu que j’entende ta voix ! Ne t’en vapas ! pitié ! je t’aime ! je t’aime ! »

Il était à genoux, par terre, devant elle ; et il luientourait la taille de ses deux bras, la tête en arrière, les mainserrantes ; les disques d’or suspendus à ses oreilles luisaientsur son cou bronzé ; de grosses larmes roulaient dans ses yeuxpareils à des globes d’argent ; il soupirait d’une façoncaressante, et murmurait de vagues paroles, plus légères qu’unebrise et suaves comme un baiser.

Salammbô était envahie par une mollesse où elle perdait touteconscience d’elle-même. Quelque chose à la fois d’intime et desupérieur, un ordre des Dieux la forçait à s’y abandonner ;des nuages la soulevaient, et, en défaillant, elle se renversa surle lit dans les poils du lion. Mâtho lui saisit les talons, lachaînette d’or éclata, et les deux bouts, en s’envolant, frappèrentla toile comme deux vipères rebondissantes. Le zaïmph tomba,l’enveloppait ; elle aperçut la figure de Mâtho se courbantsur sa poitrine.

– « Moloch, tu me brûles ! » et les baisers du soldat, plusdévorateurs que des flammes, la parcouraient ; elle étaitcomme enlevée dans un ouragan, prise dans la force du soleil.

Il baisa tous les doigts de ses mains, ses bras, ses pieds, etd’un bout à l’autre les longues tresses de ses cheveux.

– « Emporte-le » , disait-il, « est-ce que j’y tiens !Emmène-moi avec lui ! j’abandonne l’armée ! je renonce àtout ! Au-delà de Gadès, à vingt jours dans la mer, onrencontre une île couverte de poudre d’or, de verdure et d’oiseaux.Sur les montagnes, de grandes fleurs pleines de parfums qui fumentse balancent comme d’éternels encensoirs ; dans lescitronniers plus hauts que des cèdres, des serpents couleur de laitfont avec les diamants de leur gueule tomber les fruits sur legazon ; l’air est si doux qu’il empêche de mourir. Oh !je la trouverai, tu verras. Nous vivrons dans les grottes decristal, taillées au bas des collines. Personne encore ne l’habite,ou je deviendrai le roi du pays. »

Il balaya la poussière de ses cothurnes ; il voulut qu’ellemît entre ses lèvres le quartier d’une grenade, il accumuladerrière sa tête des vêtements pour lui faire un coussin. Ilcherchait les moyens de la servir, de s’humilier, et même il étalasur ses jambes le zaïmph, comme un simple tapis.

– « As-tu toujours » , disait-il, « ces petites cornes degazelle où sont suspendus tes colliers ? Tu me lesdonneras ; je les aime ! » Car il parlait comme si laguerre était finie, des rires de joie lui échappaient ; et lesMercenaires, Hamilcar, tous les obstacles avaient maintenantdisparu. La lune glissait entre deux nuages. Ils la voyaient parune ouverture de la tente.

– « Ah ! que j’ai passé de nuits à la contempler !elle me semblait un voile qui cachait ta figure ; tu meregardais à travers ; ton souvenir se mêlait à sesrayonnements ; je ne vous distinguais plus ! » Et la têteentre ses seins, il pleurait abondamment.

– « C’est donc là ! » , songeait-elle « cet hommeformidable qui fait trembler Carthage ! »

Il s’endormit. Alors, en se dégageant de son bras, elle posa unpied par terre, et elle s’aperçut que sa chaînette étaitbrisée.

On accoutumait les vierges dans les grandes familles à respecterces entraves comme une chose presque religieuse, et Salammbô, enrougissant, roula autour de ses jambes les deux tronçons de lachaîne d’or.

Carthage, Mégara, sa maison, sa chambre et les campagnes qu’elleavait traversées, tourbillonnaient dans sa mémoire en imagestumultueuses et nettes cependant. Mais un abîme survenu lesreculait loin d’elle, à une distance infinie.

L’orage s’en allait ; de rares gouttes d’eau en claquantune à une faisaient osciller le toit de la tente.

Mâtho, tel qu’un homme ivre, dormait étendu sur le flanc, avecun bras qui dépassait le bord de la couche. Son bandeau de perlesétait un peu remonté et découvrait son front. Un sourire écartaitses dents. Elles brillaient entre sa barbe noire, et dans lespaupières à demi closes il y avait une gaieté silencieuse etpresque outrageante.

Salammbô le regardait immobile, la tête basse, les mainscroisées.

Au chevet du lit, un poignard s’étalait sur une table decyprès ; la vue de cette lame luisante l’enflamma d’une enviesanguinaire. Des voix lamentables se traînaient au loin, dansl’ombre, et, comme un choeur de Génies, la sollicitaient. Elle serapprocha ; elle saisit le fer par le manche. Au frôlement desa robe, Mâtho entrouvrit les yeux, en avançant la bouche sur sesmains, et le poignard tomba.

Des cris s’élevèrent ; une lueur effrayante fulguraitderrière la toile. Mâtho la souleva ; ils aperçurent degrandes flammes qui enveloppaient le camp des Libyens.

Leurs cabanes de roseaux brûlaient, et les tiges, en se tordant,éclataient dans la fumée et s’envolaient comme des flèches ;sur l’horizon tout rouge, des ombres noires couraient éperdues. Onentendait les hurlements de ceux qui étaient dans lescabanes ; les éléphants, les boeufs et les chevauxbondissaient au milieu de la foule en l’écrasant, avec lesmunitions et les bagages que l’on tirait de l’incendie. Destrompettes sonnaient. On appelait : « Mâtho ! Mâtho ! »Des gens à la porte voulaient entrer.

– « Viens donc ! c’est Hamilcar qui brûle le campd’Autharite ! »

Il fit un bond. Elle se trouva toute seule.

Alors elle examina le zaïmph ; et quand elle l’eut biencontemplé, elle fut surprise de ne pas avoir ce bonheur qu’elles’imaginait autrefois. Elle restait mélancolique devant son rêveaccompli.

Mais le bas de la tente se releva, et une forme monstrueuseapparut. Salammbô ne distingua d’abord que les deux yeux, avec unelongue barbe blanche qui pendait jusqu’à terre ; car le restedu corps, embarrassé dans les guenilles d’un vêtement fauve,traînait contre le sol ; et, à chaque mouvement pour avancer,les deux mains entraient dans la barbe, puis retombaient. Enrampant ainsi, elle arriva jusqu’à ses pieds, et Salammbô reconnutle vieux Giscon.

En effet, les Mercenaires, pour empêcher les anciens captifs des’enfuir, à coups de barre d’airain leur avaient cassé lesjambes ; et ils pourrissaient tous pêle-mêle, dans une fosse,au milieu des immondices. Les plus robustes, quand ils entendaientle bruit des gamelles, se haussaient en criant : c’est ainsi queGiscon avait aperçu Salammbô. Il avait deviné une Carthaginoise,aux petites boules de sandastrum qui battaient contre sescothurnes ; et, dans le pressentiment d’un mystèreconsidérable, en se faisant aider par ses compagnons, il étaitparvenu à sortir de la fosse ; puis, avec les coudes et lesmains, il s’était traîné vingt pas plus loin, jusqu’à la tente deMâtho. Deux voix y parlaient. Il avait écouté du dehors et toutentendu.

– « C’est toi ! » dit-elle enfin, presque épouvantée.

En se haussant sur les poignets, il répliqua :

– « Oui, c’est moi ! On me croit mort, n’est-ce pas ?»

Elle baissa la tête. Il reprit :

– « Ah ! pourquoi les Baals ne m’ont-ils pas accordé cettemiséricorde ! »

Et se rapprochant de si près, qu’il la frôlait : « Ilsm’auraient épargné la peine de te maudire ! »

Salammbô se rejeta vivement en arrière, tant elle eut peur decet être immonde, qui était hideux comme une larve et terriblecomme un fantôme.

– « J’ai cent ans, bientôt » , dit-il. « J’ai vuAgathodès ; j’ai vu Régulus et les aigles des Romains passersur les moissons des champs puniques ! J’ai vu toutes lesépouvantes des batailles et la mer encombrée par les débris de nosflottes ! Des Barbares que je commandais m’ont enchaîné auxquatre membres, comme un esclave homicide. Mes compagnons, l’unaprès l’autre, sont à mourir autour de moi ; l’odeur de leurscadavres me réveille la nuit ; j’écarte les oiseaux quiviennent becqueter leurs yeux ; et pourtant, pas un seul jourje n’ai désespéré de Carthage ! Quand même j’aurais vu contreelle toutes les armées de la terre, et les flammes du siègedépasser la hauteur des temples, j’aurais cru encore à sonéternité ! Mais, à présent, tout est fini ! tout estperdu ! Les Dieux l’exècrent ! Malédiction sur toi qui asprécipité sa ruine par ton ignominie ! »

Elle ouvrit ses lèvres.

– « Ah ! j’étais là ! » s’écria-t-il. « Je t’aientendue râler d’amour comme une prostituée ; puis il teracontait son désir, et tu te laissais baiser les mains !Mais, si la fureur de ton impudicité te poussait, tu devais faireau moins comme les bêtes fauves qui se cachent dans leursaccouplements, et ne pas étaler ta honte jusque sous les yeux deton père ! »

– « Comment ? » , dit-elle.

– « Ah ! tu ne savais pas que les deux retranchements sontà soixante coudées l’un de l’autre, et que ton Mâtho, par excèsd’orgueil, s’est établi tout en face d’Hamilcar. Il est là, tonpère, derrière toi ; et si je pouvais gravir le sentier quimène sur la plate-forme, je lui crierais : Viens donc voir ta filledans les bras du Barbare ! Elle a mis pour lui plaire levêtement de la Déesse ; et, en abandonnant son corps, ellelivre, avec la gloire de ton nom, la majesté des Dieux, lavengeance de la patrie, le salut même de Carthage ! » Lemouvement de sa bouche édentée remuait sa barbe tout du long ;ses yeux, tendus sur elle, la dévoraient ; et il répétait enhaletant dans la poussière :

– « Ah ! sacrilège ! Maudite sois-tu !maudite ! maudite ! »

Salammbô avait écarté la toile, elle la tenait soulevée au boutde son bras, et, sans lui répondre, elle regardait du côtéd’Hamilcar.

– « C’est par ici, n’est-ce pas ? » dit-elle.

– « Que t’importe ! Détourne-toi ! Va-t’en !Ecrase plutôt ta face contre la terre ! C’est un lieu saintque ta vue souillerait. »

Elle jeta le zaïmph autour de sa taille, ramassa vivement sesvoiles, son manteau, son écharpe. – « J’y cours ! »s’écria-t-elle ; et, s’échappant, Salammbô disparut.

D’abord, elle marcha dans les ténèbres sans rencontrer personne,car tous se portaient vers l’incendie ; et la clameurredoublait, de grandes flammes empourpraient le cielpar-derrière ; une longue terrasse l’arrêta.

Elle tourna sur elle-même, de droite et de gauche au hasard,cherchant une échelle, une corde, une pierre, quelque chose enfinpour l’aider. Elle avait peur de Giscon, et il lui semblait que descris et des pas la poursuivaient. Le jour commençait à blanchir.Elle aperçut un sentier dans l’épaisseur du retranchement. Elleprit avec ses dents le bas de sa robe qui la gênait, et, en troisbonds, elle se trouva sur la plate-forme.

Un cri sonore éclata sous elle, dans l’ombre, le même qu’elleavait entendu au bas de l’escalier des galères ; et, en sepenchant, elle reconnut l’homme de Schahabarim avec ses chevauxaccouplés.

Il avait erré toute la nuit entre les deux retranchements ;puis, inquiété par l’incendie, il était revenu en arrière, tâchantd’apercevoir ce qui se passait dans le camp de Mâtho ; et,comme il savait que cette place était la plus voisine de sa tente,pour obéir au prêtre, il n’en avait pas bougé.

Il monta debout sur un des chevaux. Salammbô se laissa glisserjusqu’à lui ; et ils s’enfuirent au grand galop en faisant letour du camp punique, pour trouver une porte quelque part.

Mâtho était rentré dans sa tente. La lampe toute fumeuseéclairait à peine, et même il crut que Salammbô dormait. Alors, ilpalpa délicatement la peau du lion, sur le lit de palmier. Ilappela, elle ne répondit pas ; il arracha vivement un lambeaude la toile pour faire venir du jour ; le zaïmph avaitdisparu.

La terre tremblait sous des pas multipliés. De grands cris, deshennissements, des chocs d’armures s’élevaient dans l’air, et lesfanfares des clairons sonnaient la charge. C’était comme un ouragantourbillonnant autour de lui. Une fureur désordonnée le fit bondirsur ses armes, il se lança dehors.

Les longues files des Barbares descendaient en courant lamontagne, et les carrés puniques s’avançaient contre eux, avec uneoscillation lourde et régulière. Le brouillard, déchiré par lesrayons du soleil, formait de petits nuages qui se balançaient, etpeu à peu, en s’élevant, ils découvraient les étendards, lescasques et la pointe des piques. Sous les évolutions rapides, desportions de terrain encore dans l’ombre semblaient se déplacer d’unseul morceau ; ailleurs, on aurait dit des torrents quis’entrecroisaient, et, entre eux, des masses épineuses restaientimmobiles. Mâtho distinguait les capitaines, les soldats, leshérauts et jusqu’aux valets par-derrière, qui étaient montés surdes ânes. Mais au lieu de garder sa position pour couvrir lesfantassins, Narr’Havas tourna brusquement à droite, comme s’ilvoulait se faire écraser par Hamilcar.

Ses cavaliers dépassèrent les éléphants qui seralentissaient ; et tous les chevaux, allongeant leur têtesans bride, galopaient d’un train si furieux que leur ventreparaissait frôler la terre. Puis, tout à coup, Narr’Havas marcharésolument vers une sentinelle. Il jeta son épée, sa lance, sesjavelots, et disparut au milieu des Carthaginois.

Le roi des Numides arriva dans la tente d’Hamilcar ; et ildit, en lui montrant ses hommes qui se tenaient au loin arrêtés:

– « Barca ! je te les amène. Ils sont à toi. »

Alors il se prosterna en signe d’esclavage, et, comme preuve desa fidélité, il rappela toute sa conduite depuis le commencement dela guerre.

D’abord il avait empêché le siège de Carthage et le massacre descaptifs ; puis, il n’avait point profité de la victoire contreHannon après la défaite d’Utique. Quant aux villes tyriennes, c’estqu’elles se trouvaient sur les frontières de son royaume. Enfin, iln’avait pas participé à la bataille de Macar ; et même ils’était absenté tout exprès pour fuir l’obligation de combattre leSuffète.

Narr’Havas, en effet, avait voulu s’agrandir par desempiétements sur les provinces puniques, et, selon les chances dela victoire, tour à tour secouru et délaissé les Mercenaires. Maisvoyant que le plus fort serait définitivement Hamilcar, il s’étaittourné vers lui ; et peut-être y avait-il dans sa défectionune rancune contre Mâtho, soit à cause du commandement ou de sonancien amour.

Le Suffète l’écouta sans l’interrompre. L’homme qui seprésentait ainsi dans une armée où on lui devait des vengeancesn’était pas un auxiliaire à dédaigner ; Hamilcar devina toutde suite l’utilité d’une telle alliance pour ses grands projets.Avec les Numides, il se débarrasserait des Libyens. Puis ilentraînerait l’Occident à la conquête de l’Ibérie ; et, sanslui demander pourquoi il n’était pas venu plus tôt, ni releveraucun de ses mensonges, il baisa Narr’Havas, en heurtant trois foissa poitrine contre la sienne.

C’était pour en finir, et par désespoir, qu’il avait incendié lecamp des Libyens. Cette armée lui arrivait comme un secours desDieux ; en dissimulant sa joie, il répondit :

– « Que les Baals te favorisent ! J’ignore ce que fera pourtoi la République, mais Hamilcar n’a pas d’ingratitude. »

Le tumulte redoublait ; des capitaines entraient. Ils’armait tout en parlant :

– « Allons, retourne ! Avec les cavaliers, tu rabattrasleur infanterie entre tes éléphants et les miens !Courage ! extermine ! »

Et Narr’Havas se précipitait, quand Salammbô parut.

Elle sauta vite à bas de son cheval. Elle ouvrit son largemanteau, et, en écartant les bras, elle déploya le zaïmph.

La tente de cuir, relevée dans les coins, laissait voir le tourentier de la montagne couverte de soldats, et comme elle setrouvait au centre, de tous les côtés on apercevait Salammbô. Uneclameur immense éclata, un long cri de triomphe et d’espoir. Ceuxqui étaient en marche s’arrêtèrent ; les moribonds, s’appuyantsur le coude, se retournaient pour la bénir. Tous les Barbaressavaient maintenant qu’elle avait repris le zaïmph ; de loinils la voyaient, ils croyaient la voir ; et d’autres cris,mais de rage et de vengeance, retentissaient, malgré lesapplaudissements des Carthaginois ; les cinq armées,s’étageant sur la montagne, trépignaient et hurlaient ainsi toutautour de Salammbô.

Hamilcar, sans pouvoir parler, la remerciait par des signes detête. Ses yeux se portaient alternativement sur le zaïmph et surelle, et il remarqua que sa chaînette était rompue. Alors ilfrissonna, saisi par un soupçon terrible. Mais reprenant vite sonimpassibilité, il considéra Narr’Havas obliquement, sans tourner lafigure.

Le roi des Numides se tenait à l’écart dans une attitudediscrète ; il portait au front un peu de la poussière qu’ilavait touchée en se prosternant. Enfin le Suffète s’avança vers luiet, avec un air plein de gravité :

– « En récompense des services que tu m’as rendus, Narr’Havas,je te donne ma fille. »

Il ajouta :

– « Sois mon fils et défends ton père ! »

Narr’Havas eut un grand geste de surprise, puis se jeta sur sesmains qu’il couvrit de baisers.

Salammbô, calme comme une statue, semblait ne pas comprendre.Elle rougissait un peu, tout en baissant les paupières ; seslongs cils recourbés faisaient des ombres sur ses joues.

Hamilcar voulut immédiatement les unir par des fiançaillesindissolubles. On mit entre les mains de Salammbô une lance qu’elleoffrit à Narr’Havas : on attacha leurs pouces l’un contre l’autreavec une lanière de boeuf, puis on leur versa du blé sur la tête,et les grains qui tombaient autour d’eux sonnèrent comme de lagrêle en rebondissant.

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