Un héros de notre temps – Le Démon

DEUXIÈME PARTIE

 

I.

 

« Ô Père ! Ô Père ! cesse tesreproches ; ne gronde pas ta Tamara. Tu vois ses larmes ?Hélas ! ce ne sont pas les premières ! Je ne serai lafemme de personne !… Dis à ceux qui demandent ma main, que monépoux repose dans la terre humide et que je ne puis donner moncœur ! Depuis le jour où nous ensevelîmes son cadavre sanglantdans la montagne, un esprit perfide me poursuit avec une vision queje ne puis écarter et au milieu du calme des nuits, des songestristes et étranges viennent jeter le trouble en moi. Mes penséeset mes paroles s’égarent confusément ; une flamme emplit toutmon sang ; je me dessèche et me flétris de jour en jour. Ô monpère ! Mon âme souffre ! Aie pitié de moi ! Livre ausaint lieu ta fille déraisonnable ; là, je serai sous laprotection du Sauveur et à ses pieds j’épancherai ma douleur.Ici-bas, il n’y a déjà plus de joie pour moi… Que bientôt à l’ombrepaisible des autels, une sombre cellule se referme sur moi, commeune tombe. »

II.

 

Et sa famille l’a transportée dans un couventsolitaire, où ses jeunes épaules furent recouvertes d’un humblecilice. Mais sous la robe monastique comme sous la soie aux millecouleurs, son cœur luttait avec la vision impie. Au pieds desautels, sous l’éclat des lumières, aux heures du chant solennel, aumilieu de la prière, souvent une voix connue venait résonner à sonoreille. Sous la voûte obscure du temple une image qu’elleconnaissait bien glissait de temps à autre sans bruit et sanslaisser de trace. Elle rayonnait doucement comme une étoile àtravers la fumée transparente de l’encens, lui faisait signe de lamain et l’appelait : Mais où ?…

III.

 

Le pieux couvent était caché entre deuxcollines et en lieu frais ; des platanes d’Orient, des rangéesde peupliers l’entouraient de tous côtés, et parfois, quand la nuitdescendait dans les défilés de la montagne, la lumière de la lampede la jeune religieuse, passant à travers les fenêtres de sacellule, venait se jouer au milieu d’eux. Tout autour, à l’ombredes amandiers, auprès de la sombre rangée de croix qui protègentles tombes muettes, les chœurs des petits oiseaux entonnaient dedoux concerts. Des sources à l’onde fraîche couraient en murmurantsur les rochers, puis se réunissaient dans le défilé et roulaientplus loin entre les buissons couverts des fleurs du givre.

IV.

 

Vers le Nord se dressaient les montagnes.Lorsqu’aux lueurs de l’aurore matinale, une vapeur bleuâtre montedes profondeurs de la vallée ; lorsque le muezzin tourné versl’Orient invite à la prière, et que la voix sonore de la clocheréveille l’habitation ; à cette heure calme et recueillie oùles jeunes Géorgiennes descendent la montagne escarpée et vont avecleurs longues cruches, puiser de l’eau, les sommets de la chaîneneigeuse se dessinaient dans le ciel pur comme un mur violet tendreet au coucher du soleil semblaient se couvrir d’un vêtement depourpre. Au milieu d’eux, le Kazbek traversant les nuages, lesdépassait de toute la tête, comme le roi puissant du Caucase enturban et en long manteau de soie.

V.

 

Mais le cœur de Tamara, plein d’une penséeprofane, est insensible aux extases pures. Pour elle tout l’universest couvert d’une teinte sombre, et tout y est pour son âme unecause de souffrance, et la lumière du jour et les ténèbres de lanuit. Aussi, dès que la fraîcheur du soir vient endormir la terre,elle se prosterne devant l’image de son Dieu et fond en larmes. Sessanglots déchirants au milieu du silence de la nuit troublentl’imagination du voyageur, qui, croyant entendre les gémissementsde quelque esprit de la montagne, enchaîné dans une de sescavernes, prête à peine l’oreille et hâte sa monture épuisée.

VI.

 

Tamara triste, agitée par la fièvre, vientsouvent s’asseoir auprès de la fenêtre. Là, seule, irrésolue, elleregarde au loin avec un œil attentif, soupire, et attend !…Une voix murmure à son oreille : « Il viendra. » Cen’était pas en vain qu’il lui apparaissait avec des yeux pleinsd’une tristesse douce et des paroles de sublime tendresse :Depuis longtemps déjà elle s’épuise sans savoir pourquoi. Veut-elleprier les saintes ? c’est à lui que son cœur s’adresse ;accablée par cette lutte incessante se penche-t-elle sur sa couche,son oreiller la brûle, elle suffoque horriblement, s’éveille ensursaut et frissonne ; ses épaules et sa gorge sontenflammées, elle peut à peine respirer, ses yeux s’obscurcissent,ses bras étendus cherchent avec passion un être imaginaire, tandisque des baisers expirent sur ses lèvres…

VII.

 

Le brouillard du soir a déjà couvert de sesvapeurs légères les collines de la Géorgie, et fidèle à sa doucehabitude, le démon a dirigé son vol vers le couvent. Mais bienlongtemps il n’osa violer ce paisible asile de la vertu. Il y eutmême un moment où il parut prêt à abandonner ses affreux projets.Il errait mélancoliquement autour des murs élevés et ses pas, pluslégers que le vent, faisaient doucement frissonner les feuillesdans l’ombre. Puis il levait les yeux vers cette fenêtre,qu’illuminait l’éclat de la lampe. C’est là qu’elle attendaitdepuis si longtemps. Soudain, au milieu de ce silence universel,une harpe harmonieuse vibra et des chants sonoresrésonnèrent ; ces sons semblaient se suivre avec mesure commecoulent des pleurs. C’était une mélodie si tendre, qu’elleparaissait avoir été composée au ciel pour la terre. On aurait ditun ange descendu ici-bas mystérieusement, qui venait en visiter unautre oublié et qui lui parlait du passé, afin d’adoucir sasouffrance ! Et le démon comprit alors pour la première foisles douleurs et les agitations de l’amour. Effrayé, il veuts’éloigner ; mais ses ailes restent immobiles ! et ôprodige ! une larme roule lentement de ses yeuxobscurcis !…

 

On voit encore près de cette cellule unepierre que cette larme brûlante a traversée comme une flamme et cen’était point une larme humaine !

VIII.

 

Le démon entre, il est prêt à aimer, et sonâme est tout ouverte au bien. Il croit que le moment désiré pouressayer d’une vie nouvelle est venu. Les palpitations de l’attente,les craintes de l’incertitude demeurent pour lui sans voix et sanspuissance ; elles ont reconnu tout d’abord une âme pleine defierté. Il entre, regarde ; devant lui se dresse l’envoyé duciel ; c’est le chérubin qui veille sur la bellepécheresse : son visage rayonne d’un sourire plein de sérénitéet son aile la protège contre l’ennemi. Un instant son regard impiefut ébloui par l’éclat de la lumière divine, et au lieu du douxaccueil qu’il espérait, il entendit éclater de péniblesreproches.

IX.

 

« Esprit turbulent, démon du vice, quit’a appelé au milieu des ténèbres de la nuit ? Tes adorateursn’habitent point ces lieux et jusqu’à présent le souffle du mal n’apoint pénétré ici ; ne viens point souiller de ton pas impiecet asile de mon amour et de ma sainteté ! qui t’aappelé ?…

L’esprit méchant lui répond par un sourireperfide, son regard s’enflamme de jalousie et de nouveau le poisonde la vieille haine a embrasé son âme : « Elle est à moi,dit-il d’une voix dure ; laisse-la ; elle est àmoi ; tu as paru trop tard pour la défendre, tu n’es ni monjuge ni le sien et, sur ce cœur plein d’élévation, j’ai posé monempreinte ; ici il ne reste plus rien de ta sainteté ;ici je règne et j’aime. » L’ange alors abaissa ses yeux pleinsde douleur sur la pauvre victime, et déployant lentement ses ailes,disparut dans les sphères célestes.

X.

 

TAMARA.

Qui es-tu ? Tes paroles sontdangereuses ! Qui t’envoie vers moi ; le ciel oul’enfer ? Que me veux-tu ?

LE DÉMON.

Que tu es belle !

TAMARA.

Mais parle ; qui es-tu ?Réponds ?

LE DÉMON.

Je suis celui que tu écoutais dans le calmedes nuits ; celui dont la pensée parlait doucement à tonâme ; celui dont tu voyais l’image dans tes songes et dont tudevinais la tristesse avec peine. Je suis celui qui tue l’espérancedès qu’elle naît dans un cœur. Je suis celui que personne n’aime etque tout être vivant maudit. L’espace et les années ne sont rienpour moi. Je suis le fléau de mes esclaves de la terre : jesuis le roi de la science et de la liberté ; je suis l’ennemides cieux et le mal de la nature et tu vois je suis à tespieds ! Je t’apporte une humble et douce prière d’amour, mapremière souffrance ici-bas et mes premières larmes. Oh ! maispar pitié, écoute, tu pourrais avec une de tes paroles me rendre aubien et me rouvrir les cieux ; resplendissant de ton chasteamour je reparaîtrais là, comme un nouvel ange dans l’éclatnouveau ; mais écoute je t’en supplie, je suis ton esclave etje t’aime ! Dès que je t’ai vue, soudain au fond de moi-même,j’ai détesté l’immortalité et ma puissance et j’ai envié malgré moiles joies incomplètes de la terre. Ne pas vivre comme toi seraitune souffrance pour moi, et ce serait affreux que de vivre séparéde toi. Dans mon cœur insensible, une flamme inattendue s’estrallumée avec plus de force ; et j’ai senti l’aiguillon de mesanciennes blessures se réveiller au fond de moi-même comme unserpent. Sans toi qu’est pour moi l’éternité ? Que sont mesdomaines infinis ? des paroles résonnant dans le vide ;un temple immense sans divinité !

TAMARA.

Laisse-moi, esprit perfide ! tais-toi, jene crois point aux discours d’un ennemi. Mon Dieu ! hélas, jene puis plus vous prier ! Un poison funeste s’empare de monesprit affaibli. Écoute ! tu me perdras, tes paroles c’est dufeu, c’est un philtre empoisonné… Dis ? pourquoim’aimes-tu ?

LE DÉMON.

Pourquoi ma belle ? hélas ! je nesais ; plein d’une vie nouvelle, j’ai fièrement arraché de matête criminelle ma couronne d’infamie, et j’ai jeté tout le passédans la poussière. Mon paradis et mon enfer sont dans tesyeux ! Je t’aime d’un amour qui n’a rien de terrestre et commetu ne pourrais aimer toi-même. Je t’aime avec tout l’enivrement etla puissance de la pensée et du rêve immortels. Dès le commencementdu monde ton image fut gravée dans mon âme ; elle se montraità moi dans les immensités désertes de l’espace. Depuis longtempston nom agitait mon esprit et résonnait doucement en moi. Aux joursheureux du paradis, toi seule me manquait. Oh ! si tu pouvaiscomprendre ce qu’il y a d’amère douleur dans une vie sans fin ettoute sans partage. Jouir, souffrir, mais ne jamais attendred’éloges pour le mal et jamais de récompense pour le bien. Vivrepour soi seul ; être un objet d’ennui pour soi-même ; ettraverser cette éternelle lutte sans noblesse et sans espoir deréconciliation. Toujours regretter et ne rien désirer : toutsavoir, tout ressentir, tout voir, détester tout ce qui estcontraire à mes désirs et tout mépriser dans le monde. Du jour oùla malédiction divine m’a frappé, les embrasements passionnés de lanature se sont éternellement refroidis pour moi. Les espacess’étendaient à l’infini devant mes yeux ; je voyais lesastres, qui m’étaient connus depuis si longtemps, couverts de leursparures nuptiales, glisser doucement devant moi, portant descouronnes d’or : Mais hélas ! Aucun ne reconnaissait sonancien frère ! Dans mon désespoir je me mis à appeler desproscrits semblables à moi ; mais moi-même de mon regardméchant je ne pouvais plus reconnaître ni leurs visages ni leursvoix. Alors effrayé j’agitai mes ailes et me mis à courirrapidement, mais où ? pourquoi ? je ne le sais. Mesanciens frères m’avaient repoussé et comme l’Éden, le monde entierdevint pour moi sombre et muet ; j’étais comme une barquebrisée, sans gouvernail et sans voiles, qui nage follement aucaprice des courants et des flots et ne sait où elle va ; oucomme un flocon de nuage orageux qui, au lever du jour, se montrecomme un point noir dans l’horizon azuré, et n’osant s’arrêternulle part, erre seul, sans but et sans laisser de trace. Dieu seulsait d’où il vient et où il va. Mais je ne pus gouverner longtempsles hommes et leur apprendre longtemps le péché ; il me futimpossible de diffamer longtemps tout ce qui était noble et deblasphémer tout ce qui était beau : facilement je rallumaipour toujours en eux les ardeurs de la foi pure. Étaient-ils dignesde mes efforts ces sots et ces hypocrites ? Je me cachai alorsdans les défilés des montagnes et me mis à errer comme un météoreau milieu des ténèbres d’une nuit profonde. Le voyageur isolé,égaré par ce feu follet qui voltigeait devant lui, roulait au fonddes précipices avec sa monture et appelait en vain à sonsecours !… Et le sillon sanglant de sa chute se tordait sur lerocher. Mais les plaisirs du mal ne me plurent pas longtemps. Quede fois dans ma lutte avec l’ouragan puissant, au milieu destourbillons de poussière, enveloppé d’éclairs et de vapeurs, jem’élançai avec fracas dans les nuages ; j’aurais voulu pouvoirdans la foule des éléments révoltés, étouffer les murmures de moncœur ; échapper à la pensée inévitable et oublier ce qui nepouvait être oublié. Que peut être le récit des pertesdouloureuses, des fatigues et des maux, des générations passées etfutures de la race humaine, en présence d’un seul instant de messouffrances inconnues ? Que sont les hommes, que sont leur vieet leurs peines ? Elles ont passé, elles passeront ;l’espérance leur reste ; un jugement équitable les attend et àcôté du jugement reste encore le pardon ! Ma douleur à moi estconstamment là et comme moi elle ne finira jamais et ne trouverajamais le sommeil de la tombe ! tantôt elle se glisse en moicomme un serpent ; tantôt elle me brûle et luit comme uneflamme ; tantôt elle pèse sur ma pensée comme le lourd rocherdes passions et des espérances perdues. Mausoléeindestructible !

TAMARA.

Pourquoi me faire connaître tessouffrances ? Pourquoi te plains-tu à moi ? tu aspéché !…

LE DÉMON.

Est-ce contre toi ?

TAMARA.

On peut nous entendre :

LE DÉMON.

Nous sommes seuls ;

TAMARA.

Et Dieu !

LE DÉMON.

Il ne daignera pas jeter un regard surnous ; il s’occupe des cieux et non de la terre.

TAMARA.

Et le châtiment et les tortures del’enfer ?

LE DÉMON.

Que te fait cela ? tu seras là avecmoi !

TAMARA.

Qui que tu sois, toi que le hasard a fait monami, tu as perdu mon repos pour toujours ; et moi ta victimeje t’écoute malgré moi-même avec un plaisir secret. Mais si tesparoles sont mensongères, si tu veux me tromper, oh ! aiepitié de moi ! Quelle gloire y trouverais-tu ? Pourquoiveux-tu posséder mon âme ? Est-ce que je suis préférable àtoutes celles qui n’ont pas été remarquées par toi aux cieux ?Cependant elles sont bien belles aussi et comme en ce lieu aucunemain mortelle n’a encore profané leur couche virginale !Non ! fais-moi un serment irrévocable. – Dis, tu vois, jesouffre ! Tu vois ce que rêve une pauvre femme ! Sans levouloir tu entretiens la peur en moi ; mais tu as toutcompris, tu sais tout, et certainement tu auras pitié de moi !Jure-moi, fais-moi serment de renoncer dès à présent à tes mauvaisdesseins ! Est-ce qu’il n’y a déjà, plus de serments et depromesses inviolables ?

LE DÉMON.

Je jure par le premier jour de lacréation ; je jure par son dernier jour ; je jure parl’opprobre du crime et par le triomphe de la véritééternelle ; je jure par l’horrible souffrance de la chute etpar la joie bien courte de la victoire. Je jure par notre rencontreet par la séparation qui nous menace de nouveau. Je jure par lafoule des esprits, par le sort de mes frères qui me sont soumis,par les glaives sans tache des anges mes ennemis vigilants ;je jure par le ciel et l’enfer, par ce qu’il y a de plus sacré surla terre et par toi ; je jure par ton dernier regard, par tapremière larme, par l’haleine de ta bouche si pure et par lesboucles de ta chevelure soyeuse ; je jure par la félicité etla douleur ; je jure par mon amour, – je renonce à mesvieilles rancunes ; je renonce à mes pensées d’orgueil ;dès maintenant le poison de la flatterie trompeuse ne viendra plusagiter mon esprit. Je veux aimer ; je veux prier ; jeveux croire au bien ; avec les larmes du repentir j’effaceraisur mon visage digne de toi, les marques du feu céleste ; etque désormais l’univers tranquille croisse dans l’ignorance sansmoi. Oh ! crois moi ! Moi seul jusqu’à ce jour t’aicomprise et appréciée. En te choisissant pour mon sanctuaire, j’aidéposé ma puissance à tes pieds. J’attends ton amour comme un donet je te donnerai l’éternité pour un regard. Dans l’amour commedans l’aversion, crois-moi Tamara : je suis immuable et grand.Moi, fils libre de l’espace, je t’emporterai dans les régions quiplanent au-dessus des étoiles et tu seras la reine du monde, mapremière compagne. Sans regrets, sans désirs, tes yeux regarderontcette terre où il n’y a ni bonheur vrai, ni beauté durable, où l’onne voit que crimes et châtiments, où la passion mesquine peut seulevivre et où on ne sait pas sans crainte haïr ou aimer. Ignores-tuce que c’est que l’amour passager des hommes ? Un sang jeunequi fermente ! Mais les jours passent et le sang se refroidit.Quel est celui qui peut rester fidèle pendant la séparation et nepas céder aux attraits de la beauté nouvelle ? Quel est celuiqui peut résister à la fatigue, à l’ennui, aux caprices del’imagination ? Non, mon amie, sache-le bien, ta destinéen’est point de te flétrir en silence dans un cercle aussi étroit,esclave d’une jalousie grossière, parmi des hommes froids etpusillanimes, parmi de faux amis et des ennemis, au milieu decraintes et d’espérances sans fin, de peines lourdes et sans but.Tu ne dois point t’éteindre tristement, derrière ces murs élevés,sans avoir connu l’amour, toujours en prières, également loin deDieu et des hommes. Oh non ! admirable créature, tu as uneautre destinée ; tu es réservée pour d’autres souffrances etpour des extases autrement sublimes. Laisse donc tes premiersdésirs et abandonne cette terre méprisable à son sort : Enéchange je t’ouvrirai les abîmes des plus profondes sciences ;j’amènerai à tes pieds les nombreux esprits qui me servent et je tedonnerai, ma belle, des servantes légères comme des fées. Pour toij’arracherai à l’étoile d’Orient sa couronne d’or ; jecueillerai sur les fleurs la rosée des nuits et je répandrai surtoi cette rosée. Avec un rayon pourpre du soleil couchant,j’entourerai ta taille comme avec une écharpe ; avec lasenteur des parfums les plus purs j’embaumerai l’air quit’environne ; sans cesse je caresserai tes oreilles avec unemélodie admirable, je te bâtirai des palais somptueux d’ambre et deturquoise ; je descendrai pour toi jusqu’au fond desmers ; je volerai au-dessus des nuages ; je te donneraitout, tout ce qui est sur la terre ; Aime-moi !…

XI.

 

Et doucement, il appuya sa bouche pleine defeu sur ses lèvres tremblantes. Il répondait à ses prières par desparoles pleines de séduction et son regard, plongeant jusqu’au fondde ses yeux, l’enflammait. Dans l’obscurité de la nuit, ilétincelait devant elle, inévitable comme la lame d’unpoignard !… Hélas ! L’esprit du mal triompha. Le poisonmortel de ses baisers a pénétré en un instant dans son sein et uncri terrible de souffrance a troublé le silence de lanuit !…

Dans ce cri il y avait de tout, de l’amour, dela douleur, un reproche avec une dernière prière, un adieu sansespoir, un adieu en pleine jeunesse !…

……  …  …  …  … . .

XII.

 

Pendant ce temps, le veilleur de nuitexécutait seul et lentement autour des grands murs, sa rondeordinaire. Il allait de tous côtés, agitant sa crécelle defer[32] ; mais en arrivant à hauteur de lacellule de la jeune novice, il assourdit la cadence de son pas etl’âme troublée, s’arrêta, la main sur son instrument. Au milieu dusilence environnant, il crut entendre deux bouches échangeant desbaisers, puis un cri étouffé, suivi d’un faible gémissement. Undoute impie traversa le cœur du vieillard. Mais un moment s’écoulaet tout redevint calme. On n’entendit plus que le souffle de labrise, apportant de loin le murmure des feuilles et le ruisseau dela montagne qui bruissait tristement sur ses rives sombres. Levieillard dans sa peur se hâta de lire son livre de prières, afind’éloigner de sa pensée pécheresse les tentations de l’esprit dumal ; il se signait rapidement de ses doigts tremblants ;puis silencieux, agité par une vision, il se mit à précipiter sonpas et continua sa ronde habituelle !…

XIII.

 

Couchée dans son cercueil, elle ressemble àune gracieuse péri qui vient de s’endormir. Son visage pâle etsombre est plus pur que le linceul qui l’enveloppe. Ses paupièresse sont abaissées pour toujours. Mais ô ciel ! Ne dirait-onpas que sous elles ce merveilleux regard sommeille seulement etsemble attendre un baiser ou le retour du jour ! Non ;inutilement les rayons lumineux se glissent entre elles comme unfil d’or ; en vain sa famille, pleine d’une muette douleur,vient couvrir sa bouche de baisers ; non ! la mort a missur elle son empreinte éternelle et rien n’est assez puissant pourl’arracher de ses bras. Et toute cette nature dans laquelle naguèrela vie ardente et pleine d’énergie parlait si distinctement auxsens, n’est plus maintenant qu’une vaine poussière. Un sourireétrange à peine éclos sur ses lèvres s’y était arrêté ;l’expression douloureuse de ce sourire était sombre comme la tombeelle-même. Que signifiait-il ? se raillait-il de la destinée,ou accusait-il un doute insurmontable ? Exprimait-il un froiddédain de la vie ou une colère audacieuse contrôle ciel ?Comment le savoir ? Sa signification est à jamais perdue pourle monde. Mais il attire involontairement les yeux, comme le dessind’une inscription antique, où peut-être, sous des caractèresbizarres, se cache l’histoire des temps passés. Maxime de grandesagesse indéchiffrable ! Trace oubliée de penséesprofondes !…

Longtemps l’ange de la destruction respecta ladépouille de la pauvre victime et ses traits conservèrent cettebeauté que garde un marbre sans expression, privé d’animation et desentiment, mystérieux comme la mort même. Jamais aux jours les plusgais, la parure de fête de Tamara ne fut aussi variée en couleurs,ne fut aussi riche. Les fleurs du vallon chéri qui la vit naître,selon l’antique coutume, exhalaient sur elle leurs parfums etserrées dans sa froide main, semblaient avec elle dire adieu à cemonde…

XIV.

 

Ses parents, ses voisins se sont déjà réunispour le triste voyage. Le vieux Gudal arrache ses cheveux gris,frappe sa poitrine en silence et pour la dernière fois monte surson coursier à la blanche crinière, et le cortège se met enroute !… Le voyage doit durer trois jours et trois nuits.C’est auprès des ossements de ses aïeux qu’on a creusé pour elle unlieu de repos…

Un des ancêtres de Gudal qui avait passé savie à piller les voyageurs et les villages, se trouvant enchaînépar la maladie, fit vœu dans un moment de repentir, de bâtir uneéglise en expiation de ses péchés passés, sur le haut des rochersgranitiques, où l’on n’entend que le sifflement du chasse-neige etoù on ne voit voler que les vautours. Bientôt un temple solitaires’éleva au milieu des neiges du Kazbek et les ossements de ceméchant homme trouvèrent là un asile où reposer. Le roc ami desnuages se transforma en cimetière ; comme si en rapprochant satombe des cieux elle devait être moins froide et comme si plus loindes hommes son dernier sommeil devait être moins troublé… Mesureinutile ; les morts ne doivent plus ressentir ni la joie ni latristesse des jours passés.

XV.

 

Dans les espaces azurés, un des anges de Dieuvolait en agitant ses ailes d’or ; et dans ses bras ilemportait de la terre une âme pécheresse. Avec de douces parolesd’espérance il dissipait ses doutes, et de ses larmes il effaçaiten elle les traces de l’opprobre et de la douleur. Les harmoniescélestes, quoique de loin, arrivaient déjà vers aux. Tout à coup aumilieu de l’espace libre, l’esprit des enfers surgit du fond del’abîme. Il tourbillonnait avec fracas et brillait comme le sillonde l’éclair, puis avec une impudente fierté il répétait :« elle est à moi ; » la pauvre âme de Tamara seserra contre la poitrine de son gardien et se mit à prier pourcalmer sa frayeur. En ce moment son avenir allait se décider !Il reparaissait devant elle. Mais grand Dieu ! Qui l’auraitreconnu ? Quels regards méchants il fixait sur elle !Comme on sentait qu’il était plein du poison mortel d’une colèreinextinguible ! son visage immobile exhalait un froidsépulcral.

– « Disparais, esprit de doute et deténèbres ; répondit le messager des cieux : tu as assezlongtemps triomphé ; mais l’heure du jugement est venue, etque la sentence divine soit bénie ! Les jours de la tentationsont passés ; en quittant son enveloppe terrestre etpérissable elle a secoué à jamais les chaînes du mal.Sache-le ! Depuis longtemps nous l’attendions ! Son âmeétait de celles dont la vie se compose d’un court instant desouffrances intolérables et de délices qu’on ne peut comprendre. LeCréateur les a tissées avec les cordes vivantes d’un meilleurmonde ; elles ne sont point créées pour la terre et la terren’est pas faite pour elles ; elle a expié ses doutes pard’atroces douleurs ; elle a souffert et aimé et le paradis luiest ouvert pour cet amour !

……  …  …  …  … . .

Et l’ange, jetant sur le séducteur un regardsévère, agita ses ailes avec joie et disparut au milieu des cieuxpurs. Et le démon vaincu, maudissant ses rêves pleins de folie,comme autrefois resta seul dans l’univers, sans espérance et sansamour !…

Sur le penchant de la montagne, au-dessus dela vallée de Koïchaoursk s’élève encore une vieille ruine crénelée.Les traditions restent pleines de récits faits sur elle, aveclesquels on effraye les enfants. Ce monument muet qui fut le témoinde ces événements surnaturels se montre au milieu des arbres commeune sombre vision. En bas, s’éparpillent les maisons d’un villagetartare ; la terre y est verdoyante et couverte de fleurs, etle bruit discordant de mille voix se perd au milieu de celui descaravanes dont on entend de loin résonner les clochettes. Larivière se précipite à travers les vapeurs, brille, écume ;tandis que la nature, semblable à un enfant insoucieux, joue avecla vie éternellement jeune, la fraîcheur, le soleil et leprintemps.

Mais le château est triste et a fini de servirà son tour, comme un pauvre vieillard qui survit à ses amis et à safamille chérie. Ses habitants invisibles attendent le lever de lalune. Alors libres et joyeux, ils se mettent à fredonner et courentde tous côtés. L’araignée grisâtre, nouvelle ermite, file la tramede ses toiles et une famille de lézards verts court gaiement surles toits ; le serpent prudent sort de la fente obscure etvient ramper sur les dalles du vieux perron. Tantôt il s’enroulecomme un triple anneau, tantôt il s’étend comme une longue raie etbrille comme une épée d’acier, oubliée depuis longtemps sur unchamp de bataille par un héros mourant à qui elle ne devait plusservir. Le tout est sauvage, et nulle part on ne retrouve la tracedes années passées. La main des siècles s’est appliquée longtemps àles effacer et rien ne rappelle le nom de Gudal et celui de safille bien-aimée. Mais l’église, où leurs ossements sont ensevelis,protégée par une puissance sacrée se voit encore sur les rochersescarpés, à travers les nuages. Près de la porte s’élèvent commedes gardiens, des blocs de granit noir, couverts de neige ; etsur leur poitrine, au lieu de cuirasse, miroitent des glaces qui nefondent jamais. Des masses écroulées dorment sur les saillies durocher et pendent tout autour, menaçantes comme des chutes d’eausaisies subitement par le froid. Là, le chasse-neige fait sa rondeet balaye la poudre des murailles grises ; puis, faisantentendre ses longs sifflements, semble appeler les sentinelles. Lesnuages seuls, apprenant qu’un temple nouveau et magnifique a étébâti dans cette contrée de l’Orient, s’y rendent en foule pourl’adoration ; et sur les dalles du tombeau de famille, déjàdepuis longtemps personne ne vient plus gémir. Le rocher sombre duKazbek garde avidement sa proie et le murmure de l’homme ne troublejamais leur éternel repos.

FIN DU DÉMON.

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