Salammbô

Chapitre 6Hannon

– « J’aurais dû l’enlever ! » disait-il le soir àSpendius.

« Il fallait la saisir, l’arracher de sa maison ! Personnen’eût osé rien contre moi ! »

Spendius ne l’écoutait pas. Etendu sur le dos, il se reposaitavec délices, près d’une grande jarre pleine d’eau miellée, où detemps à autre il se plongeait la tête pour boire plusabondamment.

Mâtho reprit :

– « Que faire ? … Comment rentrer dans Carthage ?»

– « Je ne sais » , lui dit Spendius.

Cette impassibilité l’exaspérait ; il s’écria :

– « Eh ! la faute vient de toi ! Tu m’entraînes, puistu m’abandonnes, lâche que tu es ! Pourquoi donct’obéirais-je ? Te crois-tu mon maître ? Ah !prostitueur, esclave, fils d’esclave ! »

Il grinçait des dents et levait sur Spendius sa large main.

Le Grec ne répondit pas. Un lampadaire d’argile brûlaitdoucement contre le mât de la tente, où le zaïmph rayonnait dans lapanoplie suspendue. Tout à coup, Mâtho chaussa ses cothurnes,boucla sa jaquette à lames d’airain, prit son casque.

– « Où vas-tu ? » demanda Spendius.

– « J’y retourne ! Laisse-moi ! Je la ramènerai !Et s’ils se présentent je les écrase comme des vipères ! Je laferai mourir, Spendius ! » Il répéta : « Oui ! Je latuerai ! tu verras, je la tuerai ! »

Mais Spendius, qui tendait l’oreille, arracha brusquement lezaïmph et le jeta dans un coin, en accumulant par-dessus destoisons. On entendit un murmure de voix, des torches brillèrent, etNarr’Havas entra, suivi d’une vingtaine d’hommes environ.

Ils portaient des manteaux de laine blanche, de longs poignards,des colliers de cuir, des pendants d’oreilles en bois, deschaussures en peau d’hyène ; et, restés sur le seuil, ilss’appuyaient contre leurs lances comme des pasteurs qui sereposent. Narr’Havas était le plus beau de tous ; descourroies garnies de perles serraient ses bras minces ; lecercle d’or attachant autour de sa tête son large vêtement retenaitune plume d’autruche qui lui pendait par-derrière l’épaule : uncontinuel sourire découvrait ses dents ; ses yeux semblaientaiguisés comme des flèches, et il y avait dans toute sa personnequelque chose d’attentif et de léger.

Il déclara qu’il venait se joindre aux Mercenaires, car laRépublique menaçait depuis longtemps son royaume. Donc il avaitintérêt à secourir les Barbares, et il pouvait aussi leur êtreutile.

– « Je vous fournirai des éléphants (mes forêts en sontpleines), du vin, de l’huile, de l’orge, des dattes, de la poix etdu soufre pour les sièges, vingt mille, fantassins et dix millechevaux. Si je m’adresse à toi, Mâtho, c’est que la possession duzaïmph t’a rendu le premier de l’armée. » Il ajouta : « Nous sommesd’anciens amis d’ailleurs. »

Mâtho, cependant, considérait Spendius, qui écoutait assis surles peaux de mouton, tout en faisant avec la tête de petits signesd’assentiment. Narr’Havas parlait. Il attestait les Dieux, ilmaudissait Carthage. Dans ses imprécations, il brisa un javelot.Tous ses hommes à la fois poussèrent un grand hurlement, et Mâtho,emporté par cette colère, s’écria qu’il acceptait l’alliance.

Alors on amena un taureau blanc avec une brebis noire, symboledu jour et symbole de la nuit. On les égorgea au bord d’une fosse.Quand elle fut pleine de sang ils y plongèrent leurs bras. PuisNarr’Havas étala sa main sur la poitrine de Mâtho, et Mâtho lasienne sur la poitrine de Narr’Havas. Ils répétèrent ce stigmatesur la toile de leurs tentes. Ensuite ils passèrent la nuit àmanger, et on brûla le reste des viandes avec la peau, lesossements, les cornes et les ongles.

Une immense acclamation avait salué Mâtho lorsqu’il était revenuportant le voile de la Déesse ; ceux mêmes qui n’étaient pasde la religion chananéenne sentirent à leur vague enthousiasmequ’un Génie survenait. Quant à chercher à s’emparer du zaïmph,aucun n’y songea ; la manière mystérieuse dont il l’avaitacquis suffisait, dans l’esprit des Barbares, à en légitimer lapossession. Ainsi pensaient les soldats de race africaine. Lesautres, dont la haine était moins vieille, ne savaient querésoudre. S’ils avaient eu des navires, ils se seraientimmédiatement en allés.

Spendius, Narr’Havas et Mâtho expédièrent des hommes à toutesles tribus du territoire punique.

Carthage exténuait ces peuples. Elle en tirait des impôtsexorbitants ; et les fers, la hache ou la croix punissaientles retards et jusqu’aux murmures. Il fallait cultiver ce quiconvenait à la République, fournir ce qu’elle demandait ;personne n’avait le droit de posséder une arme ; quand lesvillages se révoltaient, on vendait les habitants ; lesgouverneurs étaient estimés comme des pressoirs d’après la quantitéqu’ils faisaient rendre. Puis, au-delà des régions directementsoumises à Carthage, s’étendaient les alliés ne payant qu’unmédiocre tribut ; derrière les alliés vagabondaient lesNomades, qu’on pouvait lâcher sur eux. Par ce système les récoltesétaient toujours abondantes, les haras savamment conduits, lesplantations superbes. Le vieux Caton, un maître en fait de labourset d’esclaves, quatre-vingt-douze ans plus tard, en fut ébahi, etle cri de mort qu’il répétait dans Rome n’était que l’exclamationd’une jalousie cupide.

Durant la dernière guerre, les exactions avaient redoublé, sibien que les villes de Libye, presque toutes, s’étaient livrées àRégulus. Pour les punir, on avait exigé d’elles mille talents,vingt mille boeufs, trois cents sacs de poudre d’or, des avances degrains considérables, et les chefs des tribus avaient été mis encroix ou jetés aux lions.

Tunis surtout exécrait Carthage ! Plus vieille que lamétropole, elle ne lui pardonnait point sa grandeur ; elle setenait en face de ses murs, accroupie dans la fange, au bord del’eau, comme une bête venimeuse qui la regardait. Les déportations,les massacres et les épidémies ne l’affaiblissaient pas. Elle avaitsoutenu Archagate, fils d’Agathoclès. LesMangeurs-de-choses-immondes, tout de suite, y trouvèrent desarmes.

Les courriers n’étaient pas encore partis que dans les provincesune joie universelle éclata. Sans rien attendre, on étrangla dansles bains les intendants des maisons et les fonctionnaires de laRépublique ; on retira des cavernes les vieilles armes quel’on cachait ; avec le fer des charrues on forgea desépées ; les enfants sur les portes aiguisaient des javelots,et les femmes donnèrent leurs colliers, leurs bagues, leurspendants d’oreilles, tout ce qui pouvait servir à la destruction deCarthage. Chacun y voulait contribuer. Les paquets de lancess’amoncelaient dans les bourgs, comme des gerbes de maïs. Onexpédia des bestiaux et de l’argent. Mâtho paya vite auxMercenaires l’arrérage de leur solde, et cette idée de Spendius lefit nommer général en chef, schalischim des Barbares.

En même temps, les secours d’hommes affluaient. D’abord parurentles gens de race autochtone, puis les esclaves des campagnes. Descaravanes de Nègres furent saisies, on les arma, et des marchandsqui venaient à Carthage, dans l’espoir d’un profit plus certain, semêlèrent aux Barbares. Il arrivait incessamment des bandesnombreuses. Des hauteurs de l’Acropole on voyait l’armée quigrossissait.

Sur la plate-forme de l’aqueduc, les gardes de la Légion étaientpostés en sentinelles ; et près d’eux, de distance endistance, s’élevaient des cuves en airain où bouillonnaient desflots d’asphalte. En bas, dans la plaine, la grande foule s’agitaittumultueusement. Ils étaient incertains, éprouvant cet embarras quela rencontre des murailles inspire toujours aux Barbares.

Utique et Hippo-Zaryte refusèrent leur alliance. Coloniesphéniciennes comme Carthage, elles se gouvernaient elles-mêmes, et,dans les traités que concluait la République, faisaient chaque foisadmettre des clauses pour les en distinguer. Cependant ellesrespectaient cette soeur plus forte qui les protégeait, et elles necroyaient point qu’un amas de Barbares fût capable de lavaincre ; ils seraient au contraire exterminés. Ellesdésiraient rester neutres et vivre tranquilles.

Mais leur position les rendait indispensables. Utique, au fondd’un golfe, était commode pour amener dans Carthage les secours dudehors. Si Utique seule était prise, Hippo-Zaryte, à six heuresplus loin sur la côte, la remplacerait, et la métropole, ainsiravitaillée, se trouverait inexpugnable.

Spendius voulait qu’on entreprît le siège immédiatement,Narr’Havas s’y opposa ; il fallait d’abord se porter sur lafrontière. C’était l’opinion des vétérans, celle de Mâtho lui-même,et il fut décidé que Spendius irait attaquer Utique, MâthoHippo-Zaryte ; le troisième corps d’armée, s’appuyant à Tunis,occuperait la plaine de Carthage ; Autharite s’en chargea.Quant à Narr’Havas, il devait retourner dans son royaume pour yprendre des éléphants, et avec sa cavalerie battre les routes.

Les femmes crièrent bien fort à cette décision ; ellesconvoitaient les bijoux des dames puniques. Les Libyens aussiréclamèrent. On les avait appelés contre Carthage, et voilà qu’ons’en allait ! Les soldats presque seuls partirent. Mâthocommandait ses compagnons avec les Ibériens, les Lusitaniens, leshommes de l’Occident et des îles, et tous ceux qui parlaient grecavaient demandé Spendius, à cause de son esprit.

La stupéfaction fut grande quand on vit l’armée se mouvoir toutà coup ; puis elle s’allongea sous la montagne de l’Ariane,par le chemin d’Utique, du côté de la mer. Un tronçon demeuradevant Tunis, le reste disparut, et il reparut sur l’autre bord dugolfe, à la lisière des bois, où il s’enfonça.

Ils étaient quatre-vingt mille hommes, peut-être. Les deux citéstyriennes ne résisteraient pas ; ils reviendraient surCarthage. Déjà une armée considérable l’entamait, en occupantl’isthme par la base, et bientôt elle périrait affamée, car on nepouvait vivre sans l’auxiliaire des provinces, les citoyens nepayant pas, comme à Rome, de contributions. Le génie politiquemanquait à Carthage. Son éternel souci du pain l’empêchait d’avoircette prudence que donnent les ambitions plus hautes. Galère ancréesur le sable Libyque, elle s’y maintenait à force de travail. Lesnations, comme des flots, mugissaient autour d’elle, et la moindretempête ébranlait cette formidable machine.

Le trésor se trouvait épuisé par la guerre romaine et par toutce qu’on avait gaspillé, perdu, tandis qu’on marchandait lesBarbares. Cependant il fallait des soldats et pas un gouvernementne se fiait à la République. Ptolémée naguère lui avait refusé deuxmille talents. D’ailleurs le rapt du voile les décourageait.Spendius l’avait bien prévu.

Mais ce peuple, qui se sentait haï, étreignait sur son coeur,son argent et ses dieux ; et son patriotisme était entretenupar la constitution même de son gouvernement.

D’abord, le pouvoir dépendait de tous sans qu’aucun fût assezfort pour l’accaparer. Les dettes particulières étaient considéréescomme dettes publiques, les hommes de race chananéenne avaient lemonopole du commerce ; en multipliant les bénéfices de lapiraterie par ceux de l’usure, en exploitant rudement les terres,les esclaves et les pauvres, quelquefois on arrivait à la richesse.Elle ouvrait seule toutes les magistratures, et bien que lapuissance et l’argent se perpétuassent dans les mêmes familles, ontolérait l’oligarchie, parce qu’on avait l’espoir d’yatteindre.

Les sociétés de commerçants, où l’on élaborait les lois,choisissaient les inspecteurs des finances, qui, au sortir de leurcharge, nommaient les cent membres du Conseil des Anciens,dépendant eux-mêmes de la Grande Assemblée, réunion générale detous les riches. Quant aux deux suffètes, à ces restes de rois,moindres que des consuls, ils étaient pris le même jour dans deuxfamilles distinctes. On les divisait par toutes sortes de haines,pour qu’ils s’affaiblissent réciproquement. Ils ne pouvaientdélibérer sur la guerre ; et, quand ils étaient vaincus, leGrand-Conseil les crucifiait.

Donc la force de Carthage émanait des Syssites, c’est-à-dired’une grande cour au centre de Malqua, à l’endroit, disait-on, oùavait abordé la première barque de matelots phéniciens, la merdepuis lors s’étant beaucoup retirée. C’était un assemblage depetites chambres d’une architecture archaïque en troncs de palmier,avec des encoignures de pierre, et séparées les unes des autrespour recevoir isolément les différentes compagnies. Les Riches setassaient là tout le jour pour débattre leurs intérêts et ceux dugouvernement, depuis la recherche du poivre jusqu’à l’exterminationde Rome. Trois fois par lune ils faisaient monter leurs lits sur lahaute terrasse bordant le mur de la cour ; et d’en bas on lesapercevait attablés dans les airs, sans cothurnes et sans manteaux,avec les diamants de leurs doigts qui se promenaient sur lesviandes et leurs grandes boucles d’oreilles qui se penchaient entreles buires, – tous forts et gras, à moitié nus, heureux, riant etmangeant en plein azur, comme de gros requins qui s’ébattent dansla mer.

Mais à présent ils ne pouvaient dissimuler leurs inquiétudes,ils étaient trop pâles ; la foule qui les attendait auxportes, les escortait jusqu’à leurs palais pour en tirer quelquenouvelle. Comme par les temps de peste, toutes les maisons étaientfermées ; les rues s’emplissaient, se vidaient soudain ;on montait à l’Acropole : on courait vers le port ; chaquenuit le Grand-Conseil délibérait. Enfin le peuple fut convoqué surla place de Kamon, et l’on décida de s’en remettre à Hannon, levainqueur d’Hécatompyle.

C’était un homme dévot, rusé, impitoyable aux gens d’Afrique, unvrai Carthaginois. Ses revenus égalaient ceux des Barca. Personnen’avait une telle expérience dans les choses del’administration.

Il décréta l’enrôlement de tous les citoyens valides, il plaçades catapultes sur les tours, il exigea des provisions d’armesexorbitantes, il ordonna même la construction de quatorze galèresdont on n’avait pas besoin ; et il voulut que tout fûtenregistré, soigneusement écrit. Il se faisait transporter àl’arsenal, au phare, dans le trésor des temples ; onapercevait toujours sa grande litière qui, en se balançant degradin en gradin, montait les escaliers de l’Acropole. Dans sonpalais, la nuit, comme il ne pouvait dormir, pour se préparer à labataille, il hurlait, d’une voix terrible, des manoeuvres deguerre.

Tout le monde, par excès de terreur, devenait brave. Les Riches,dès le chant des coqs, s’alignaient le long des Mappales ; et,retroussant leurs robes, ils s’exerçaient à manier la pique. Mais,faute d’instructeur, on se disputait. Ils s’asseyaient essouffléssur les tombes, puis recommençaient. Plusieurs même s’imposèrent unrégime. Les uns, s’imaginant qu’il fallait beaucoup manger pouracquérir des forces, se gorgeaient, et d’autres, incommodés parleur corpulence, s’exténuaient de jeûnes pour se faire maigrir.

Utique avait déjà réclamé plusieurs fois les secours deCarthage. Mais Hannon ne voulait point partir tant que le dernierécrou manquait aux machines de guerre. Il perdit encore trois lunesà équiper les cent douze éléphants qui logeaient dans lesremparts ; c’étaient les vainqueurs de Régulus ; lepeuple les chérissait ; on ne pouvait trop bien agir enversces vieux amis. Hannon fit refondre les plaques d’airain dont ongarnissait leur poitrail, dorer leurs défenses, élargir leurstours, et tailler dans la pourpre la plus belle des caparaçonsbordés de franges très lourdes. Enfin, comme on appelait leursconducteurs des Indiens (d’après les premiers, sans doute, venusdes Indes), il ordonna que tous fussent costumés à la modeindienne, c’est-à-dire avec un bourrelet blanc autour des tempes etun petit caleçon de byssus qui formait, par ses plis transversaux,comme les deux valves d’une coquille appliquée sur les hanches.

L’armée d’Autharite restait toujours devant Tunis. Elle secachait derrière un mur fait avec la boue du lac et défendu ausommet par des broussailles épineuses. Des Nègres y avaient plantéçà et là, sur de grands bâtons, d’effroyables figures, masqueshumains composés avec des plumes d’oiseaux, têtes de chacal ou deserpents, qui bâillaient vers l’ennemi pour l’épouvanter ; -et, par ce moyen, s’estimant invincibles, les Barbares dansaient,luttaient, jonglaient, convaincus que Carthage ne tarderait pas àpérir. Un autre qu’Hannon eût écrasé facilement cette multitudequ’embarrassaient des troupeaux et des femmes. D’ailleurs, ils necomprenaient aucune manoeuvre, et Autharite découragé n’en exigeaitplus rien.

Ils s’écartaient, quand il passait en roulant ses gros yeuxbleus. Puis, arrivé au bord du lac, il retirait son sayon en poilde phoque, dénouait la corde qui attachait ses longs cheveux rougeset les trempait dans l’eau. Il regrettait de n’avoir pas désertéchez les Romains avec les deux mille Gaulois du temple d’Eryx.

Souvent, au milieu du jour, le soleil perdait ses rayons tout àcoup. Alors, le golfe et la pleine mer semblaient immobiles commedu plomb fondu. Un nuage de poussière brune, perpendiculairementétalé, accourait en tourbillonnant ; les palmiers secourbaient, le ciel disparaissait, on entendait rebondir despierres sur la croupe des animaux ; et le Gaulois, les lèvrescollées contre les trous de sa tente, râlait d’épuisement et demélancolie. Il songeait à la senteur des pâturages par les matinsd’automne, à des flocons de neige, aux beuglements des aurochsperdus dans le brouillard, et, fermant ses paupières, il croyaitapercevoir les feux des longues cabanes, couvertes de paille,trembler sur les marais, au fond des bois.

D’autres que lui regrettaient la patrie, bien qu’elle ne fût pasaussi lointaine. En effet, les Carthaginois captifs pouvaientdistinguer au-delà du golfe, sur les pentes de Byrsa, les velariumde leurs maisons, étendus dans les cours. Mais des sentinellesmarchaient autour d’eux, perpétuellement. On les avait tousattachés à une chaîne commune. Chacun portait un carcan de fer, etla foule ne se fatiguait pas de venir les regarder. Les femmesmontraient aux petits enfants leurs belles robes en lambeaux quipendaient sur leurs membres amaigris.

Toutes les fois qu’Autharite considérait Giscon, une fureur leprenait au souvenir de son injure ; il l’eût tué sans leserment qu’il avait fait à Narr’Havas. Alors il rentrait dans satente, buvait un mélange d’orge et de cumin jusqu’à s’évanouird’ivresse, – puis se réveillait au grand soleil, dévoré par unesoif horrible.

Mâtho cependant assiégeait Hippo-Zaryte.

Mais la ville était protégée par un lac communiquant avec lamer. Elle avait trois enceintes, et sur les hauteurs qui ladominaient se développait un mur fortifié de tours. Jamais iln’avait commandé de pareilles entreprises. Puis la pensée deSalammbô l’obsédait, et il rêvait dans les plaisirs de sa beauté,comme les délices d’une vengeance qui le transportait d’orgueil.C’était un besoin de la revoir, âcre, furieux, permanent. Il songeamême à s’offrir comme parlementaire, espérant qu’une fois dansCarthage il parviendrait jusqu’à elle. Souvent il faisait sonnerl’assaut, et, sans rien attendre, s’élançait sur le môle qu’ontâchait d’établir dans la mer. Il arrachait les pierres avec sesmains, bouleversait, frappait, enfonçait partout son épée. LesBarbares se précipitaient pêle-mêle ; les échelles rompaientavec un grand fracas, et des masses d’hommes s’écroulaient dansl’eau qui rejaillissait en flots rouges contre les murs. Enfin, letumulte s’affaiblissait, et les soldats s’éloignaient pourrecommencer.

Mâtho allait s’asseoir en dehors des tentes ; il essuyaitavec son bras sa figure éclaboussée de sang, et, tourné versCarthage, il regardait l’horizon.

En face de lui, dans les oliviers, les palmiers, les myrtes etles platanes, s’étalaient deux larges étangs qui rejoignaient unautre lac dont on n’apercevait pas les contours. Derrière unemontagne surgissaient d’autres montagnes, et au milieu du lacimmense, se dressait une île toute noire et de forme pyramidale.Sur la gauche, à l’extrémité du golfe, des tas de sable semblaientde grandes vagues blondes arrêtées, tandis que la mer, plate commeun dallage de lapis-lazuli, montait insensiblement jusqu’au bord duciel. La verdure de la campagne disparaissait par endroits sous delongues plaques jaunes ; des caroubes brillaient comme desboutons de corail ; des pampres retombaient du sommet dessycomores ; on entendait le murmure de l’eau ; desalouettes huppées sautaient, et les derniers feux du soleildoraient la carapace des tortues, sortant des joncs pour aspirer labrise.

Mâtho poussait de grands soupirs. Il se couchait à platventre ; il enfonçait ses ongles dans la terre et ilpleurait ; il se sentait misérable, chétif, abandonné. Jamaisil ne la posséderait, et il ne pouvait même s’emparer d’uneville.

La nuit, seul, dans sa tente, il contemplait le zaïmph. A quoicette chose des Dieux lui servait-elle – et des doutes survenaientdans la pensée du Barbare. Puis il lui semblait au contraire que levêtement de la Déesse dépendait de Salammbô, et qu’une partie deson âme y flottait plus subtile qu’une haleine ; et il lepalpait, le humait, s’y plongeait le visage, il le baisait ensanglotant. Il s’en recouvrait les épaules pour se faire illusionet se croire auprès d’elle.

Quelquefois il s’échappait tout à coup ; à la clarté desétoiles, il enjambait les soldats qui dormaient, roulés dans leursmanteaux ; puis, aux portes du camp, il s’élançait sur uncheval, et, deux heures après, il se trouvait à Utique dans latente de Spendius.

D’abord, il parlait du siège ; mais il n’était venu quepour soulager sa douleur en causant de Salammbô :

Spendius l’exhortait à la sagesse.

– « Repousse de ton âme ces misères qui la dégradent ! Tuobéissais autrefois, à présent tu commandes une armée, et siCarthage n’est pas conquise, du moins on nous accordera desprovinces, nous deviendrons des rois ! »

Mais, comment la possession du zaïmph ne leur donnait-elle pasla victoire ? D’après Spendius, il fallait attendre.

Mâtho s’imagina que le voile concernait exclusivement les hommesde race chananéenne, et, dans sa subtilité de Barbare, il se disait: – « Donc le zaïmph ne fera rien pour moi ; mais, puisqu’ilsl’ont perdu, il ne fera rien pour eux. »

Ensuite, un scrupule le troubla, il avait peur, en adorantAptouknos, le dieu des Libyens, d’offenser Moloch ; et ildemanda timidement à Spendius auquel des deux il serait bon desacrifier un homme.

– « Sacrifie toujours ! » dit Spendius, en riant.

Mâtho, qui ne comprenait point cette indifférence, soupçonna leGrec d’avoir un génie dont il ne voulait pas parler.

Tous les cultes, comme toutes les races, se rencontraient dansces armées de Barbares, et l’on considérait les dieux des autres,car ils effrayaient aussi. Plusieurs mêlaient à leur religionnatale des pratiques étrangères. On avait beau ne pas adorer lesétoiles, telle constellation étant funeste ou secourable, on luifaisait des sacrifices ; une amulette inconnue, trouvée parhasard dans un péril, devenait une divinité ; ou bien c’étaitun nom, rien qu’un nom, et que l’on répétait sans même chercher àcomprendre ce qu’il pouvait dire. Mais, à force d’avoir pillé destemples, vu quantité de nations et d’égorgements, beaucoupfinissaient par ne plus croire qu’au destin et à la mort ; etchaque soir ils s’endormaient dans la placidité des bêtes féroces.Spendius aurait craché sur les images de Jupiter Olympien ;cependant il redoutait de parler haut dans les ténèbres, et il nemanquait pas, tous les jours, de se chausser d’abord du pieddroit.

Il élevait, en face d’Utique, une longue terrassequadrangulaire. Mais, à mesure qu’elle montait, le rempartgrandissait aussi ; ce qui était abattu par les uns, presqueimmédiatement se trouvait relevé par les autres. Spendius ménageaitses hommes, rêvait des plans ; il tâchait de se rappeler lesstratagèmes qu’il avait entendu raconter dans ses voyages. PourquoiNarr’Havas ne revenait-il pas ? On était pleind’inquiétudes.

Hannon avait terminé ses apprêts. Par une nuit sans lune, ilfit, sur des radeaux, traverser à ses éléphants et à ses soldats legolfe de Carthage. Puis ils tournèrent la montagne des Eaux-Chaudespour éviter Autharite, – et continuèrent avec tant de lenteur qu’aulieu de surprendre les Barbares un matin, comme avait calculé leSuffète, on n’arriva qu’en plein soleil, dans la troisièmejournée.

Utique avait, du côté de l’orient, une plaine qui s’étendaitjusqu’à la grande lagune de Carthage ; derrière elle,débouchait à angle droit une vallée comprise entre deux bassesmontagnes s’interrompant tout à coup ; les Barbares s’étaientcampés plus loin sur la gauche, de manière à bloquer le port ;et ils dormaient dans leurs tentes (car ce jour-là les deux partis,trop las pour combattre, se reposaient), lorsque, au tournant descollines, l’armée carthaginoise parut.

Des goujats munis de frondes étaient espacés sur les ailes. Lesgardes de la Légion, sous leurs armures en écailles d’or, formaientla première ligne, avec leurs gros chevaux sans crinière, sanspoil, sans oreilles et qui avaient au milieu du front une corned’argent pour les faire ressembler à des rhinocéros. Entre leursescadrons, des jeunes gens, coiffés d’un petit casque, balançaientdans chaque main un javelot de frêne ; les longues piques dela lourde infanterie s’avançaient par-derrière. Tous ces marchandsavaient accumulé sur leurs corps le plus d’armes possible : on envoyait qui portaient à la fois une lance, une hache, une massue,deux glaives ; d’autres, comme des porcs-épics, étaienthérissés de dards, et leurs bras s’écartaient de leurs cuirasses enlames de corne ou en plaques de fer. Enfin apparurent leséchafaudages des hautes machines : carrobalistes, onagres,catapultes et scorpions, oscillant sur des chariots tirés par desmulets et des quadriges de boeufs – et à mesure que l’armée sedéveloppait, les capitaines, en haletant, couraient de droite et degauche pour communiquer des ordres, faire joindre les files etmaintenir les intervalles. Ceux des Anciens qui commandaientétaient venus avec des casques de pourpre dont les frangesmagnifiques s’embarrassaient dans les courroies de leurs cothurnes.Leurs visages, tout barbouillés de vermillon, reluisaient sous descasques énormes surmontés de dieux et, comme ils avaient desboucliers à bordure d’ivoire couverte de pierreries, on aurait ditdes soleils qui passaient sur des murs d’airain.

Les Carthaginois manoeuvraient si lourdement que les soldats,par dérision, les engagèrent à s’asseoir. Ils criaient qu’ilsallaient tout à l’heure vider leurs gros ventres, épousseter ladorure de leur peau et leur faire boire du fer.

Au haut du mât planté devant la tente de Spendius, un lambeau detoile verte apparut ; c’était le signal. L’armée carthaginoisey répondit par un grand tapage de trompettes, de cymbales, deflûtes en os d’âne et de tympanons. Déjà les Barbares avaient sautéen dehors des palissades. On était à portée de javelot, face àface.

Un frondeur baléare s’avança d’un pas, posa dans sa lanière unede ses balles d’argile, tourna son bras : un bouclier d’ivoireéclata, et les deux armées se mêlèrent.

Avec la pointe des lances, les Grecs, en piquant les chevaux auxnaseaux, les firent se renverser sur leurs maîtres. Les esclavesqui devaient lancer des pierres les avaient prises tropgrosses ; elles retombaient près d’eux. Les fantassinspuniques, en frappant de taille avec leurs longues épées, sedécouvraient le flanc droit. Les Barbares enfoncèrent leurslignes ; ils les égorgeaient à plein glaive ; ilstrébuchaient sur les moribonds et les cadavres, tout aveuglés parle sang qui leur jaillissait au visage. Ce tas de piques, decasques, de cuirasses, d’épées et de membres confondus tournait sursoi-même, s’élargissant et se serrant avec des contractionsélastiques. Les cohortes carthaginoises se trouèrent de plus enplus, leurs machines ne pouvaient sortir des sables ; enfin lalitière du Suffète (sa grande litière à pendeloques de cristal),que l’on apercevait depuis le commencement, balancée dans lessoldats comme une barque sur les flots, tout à coup sombra. Ilétait mort sans doute – Les Barbares se trouvèrent seuls.

La poussière autour d’eux tombait et ils commençaient à chanter,lorsque Hannon lui-même parut au haut d’un éléphant. Il étaitnu-tête, sous un parasol de byssus, que portait un nègre derrièrelui. Son collier, à plaques bleues battait sur les fleurs de satunique noire ; des cercles de diamants comprimaient ses brasénormes, et, la bouche ouverte, il brandissait une pique démesurée,épanouie par le bout comme un lotus et plus brillante qu’un miroir.Aussitôt la terre s’ébranla, – et les Barbares virent accourir, surune seule ligne, tous les éléphants de Carthage avec leurs défensesdorées, les oreilles peintes en bleu, revêtus de bronze, etsecouant par-dessus leurs caparaçons d’écarlate des tours de cuir,où dans chacune trois archers tenaient un grand arc ouvert.

A peine si les soldats avaient leurs armes ; ils s’étaientrangés au hasard. Une terreur les glaça ; ils restèrentindécis.

Déjà du haut des tours on leur jetait des javelots, des flèches,des phalariques, des masses de plomb ; quelques-uns, pour ymonter, se cramponnaient aux franges des caparaçons. Avec descoutelas on leur abattait les mains, et ils tombaient à la renversesur des glaives tendus. Les piques trop faibles se rompaient, leséléphants passaient dans les phalanges comme des sangliers dans destouffes d’herbes ; ils arrachèrent les pieux du camp avecleurs trompes, le traversèrent d’un bout à l’autre en renversantles tentes sous leurs poitrails ; tous les Barbares avaientfui. Ils se cachaient dans les collines qui bordent la vallée paroù les Carthaginois étaient venus.

Hannon vainqueur se présenta devant les portes d’Utique. Il fitsonner de la trompette. Les trois Juges de la ville parurent, ausommet d’une tour, dans la baie des créneaux.

Les gens d’Utique ne voulaient point recevoir chez eux des hôtesaussi bien armés. Hannon s’emporta. Enfin ils consentirent àl’admettre avec une faible escorte.

Les rues se trouvèrent trop étroites pour les éléphants. Ilfallut les laisser dehors.

Dès que le Suffète fut dans la ville, les principaux le vinrentsaluer. Il se fit conduire aux étuves, et appela sescuisiniers.

Trois heures après, il était encore enfoncé dans l’huile decinnamome dont on avait rempli la vasque ; et, tout en sebaignant, il mangeait, sur une peau de boeuf étendue, des languesde phénicoptères avec des graines de pavot assaisonnées au miel.Près de lui, son médecin qui, immobile dans une longue robe jaune,faisait de temps à autre réchauffer l’étuve, et deux jeunes garçonspenchés sur les marches du bassin, lui frottaient les jambes. Maisles soins de son corps n’arrêtaient pas son amour de la chosepublique, et il dictait une lettre pour le Grand-Conseil, et, commeon venait de faire des prisonniers, il se demandait quel châtimentterrible inventer.

– « Arrête ! » dit-il à un esclave qui écrivait, debout,dans le creux de sa main. « Qu’on m’en amène ! Je veux lesvoir. »

Et du fond de la salle emplie d’une vapeur blanchâtre où lestorches jetaient des taches rouges, on poussa trois Barbares : unSamnite, un Spartiate et un Cappadocien.

– « Continue ! » dit Hannon.

– « Réjouissez-vous, lumière des Baals ! votre suffète aexterminé les chiens voraces ! Bénédictions sur laRépublique ! Ordonnez des prières ! »

Il aperçut les captifs, et alors éclatant de rire :

– « Ah ! ah ! mes braves de Sicca ! Vous ne criezplus si fort aujourd’hui ! C’est moi ! Mereconnaissez-vous ? Où sont donc vos épées ? Quels hommesterribles, vraiment ! » Et il feignait de se vouloir cacher,comme s’il en avait peur. – « Vous demandiez des chevaux, desfemmes, des terres, des magistratures, sans doute, et dessacerdoces ! Pourquoi pas ? Eh bien, je vous enfournirai, des terres, et dont jamais vous ne sortirez ! Onvous mariera à des potences toutes neuves ! Votre solde ?on vous la fondra dans la bouche en lingots de plomb ! et jevous mettrai à de bonnes places, très hautes, au milieu des nuages,pour être rapprochés des aigles ! »

Les trois Barbares, chevelus et couverts de guenilles, leregardaient sans comprendre ce qu’il disait. Blessés aux genoux, onles avait saisis en leur jetant des cordes, et les grosses chaînesde leurs mains traînaient par le bout, sur les dalles. Hannons’indigna de leur impassibilité.

– « A genoux ! à genoux ! chacals !poussière ! vermine ! excréments ! Et ils nerépondent pas ! Assez ! taisez-vous ! Qu’on lesécorche vifs ! Non ! Tout à l’heure ! »

Il soufflait comme un hippopotame, en roulant ses yeux. L’huileparfumée débordait sous la masse de son corps, et, se collantcontre les écailles de sa peau, à la lueur des torches, la faisaitparaître rose.

Il reprit :

– « Nous avons, pendant quatre jours, grandement souffert dusoleil. Au passage du Macar, des mulets se sont perdus. Malgré leurposition, le courage extraordinaire… Ah ! Demonades !comme je souffre ! Qu’on réchauffe les briques, et qu’ellessoient rouges ! »

On entendit un bruit de râteaux et de fourneaux. L’encens fumaplus fort dans les larges cassolettes, et les masseurs tout nus,qui suaient comme des éponges, lui écrasèrent sur les articulationsune pâte composée avec du froment, du soufre, du vin noir, du laitde chienne, de la myrrhe, du galbanum et du styrax. Une soifincessante le dévorait ; l’homme vêtu de jaune ne céda pas àcette envie, et, lui tendant une coupe d’or où fumait un bouillonde vipère :

– « Bois ! » dit-il, « pour que la force des serpents, nésdu soleil, pénètre dans la moelle de tes os, et prends courage, ôreflet des Dieux ! Tu sais d’ailleurs qu’un prêtre d’Eschmoûnobserve autour du Chien les étoiles cruelles d’où dérive tamaladie. Elles pâlissent comme les macules de ta peau, et tu n’endois pas mourir. »

– « Oh ! oui, n’est-ce pas ? » répéta le Suffète, « jen’en dois pas mourir ! » Et de ses lèvres violacéess’échappait une haleine plus nauséabonde que l’exhalaison d’uncadavre. Deux charbons semblaient brûler à la place de ses yeux,qui n’avaient plus de sourcils ; un amas de peau rugueuse luipendait sur le front ; ses deux oreilles, en s’écartant de satête, commençaient à grandir, et les rides profondes qui formaientdes demi-cercles autour de ses narines lui donnaient un aspectétrange et effrayant, l’air d’une bête farouche. Sa voix dénaturéeressemblait à un rugissement ; il dit :

– « Tu as peut-être raison, Demonades ? En effet, voilàbien des ulcères qui se sont fermés. Je me sens robuste.Tiens ! regarde comme je mange ! »

Et moins par gourmandise que par ostentation, et pour se prouverà lui-même qu’il se portait bien, il entamait les farces de fromageet d’origan, les poissons désossés, les courges, les huîtres, avecdes oeufs, des raiforts, des truffes et des brochettes de petitsoiseaux. Tout en regardant les prisonniers, il se délectait dansl’imagination de leur supplice. Cependant il se rappelait Sicca, etla rage de toutes ses douleurs s’exhalait en injures contre cestrois hommes.

– « Ah ! traîtres ! ah ! misérables !infâmes ! maudits ! Et vous m’outragiez, moi !moi ! le Suffète ! Leurs services, le prix de leur sang,comme ils disent ! Ah ! oui ! leur sang ! leursang ! » Puis, se parlant à lui-même : – « Touspériront ! on n’en vendra pas un seul ! Il vaudrait mieuxles conduire à Carthage ! on me verrait… mais je n’ai pas,sans doute, emporté assez de chaînes ? Ecris :envoyez-moi … Combien sont-ils ? qu’on aille le demanderà Muthumbal ! Va ! pas de pitié ! et qu’on m’apportedans des corbeilles toutes leurs mains coupées ! »

Mais des cris bizarres, à la fois rauques et aigus, arrivaientdans la salle, par-dessus la voix d’Hannon et le retentissement desplats que l’on posait autour de lui. Ils redoublèrent, et tout àcoup le barrissement furieux des éléphants éclata, comme si labataille recommençait. Un grand tumulte entourait la ville.

Les Carthaginois n’avaient point cherché à poursuivre lesBarbares. Ils s’étaient établis au pied des murs, avec leursbagages, leurs valets, tout leur train de satrapes, et ils seréjouissaient sous leurs belles tentes à bordures de perles, tandisque le camp des Mercenaires ne faisait plus dans la plaine qu’unamas de ruines. Spendius avait repris son courage. Il expédiaZarxas vers Mâtho, parcourut les bois, rallia ses hommes (lespertes n’étaient pas considérables), – et enragés d’avoir étévaincus sans combattre, ils reformaient leurs lignes, quand ondécouvrit une cuve de pétrole, abandonnée sans doute par lesCarthaginois. Alors Spendius fit enlever des porcs dans lesmétairies, les barbouilla de bitume, y mit le feu et les poussavers Utique.

Les éléphants, effrayés par ces flammes, s’enfuirent. Le terrainmontait, on leur jetait des javelots, ils revinrent enarrière ; – et à grands coups d’ivoire et sous leurs pieds,ils éventraient les Carthaginois, les étouffaient, lesaplatissaient. Derrière eux, les Barbares descendaient lacolline ; le camp punique, sans retranchements, dès lapremière charge fut saccagé, et les Carthaginois se trouvèrentécrasés contre les portes, car on ne voulut pas les ouvrir dans lapeur des Mercenaires.

Le jour se levait ; on vit, du côté de l’Occident, arriverles fantassins de Mâtho. En même temps des cavaliersparurent ; c’était Narr’Havas avec ses Numides. Sautantpar-dessus les ravins et les buissons, ils forçaient les fuyardscomme des lévriers qui chassent des lièvres. Ce changement defortune interrompit le Suffète. Il cria pour qu’on vînt l’aider àsortir de l’étuve.

Les trois captifs étaient toujours devant lui. Alors un nègre(le même qui, dans la bataille, portait son parasol) se pencha versson oreille.

– « Eh bien ! . . ? … » répondit le Suffètelentement.

– « Ah ! tue-les ! » ajouta-t-il d’un ton brusque.

L’Ethiopien tira de sa ceinture un long poignard et les troistêtes tombèrent. Une d’elles, en rebondissant parmi les épluchuresdu festin, alla sauter dans la vasque, et elle y flotta quelquetemps, la bouche ouverte et les yeux fixes. Les lueurs du matinentraient par les fentes du mur ; les trois corps, couchés surleur poitrine, ruisselaient à gros bouillons comme trois fontaines,et une nappe de sang coulait sur les mosaïques, sablées de poudrebleue. Le Suffète trempa sa main dans cette fange toute chaude, etil s’en frotta les genoux : c’était un remède.

Le soir venu, il s’échappa de la ville avec son escorte, puiss’engagea dans la montagne, pour rejoindre son armée.

Il parvint à en retrouver les débris.

Quatre jours après, il était à Gorza, sur le haut d’un défilé,quand les troupes de Spendius se présentèrent en bas. Vingt bonneslances, en attaquant le front de leur colonne, les eussentfacilement arrêtées ; les Carthaginois les regardèrent passertout stupéfaits. Hannon reconnut à l’arrière-garde le roi desNumides ; Narr’Havas s’inclina pour le saluer, en faisant unsigne qu’il ne comprit pas.

On s’en revint à Carthage avec toutes sortes de terreurs. Onmarchait la nuit seulement ; le jour on se cachait dans lesbois d’oliviers. A chaque étape quelques-uns mouraient ; ilsse crurent perdus plusieurs fois. Enfin ils atteignirent le capHermaeum, où des vaisseaux vinrent les prendre.

Hannon était si fatigué, si désespéré, – la perte des éléphantssurtout l’accablait, – qu’il demanda, pour en finir, du poison àDemonades. D’ailleurs, il se sentait déjà tout étendu sur sacroix.

Carthage n’eut pas la force de s’indigner contre lui. On avaitperdu quatre cent mille neuf cent soixante-douze sicles d’argent,quinze mille six cent vingt-trois shekels d’or, dix-huit éléphants,quatorze membres du Grand-Conseil, trois cents Riches, huit millecitoyens, du blé pour trois lunes, un bagage considérable et toutesles machines de guerre ! La défection de Narr’Havas étaitcertaine, les deux sièges recommençaient. L’armée d’Autharites’étendait maintenant de Tunis à Rhadès. Du haut de l’Acropole, onapercevait dans la campagne de longues fumées montant jusqu’auciel ; c’étaient les châteaux des Riches qui brûlaient.

Un homme, seul, aurait pu sauver la République. On se repentitde l’avoir méconnu, et le parti de la paix, lui-même, vota lesholocaustes pour le retour d’Hamilcar.

La vue du zaïmph avait bouleversé Salammbô. Elle croyait la nuitentendre les pas de la Déesse, et elle se réveillait épouvantée enjetant des cris. Elle envoyait tous les jours porter de lanourriture dans les temples. Taanach se fatiguait à exécuter sesordres, et Schahabarim ne la quittait plus.

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