Trilby ou le Lutin d’Argail, Contes et Ballades

UNE HEURE,

OU

LA VISION.

J’avais le cœur plein d’amertume, et je cherchais la solitude et la nuit. Ma promenade ne s’étendait guère au-delà des jardins de Chaillot, et je ne la commençais ordinairement qu’après que onze heures du soir étaient sonnées. Mais j’étais obsédé de si tristes pensées, mon imagination se nourrissait de tant de funestes rêveries, que souvent, dans cet état d’exaltation involontaire, qui est familier aux âmes souffrantes, j’ai eu à repousser je ne sais combien de prestiges dont un moment de réflexion me faisait rougir.

Un jour je m’étais rendu, plus tard que d’habitude, à l’endroit accoutumé ; et, soit que les ténèbres plus obscures eussent trompé mon dessein, soit que la succession de mes idées, plus inégale et plus fortuite, m’eût fait perdre de vue le but de ma course nocturne, la cloche du village frappait une heure, quand je m’aperçus que je ne suivais plus ma route familière, et que mes distractions m’avaient poussé dans un chemin inconnu. Je hâtai le pas vers le lieu d’où le son était parti.

Au détour d’un passage étroit, une ombre se leva devant mes pieds et disparut dans la haie. Je m’arrêtai en frémissant, et je vis une longue pierre, de la forme d’une tombe. J’entendis un soupir ; le feuillage trembla.

Le lendemain, préoccupé de cette aventure, je cherchai le même lieu à peu près à la même heure : l’apparition se réitéra, et le fantôme m’effleura en passant ; ses pas retentissaient sur la pierre ; l’herbe sèche sifflait derrière lui, et de temps en temps je le voyait fuir, comme une nuée sombre, entre les saules voisins ou à l’angle d’un sentier. Suivant toujours cette trace incertaine et légère, j’arrivai à l’ancien monastère de Sainte-Marie ; mais errant de décombres en décombres, je ne retrouvai plus rien.

Ce couvent délabré offre un des plus tristes aspects qui puissent frapper les regards de l’homme. Il ne reste de l’église que de grands pilastres isolés qui portent çà et là quelques débris d’une voûte détruite. Quand la lune laisse tomber sa lumière à travers ces colonnes, et que les hiboux hululent sur les corniches ; quand on gagne ensuite le sommet des terrasses incultes, qu’on s’avance le long des hautes murailles en trébuchant parmi les fosses, et que, descendant les escaliers rompus et jonchés de plantes vénéneuses, telles que la jusquiame et l’éclaire, on aboutit à des bâtiments tout dégradés dont il ne subsiste plus que des pans menaçants, et des combles soutenus d’une manière presque miraculeuse ; quand on est conduit par le hasard à cette avenue funèbre, qui par une pente rocailleuse, et sous des cintres humides, mène aux anciennes catacombes, et qu’à la lueur de quelque lampe mourante, on peut lire sur les pierres éparses les noms de ces chastes filles qui y ont déposé leurs ossements… il n’est point de force humaine qui résiste à de pareilles émotions. Elles absorbèrent tellement toutes mes facultés, que j’oubliai en quelque sorte l’étrange motif de mes recherches ; ce ne fut que le lendemain que je sentis renaître plus vivement le désir de pénétrer l’être mystérieux dont la rencontre m’avait troublé, et qui s’était fait de ce grand sépulcre une habitation aussi mystérieuse que lui-même.

À une heure, retenant mon souffle, et marchant d’un pied silencieux, j’arrivai à la tombe, et je reconnus le spectre.

Il était assis, les yeux fixés sur un certain point du ciel. C’était un jeune homme maigre et très défait, habillé de mauvais lambeaux, et dont les cheveux hérissés retombaient en boucles épaisses. À voir sa bouche béante, son cou tendu, ses bras roidis et toute son attitude occupée, on pouvait penser qu’il se livrait à une grave contemplation. Mais un sanglot lui échappa, et je présumai qu’il n’avait pas vu ce qu’il paraissait chercher.

Il m’aperçut alors, et s’élança pour fuir. Puis, s’arrêtant aussitôt, et me regardant doucement, — Que veux tu, me dit-il ?

— Te connaître, et peut-être te consoler.

— Tu es homme, reprit-il, et ton cœur est fait comme le leur. Je n’aime pas ton espèce : il y en avait quelques-uns dans mon premier âge qui compatissaient aux douleurs d’autrui ; c’étaient des cœurs nobles et aimés de Dieu : maintenant c’est bien différent.

Il secoua la tête en essuyant sa paupière.

— Il y en a maintenant encore, continuai-je : ne ferme pas ton cœur à tes frères.

— Je n’ai plus de frères ; les malheureux en ont-ils ? Regarde comme je suis hâve et flétri, regarde comme je suis souillé. J’ai eu faim pendant le jour ; pendant la nuit j’ai couché mes membres sur la boue et dans l’eau des marais. Dieu m’a donné de mauvais jours. Il y a des moments où mes yeux se troublent, où mes dents se joignent avec effort. Ma poitrine se soulève, mes nerfs s’ébranlent comme les cordes d’une harpe ; je sens des larmes qui veulent s’échapper, un froid qui parcourt mes membres, un malaise inexplicable qui me tient à la gorge. On dit que je suis maniaque et épileptique, et on passe en laissant tomber sur moi un sourire de dédain.

Voilà ce que je suis.

Il s’assit sur la tombe, et je m’assis tout près de lui.

— Je peux bien te raconter, dit-il tout à coup… Aussi bien elle ne viendra pas cette nuit. Vois-tu cette coupole noire qui s’élève là-haut dans le fond bleu du ciel ?

Et cette étoile qui brille au-dessus, nageant dans une clarté si pure, la vois-tu ?

C’est là, en vérité, puisqu’elle me l’a dit. Mais elle n’en descend plus.

J’étais presqu’aussi riche qu’Octavie ; mais l’héritier d’une grande maison se présenta, et ses parents me rebutèrent.

Deux jours avant la noce, je me promenais sous les arbres du Luxembourg, et je me complaisais dans ma douleur. Que de rêves ne faisais-je pas ? Je porterai, disais-je, un poignard acéré dans la salle du festin, et je donnerai l’éternité à ma bien-aimée et à moi ; ou bien je jetterai l’épouvante dans le temple, et j’enlèverai Octavie du milieu de ses amis consternés ; ou bien je mêlerai les horreurs d’un incendie aux préparatifs de son hymen ; et dans le trouble de cette scène d’effroi, je la ravirai morte ou vivante au crime d’un nouvel amour.

Elle vint à passer. Le satin de sa robe criait.

Je tressaillis partout, un nuage rougeâtre offusqua ma vue ; tout mon sang courut à mon cœur.

Elle m’avait reconnu, mon Octavie. — Je reviendrai bientôt, dit-elle à ceux qui l’entouraient. Le calme de minuit doit être ici plus ravissant. Je reviendrai bientôt ; je viendrai peut-être demain.

Elles retentissent comme une si douce musique, les paroles de celle qu’on aime ! elles retentissent longtemps. Toutes les facultés s’en saisissent ; l’âme se les identifie. Il semble qu’en emportant sa dernière pensée, on l’emportera tout entière.

J’allais répétant : je viendrai bientôt, je viendrai peut-être demain.

Peut-être demain ! disait-elle. Cependant elle ne vint pas.

Une heure sonna.

Et puis, une cloche lugubre, frappée à de longs intervalles, remplit les airs d’une symphonie de mort.

Je n’aurais pas pu définir l’émotion dont mes sens furent surpris ; mais elle était comme émanée du ciel. Quoi qu’il en soit, un acte de volonté dont je ne m’étais pas rendu compte, m’entraîna vers l’hôtel d’Octavie ; et fendant la foule des domestiques empressés, je m’arrêtai au-dessous de l’appartement qu’elle occupait.

Les croisées étaient ouvertes. Derrière les rideaux on voyait passer tour à tour des ombres et des flambeaux, et je ne sais quels cris étouffés s’élevaient du fond de sa chambre. Elle est morte, m’écriai-je ! — Non, répondit son père, en me serrant convulsivement le bras, elle dort.

Elle était couchée sur son lit de damas rouge ; il y avait une bougie sur son guéridon, un livre à ses pieds : un prêtre était immobile à son chevet ; sa mère était évanouie sur le plancher. Eulalie pleurait à chaudes larmes, et un homme habillé de noir disait avec un sang-froid féroce : — Il n’y a plus d’espérance ; je savais bien qu’elle ne s’en tirerait pas.

J’ai oublié toute l’année qui suivit cette soirée, car je fus, dit-on, malade, et ma maladie excitait la répugnance et l’horreur. Depuis la mort d’Octavie, il n’y avait plus personne qui m’aimât.

Une année après, jour par jour, je montais la rue de Tournon à la clarté des illuminations d’une fête publique ; je divisais lentement vingt groupes qui m’affligeaient des éclats de leur joie grossière, quand une heure sonna… Si le coup du battant avait frappé là, il m’aurait blessé moins rudement qu’en faisant gronder cette cloche. Pourquoi cette heure ne fut-elle pas retranchée du nombre des heures ? cette heure dont les derniers murmures ont couvert les sanglots de ton agonie !

Alors un adolescent d’une figure angélique me salua d’un regard humide et lumineux, et disparut dans la foule en me montrant le Luxembourg.

J’hésitais. Je le vis encore ; une larme glissait le long de sa face, et brillait en tombant.

J’entrai tout ému dans les jardins, moi qui n’ai jamais connu de crainte : et la poussière qui s’élevait à mon passage, et les traits de la lune qui jaillissaient entre les feuilles, et le tumulte éloigné du peuple qui regagnait ses demeures, tout me remplissait d’inquiétude et d’alarmes. Elle m’apparut enfin, vêtue et voilée de blanc, comme dans cette belle soirée ou nous traversâmes à pied tous les quais de la Seine, et je vis distinctement qu’elle flottait dans une vapeur aussi douce que l’aurore. Je perdis connaissance, et Octavie ne s’éloigna point de moi. Elle se penchait sur mon corps immobile, et son haleine brûlante réchauffait mon sein. Ses baisers volaient de ma bouche à mes paupières, de mes paupières à mes cheveux. Ses bras m’enveloppaient mollement, et me berçaient dans une région pleine de lumière et de parfums. Il y avait sur tous mes organes un fardeau de volupté ; et quand mes esprits rassurés commencèrent à mieux jouir de cette scène d’ivresse ; quand mes yeux inquiets cherchèrent Octavie autour de moi, je ne distinguai plus que la trace de sa fuite, un sillon pâle et tremblant qui s’étendait jusqu’à cet astre, et qui s’effaçait peu à peu.

Je ne sais pourquoi elle ne vient plus ; mais si elle ne vient pas, j’irai.

— Je crois que j’irai, reprit-il à demi-voix.

Tel fut le récit que me fit cet épileptique ; et depuis, je m’informai longtemps et inutilement de son sort. Je désespérais même de le revoir, quand le hasard m’apprit qu’on avait remarqué quelqu’un de pareil à l’infirmerie de Bicêtre. J’y courus, et je me fis conduire à son lit. Ce n’était plus qu’un cadavre presque totalement décharné et d’une lividité affreuse. Ses yeux avaient encore quelque feu et se mouvaient assez rapidement dans leur orbite enfoncé ; mais ses regards faisaient mal.

Après avoir réfléchi durant quelques minutes de l’air d’un homme qui essaie de fixer des réminiscences très confuses, un sourire amer crispa légèrement ses lèvres, et il s’inclina tendrement de mon côté.

— Je savais bien, dit-il, que j’irais. J’irai probablement demain. Octavie est venue pour m’y inviter, et j’ai déjà reçu d’elle un gage de prochaine alliance, car c’est bien, ajouta-t-il, la main d’Octavie qui se déploie ainsi vers moi à toute heure ; et ce n’est point une main desséchée par la mort, ce n’est point une main noire et hideuse comme celle des squelettes qui ont vieilli dans les tombeaux ; ce sont des formes plus suaves que celles des anges. Il est vrai que je n’ai pas pu la toucher jusqu’ici ; mais quand le moment sera près de s’accomplir, cette main me saisira et m’entraînera par-delà le ciel.

En achevant ces paroles, il se mit à regarder son oreiller avec une joie effrayante, et s’écria d’une voix sourde et effarée : — La voilà, la voilà toujours, et voilà ton onyx ovale avec un petit cercle d’or.

— Je n’irai donc que demain, reprit-il en soupirant.

Capricieux écarts d’une imagination vive ou crédule ! il me sembla voir la paille où reposait sa tête, et le drap grossier qui la couvrait, s’abaisser sous le poids de la main d’Octavie, et conserver son empreinte.

Que sais-je, infortuné qu’ils appellent fou, si cette prétendue infirmité ne serait pas le symptôme d’une sensibilité plus énergique, d’une organisation plus complète, et si la nature, en exaltant toutes tes facultés, ne les rendit pas propres à percevoir l’inconnu ?

Cette idée m’occupait encore, quand j’arrivai le lendemain. Je m’approchai du lit de l’épileptique, et je ne le vis point ; mais un linceul jeté sur lui me laissa deviner son corps. Il y avait aussi un petit cierge qui brulait en ce lieu, et tout le reste était comme à l’ordinaire.

Quand la soirée fut un peu avancée, je me rendis à l’endroit où je l’avais rencontré naguère, et je m’assis sur la tombe où nous nous étions assis tous les deux. On l’avait dérangée, dans l’intention de l’enlever peut-être pour en faire la borne d’un champ ou la pierre angulaire d’un bâtiment. J’entendis sonner une heure, et je calculai que cette nuit devait être le second anniversaire de la mort d’Octavie.

Le ciel n’était pas pur ; un nuage terne et orageux me cachait d’abord l’étoile où son ami l’avait si souvent cherchée ; mais elle se dégagea lentement de ces ténèbres, et parut plus resplendissante.

Pauvre fou ! dis-je tout haut, que sont maintenant, au prix de tes découvertes, les vaines sciences de la terre ? Il n’y a rien d’obscur pour toi dans tant de merveilles qui font l’étonnement des sages ; et si quelque nuage a voilé tes jours, tu t’en es affranchi comme cette étoile pour reprendre dans une nouvelle vie ta première grâce et ta première beauté.

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