Un cas de pratique médicale

II

– Je suis étonné, dit Nicodime IégôrytchPotytchkine en montant sur le plus haut gradin de l’étuve, je suisétonné que votre fille, avec toute sa beauté et l’innocence de saconduite, ne se soit pas encore mariée.

Nicodime Iégôrytch, nu comme tout homme nu,avait pourtant gardé sa casquette sur sa tête chauve. Craignant lestransports au cerveau et l’apoplexie, il prenait toujours ses bainsde vapeur avec sa casquette.

À sa question, son interlocuteur, MakareTarâssytch Piéchkine, un petit vieux, aux jambes maigres et bleues,haussa les épaules et répondit :

– Elle ne s’est pas mariée parce que Dieum’a privé de caractère. Je suis d’un naturel très calme et trèssoumis, Nicodime Iégôrytch, et, aujourd’hui, on ne gagne rien avecla douceur. L’épouseur, aujourd’hui, est féroce, et il faut letraiter en conséquence.

– Que voulez-vous dire ? À quelpoint de vue est-il féroce ?…

– L’épouseur est gâté… Comment il faut secomporter avec lui ?… Avec rigueur, Nicodime Iégôrytch !Il ne faut pas se gêner avec lui, Nicodime Iégôrytch… Le traînerchez le juge de paix, lui flanquer sur la margoulette, envoyerchercher l’agent de police… voilà ce qu’il faut ! C’est uneespèce qui ne vaut rien ; une espèce nulle.

Étendus côte à côte sur le plus haut gradin del’étuve, les amis commencèrent à s’escrimer avec leurs balais debouleau.

– Une espèce nulle !… continuaMakare Tarâssytch. Ce qu’ils m’en ont fait voir, lescanailles !… Si j’avais eu plus de caractère, ma Dâcha seraitdéjà mariée et ferait des enfants. Oui, mon bon… Il y a maintenantmon bon monsieur, des vieilles filles dans le sexe, et, à le direen pure conscience, c’est la moitié du tout, cinquante pour cent…Et, remarquez-le, Nicodime Iégôrytch, chacune de ces vieillesfilles a eu, dans ses jeunes années, des fiancés. Et pourquoi, jevous le demande, ne s’est-elle pas mariée ? Pour quoi ?…Mais parce que les parents n’ont pas su retenir le fiancé, l’ontlaissé échapper.

– Ça, c’est juste.

– L’homme d’aujourd’hui est gâté, bête,libre-penseur. Il aime à tout avoir pour rien de rien et à fairetout profit. Il ne fera pas pour toi un pas gratis. Tu lui rendsservice, et il te demande de l’argent. Et, naturellement, il ne semarie pas non plus sans arrière-pensée. Je me marierai, se dit-il,pour attraper de l’argent. Cela, encore, ne serait rien, celairait : Bois, avale, prends mon argent ; mais épouse monenfant ; fais-moi cette grâce !… Mais il arrive que, mêmeen donnant de l’argent, tu en verses des larmes et endures chagrinset tourments. L’un se fiance et fait durer les fiançailles, puis,quand il arrive au point principal du mariage, il tourne bride etva se fiancer à une autre. Il fait bon être fiancé ! Il n’y aque plaisir à cela. On nourrit le fiancé ; on l’abreuve ;on lui prête de l’argent ; n’est-ce pas une belle vie ?Et le bonhomme fait le fiancé jusqu’à la vieillesse, jusqu’à lamort : pas besoin de se marier ! Il est déjà tout chauve,tout blanc, ses genoux plient, et il est encore fiancé… Et il y ena d’autres qui ne se marient pas… par bêtise !… Un sot ne saitpas lui-même ce qu’il lui faut ; il choisit etrechoisit : ceci ne va pas, ceci ne convient pas. Il vient,revient, se fiance, et, tout à coup, sans rime ni raison :« Je ne peux pas, dit-il, et ne veux pas. » Tenez,prenons par exemple M. Katavâssov, le premier fiancé de Dâcha.Professeur au lycée, même conseiller honoraire… ayant étudié toutesles sciences, sachant le français et l’allemand… Mathématicien. Et,tout compte fait, c’était un imbécile, un idiot, et rien d’autre…Vous dormez, Nicodime Iégôrytch ?

– Non, pourquoi ça ? Je fermais lesyeux de plaisir.

– Et alors voilà… Il commença à tournerautour de ma Dâcha ; et il faut vous dire que Dâcha alorsn’avait pas encore vingt ans. C’était une jeune fille telle, quetout le monde, simplement, s’en étonnait. Une datte ! Del’embonpoint, de la formance dans tout le corps, et cætera, etcætera. Le conseiller d’État[22]Tsytsérônov-Graviânnski, fonctionnaire à l’Administration descultes, se traînait à genoux pour qu’elle devînt gouvernante de sesenfants, mais elle ne voulut pas. Katavâssov se mit à fréquenterchez nous. Il venait chaque jour et restait jusqu’à minuit. Ilparlait à Dâcha de toute sorte de sciences et de physique… Il luiapportait des livres, écoutait sa musique… Et il insistait toujourssur les livres ; à ma Dâcha, qui elle-même est très instruite,il ne fallait pas du tout de livres ; c’était du temps perduet pas autre chose. Et lui, en lui recommandant de lire ceci etcela, l’a ennuyée à mort. Il l’aimait, je le voyais. Et elle, enapparence, ça marchait assez : « Il ne me plaît pas,papa, me disait-elle, parce qu’il n’est pas militaire. » Maismalgré qu’il ne le fût pas, ça allait. Il avait un rang, étaitnoble, en bon état, et ne buvait pas. Que fallait-il de plus ?Il fit sa demande ; on les fiança… Il ne parla même pas de ladot. Motus… Comme s’il n’était pas un homme, mais un pur esprit,pouvant se passer de dot. On fixa même le jour du mariage. Et quecroyez-vous ? hein ? Trois jours avant la noce, ceKatavâssov vient me trouver à mon magasin. Les yeux rouges, pâle,il tremble comme s’il avait eu peur. Que puis-je donc pour vous,monsieur ? « Pardon, Makare Tarâssytch, me dit-il, maisje ne peux pas épouser Dâria Makârovna[23]. Je mesuis trompé, dit-il. En considérant, dit-il, sa jeunesseflorissante et sa naïveté, je pensais trouver en elle un solpropice, et pour ainsi dire, la fraîcheur d’âme ; mais elle adéjà eu le temps, dit-il, d’acquérir des penchants. Elle estportée, dit-il, vers le clinquant, ne connaît pas la peine ;elle a sucé ça avec le lait de sa mère… » Je ne sais plus cequ’elle avait sucé… Il dit tout ça en pleurant. Et moi ?… Moi,mon bon monsieur, je ne fis que grogner un peu et le laissaipartir ! Je n’allai pas chez le juge de paix et ne me plaignispas à ses chefs. Je ne lui ai pas fait honte en ville. Si j’étaisallé chez le juge de paix, il aurait eu peur du scandale, necraignez rien, et aurait épousé. Ses chefs n’auraient pas étéchercher ce que ma fille avait sucé avec le lait de sa mère. Quandtu as troublé une jeune fille, épouse-la ! Le commerçantKliâkine, tenez, en avez-vous entendu parler ? il est vrai quec’était un moujik, mais quel tour il a fait !… Un fiancé, chezlui aussi, se mit à faire le difficile, chicana quelque chose dansle trousseau ; alors Kliâkine l’emmena dans un de ses dépôts,ferma à clé, et tira, savez-vous, de sa poche, un gros revolver,chargé à balles comme il faut, et armé, et lui dit :« Jure-moi, devant l’icône, vaurien, que tu l’épouseras, ou jete tue ! Jure-le à la minute ! » Le jeune homme juraet épousa. Hein, vous voyez ? Moi je ne suis pas capable deça. Pas même de battre… Un fonctionnaire du Consistoire – lui ausside l’Administration du culte, – le Petit-Russien Brudziénnko, vitma Dâcha et en devint amoureux. Il court après elle, rouge commeune écrevisse, marmotte différentes choses, et il jaillit de sabouche comme de la flamme. Le jour, il est chez nous, et, la nuit,il passe et repasse devant nos fenêtres. Et Dâcha commence àl’aimer. Ses yeux petits-russiens lui plurent. Il y a en eux,dit-elle, le feu et la nuit noire. Le Petit-Russien vint, revint,et fit sa demande. Dâcha donna son consentement, on peut le dire,dans le ravissement et l’extase. « Je comprends, papa,dit-elle, que ce n’est pas un militaire, mais il est tout de mêmede l’Administration du culte, ce qui est la même chose quel’Intendance ; et c’est pour cela que je l’aimebeaucoup. » Une jeune fille, et, tout de même, elle sait ceque c’est : l’Intendance !… Le Petit-Russien examina letrousseau, marchanda avec moi et ne fit que lever le nez ; ilconsentit à tout pourvu que le mariage se fît au plus vite. Mais lejour même des fiançailles, il regarda les invités, et, se prenantla tête : « Saints du Paradis, dit-il, ce qu’ils ont deparents ! Je ne consens pas ! Je ne peux pas ! Je neveux pas ! » Et le voilà à parler, à parler. De mon côté,je lui dis choses et autres… « Mais, perds-tu la raison, luidis-je, Votre Noblesse ? Il y a plus d’honneur à avoir plus deparents ! » Il n’en convint pas ! Il prit son bonnetet fila…

Il y eut encore un autre cas. Le forestierAlalâiév demanda ma Dâcha. Il l’aimait pour son esprit et saconduite… Et Dâcha l’aima aussi. Son caractère positif luiplaisait. C’était, effectivement, un brave homme, bien. Il fit sademande et tout se passa en bonne forme. Il examina le trousseaujusque dans les détails, fouilla dans les coffres. Il grondaMatriôna de n’avoir pas empêché la pelisse d’être mitée. Et il meremit l’inventaire de son bien. C’était un homme bien. Ce serait unpéché de mal parler de lui. Il me plaisait extrêmement, je doisl’avouer. Il marchanda deux mois avec moi. Je lui donne huit milleroubles et il en demande huit mille cinq cents. Tout enmarchandant, nous nous mettions parfois à boire du thé. Nous enbuvions chacun quinze verres et marchandions toujours. Je luiajoutai deux cents roubles ; il ne voulait pas. Nous noussommes manqués pour trois cents roubles ! En s’en allant, ilpleurait, le pauvre… Il aimait beaucoup Dâcha. Je m’en veuxmaintenant, pêcheur que je suis ; je le dis sincèrement. Ilfallait lui donner les trois cents roubles ou le menacer de luifaire partout honte en ville, ou bien l’emmener dans un réduitobscur et lui flanquer sur la margoulette. Je me suis fourrédedans, je le vois maintenant ; j’ai fait l’imbécile… Rien àfaire, Nicodime Iégôrytch, j’ai le caractère trop doux !

– Vous êtes trop paisible, en effet…Allons, je pars, il en est temps… La vapeur m’alourdit la tête…

Nicodime Iégôrytch se battit une fois de plusavec le balai et descendit. Makare Tarâssytch fit un soupir et semit à se cingler avec encore plus d’énergie.

1883-1885.

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