Un cas de pratique médicale

AU BAIN

I

– Eh ! type ! – cria un grosmonsieur au corps blanc, entrevoyant dans la buée un homme, maigreet grand, à barbe clairsemée, ayant au cou une longue croix decuivre, – donne plus de vapeur !

– Je ne suis pas le garçon de bain, VotreNoblesse ; je suis le barbier. Ce n’est pas à moi à donner dela vapeur. Si vous le désirez, je puis vous appliquer des ventousesscarifiées.

Le gros monsieur passa les mains sur seshanches rouges, réfléchit, et dit :

– Des ventouses ? Bon !Applique-m’en ; j’ai le temps.

Le barbier courut chercher ses verres dansl’avant-bain, et quelques minutes après dix ventouses bleuissaientsur le dos et sur la poitrine du gros monsieur.

– Je me souviens de Votre Noblesse, ditle barbier, appliquant la onzième ventouse. Vous avez daigné vousbaigner chez nous samedi dernier et je vous ai taillé les cors. Jesuis le barbier Mikhâïlo… Vous avez daigné, vous en souvenez-vous,me questionner au sujet des jeunes filles à marier ?

– Aha… Et alors ?

– Rien, monsieur… Je fais actuellementmes pâques et c’est un péché, Votre Noblesse, de juger les autres,mais je puis vous le dire, en conscience, – que Dieu pardonne maliberté – : les jeunes filles d’aujourd’hui, c’est tout sansconduite et sans raison… Une jeune fille, autrefois, voulaitépouser un homme sérieux, sévère, ayant du bien, pouvant raisonnerde tout, pratiquant sa religion ; et celle d’aujourd’hui,c’est l’instruction qui la séduit… Il lui faut un homme instruit.Un monsieur fonctionnaire ou commerçant, n’allez pas le luiprésenter ; elle s’en moquerait. Et cependant il y ainstruction et instruction. Il y a des instruits, naturellement,qui arrivent à un haut poste ; mais d’autres restent scribestoute leur vie et ne laissent pas de quoi se faire enterrer. Iln’en manque pas de ceux-là aujourd’hui ! Il vient ici un deces « gens instruits », un télégraphiste… Il a passé tousles degrés, il peut fabriquer des dépêches, mais il se lave sanssavon. Ça fait pitié à voir !

– Il est pauvre, mais honnête !prononça une grosse voix enrouée sur le gradin le plus élevé del’étuve. Il faut être fier de gens pareils. L’instruction, alliée àla pauvreté, atteste les hautes qualités de l’âme.Ignare !

Mikhâïlo guigna le gradin du haut. Se battantle ventre avec une poignée de branches de bouleau, un homme maigre,osseux de tout le corps, et ne semblant avoir que de la peau et descôtes, y était assis. Son visage disparaissait sous de longscheveux tombants. On ne voyait que ses yeux méchants, remplis demépris, braqués sur Mikhâïlo.

– C’est un de ces… chevelus ! fitMikhâïlo en clignant de l’œil… de ces gens à idées… C’est effrayantce qu’il en a poussé ! Impossible de les arrêter tous… Hein,ce qu’il laisse pendre ses mèches, ce squelette ! Touteconversation chrétienne lui déplaît comme l’encens au diable… Ilprend la défense de l’instruction !… C’est précisément ceux-làque les jeunes filles d’à présent aiment ; précisémentceux-là, Votre Noblesse ! N’est-ce pas dégoûtant ?… Enautomne, une fille de prêtre me fait venir :« Trouve-moi, Michel, me dit-elle – on m’appelle Michel dansles familles parce que je frise les dames, – trouve-moi, Michel, medit-elle, un fiancé dans les écrivains. Moi, par bonheur pour elle,j’en avais un sous la main… Il venait au traktir de PorphyriïEméliânytch et ne faisait que menacer de tout dire dans lesjournaux. Le garçon s’approchait-il pour lui demander l’argent desa consommation, tout de suite il lui envoyait une gifle.« Comment ça ! Me prendre de l’argent ? Sais-tu bienqui je suis ! Sais-tu que je peux imprimer dans les journauxque tu as tué quelqu’un ? » Il était malingre,déguenillé ; je l’appâtai avec l’argent du prêtre. Je luimontrai le portrait de la demoiselle, et le traînai chez elle. Jelui avais procuré un habit en location… Eh bien, il n’a pas plu àla demoiselle ! « Il n’a pas assez de mélancolie dans lafigure… » m’a-t-elle dit. Elle ne sait pas elle-même queldiable il lui faut !…

– C’est calomnier la presse, fit sur legradin du haut la grosse voix enrouée. Tu es un homme derien !

– C’est moi, l’homme derien ? !… Hum !… Vous avez de la chance, monsieur,que je fasse mes pâques cette semaine ! sans cela, je vousaurais dit ce qu’il faut pour votre « homme de rien »…Vous êtes, par conséquent, écrivain, vous aussi ?

– Bien que je ne le sois pas, n’aie pasla hardiesse de parler de ce que tu ne connais pas. Il y a eubeaucoup d’écrivains en Russie, et qui ont été utiles. Ils ontéclairé le pays, et, pour cela, nous devons les traiter non pasavec moquerie, mais avec honneur. Je parle autant des écrivainslaïques que des ecclésiastiques.

– Les personnages ecclésiastiques ne vontpas s’occuper de choses pareilles !

– Tu ne peux pas le comprendre,ignorant ! Dmîtri de Rostov, Innokénntiï de Kherson, Philarètede Moscou, et les autres prélats de l’Église ont, par leurs écrits,suffisamment contribué à l’instruction.

Mikhâïlo regarda de biais son adversaire,remua la tête et fit un grognement :

– Ça, mon seigneur, murmura-t-il enrejetant la nuque, vous y allez un peu fort !… C’est quelquechose de compliqué… Ce n’est pas pour rien que vous avez de pareilscheveux. Pas pour rien ! On comprend très bien tout cela etnous vous montrerons tout à l’heure quel homme vous êtes. Gardez unpeu, Votre Noblesse, ces ventouses sur vous, et je reviens àl’instant… Je ne fais qu’aller et venir.

Relevant en marchant son pantalon mouillé etfaisant fortement claquer ses pieds nus, Mikhâïlo entra dansl’avant-bain.

– Il va sortir à l’instant un homme àlongs cheveux, dit-il à un garçon qui était au comptoir et vendaitdu savon ; alors… tu sais… surveille-le. Il excite les gens…C’est un homme à idées… Tu ferais bien de courir chez NazareZakhârytch[21]…

– Préviens les chasseurs.

– Il va tout de suite entrer ici un hommeà longs cheveux, chuchota Mikhâïlo aux chasseurs qui gardaient levestiaire. Il excite les gens. Surveillez-le, et courez dire à lapatronne qu’elle envoie chercher Nazare Zakhârytch pour dresser unprocès-verbal. Il dit de ces choses… C’est un homme à idées…

– Quel homme à cheveux longs ?dirent les chasseurs inquiets. Aucun homme comme ça ne s’estdéshabillé ici ! Il ne s’est déshabillé que six personnes.D’abord deux Tatares, puis un monsieur, puis deux marchands, puisle diacre ; personne plus. Tu as dû prendre le Père diacrepour un homme à longs cheveux ?

– Qu’inventez-vous, diables ? Jesais ce que je dis !

Mikhâïlo regarda les habits du diacre, touchaattentivement sa soutane et leva les épaules… Un étonnement extrêmese peignit sur son visage.

– Et comment est-il, le diacre ?

– Maigriot, blondin… presque pas debarbe… Il tousse toujours.

– Hum ! marmonne Mikhâïlo,hum !… C’est donc que j’ai grogné contre un personnage duclergé. En voilà une histoire, père Grégoire !… En voilà unpéché !… En voilà un beau péché ! Et c’est que je faismes pâques, frères !… Comment pouvoir me confesser maintenantque j’ai injurié un membre du clergé ? Pardonne-moi, mon Dieu,pauvre pécheur que je suis ! Je vais aller lui demanderpardon…

Mikhâïlo, se grattant la nuque, la minelongue, rentra dans la salle de bains. Le diacre ne se trouvaitplus sur le gradin haut. En bas, près des robinets, les jambesfortement écartées, il emplissait d’eau un baquet.

– Père diacre, lui dit Mikhâïlo d’unevoix éplorée, pardonnez-moi, au nom du Christ, impie que jesuis !

– Te pardonner quoi ?

Mikhâïlo fit un soupir profond et se prosternadevant lui :

– Parce que, dit-il, j’ai pensé que vousaviez des idées dans la tête !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer