Un héros de notre temps – Le Démon

PREMIÈRE PARTIE

 

I.

 

Un ange déchu, un démon plein de chagrin,volait au-dessus de notre terre pécheresse. Les souvenirs de joursmeilleurs se pressaient en foule devant lui, de ces jours où, purchérubin, il brillait au séjour de la lumière ; où les comèteserrantes aimaient à échanger avec lui de bienveillants et gracieuxsourires ; où, au milieu des ténèbres éternelles, avide desavoir, il suivait, à travers les espaces, les caravanes nomadesdes astres abandonnés ; où enfin, heureux premier-né de lacréation, il croyait et aimait ; il ne connaissait alors ni lemal ni le doute ; et une monotone et longue série de sièclesinféconds n’avaient point encore troublé sa raison… Et encore,encore il se souvenait !… Mais il n’était plus assez puissantpour se souvenir de tout.

II.

 

Depuis longtemps réprouvé, il errait dans lessolitudes du monde sans trouver un asile. Et cependant les sièclessuccédaient aux siècles, les instants aux instants. Lui, dominantle misérable genre humain, semait le mal sans plaisir et nulle partne rencontrait de résistance à ses habiles séductions. Aussi le mall’ennuyait…

III.

 

Bientôt le banni céleste se mit à volerau-dessus du Caucase. Au-dessous de lui, les neiges éternelles duKazbek[25] scintillaient comme les facettes d’undiamant ; plus bas, dans une obscurité profonde, se tordait lesinueux Darial[26], semblable aux replis tortueux d’unreptile. Puis le Terek[27],bondissant comme un lion à la crinière épaisse et hérissée,remplissait l’air de ses rugissements ; les bêtes de lamontagne, les oiseaux décrivant leurs orbes dans les hauteursazurées écoutaient le bruit de ses eaux ; des nuages dorés,venus de lointaines régions méridionales, accompagnaient sa coursevers le nord et les masses rocheuses, plongées dans un mystérieuxsommeil, inclinaient leurs têtes sur lui et couronnaient lesnombreux méandres de ses ondes. Assises sur le roc, les tours deschâteaux semblaient regarder à travers les vapeurs et veiller auxportes du Caucase comme des sentinelles géantes placées sous lesarmes. Toute la création divine était aux alentours, sauvage etimposante ; mais l’ange, plein d’orgueil, embrassa d’un regarddédaigneux l’œuvre de son Dieu et aucune de toutes ces beautés nevint se refléter sur sa figure hautaine.

IV.

 

Puis le tableau changea ; une naturepleine de vie s’épanouit à ses regards ; les luxuriantesvallées de la Géorgie se déroulèrent au loin comme un magiquetapis. Terre heureuse et florissante !… Les silhouettes desruines, les ruisseaux à l’eau rapide et murmurante et au fondparsemé de cailloux aux mille couleurs ; les buissons de rosessur lesquels les rossignols à la voix douce, chantent la plaintivebeauté que rêva leur amour ; les ombrages des platanestouffus, entremêlés de lierre abondant ; les grottes où lestimides chevreuils se réfugient aux jours brûlants ; l’éclat,le mouvement, le murmure des feuilles ; le bruit sonore demille voix ; l’haleine parfumée de mille plantes ; lavoluptueuse ardeur du milieu du jour ; les nuits toujourshumides d’une rosée odorante ; les étoiles du ciel, brillantescomme le regard et les yeux des jeunes Géorgiennes. Mais hormis unefroide jalousie, cette nature splendide n’éveilla dans l’âmeinsensible du proscrit, ni nouveau sentiment, ni nouvelleaspiration et tout ce qu’il voyait devant lui, il le méprisait etle détestait.

V.

 

Cette grande demeure, ce palais spacieux, levieux Gudal aux cheveux blancs les a bâtis pour lui. Ils ont coûtébien des larmes, bien des fatigues aux esclaves soumis depuislongtemps à ses ordres. Au lever du jour, les ombres de sesmurailles s’allongent sur les pentes des montagnes voisines. Desmarches creusées dans le roc conduisent de la tour, placée à l’undes angles, au bord de la rivière. C’est en suivant cette rampesinueuse, que la jeune princesse Tamara va puiser de l’eau àl’Arachva[28].

VI.

 

Toujours silencieuse, la sombre demeure, duhaut des rochers escarpés, semble contempler les vallées. Mais ence jour un grand festin a été servi dans ses murs ; lazourna[29] résonne et le vin coule à flot. Gudalmarie sa fille ; toute la famille a été conviée au banquet.Sur la terrasse couverte de tapis, la fiancée est assise parmi sescompagnes et les heures s’écoulent oisivement pour elle au milieudes jeux et des chants. Déjà le disque du soleil s’est cachéderrière les montagnes lointaines. Les jeunes filles chantent enbattant la mesure avec leurs mains et la jeune fiancée prend sonbouben[30]. Tout à coup, le balançant d’une mainau dessus de sa tête et plus rapide qu’un oiseau, elles’élance : tantôt elle s’arrête et regarde autour d’elle etson œil humide scintille à travers ses cils jaloux ; tantôtelle joue gracieusement de la prunelle sous ses noirssourcils ; puis, légère, se penche vivement et tandis que sonpetit pied adorable semble nager dans l’air, elle sourit avec unegaîté enfantine. Les rayons tremblants de la lune se jouant parfoistout doucement à travers une atmosphère humide, peuvent à peineêtre comparés à ce sourire animé comme la vie, comme lajeunesse.

VII.

 

J’en jure par l’astre des nuits, par lesrayons du soleil levant ou couchant ! jamais monarque de laPerse dorée, jamais roi de la terre ne posa ses lèvres sur depareils yeux. Jamais la fontaine jaillissante du harem, aux joursles plus brûlants ne lava de sa rosée perlée une semblable taille.Jamais la main d’un mortel couvrant de caresses un corps bien-aiméne déroula une aussi belle chevelure. Depuis le jour où l’hommeperdit le paradis, je le jure, jamais semblable beauté n’est éclosesous le soleil du midi.

VIII.

 

Pour la dernière fois, elle a dansé !…Hélas ! Demain l’attendent, elle l’héritière de Gudal,l’enfant gâtée de la liberté, le triste sort de l’esclave, unefamille étrangère, une patrie inconnue. Et déjà des doutesmystérieux assombrissaient la sérénité de son visage. Mais il yavait tant de grâce harmonieuse dans sa démarche, tant d’expressionet de naïve simplicité dans tous ses mouvements, que si le démondans son vol l’eût regardée en ce moment, il se fut rappelé sesanciens frères célestes ; il se serait doucement détourné etaurait soupiré.

IX.

 

Et le démon la vit !… Et à l’instant mêmeil ressentit dans tout son être une agitation étrange. Unebienfaisante harmonie vibra dans la solitude de son âme muette, etde nouveau il put comprendre cette divine merveille d’amour dedouceur et d’incomparable beauté. Longtemps il admira cette tendreimage et les rêves d’un bonheur évanoui se déroulèrent encoredevant lui, comme une longue chaîne ou comme les groupes d’étoilesau firmament. Cloué par une force invisible, il fit connaissanceavec une nouvelle tristesse et soudain le sentiment fit résonner enlui sa puissante voix d’autrefois. Était-ce un symptôme derégénération ? au fond de son âme, il ne pouvait trouver desparoles de perfide séduction. Devait-il oublier ? Mais Dieului refusa l’oubli et du reste, il ne l’eût pointaccepté !

X.

 

Le jour est à son déclin, et sur un superbecoursier, brisé de fatigue, le fiancé se hâte avec impatience versle festin nuptial. Déjà il a atteint les vertes rives du limpideArachva, et péniblement, pas à pas, courbée sous la lourde chargedes présents, une longue file de chameaux s’avance et couvre auloin les détours nombreux du chemin. On entend le bruit de leursclochettes !… Le roi de Cinodal lui-même conduit la richecaravane. Une ceinture serre sa taille svelte ; la garniturede son sabre et de son poignard brillent au soleil ; il portesur ses épaules un fusil à la batterie reluisante et le vent joueavec les manches de son manteau, bordé tout autour de richesgalons. À la selle et à la bride pendent des houppes de soiebrodées aux mille couleurs, sous lui piaffe un fringant coursier àla robe dorée et sans prix ; il est déjà tout blancd’écume ; c’est un enfant de Karabak[31] ;il dresse l’oreille et, plein de frayeur, souffle avec force ;puis, du haut des rochers, regarde avec ombrage les flots de larivière à l’écume jaillissante. Le chemin que suit le rivage estétroit et dangereux ; à gauche le rocher ; à droite lelit profond de la rivière furieuse. Il est déjà tard. Sur lessommets couverts de neige le jour s’éteint et l’obscurité sefait !… La caravane hâta le pas.

XI.

 

À ce point de la route s’élève une chapelle.Là, depuis de longues années, repose en Dieu, un prince inconnu,qu’une main vengeresse immola et ce lieu est devenu depuis l’objetd’un culte. Le voyageur qui court au combat ou va à la fête, vienten tout temps prononcer dans la chapelle une fervente prière, etcette prière le protège contre le poignard musulman. Mais le jeunefiancé dédaigna la coutume de ses aïeux, et un esprit méchant letroubla avec une perfide vision. Au milieu des ombres de la nuit,il s’imaginait couvrir de baisers ardents les lèvres de sa jeunefiancée. Tout à coup dans l’obscurité, en avant de lui, deux hommesparaissent ; puis d’autres encore ; un coup de feuretentit ; qu’arrive-t-il ? Le prince intrépide se dressesur ses étriers bruyants, enfonce son bonnet sur sessourcils ; puis, sans articuler un mot, saisit d’une main lacrosse de son fusil turc, fouette son cheval et comme un aigle fonden avant. Un second coup de feu retentit, puis un cri sauvage et ungémissement étouffé résonnent dans la profondeur de la vallée. Lecombat n’a pas duré longtemps ; les timides Géorgiens ont fuide tous côtés.

XII.

 

Tout s’est apaisé. Pressés en foule, leschameaux regardent avec frayeur les cadavres des cavaliers et l’onentend parfois tinter leurs clochettes. La riche caravane estdépouillée et déjà les oiseaux nocturnes volent autour des corpsdes chrétiens. Hélas ! ils n’auront pas la sépulture paisiblequi les attendait sous les dalles du monastère, où furent enterréesles dépouilles de leurs pères. Leurs mères et leurs sœurs,couvertes de longs voiles, ne viendront pas des pays lointainsprier et sangloter tristement sur leurs tombes ! sous lerocher qui borde le chemin, seule, une main pieuse élèvera unecroix en leur mémoire ; le lierre printanier l’entourera engrandissant de son réseau d’émeraudes comme une doucecaresse ; et le pèlerin fatigué par une marche longue etpénible ne manquera jamais de se détourner de sa route pour venirse reposer à l’ombre du signe divin !…

XIII.

 

Un cheval plus rapide qu’un daim précipite sacourse, souffle bruyamment et semble voler au combat. Tantôt ilrecule subitement après un bond et prête l’oreille au moindresouffle en dilatant ses larges naseaux : tantôt il frappevivement le sol avec les clous de ses fers bruyants, secoue sacrinière éparse et repart follement en avant. Son cavaliersilencieux chancelle à chaque pas sur les arçons et laisse penchersa tête sur l’encolure. Déjà il a abandonné les rênes et ses piedsse sont enfoncés dans les étriers, la housse est sillonnée delarges taches de sang ! Ô vaillant coursier ! Rapidecomme la flèche ! tu as emporté ton maître du combat. Mais laballe ennemie d’un Circassien l’a frappé dans l’ombre.

XIV.

 

Toute la famille de Gudal pleure, se lamenteet une grande foule s’attroupe dans la cour. Quel est ce chevalemporté qui vient de s’abattre ? quel est ce cadavre étendusur le seuil de la porte ? quel est ce cavalier sansvie ? Les plis de son front basané ont conservé la trace d’unealarme guerrière ; ses armes et ses vêtements sont souillés desang ; dans une dernière étreinte nerveuse sa main s’estraidie sur la crinière. Ô fiancée ! Ton regard n’a pas attendulongtemps ton jeune promis ! Il a tenu sa parole de prince etil est accouru au festin nuptial ! Mais, hélas ! Jamaisplus il ne remontera sur son rapide coursier.

XV.

 

La colère divine a fondu comme la foudre aumilieu de cette famille qui ne connaissait point encore le malheur.La pauvre Tamara s’est jetée sur sa couche en sanglotant, seslarmes coulent avec abondance, et son sein gonflé se soulèvepéniblement !… tout à coup au-dessus d’elle une voixsurnaturelle se fait entendre : « Ne pleure pas enfant,ne pleure pas en vain ; tes larmes ne peuvent tomber sur cecadavre muet comme une rosée vivifiante ; les larmes nepeuvent que ternir le regard limpide des jeunes filles et creuserleurs joues. Il est bien loin déjà ; il ne connaîtra point tadouleur et ne pourra l’apprécier ; la lumière céleste réjouitmaintenant ses yeux qui n’ont plus rien de ce monde et il n’entendplus que les concerts du paradis. Que sont les rêves insignifiantsde la vie, et les gémissements et les larmes d’une pauvre fille,pour un hôte des cieux ? Rien. Non ! le sort d’unecréature mortelle, crois-moi, mon ange terrestre, ne vaut pas unseul instant de ta chère tristesse. À travers les océans éthéréssans gouvernail et sans voiles, les chœurs des astres brillantsvoguent doucement au milieu des vapeurs ; dans les espacesinfinis des cieux, les groupes floconneux des nuages impalpablespassent sans laisser de trace ; l’heure de la séparation,l’heure du retour, n’ont pour eux ni joie ni tristesse ; poureux l’avenir est vide de désirs et le passé sans regret. En ce jourd’affreux malheurs souviens-toi d’eux, bannis toute penséeterrestre, et comme eux, écarte de toi tout souci : dès que lanuit enveloppera de son ombre les sommets du Caucase ; dès quesous la puissance d’une voix magique, le monde charmé setaira ; dès que la brise du soir agitera sur les rochersl’herbe fanée, que les petits oiseaux cachés sous elle sautillerontplus gaiement dans l’ombre, et que sous les branches de la vigne lafleur des nuits s’épanouira pour boire avidement la roséecéleste ; dès que la lune argentée montera lentement derrièrela montagne et jettera sur toi ses regards indiscrets, je voleraiaussitôt vers toi, je serai ton hôte jusqu’au jour et sur tespaupières aux cils soyeux je ferai éclore des songesd’or. »

XVI.

 

La voix se tut ; et dans le lointain lessons s’éteignirent doucement l’un après l’autre. Tamara se lève ensursaut et regarde autour d’elle. Une agitation indicible faitbattre son cœur. C’est de la douleur, de l’effroi, un éland’enthousiasme ; – rien ne peut être comparé à cela. Tous lessentiments fermentent en elle, l’âme a brisé ses liens ; lefeu court dans ses veines. Cette voix nouvelle et admirable sembleencore résonner auprès d’elle. Vers le matin seulement le sommeildésiré vint fermer ses yeux fatigués.

Mais alors son esprit fut agité par un rêveétrange et prophétique : un nouveau venu sombre et silencieux,resplendissant d’une beauté immortelle, se penchait vers son chevetet son regard se fixait sur elle avec un tel amour, une telletristesse, qu’il semblait avoir pitié d’elle. Ce n’était point unange des cieux, ni son divin gardien ; l’auréole aux rayonslumineux ne se mêlait point aux boucles de sa chevelure ; cen’était point l’esprit méchant de l’enfer ni un martyr du vice. Ohnon ! Il avait la douce clarté d’un beau soir, qui n’est ni lejour ni la nuit, ni les ténèbres ni la lumière !…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer