Un héros de notre temps – Le Démon

II LA PRINCESSE MARIE

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11Mai 18…

Je suis arrivé hier à Piatigorsk et j’ai louéun logement à l’extrémité de la ville, qui est un lieu très élevé,situé au pied du Machouk[13]. Par lestemps d’orage, les nuages descendent jusque sur mon toit.Aujourd’hui, à cinq heures du matin, quand j’ai ouvert ma fenêtre,ma chambre s’est remplie du parfum des fleurs, qui garnissent, toutautour, de modestes haies&|160;: Les branches des cerisiers enfleur semblent regarder par ma croisée et le vent quelquefois,jonche de leurs blancs pétales ma table à écrire. J’ai une vueadmirable de trois côtés&|160;: Au couchant, les cinq coupoles duBechtou, teintes d’un bleu sombre et semblables aux derniers nuagesd’un orage dissipé&|160;; au nord le Machouk, qui s’élève pareil auchapeau fourré d’un Persan et me cache toute cette partie del’horizon&|160;; à l’orient le panorama est plus gai&|160;: En bas,devant moi, fourmille la petite ville, neuve, éclatante depropreté&|160;; j’entends le murmure de ses fontaines salutaires etcelui de sa foule polyglotte. Plus loin les montagnes s’amoncèlenten amphithéâtre, de plus en plus bleues et sombres, puis àl’extrémité de l’horizon s’étend la ligne argentée des sommets quicommencent au Kazbek et finissent aux deux pointes de l’Elborous.Qu’il est gai de vivre dans un tel lieu &|160;! Aussi de mollessensations remplissent tout mon être. L’air est pur et doux commeun baiser de jeune fille, le soleil chaud, le ciel bleu. Quefaut-il de plus, ce me semble&|160;? Pourquoi existe-t-il despassions, des désirs, des regrets&|160;? Mais il est temps, et jevais à la fontaine Élisabeth, où, dit-on, se rassemble toute labonne société des eaux…

En descendant au milieu de la ville j’aiparcouru un boulevard sur lequel j’ai rencontré quelques groupestristes, qui gravissaient lentement la montagne. Ce sont en grandepartie des familles de riches propriétaires de steppes. Parmielles, on remarque des hommes portant des vêtements de mode un peuvieille déjà et des femmes élégamment parées, ainsi que leursfilles. Évidemment, toute la jeunesse des eaux leur estconnue&|160;; aussi m’ont-elles regardé avec une attentivecuriosité. La coupe de mon pardessus, fait à Saint-Pétersbourg, lesa probablement trompées&|160;; car bientôt, apercevant mesépaulettes d’officier de ligne, elles se sont détournées avecindifférence.

Les femmes des autorités du lieu,comme disent les maîtres d’hôtel aux eaux, ont été plusbienveillantes. Elles portent des lorgnons, et ont plus d’égardspour l’uniforme&|160;; elles sont habituées, au Caucase, àrencontrer, sous des boutons numérotés, des cœurs ardents et sousdes casquettes blanches des esprits civilisés. Ces dames, trèsaimables et longtemps aimables, prennent chaque année de nouveauxadorateurs et trouvent peut-être en cela le secret de leur aménitéinfatigable. En montant le sentier qui va à la fontaine Élisabeth,j’ai rencontré une foule d’employés dans les services civils etmilitaires&|160;; ils forment comme je l’ai appris plus tard, laclasse des hommes qui viennent demander la santé aux eaux. Ceux-làne boivent cependant pas de l’eau, ils se promènent et se traînenten marchant&|160;; ils jouent et se plaignent de l’ennui. Lesgandins font descendre leur verre vide dans les puits d’eauminérale et prennent des poses académiques. Les civils portent descravates bleu-clair&|160;; les militaires font passer leur col dechemise par-dessus leur collet&|160;; tous professent un profondmépris pour les dames de province et soupirent pour lesaristocratiques habitantes de la capitale, où on ne les laissepoint aller.

Enfin, voici le puits… Près de là est unepetite place, sur laquelle est une maisonnette au toit rouge,contenant des baignoires et autour une galerie qui sert depromenoir lorsqu’il pleut. Quelques officiers blessés étaient assissur un banc, leurs béquilles ramenées vers eux, pâles et tristes.Quelques dames allaient et venaient sur la petite place d’un pasassez pressé, attendant l’effet des eaux. Parmi elles se trouvaientdeux ou trois jolis visages&|160;; sous quelques allées de vignes,abritées par le versant du Machouk, paraissaient et disparaissaientles chapeaux bariolés de celles qui aiment la solitude à deux, carj’ai remarqué toujours à côté de ces chapeaux quelques broderiesmilitaires ou quelque affreux chapeau rond. Sur le rocher escarpéoù s’élève un pavillon appelé la Harpe éolienne,se montraient ceux qui aiment les points de vue. Ils braquaientleurs télescopes sur l’Elborous&|160;; et parmi eux on distinguaitdeux précepteurs avec leurs élèves, venus aux eaux pour se guérirdes écrouelles.

Je me suis arrêté tout essoufflé au haut de lamontagne, et, appuyé contre l’angle d’une petite maison, j’admiraisles pittoresques environs, lorsque tout à coup, j’ai entenduderrière moi une voix connue&|160;:

«&|160;Tiens, Petchorin&|160;! Depuislongtemps ici&|160;?&|160;»

Je me suis retourné, c’étaitGroutchnitski&|160;; nous nous sommes embrassés. J’avais fait saconnaissance pendant une de nos expéditions&|160;; il avait étéblessé par une balle à la jambe et était arrivé aux eaux unesemaine avant moi.

Groutchnitski est sous-officier(noble)[14], et n’a qu’un an de service. Il porteavec l’élégance d’un petit maître son grossier vêtement de soldatet est décoré de l’ordre militaire de Saint-Georges. Il est bienfait, brun, et a les cheveux noirs. À première vue, on pourrait luidonner vingt-cinq ans, quoiqu’il en ait vingt et un à peine. Ilrelève sa tête en arrière avec un air de fierté, et à tout moment,tortille sa moustache de sa main gauche, car, avec la droite, ils’appuie sur sa béquille. Il parle vite et abondamment et est deces hommes qui ont pour toutes les situations de la vie quelquesphrases prêtes à temps&|160;; de ces hommes que la beauté simplen’émeut pas et qui se drapent dans des passions extraordinaires etdes souffrances exclusives. L’effet est leur grandejouissance&|160;; ils s’éprennent des romanesques provincialesjusqu’à la sottise et en vieillissant deviennent de tranquillespropriétaires ou des ivrognes. Dans leur âme, il y a souventd’excellentes qualités, mais pas la moindre poésie. La passion deGroutchnitski était de déclamer&|160;: il vous accablait de sesparoles lorsque la conversation sortait du cercle des connaissancesordinaires. Je n’ai jamais pu discuter avec lui. Ainsi il ne répondpas à vos objections et ne vous écoute pas&|160;; seulement si vousvous arrêtez, il commence une longue tirade qui a bien quelquerapport avec ce dont vous causiez, mais qui n’est effectivement quele développement de son propre discours.

Il est assez spirituel&|160;; ses épigrammessont amusantes&|160;; il ne contredit jamais quelqu’un. Il neconnaît ni les hommes ni leurs cordes faibles, car il ne s’estoccupé que de lui pendant toute sa vie&|160;; son but a toujoursété de devenir un héros de roman. Il s’efforce souvent de persuaderaux autres qu’il est un être créé pour un autre monde et voué à dessouffrances inconnues. Il finit presque par le croire lui-même, etc’est pour cela qu’il porte si fièrement son grossier manteau desoldat. Je l’avais deviné et à cause de cela il ne m’aimait pas,quoique nous eussions extérieurement d’excellents rapports.Groutchnitski passait pour un homme d’une bravoure remarquable. Jel’avais vu à la besogne, agitant son sabre, criant, se jetant enavant les yeux fermés. Mais ce n’est pas là la véritable bravourerusse. Aussi, je ne l’aime point et je sens que quelque jour nousnous rencontrerons dans quelque étroit sentier d’où l’un de nous nesortira pas.

Son arrivée au Caucase a été la conséquence deson exaltation romanesque. Je suis sûr que la veille de son départdu village paternel, il a dû dire avec tristesse à ses joliesvoisines, non pas qu’il entrait tout simplement au service, maisqu’il allait à la mort, parce que… Et alors il a dû se couvrir lesyeux avec ses mains, puis ajouter&|160;: Mais non, tu ne dois pas,ou vous ne devez pas le savoir&|160;; votre âme pure s’effraierait.Mais pourquoi&|160;! Du reste que suis-je pour vous&|160;? mecomprendriez-vous&|160;?… etc., etc. Lui-même me raconta que ce quil’avait décidé à entrer dans le régiment de K… resterait un secretéternel entre le ciel et lui.

En somme dans les moments où Groutchnitskidépouille son tragique manteau, il est assez bien et assezagréable.

Je suis curieux de le voir auprès des femmes.Que d’efforts il doit faire&|160;! Nous nous sommes abordés commedeux vieux amis et je me suis mis à le questionner sur sa vie auxeaux et sur les personnes de distinction de séjour ici&|160;:

«&|160;Nous passons la vie assezprosaïquement, m’a-t-il dit en soupirant&|160;; en buvant de l’eaule matin nous sommes fades, comme tous les malades&|160;; et, enbuvant du vin le soir, nous sommes insupportables, comme les gensbien portant. Il y a bien une société féminine, mais on en tire peude distraction. Ces dames jouent au whist et parlent le françaisdifficilement et fort mal&|160;! Cette année, il n’y a ici deMoscou que la princesse Ligowska et sa fille&|160;; je ne lesconnais pas. Mon manteau de soldat est un signe de ma renonciationau monde, et la considération qu’il me vaut me pèse autant qu’uneaumône.&|160;»

Au même instant, deux dames sont venues aupuits se placer près de nous&|160;; l’une âgée, l’autre jeune etbien tournée. Je n’ai pu voir leurs visages, cachés sous leurschapeaux, mais elles étaient vêtues avec une sévère élégance dumeilleur goût&|160;; rien d’exagéré. Elles portaient toutes deuxdes robes gris perle et un léger fichu de soie entouraitgracieusement leur cou. Des bottines puce chaussaient leurs piedsjusqu’à la cheville, si finement, qu’en songeant à la beautéqu’elles cachaient mystérieusement, on ne pouvait s’empêcher depousser un soupir d’admiration. Leur démarche légère, mais de bonton, avait quelque chose de juvénile qui échappait à la définition,mais que le regard comprenait bien. Lorsqu’elles ont passé près denous, il s’est exhalé d’elles un parfum inexplicable comme enrépandent les lettres d’une femme aimée.

–&|160;Voilà la princesse Ligowska, m’a ditGroutchnitski, et avec elle sa fille Méré[15], comme elle l’appelle à la manièreanglaise. Elles sont ici depuis trois jours seulement.

–&|160;Mais comment sais-tu déjà leurnom&|160;?

–&|160;Je l’ai entendu par hasard, a-t-il diten rougissant, et je t’avoue que je ne tiens pas à faire leurconnaissance. Cette fière noblesse nous regarde, nous soldats deligne[16], comme des sauvages&|160;! Etpourquoi&|160;? Est-ce que l’esprit ne se trouve pas aussi sous unecasquette numérotée et n’y a-t-il pas un cœur qui bat sous cegrossier manteau&|160;?

–&|160;Pauvre manteau&|160;! ai-je dit ensouriant. Mais quel est ce monsieur qui s’avance vers elles et leuroffre si obligeamment un verre&|160;?

–&|160;Ah&|160;! C’est un élégant de Moscou,Raiëvitch, un joueur&|160;; cela se voit à la splendide chaîne enor qui pend à son gilet bleu. Quelle énorme canne&|160;! C’est à laRobinson Crusoë&|160;; sa barbe et ses cheveux sont à lamougik&|160;!…

–&|160;Tu es donc fâché contre toute la racehumaine&|160;?

–&|160;Et il y a de quoi&|160;!

–&|160;Ah&|160;? vraiment&|160;!&|160;»

Pendant ce temps ces dames se sont éloignéesdu puits et sont arrivées à hauteur de nous. Groutchnitski s’estefforcé de prendre une pose dramatique à l’aide de ses béquilles,et m’a dit à haute voix en français&|160;:

«&|160;Mon cher, je hais les hommes pour nepas les mépriser, car autrement la vie serait une farce tropdégoûtante.&|160;»

La jeune et jolie princesse s’est retournée eta gratifié le prolixe orateur d’un regard curieux&|160;;l’expression de ce regard était indéfinissable, mais un peumoqueuse. Au fond de moi-même je l’en ai félicitée de toutcœur.

–&|160;Cette princesse Marie, lui ai-je dit,est vraiment très jolie, elle a des yeux si veloutés, maisréellement si veloutés&|160;! Je t’engage à en observerl’expression. Les cils du bas et du haut sont si longs, que lalumière du soleil ne doit pas arriver jusqu’à la prunelle. J’aimeces yeux sans éclat&|160;; ils sont si tendres quand ils vousregardent. Il me semble du reste qu’elle n’a que cela de joli dansla figure&|160;! Mais a-t-elle les dents blanches&|160;? Jeregrette qu’une de tes phrases pompeuses ne l’ait pas faitsourire.

–&|160;Tu parles de jolies femmes comme dechevaux anglais, m’a dit avec indignation Groutchnitski.

–&|160;Mon cher&|160;? lui ai-je répondu,m’efforçant de copier sa manière, je méprise les femmes pour ne pasles aimer, car autrement la vie serait un mélodrame tropridicule.&|160;»

Je lui ai tourné le dos, et me suis éloigné.Après une demi-heure de promenade dans l’allée plantée de vignes,sous une roche calcaire suspendue au-dessus de rangées d’arbres, lachaleur s’est fait sentir et j’ai songé à regagner ma demeure. Maisauparavant je suis allé vers l’une des sources alcalines et me suisarrêté sous la galerie couverte, afin de respirer à l’ombre. Cetemps d’arrêt m’a donné l’occasion d’observer une scène assezcurieuse. Les personnages se trouvaient dans la position quevoici&|160;: la princesse-mère, avec l’élégant moscovite, étaitassise dans la galerie couverte et tous deux paraissaient engagésdans une conversation sérieuse. La jeune fille, ayant probablementachevé son dernier verre d’eau, se promenait mélancoliquementautour du puits. Groutchnitski se tenait auprès de ce même puits,et il n’y avait plus personne sur la place.

Je me suis approché et me suis caché à l’anglede la galerie. Au bout d’un moment, Groutchnitski a laissé tomberson verre sur le sable et s’est efforcé de se courber afin de leramasser&|160;; sa jambe malade l’en a empêché&|160;; il a essayéencore en s’appuyant sur sa béquille, mais en vain&|160;; sonvisage exprimait en cet instant une souffrance réelle.

La jeune princesse Marie voyait tout celamieux que moi. Plus rapide qu’un oiseau, elle s’est élancée, s’estbaissée, a ramassé le verre et le lui a remis en faisant une légèreinclination de corps pleine de grâce séduisante&|160;; puis elle arougi un peu, a regardé du côté de la galerie, et voyant que samère n’avait rien vu, a paru se tranquilliser. LorsqueGroutchnitski a ouvert la bouche pour la remercier, elle était déjàloin de lui. Quelques minutes après elle est sortie de la galerieavec sa mère et l’élégant Raiëvitch et est venue passer auprès deGroutchnitski avec un air plein de décence et de retenue, sans seretourner, sans faire attention au regard plein de passion aveclequel il l’a accompagnée longtemps, tandis qu’elle descendait lamontagne et glissait sous les tilleuls du boulevard. Puis tout d’uncoup son chapeau a disparu au coin d’une rue. Elle a couru vers laporte d’une des jolies maisons de Piatigorsk&|160;; derrière elleest entrée la princesse sa mère qui, du seuil de la porte, a priscongé de Raiëvitch.

Alors seulement le passionné sous-officier aremarqué ma présence.

–&|160;As-tu vu&|160;? m’a-t-il dit en mepressant fortement la main&|160;; c’est un ange&|160;!

–&|160;Pourquoi donc&|160;? lui ai-je dit enprenant un air d’étonnement apparent.

–&|160;Tu n’as donc pas vu&|160;?

–&|160;Non&|160;! J’ai vu qu’elle a ramasséton verre&|160;; si le gardien eût été là, il en aurait fait autantet même se serait hâté davantage dans l’espoir de recevoir unpourboire. Il était évident du reste que tu lui avais inspiré de lapitié, car tu as fait une bien laide grimace lorsque tu t’es appuyésur ta jambe blessée.

–&|160;Et tu n’as pas été un peu ému en lavoyant à ce moment où son âme se reflétait sur sonvisage&|160;?

–&|160;Non&|160;!

Je mentais et voulais le faire enrager. J’aila passion innée de la contradiction&|160;; toute mon existencen’est qu’une série de contradictions imposées à mon cœur ou à maraison. La présence d’un enthousiaste suffit pour me glacer et jesuis certain que des relations avec un fade flegmatique merendraient le plus passionné des rêveurs. J’avoue encore qu’unsentiment affreux, mais bien connu, était entré en moi en un clind’œil. Ce sentiment, c’était la jalousie. Je le dishardiment&|160;; parce que j’ai l’habitude de tout avouer avecfranchise. Et difficilement on trouvera un jeune homme rencontrantune jolie femme, qui n’a pour lui que des regards insignifiants,tandis qu’il la voit soudain en public en regarder toutdifféremment un autre qui lui est aussi inconnu&|160;;difficilement, dis-je, on trouvera un jeune homme dans cettesituation, qui ne soit blessé désagréablement. (J’entends ici unjeune homme ayant vécu dans le monde et habitué à être flatté dansson amour-propre).

Nous nous sommes tus, et après être descendusde la montagne, nous sommes allés au boulevard, sur lequel donnentles fenêtres de la maison dans laquelle a disparu notre beauté.Elle était assise auprès de la fenêtre. Groutchnitski, me prenantpar la main, lui a lancé un de ces regards de tendresse troubléequi agissent tant sur les femmes. Moi j’ai dirigé sur elle monlorgnon et j’ai vu qu’elle souriait du regard et que mon insolentlorgnon lui déplaisait sérieusement. En effet, comment un officierde ligne du Caucase osait-il lorgner une princessemoscovite&|160;?

13Mai.

Ce matin, le docteur est venu chez moi. Ils’appelle Verner, mais il est Russe. Qu’y a-t-il làd’étonnant&|160;? J’ai connu un Ivanoff qui était Allemand. Vernerest un homme très connu pour différentes raisons. Il est sceptiqueet matérialiste comme presque tous les médecins&|160;; avec cela ilest de ces poètes, ceci n’est pas une plaisanterie, qui le sonttoujours en action, souvent en paroles, et cependant il n’a pasécrit deux vers dans sa vie. Il connaît toutes les cordes vives ducœur humain comme il connaît toutes les veines d’un corps, mais iln’a jamais su profiter de ses connaissances, de même qu’unanatomiste distingué ne sait pas quelquefois traiter la fièvre.Ordinairement, Verner plaisante doucement ses malades, mais je l’aivu une fois pleurer sur un soldat mourant&|160;!… Il était pauvre,rêvait des millions, et n’aurait pas fait un pas inutile pour del’argent. Il me disait un jour qu’il faisait plus souvent plaisir àun ennemi qu’à un ami, parce que cela s’appelait vendre cher sabienfaisance et que la haine d’un homme s’augmentait en proportionde la grandeur d’âme de son adversaire, Il a une langue mordante,mais sous l’aiguillon de ses épigrammes pas un brave homme ne passepour un sot insipide. Ses rivaux, les médecins des eaux, jaloux delui, répandirent le bruit qu’il faisait des charges sur sesmalades&|160;; ceux-ci se fâchèrent et presque tous cessèrent de levoir. Ses amis, ceci est la vérité, hommes honnêtes en service auCaucase, s’efforcèrent en vain de rétablir son crédit ébranlé.

Son extérieur est de ceux, qui au premier coupd’œil, frappent désagréablement, mais qui plaisent ensuite lorsquel’œil s’étudie à bien lire sur leurs traits irréguliersl’expression d’une âme éprouvée et pleine d’élévation. On a desexemples de femmes qui se sont amourachées de pareils hommesjusqu’à la folie, et elle n’auraient pas certainement changél’objet de leur folie pour la beauté des plus frais et des plusroses Endymions. Il faut rendre une justice aux femmes&|160;: ellesont l’instinct de la beauté de l’âme&|160;; peut-être, parce queles hommes comme Verner aiment les femmes avec passion.

Verner est petit de taille, maigre et délicatcomme un enfant. Une de ses jambes est plus courte que l’autre,comme chez Byron&|160;; comparée à son torse, sa tête paraîténorme&|160;; ses cheveux sont coupés très courts et les inégalitésde son crâne bosselé frapperaient un phrénologue en lui présentantune étrange réunion des penchants les plus opposés. Ses petits yeuxnoirs, toujours en mouvement, s’efforcent de scruter vos pensées.Dans ses vêtements, on remarque surtout du goût et de lapropreté&|160;; ses petites mains maigres et veinées se prélassentdans des gants vert clair. Son gilet, son habit et sa cravate sonttoujours de couleur noire. Les jeunes gens l’appellentMéphistophélès. Il paraît vexé de ce surnom, mais au fond celaflatte son amour-propre. Nous nous sommes vite compris mutuellementet sommes devenus de bons amis, quoique je sois très difficile enamitié. Chez deux amis, l’un est toujours l’esclave de l’autre,quoique aucun des deux ne veuille le reconnaître. Je ne puis êtrel’esclave&|160;; mais dans ce cas, commander est un travailfatigant, et d’ailleurs j’ai des domestiques et de l’argent&|160;!Voici comment nous sommes devenus amis&|160;: Je rencontrai Vernerchez S… au milieu d’un nombreux et bruyant cercle de jeunes gens.La conversation avait pris, sur la fin de la soirée, un tourphilosopho-métaphysique. On parlait de convictions&|160;; chacun enavait de différentes.

–&|160;Pour moi&|160;! disait le docteur, danstout ce qui me touche, je ne suis convaincu que d’une chose.

–&|160;Et de laquelle&|160;? demandai-je,jaloux de connaître les sentiments d’un homme qui s’était tujusqu’alors.

–&|160;C’est que, répondit-il, un beau matin,tôt ou tard, je mourrai.

–&|160;Je suis plus riche que vous, luidis-je&|160;; car en sus de cela, je suis encore convaincu d’unechose&|160;: c’est qu’un maudit soir, je suis venu au monde.

Tous trouvèrent que nous disions desabsurdités, mais pas un d’entre eux ne dit rien de plus sensé. Dèsce moment nous nous remarquâmes mutuellement au milieu de la foule.Nous nous réunissions souvent et causions ensemble fortsérieusement de choses abstraites, si bien que nous nous aperçûmesque nous nous trompions l’un l’autre. Alors nous regardantprofondément dans les yeux, comme le faisaient les augures romains,selon le mot de Cicéron, nous nous mîmes à rire, et las de rire,nous nous séparâmes satisfaits de notre soirée.

J’étais couché sur un divan, les yeux auplafond et les mains sous ma tête lorsque Verner est entré dans machambre. Il s’est assis dans un fauteuil, a posé sa canne dans uncoin et en bâillant m’a dit que dehors il faisait chaud&|160;; jelui ai répondu que les mouches m’agaçaient et nous nous sommes tustous les deux.

–&|160;Remarquez, cher docteur, que sans lessots, le monde serait bien ennuyeux… En effet, nous sommes là deuxhommes intelligents, nous savons que nous pourrions nous mettre àdiscuter sans fin et à cause de cela nous ne discutons pas. Nousconnaissons presque toutes nos pensées les plus secrètes&|160;; unseul mot est toute une histoire pour nous, nous voyons le germe dechacun de nos sentiments à travers une triple enveloppe. Ce qui esttriste nous paraît ridicule, et ce qui est ridicule nous paraîttriste, et pour dire la vérité nous sommes en général assezindifférents pour tout, excepté pour nous-mêmes. Aussi ne peut-il yavoir échange de sentiments et de pensées entre nous. Nous savonsl’un et l’autre tout ce que nous voulons savoir et ne voulons pasen savoir davantage. Il nous reste un expédient, c’est de nousraconter les nouvelles. Dites-moi quelque chose denouveau&|160;?

Fatigué par cette longue tirade, je fermai lesyeux et me mis à bâiller.

Il me répondit après avoir réfléchi&|160;:

–&|160;Dans votre galimatias, il y a cependantune idée.

–&|160;Deux&|160;! dites m’en une, je vousdirai l’autre.

–&|160;Bien.

–&|160;Commencez, lui dis-je, en continuant àregarder le plafond et souriant intérieurement.

–&|160;Vous avez envie d’avoir desrenseignements sur le compte de quelqu’un venu aux eaux, et moi jeprésume que vous ne vous préoccupez de cela, que parce qu’on s’estdéjà renseigné sur vous.

–&|160;Docteur, il nous est décidémentimpossible de converser ensemble, car nous lisons dans l’âme l’unde l’autre.

–&|160;Maintenant quelle est la secondéidée&|160;?

–&|160;La seconde idée&|160;? la voici&|160;:J’ai envie de vous faire raconter quelque chose&|160;; premièrementparce que écouter est moins fatigant&|160;; secondement parcequ’ainsi on ne risque pas d’être indiscret&|160;; troisièmementparce que l’on peut apprendre ainsi les secrets d’autrui&|160;;quatrièmement parce que les hommes d’esprit comme vous, aimentmieux les auditeurs que les conteurs. Maintenant, à votretour&|160;! Que vous a dit de moi la mère de la princesseLigowska&|160;?

–&|160;Êtes-vous certain que ce soit la mèrequi m’ait parlé de vous et non pas la fille&|160;?

–&|160;Tout à fait certain.

–&|160;Pourquoi&|160;?

–&|160;Parce que la jeune fille a demandé desrenseignements sur Groutchnitski.

–&|160;Vous ayez véritablement le don de ladivination. La jeune fille a dit qu’elle était persuadée que cejeune homme en costume de soldat avait été remis dans cetteposition, à la suite d’un duel.

–&|160;Je pense que vous la laisserez danscette agréable erreur&|160;?

–&|160;Cela va sans dire&|160;!

–&|160;Il y a une intrigue&|160;! me suis-jeécrié avec joie. Occupons-nous de la fin de cette comédie. Madestinée est décidément de m’occuper de cela pour medésennuyer.

–&|160;Et je pressens, dit le docteur, que lepauvre Groutchnitski sera votre victime&|160;?

–&|160;Allez, allez donc, docteur&|160;!

–&|160;La princesse-mère m’a dit que votrevisage lui était connu. Je lui ai fait observer que certainementelle devait vous avoir rencontré dans le monde, àSaint-Pétersbourg, et je lui ai dit votre nom. Il lui était connu.Il paraît que votre histoire a fait beaucoup de bruit&|160;; elles’est mise à raconter vos aventures, ajoutant probablement, selonles caquets mondains, ses propres remarques. Sa fille écoutait avecbeaucoup de curiosité, et dans son imagination vous êtes devenu unhéros de roman. Je n’ai contredit en rien la princesse, quoique jesusse bien qu’elle disait des absurdités.

–&|160;Mon digne ami&|160;! lui ai-je dit enlui prenant la main.

Le docteur s’est recueilli un instant et acontinué&|160;:

–&|160;Si vous voulez, je vousprésenterai&|160;?

–&|160;De grâce, permettez, lui ai-je dit enfrappant dans mes mains&|160;; est-ce que l’on présente leshéros&|160;? Ils se font connaître d’une autre manière, par exempleen sauvant d’une mort certaine leur bien aimée… en…

–&|160;Et vous voulez effectivement vousmettre à faire votre cour à la princesse&|160;?

–&|160;Au contraire, docteur. Pourtant, jetriompherai. Vous ne me comprenez pas&|160;?… Cela me désole. Dureste, ai-je continué après un moment de silence, je ne racontejamais mes secrets&|160;; j’aime bien mieux qu’on les devine&|160;;je puis ainsi, à l’occasion, désavouer de semblables projets.Cependant vous devez me décrire la mère et la fille. Que sont cesgens-là&|160;?

–&|160;D’abord, la mère est une femme dequarante-cinq ans environ, m’a répondu Verner&|160;; son estomacest excellent, mais son sang est gâté. Elle a sur les joues destaches rouges, et comme elle a passé la dernière moitié de sa vie àMoscou, l’inaction lui a valu de l’embonpoint. Elle aime lesanecdotes scandaleuses et raconte elle-même des choses un peulestes, lorsque sa fille n’est pas là. Elle m’a déclaré, parexemple, que sa fille était innocente comme une colombe&|160;; celame regardait-il&|160;? J’avais envie de lui répondre&|160;: Soyeztranquille madame, je n’en dirai rien. La mère se soigne pour unrhumatisme et la fille, Dieu sait pourquoi&|160;! Je lui ai ordonnéde boire deux verres d’eau alcaline par jour et de se baigner deuxfois par semaine dans un bain minéral étendu d’eau. Laprincesse-mère ne me paraît pas être habituée à commander. Ellevante l’esprit respectueux et le savoir de sa fille, qui lit Byronen anglais et sait l’algèbre. À Moscou, il est certain que lesjeunes filles acquièrent de l’érudition, et elles font bien&|160;;les maris sont en général si peu aimables que coqueter avec euxdoit être insupportable pour une femme d’esprit. La princesse-mèreaime beaucoup les jeunes gens&|160;; la jeune princesse les regardeavec un certain mépris, coutume moscovite&|160;! Elles ne voient àMoscou que des galants de quarante ans&|160;!

–&|160;Êtes-vous allé à Moscou,docteur&|160;?

–&|160;Oui, j’ai eu là quelque clientèle.

–&|160;Ah&|160;! et puis&|160;!continuai-je&|160;!

–&|160;Mais je crois avoir tout dit… Ah&|160;!cependant, voici encore&|160;: La jeune princesse, me paraît aimerà parler sentiment, passion, etc. Elle était un hiver à Pétersbourget ne se plaisait pas dans la société élevée. On devait l’avoiraccueillie froidement.

–&|160;Vous n’avez vu personne chez ellesaujourd’hui&|160;?

–&|160;Au contraire, il y avait unaide-de-camp, un tirailleur de la garde et une dame quelconquenouvellement arrivée, parente de la princesse par son mari, trèsjolie, mais il paraît très malade. Ne l’avez-vous pas rencontrée aupuits&|160;? Elle est de taille moyenne, blonde, avec des traitsréguliers, un visage de poitrinaire et une petite tache noire surla joue droite, son visage m’a surpris par son expression.

–&|160;Une tache noire&|160;? ai-je murmuréentre mes dents, serait-ce possible&|160;!&|160;»

Le docteur m’a regardé et m’a dit, avec un airsuperbe, en posant sa main sur mon cœur&|160;:

–&|160;Vous la connaissez&|160;?&|160;»

Effectivement, mon cœur battait plus fort qu’àl’ordinaire.

–&|160;À votre tour de me vaincre, lui ai-jedit, je compte sur vous&|160;; ne me trahissez, pas. Je ne l’ai pasvue encore, mais je suis sûr que je reconnais à votre portrait unefemme que j’ai aimée autrefois. Ne lui dites pas un mot de moi, etsi elle vous questionne, dites-lui du mal de votre serviteur.

–&|160;Je le veux bien&|160;! a ajouté Verneren haussant les épaules.

Après le départ du docteur une peine affreusem’a serré le cœur. Est-ce que le hasard nous réunirait de nouveauau Caucase&|160;? ou bien est-elle venue ici, sachant qu’elle m’yrencontrerait&|160;? Et comment nous revoir&|160;? Et puis est-cebien elle&|160;? Mes pressentiments ne m’ont jamais trompé. Iln’est pas un homme sur lequel le passé ait plus d’empire que surmoi. Chaque souvenir du plus court chagrin ou de la plus courtejoie, frappe mon âme jusqu’à la souffrance et en tire toute espècede sons. Je suis organisé d’une manière stupide. Je n’oublie rien,rien&|160;!

Après le dîner, à six heures, je suis allé surle boulevard. Il y avait foule&|160;; les deux princesses étaientassises sur un banc, entourées de jeunes gens qui faisaient tousleurs efforts pour paraître aimables. J’ai trouvé place à quelquedistance sur un autre banc. J’ai arrêté deux officiers de maconnaissance et leur ai raconté quelque histoire. Évidemmentc’était drôle, car ils se sont mis à rire comme des fous. Lacuriosité a attiré vers moi quelques-uns de ceux qui entouraient lajeune princesse&|160;; peu à peu ils l’ont tous abandonnée et sesont réunis à mon groupe. Je ne tarissais pas, mes anecdotesétaient spirituelles jusqu’à la sottise, mes railleries sur lespassants originales et méchantes jusqu’à la violence. J’ai continuéd’égayer ce public jusqu’au soleil couchant. Plusieurs fois lajeune princesse, au bras de sa mère, accompagnée de quelquesvieillards boiteux, a passé près de moi. Son regard, en tombant surmoi, exprimait du dépit, quoiqu’elle s’efforçât de prendre un airindifférent.

«&|160;Que racontait-il&|160;? a-t-elledemandé à l’un des jeunes gens qui était retourné vers elle parpolitesse&|160;; c’était sûrement une histoire trèsintéressante&|160;? Ses exploits à la guerre&|160;?&|160;»

Elle a dit tout cela assez haut, et avecl’intention de me piquer.

Ah&|160;! ai-je pensé, vous vous fâchez toutde bon, chère princesse&|160;; permettez&|160;! vous en verrez biend’autres.

Groutchnitski la suivait comme une bête férocesuit sa proie, et ne la quittait pas des yeux&|160;; je parieraisque demain il demandera à quelqu’un de le présenter à la princesse.Elle en sera fort heureuse&|160;; car elle s’ennuie.

16Mai.

Pendant les deux jours suivants, mes affairesont fait d’énormes progrès. Décidément la jeune princesse medéteste. On m’a répété deux ou trois épigrammes décochées à monadresse assez vives, mais aussi très flatteuses. C’est affreux etétrange pour elles que moi habitué à l’élégante société, qui ai étéreçu au milieu de leurs parents à Pétersbourg, je ne cherche pointà faire connaissance avec elles. Nous nous rencontrons chaque jourau puits, sur le boulevard et j’emploie toutes mes ressources àéloigner d’elles leurs adorateurs et le brillant aide-de-camp etles pâles moscovites et les autres&|160;: et presque toujours j’yréussis. Ordinairement je n’aime point à recevoir du monde chezmoi&|160;; mais maintenant, ma maison est pleine chaque jour&|160;;on soupe, on joue chez moi et mon champagne a plus d’attraits queles feux magnétiques de leurs beaux yeux.

Hier je les ai rencontrées dans le magasin deTchelakow&|160;; elles marchandaient un admirable tapis persan. Lajeune princesse suppliait sa mère de ne pas hésiter sur le prix. Cetapis ornerait si bien son boudoir&|160;!… J’ai donné quaranteroubles en sus et l’ai obtenu. Pour cela j’ai été gratifié d’uncoup d’œil où brillait le plus ravissant dépit. Avant le dîner,j’ai à dessein donné l’ordre de promener près de leurs fenêtres moncheval tcherkesse couvert de ce tapis. Verner était chez elles ence moment, et m’a dit que l’effet produit par cette scène avait étéfort dramatique. La jeune princesse veut recruter contre moi unearmée, et plus tard j’ai remarqué que deux aides-de-camp placésauprès d’elles me saluaient très sèchement&|160;! et cependant tousles jours ils dînent chez moi.

Groutchnitski a pris un air mystérieux&|160;;il va les mains croisées derrière lui et ne reconnaît pluspersonne. Sa jambe s’est rétablie subitement et il boîte àpeine&|160;; il a trouvé l’occasion d’entamer une conversation avecla princesse-mère et a pu débiter quelques compliments à sa fille.Elle n’est pas évidemment très difficile, car depuis lors ellerépond à ses salutations par un sourire fort aimable.

–&|160;Tu ne veux décidément pas faireconnaissance avec les dames Ligowska&|160;? m’a-t-il dit hier.

–&|160;Non, décidément&|160;!

–&|160;C’est cependant la maison la plusagréable des eaux&|160;! et l’on y trouve la meilleuresociété&|160;!

–&|160;Mon cher, la société m’ennuieaffreusement ici. Mais toi, vas-tu chez elles&|160;?

–&|160;Pas encore&|160;! J’ai causé deux foisavec la jeune princesse, pas davantage. Tu sais qu’il est gênant dese présenter soi-même dans une maison où l’on n’est pas connu,c’est en dehors des usages. Ce serait une autre affaire si j’avaisdes épaulettes…

–&|160;Pardon&|160;! mais tu es ainsi bienplus intéressant vraiment&|160;! Tu ne sais pas profiter desavantages de ta situation. Ton manteau de soldat fait de toi auxyeux d’une jeune fille sentimentale, un héros et un martyr.

Groutchnitski m’a envoyé un sourire decontentement.

–&|160;Quelle bêtise&|160;! a-t-il dit.

–&|160;Je suis sûr, ai-je continué, que lajeune princesse est déjà amoureuse de toi.

Il a rougi jusqu’aux oreilles et s’estrengorgé. Ô amour-propre&|160;! tu es le levier que demandaitArchimède pour soulever le monde.

–&|160;Tu plaisantes toujours, a-t-il dit, enayant l’air de se fâcher&|160;; d’abord elle me connaît si peu.

–&|160;Les femmes n’aiment que ceux qu’ellesne connaissent pas.

–&|160;Oui&|160;! mais je n’ai aucuneprétention à plaire, je désire tout simplement faire connaissanceavec une famille agréable, et ce serait ridicule si je nourrissaisquelques espérances. Vous autres, par exemple, c’est une autreaffaire, vous avez eu des succès à Saint-Pétersbourg&|160;! vousn’avez qu’à regarder une femme pour qu’elle s’éprenne de vous…Sais-tu, Petchorin que la jeune fille a parlé de toi&|160;?

–&|160;Comment&|160;! Elle t’a parlé demoi&|160;?

–&|160;Oui, mais ne t’en réjouis pas&|160;!j’avais par hasard entamé une conversation avec elle auprès dupuits. Voici les quelques mots qu’elle m’a dit&|160;: «&|160;Quelest ce monsieur qui a le regard si désagréable et si dur&|160;? ilétait avec vous le jour où…&|160;» Elle a rougi et n’a pas osérappeler le jour, où elle a eu pour moi cette attention qui m’estsi chère.

–&|160;Elle n’avait pas besoin de rappelercela&|160;; le souvenir en sera éternellement gravé dans toncœur.

–&|160;Mon cher Petchorin, je ne te félicite,pas, tu as vraiment une mauvaise réputation auprès d’elle&|160;; etje le regrette, car Marie est charmante&|160;!&|160;»

Il faut vous faire observer que Groutchnitskiest de ces hommes qui, en parlant de femmes qu’ils connaissent àpeine, les appellent ma Marie, ma Sophie, si elle a le bonheur deleur plaire.

J’ai pris un air sérieux et lui airépondu&|160;:

–&|160;Elle n’est donc pas méchante&|160;!…Prends-y garde, Groutchnitski&|160;! Les jeunes filles russes, engrande partie, ne vivent que d’amour platonique, sachant ne pas leconfondre avec le mariage. Et cet amour platonique est ce qu’il y ade plus effrayant. La jeune princesse me paraît être de ces femmesqui veulent être amusées&|160;; si elles s’ennuient deux minutes desuite auprès de vous, vous êtes irrévocablement perdu. Votresilence doit éveiller leur curiosité&|160;; votre conversation nedoit jamais les satisfaire complètement. Il faut les troubler àchaque instant&|160;; dix fois elles braveront pour vous l’opinionpublique et elles appelleront cela un sacrifice. Mais pour se payerde ce sacrifice, elles se mettront à vous tourmenter et puis vousdiront tout crûment un jour, que vous leur êtes insupportable. Sivous ne prenez pas de pouvoir sur elles, leur premier baiser nevous donnera pas droit à un second. Elles seront assez coquettes,avec vous, mais au bout d’un an elles se marieront à un monstre,qu’elles ne prendront que pour obéir à leur mère et se mettront àvous persuader qu’elles sont malheureuses&|160;; qu’elles n’ontaimé qu’un seul homme, qui est vous&|160;; et que le ciel n’a pasvoulu les unir à cet homme, par ce qu’il portait un vêtement desoldat, quoique sous ce grossier manteau gris battît un cœur ardentet noble.&|160;»

Groutchnitski a frappé du poing sur latable&|160;; et s’est mis à marcher de long en large dans lachambre.

Intérieurement je riais et deux fois même j’aisouri, mais par bonheur il ne l’a pas remarqué. Il est évidentqu’il est amoureux, car il est devenu encore plus confiantqu’auparavant. Il avait sur lui un anneau en argent oxidé, produitdu pays. Cela m’a paru suspect&|160;; je l’ai examiné et qu’ai-jevu&|160;? Le nom de Marie gravé en très petites lettres àl’intérieur de l’anneau et la date du jour mémorable où elle aramassé son verre. J’ai dissimulé ma découverte&|160;; je ne veuxpoint lui arracher son secret&|160;; mais je veux qu’il mechoisisse lui-même pour son confident et alors je serai au comblede la joie…

Aujourd’hui, je me suis levé tard&|160;; jesuis allé au puits où je n’ai trouvé personne. Il fait chaud, trèschaud&|160;; des petits nuages blancs et cotonneux accourentrapidement des montagnes neigeuses vers nous et annoncent unorage.

La tête du Machuk fume comme un flambeauéteint&|160;; autour de lui glissent et rampent, comme desserpents, des flocons, de nuages gris. Les arbres de la montagneles déchirent et retardent leur marche impétueuse&|160;; l’air estplein d’électricité&|160;; je me suis enfoncé sous l’allée detreilles auprès de la grotte. J’étais triste&|160;; je pensais àcette jeune femme qui a une tache à la joue, et dont m’a parlé ledocteur. Pourquoi est-elle ici&|160;? Est-ce bien elle&|160;? maispourquoi croire que c’est elle&|160;? Et pourquoi me lepersuader&|160;? Il n’y a donc pas d’autres femmes qui aient aussiune tache sur la joue&|160;? En pensant à tout cela, je suis entrédans la grotte et j’ai regardé&|160;; à l’ombre de la voûte, unefemme était assise sur un banc de pierre&|160;; elle était enchapeau de paille, enveloppée d’un châle noir, la tête penchée sursa poitrine&|160;; son chapeau cachait son visage&|160;; jesongeais déjà à m’en retourner afin de ne pas troubler sa rêverie,lorsqu’elle m’a regardé.

–&|160;Viéra&|160;!&|160;» me suis-je écriémalgré moi.

Elle a frissonné, pâli et m’a dit&|160;:

–&|160;Je savais que vous étiezici.&|160;»

Je me suis assis à côté d’elle et lui ai prisles mains&|160;; un trouble, oublié depuis longtemps a parcourutout mon être en entendant cette voix chérie. Elle me regardaitdans les yeux avec ses yeux profonds et calmes. Ils exprimaient dela défiance et quelque chose de semblable à un reproche.

–&|160;Nous ne nous sommes pas vus depuislongtemps, lui ai-je dit.

–&|160;Oui, depuis longtemps, et nous sommesbien changés tous les deux.

–&|160;Se pourrait-il&|160;? tu ne m’aimesdéjà plus&|160;?…

–&|160;Je suis remariée&|160;! m’a-t-elledit.

–&|160;Ah&|160;! mais, il y a quelques années,cette même raison nous séparait, et cependant…

Elle a retiré sa main de la mienne et sesjoues se sont enflammées.

–&|160;Peut-être aimes-tu ton secondmari&|160;?

Elle ne m’a pas répondu et s’estretournée.

–&|160;Ou il est jaloux&|160;? Elle setaisait.

–&|160;Mais alors, quoi&|160;? Il est jeune,beau et probablement très riche, et tu as des craintes&|160;?

Je l’ai regardée, elle étaitbouleversée&|160;; son visage exprimait un profond désespoir&|160;;des larmes coulaient de ses yeux.

–&|160;Dis-moi&|160;! a-t-elle murmuré enfin,tu as donc plaisir à me faire souffrir&|160;? je devrais te haïr,car depuis le jour où nous nous sommes connus, tu me m’as valu quedes souffrances.&|160;»

Si voix tremblait, elle s’est penchée et aappuyé sa tête sur ma poitrine.

Peut-être&|160;! ai-je pensé, m’as-tu aiméprécisément pour cela&|160;; car les joies s’oublient, lessouffrances jamais.

Je l’ai étreinte avec force et nous sommesrestés ainsi longtemps. Enfin nos lèvres se sont rapprochées et sesont confondues dans un long et ardent baiser. Ses mains étaientfroides comme de la glace et sa tête brûlait. Alors a commencéentre nous une de ces conversations qui, sur le papier, n’ont plusde sens, qu’on ne peut répéter, et dont on ne peut se souvenir. Leton des voix définit et complète l’expression des paroles, commedans la musique italienne.

Elle ne veut pas décidément que je fasse laconnaissance de son mari. C’est un des vieillards boiteux que j’airencontrés sur le boulevard. Elle ne l’a pris qu’à cause de sonfils. Il est riche et souffre de rhumatismes. Je ne me suis permisaucune plaisanterie sur lui, car elle l’estime comme un père etelle le trompera comme un mari. Chose bizarre dans le cœur humainet surtout chez la femme&|160;!

Le mari de Viéra se nomme Simon VassilivitchG…&|160;; il est parent éloigné de la princesse Ligowska et ilsdemeurent l’un près de l’autre.

Viéra va souvent chez les princesses&|160;; jelui ai donné ma parole que je ferais connaissance avec les damesLigowska et courtiserais la jeune fille pour détourner d’ellel’attention. Mes plans ne seront pas dérangés de cette manière etj’en suis tout gai.

Tout gai&|160;!… oui, j’ai déjà dépassé cettepériode de la vie, où l’on a le bonheur et où le cœur sent lebesoin d’aimer avec force et passion, n’importe qui&|160;;maintenant je ne désire plus que d’être aimé et par un très petitnombre&|160;; aussi, il me semble qu’un seul attachement auquel jeserais fidèle, serait tout ce qu’il me faudrait&|160;; pitoyabledisposition du cœur&|160;!…

Une chose surtout me paraît étrange&|160;: jen’ai jamais pu me rendre l’esclave d’une femme aimée&|160;; aucontraire, j’ai toujours dominé leur volonté et leur cœur avec unepuissance irrésistible et cela sans faire aucun effort. Pourquoicela&|160;? Est-ce parce que je ne les exalte jamais à leurs yeux,et qu’à tout moment elles craignent de me voir m’échapper de leursmains&|160;? ou bien est-ce l’influence magnétique d’une forteorganisation&|160;? ou tout simplement ne m’a-t-il pas été donnéjusqu’à présent de rencontrer des femmes au caractèreimpérieux&|160;? Il faut avouer que je n’aime guère les femmes àcaractère fort&|160;; est-ce là leur affaire&|160;?

En vérité, je me souviens maintenant que jen’ai aimé qu’une fois, une seule fois, une femme à la volontéferme, et que jamais je ne pus dompter. Nous nous quittâmesbrouillés et peut-être que si je l’avais rencontrée cinq ans plustard, nous nous serions séparés autrement.

Viéra est malade, très malade, quoiqu’elle nel’avoue pas. Je crains qu’elle ne soit phtisique ou qu’elle ne soitatteinte de ce mal qu’on appelle une fièvre lente, maladie quin’est pas russe le moins du monde et qui n’a pas de nom dans notrelangue.

L’orage nous a arrêtés dans la grotte etretenus une demi-heure de plus. Elle ne m’a point contraint à luifaire des serments éternels et ne m’a pas demandé si j’avais aiméd’autres femmes depuis le jour où nous nous étions séparés. Elles’est confiée à moi de nouveau avec son insouciance d’autrefois etje ne la tromperai pas. C’est la seule femme dans le monde que jen’aurai jamais songé à tromper. Je sais que nous nous sépareronsbientôt de nouveau, et peut-être pour l’éternité. Nous allons tousdeux à la tombe par des chemins différents&|160;; mais son souvenirest inviolablement placé dans mon âme&|160;; je le lui répètetoujours et elle me croit, quoiqu’elle dise le contraire.

Enfin nous nous sommes séparés&|160;; je l’aisuivie longtemps du regard jusqu’à ce que son chapeau ait disparuau milieu des arbres et des rochers. Mon cœur malade s’est serrécomme après notre première séparation. Je me suis réjoui de cesentiment&|160;! Est-ce que ce serait la jeunesse avec ses oragesbienfaisants qui voudrait encore me revenir&|160;? ou bienserait-ce sa dernière faveur&|160;? son regard d’adieu&|160;? sondernier don pour le souvenir&|160;? Il serait vraiment plaisant dem’imaginer que j’ai encore l’air d’un adolescent&|160;! Etcependant mon visage, quoique pâle, est encore frais, mes membressont souples et vigoureux&|160;; mes cheveux forment d’épaissesboucles, mes yeux jettent des flammes, mon sangbouillonne&|160;!

Je suis revenu chez moi, je suis monté àcheval et suis allé galoper dans la steppe. J’aime courir sur uncheval fougueux à travers les grandes herbes et contre le vent.J’aspire avec avidité les émanations suaves&|160;; je plonge monregard dans les bleus lointains, m’efforçant de saisir les contoursvagues des objets&|160;; qui, à chaque instant, deviennent de plusen plus perceptibles et s’éclairent. Quelle que soit l’afflictionqui enveloppe mon cœur, quelle que soit l’inquiétude qui tourmentema pensée&|160;; tout en un instant disparaît&|160;: quelque chosede léger se lève dans mon âme&|160;; la fatigue du corps triomphedu trouble de l’esprit. Il n’y a pas de regard de femme que je nepuisse oublier, en voyant nos montagnes boisées, illuminées par lesoleil de juin, le ciel bleu, et en écoutant le torrent, qui rouleavec fracas de rocher en rocher.

Je pense que les Cosaques, qui bâillent sur laporte de leurs chaumières, en me voyant galoper sans raison et sansbut, ont dû longtemps s’inquiéter de cette énigme&|160;; car à monvêtement ils doivent me prendre pour un Circassien. On m’a diteffectivement, que lorsque j’étais à cheval dans le costumecircassien, je ressemblais beaucoup plus à un Kabardien que bonnombre d’habitants de Kabarda. Et en effet qui oserait altérer cesnobles vêtements de guerre&|160;? Quant à moi, je les porte endandy accompli&|160;: pas un galon inutile, des armes de prix, maisd’un simple travail&|160;; un chapeau en fourrure ni trop haut nitrop bas&|160;; des jambières et des sandales&|160;: parfaitementajustées&|160;; un bechmet[17]blanc&|160;; un alezan circassien&|160;; j’ai étudié longtemps lamanière de s’asseoir des habitants de la montagne et on ne peutmieux flatter mon amour-propre, qu’en reconnaissant mon habileté àmonter à cheval comme les gens du Caucase. J’ai quatre chevaux, unpour moi, trois pour mes amis, afin de ne pas m’ennuyer à courirseul les champs. Ils montent mes chevaux avec plaisir, mais ne vontjamais avec moi. Il était déjà six heures du soir lorsque je mesuis souvenu qu’il était temps de dîner&|160;; mon cheval étaitépuisé et je suis revenu par le chemin qui conduit à la colonieallemande de Piatigorsk où souvent la société des eaux va enpique-nique. Le chemin serpente au milieu des arbres, et descenddans un petit ravin, où coulent en murmurant sous les hautes tigesdes foins, de petits ruisseaux. Autour s’élèvent en amphithéâtreles masses sombres du Bechtou, du Zmiennoï, du Geliesnoï et duLissoï. En descendant dans un de ces ravins que les habitants dupays appellent Balkami, je me suis arrêté pour abreuver mon cheval.En ce moment une cavalcade bruyante et fort élégante s’est montréedans le chemin. Les dames étaient en amazones noires et bleues etles cavaliers en costume mélangé de circassien et de vêtementsordinaires&|160;; Groutchnitski marchait en tête avec la princesseMarie.

Les dames, aux eaux, croient encore auxattaques des Circassiens en plein jour. Probablement à cause decela Groutchnitski avait suspendu sous son manteau de soldat unsabre et une paire de pistolets. Il était assez plaisant sous cecostume de héros. Un grand buisson me cachait à leurs yeux&|160;;mais à travers les feuilles j’ai pu voir et deviner à l’expressionde leurs visages que la conversation avait un toursentimental&|160;; ils sont arrivés enfin auprès de la descente,Groutchnitski a pris le cheval de la jeune princesse par les rênes,et j’ai pu entendre la fin de leur conversation.

–&|160;Et vous voulez passer toute votre vieau Caucase&|160;? disait la princesse.

–&|160;Qu’est pour moi la Russie&|160;? arépondu son cavalier. Une contrée où des milliers d’hommes, parcequ’ils sont plus riches que moi, me regarderont avec mépris&|160;;tandis qu’ici ce grossier uniforme ne m’a pas empêché de faireconnaissance avec vous.

–&|160;Au contraire&|160;! a dit la princesseen rougissant légèrement.

Le visage de Groutchnitski s’est illuminé deplaisir&|160;; il a continué&|160;:

–&|160;Ici, au milieu du bruit et sous lesballes de ces peuples sauvages, ma vie s’écoule vite et sans que jem’en aperçoive, et si Dieu m’envoyait chaque jour un regard ardentde femme, un seul semblable à celui…

À ce moment ils arrivaient au point où je metrouvais&|160;; j’ai fouetté mon cheval à l’épaule et suis sorti dumilieu des arbres.

«&|160;Mon Dieu&|160;! unCircassien&|160;!&|160;» s’est écriée la princesse avecterreur.

Afin de les détromper, j’ai répondu enfrançais, les saluant légèrement&|160;:

«&|160;Ne craignez rien, Madame, je ne suispas plus dangereux que votre cavalier.&|160;»

Elle a paru agitée – mais pourquoi&|160;?Était-ce à cause de son erreur, ou à cause de l’audace de maréponse. J’aurais désiré que ma dernière supposition fût vraie,Groutchnitski m’a envoyé un regard de mécontentement.

Après la soirée, vers onze heures, je suisallé me promener dans l’allée, sous les tilleuls du boulevard. Laville dormait, cependant on voyait encore de la lumière à quelquesfenêtres. De trois côtés, des rochers&|160;; c’est la chaîne duMachuk, au sommet de laquelle s’étend un nuage de mauvais augure.La lune s’est levée à l’orient&|160;; au loin les montagnescouvertes de neige brillent comme une frange d’argent. Les cris dessentinelles se mêlent au bruit des sources minérales ouvertespendant la nuit. De temps en temps le pas sonore d’un chevalretentit dans les rues&|160;; le claquement du fouet des postillonslui forme un accompagnement, auquel se joint un refrain tartare. Jeme suis assis sur un banc et me suis mis à rêver…

Je sentais le besoin d’épancher mes penséesdans une conversation amicale… mais avec qui&|160;? Que fait Viéramaintenant&|160;? je donnerais bien des choses pour lui serrer lamain en ce moment.

Soudain, j’entends des pas rapides etinégaux&|160;; sûrement c’est Groutchnitski, et c’est lui eneffet.

–&|160;D’où viens-tu&|160;?

–&|160;De chez les princesses Ligowska,m’a-t-il dit d’une voix grave&|160;; comme Marie chante&|160;!…

–&|160;Je parierais qu’elle ignore que tu essous-officier&|160;; elle croit sans doute que tu es un officierdestitué.

–&|160;Peut-être&|160;! Que cela peut-il mefaire&|160;? a-t-il dit d’une manière distraite.

–&|160;Rien&|160;! Je dis cela seulement…

–&|160;Mais sais-tu, toi, que tu l’as irritéesérieusement&|160;? Elle a trouvé que tu étais d’une arroganceinouïe. J’ai tâché de lui persuader que tu étais au contraire trèsaimable, que tu savais bien le monde et que tu ne pouvais avoir eul’intention de l’offenser. Mais elle m’a dit que tu avais le regardimpertinent et que sûrement tu devais avoir une très haute opinionde toi-même.

–&|160;Elle ne se trompe pas… mais toi, nevoudrais-tu pas par hasard prendre parti pour elle&|160;?

–&|160;Je regrette de ne pas avoir encore cedroit.

Ah&|160;! ai-je pensé&|160;; il a certainementdéjà des espérances.

–&|160;Ce qui est fâcheux pour toi, c’est quetu auras maintenant bien de la peine à faire leur connaissance, etc’est regrettable, parce que leur maison est une des plus agréablesque je connaisse.&|160;»

J’ai souri intérieurement.

«&|160;La maison la plus agréable pour moi estla mienne&|160;; lui ai-je dit en bâillant, et je me suis levé pourm’en aller.

–&|160;Tant pis&|160;! Avoue cependant que turegrettes tout cela&|160;?

–&|160;Quelle absurdité&|160;! mais si jeveux, demain soir, je serai chez les princesses.

–&|160;Vraiment&|160;?

–&|160;Eh bien&|160;! pour te faire plaisir,je veux me mettre à faire la cour à la jeune fille.

–&|160;Oui&|160;! si elle veut bien causeravec toi&|160;!

–&|160;Ah&|160;! pardon&|160;!… Je n’ai qu’àattendre le moment où ta conversation l’ennuiera.

–&|160;Adieu&|160;! Je vais flâner&|160;; ilme serait impossible de dormir maintenant&|160;!… Si nous allionsau restaurant, là on joue&|160;; il me faut à présent des émotionsfortes.

–&|160;Je te souhaite deperdre&|160;!…&|160;»

Je suis rentré chez moi.

21Mai.

Presqu’une semaine s’est écoulée et je n’aipas encore fait connaissance avec les dames Ligowska. J’attends uneoccasion favorable. Groutchnitski suit la princesse Marie partoutcomme son ombre&|160;; leurs conversations ne finissent pas&|160;;quand l’ennuiera-t-il&|160;? La mère ne fait pas attention àGroutchnitski, parce qu’il n’est pas ce qu’on appelle un parti.Voilà une logique de mère&|160;! J’ai surpris deux ou trois coupsd’œil de tendresse&|160;; il faut mettre fin à cela&|160;!

Hier, pour la première fois, Viéra est venueau puits. Elle n’était pas sortie de chez elle depuis le jour oùnous nous sommes rencontrés dans la grotte. Nous avons plongé nosverres en même temps dans le puits, et en échangeant un salut, ellem’a dit doucement&|160;:

«&|160;Tu ne veux, donc, pas faireconnaissance avec les dames Ligowska&|160;? Nous ne pourronscependant nous voir que là.

–&|160;Un reproche&|160;! c’estennuyeux&|160;! mais je l’ai mérité…

–&|160;À propos&|160;! demain il y a un balpar souscription dans le salon de l’hôtel.

–&|160;Eh bien&|160;! j’irai danser lamazurka[18] avec la princesse.

29Mai.

Le salon de l’hôtel a été transformé en salonde noble compagnie. À dix heures tout le monde était arrivé. Laprincesse et sa fille sont venues des dernières. Beaucoup de damesles ont regardées avec envie et malveillance, car la princesseMarie était mise avec goût. Celles qui ont des prétentionsaristocratiques, cachant leur envie, se sont rapprochées d’elles.Ici dans toute réunion de femmes, le cercle se compose d’élémentstrès hauts et très bas. Près d’une fenêtre, au milieu de la foule,Groutchnitski est debout, appuyant sa tête contre la vitre et nequittant pas des yeux sa déesse. Elle lui a fait en passant unsalut à peine marqué&|160;; il s’est épanoui comme un soleil. Lesdanses ont commencé par une polonaise, puis on a joué une valse.Les éperons se sont mis à sonner et les pans d’habit à voltiger età tourner. J’étais debout, derrière une grosse dame couverte deplumes roses&|160;; l’ampleur de sa robe me rappelait le temps despaniers, et la bigarrure de sa peau, fort peu unie, l’heureuseépoque des mouches de taffetas noir. Une énorme verrue qu’elleavait au cou était dissimulée par un fermoir de chaîne. Elle disaità son cavalier, capitaine de dragons&|160;:

«&|160;Cette petite princesse Ligowska est uneinsupportable fillette&|160;; figurez-vous qu’elle m’a heurtée etne m’en a pas fait ses excuses, et de plus, elle s’est retournée etm’a lorgnée&|160;; c’est impayable&|160;!… Et de quoiest-elle si fière&|160;? On devrait la mettre à la raison.

–&|160;Ça ne tardera pas à venir, a répondul’officieux capitaine, et il est allé dans une autre salle.

Je me suis alors approché de la princesse, etl’ai invitée à valser, profitant ainsi de l’usage admis aux eaux oùl’on peut danser avec les dames que l’on ne connaît pas.

Elle a eu de la peine à contenir un sourire età cacher son triomphe&|160;; mais elle a réussi assez vite àprendre un air indifférent et même sévère. Elle a appuyénégligemment sa main sur mon épaule, a penché légèrement sa tête decôté et nous nous sommes élancés. Je ne connais point de tailleplus voluptueuse et plus souple&|160;; sa fraîche haleine couraitsur mon visage&|160;; une boucle de ses cheveux arrachés à sesbandeaux par le tourbillon de la valse effleurait parfois ma jouebrûlante… J’ai fait trois tours (elle valse admirablement). Elle aperdu haleine, ses yeux se sont troublés et ses lèvres ont pu àpeine prononcer le banal&|160;: merci, monsieur&|160;!

Après quelques minutes de silence, je lui aidit en prenant un air très humble&|160;:

–&|160;J’ai appris, princesse, que quoiquenous ne nous connaissions pas, j’ai déjà eu le malheur de méritervotre inimitié&|160;; vous me trouvez impertinent, m’a-t-ondit&|160;! Est-ce la vérité&|160;?

–&|160;Voudriez-vous en ce moment me confirmerdans cette opinion&|160;? a-t-elle répondu avec une petite minepénétrante qui allait du reste fort bien à sa figure pleine demobilité.

–&|160;Si j’ai eu l’audace de vous offenser,permettez-moi d’avoir l’audace plus grande de vous en demanderpardon. Mais, vraiment, je désirerais bien vous prouver que vousvous êtes trompée sur mon compte.

–&|160;Cela vous sera assez difficile.

–&|160;Pourquoi donc&|160;?

–&|160;Parce que vous ne venez pas chez nouset ce bal probablement ne se répétera pas souvent.&|160;»

Ce qui signifie, ai-je pensé, que leur porteest toujours fermée pour moi.

–&|160;Vous savez, princesse, lui ai-je ditavec un peu de dépit, il ne faut jamais fermer l’oreille auxrepentirs d’un coupable&|160;; avec le désespoir, il peut ledevenir deux fois plus, et alors…&|160;»

Les rires et les chuchotements de ceux quinous entouraient m’ont forcé à me retourner et à interrompre maphrase. À quelques pas de moi, se trouvait un groupe d’hommes, etdans ce groupe le capitaine de dragons, qui m’avait paru méditerdes projets hostiles contre cette chère princesse. Il semblaitparticulièrement très satisfait de quelque chose, riait, sefrottait les mains et échangeait des œillades avec ses compagnons.Soudain, du milieu d’eux s’est détaché un monsieur en habit&|160;;ayant de longues moustaches, une figure rouge et qui en trébuchants’est dirigé droit vers la princesse. Il était ivre&|160;; il s’estarrêté devant la pauvre fille, qui était toute troublée, a croiséses mains derrière lui, et fixant sur elle ses yeux gris, lui a ditd’une voix de soprano enroué&|160;:

–&|160;Permettez-moi… mais non&|160;! plussimplement, je vous engage pour la mazurka…

–&|160;Que désirez-vous&|160;? a-t-ellerépondu d’une voix tremblante, et jetant tout autour un regardsuppliant. Hélas&|160;! sa mère était assez loin de là, et prèsd’elle pas un de ses cavaliers de connaissance. Un seulaide-de-camp m’a paru voir tout cela, mais il s’est caché dans lafoule, afin de s’éviter une histoire.

«&|160;Quoi donc&|160;? a dit le monsieurivre, en faisant signe du coin de l’œil au capitaine de dragons,qui l’encourageait de ses gestes. Est-ce que cela vousdéplaît&|160;? J’ai de nouveau l’honneur de vous engager pour lamazurka… Vous pensez peut-être que je suis ivre&|160;? mais cen’est rien&|160;!… Je suis très ingambe, je puis vousassurer…&|160;»

Je voyais qu’elle était prête à s’évanouir defrayeur et d’indignation.

Je suis allé droit au monsieur ivre&|160;; jel’ai pris assez solidement par le bras, l’ai regardé fixement dansles yeux et l’ai invité à se retirer, parce que la princessem’avait déjà promis depuis longtemps de danser la mazurka avecmoi.

«&|160;Dans ce cas, il n’y a rien àfaire&|160;! a-t-il dit d’un air moqueur&|160;; à une autrefois&|160;;&|160;» et il est allé rejoindre ses compagnons, quirougissaient et qui l’ont emmené dans une autre salle.

J’ai été récompensé par un profond etadmirable regard.

La jeune princesse est allée trouver sa mère,et lui a tout raconté&|160;; celle-ci m’a cherché dans la foule etm’a remercié. Elle m’a déclaré qu’elle connaissait ma mère etqu’elle était liée avec une demi-douzaine de mes tantes. «&|160;Jene sais comment une occasion ne nous a pas mis en rapport, a-t-elleajouté, pendant ces jours-ci. Mais avouez que vous en êtes seul lacause&|160;; car vous nous fuyez, comme on ne l’a jamais vufaire&|160;; j’espère que l’air de mon salon dissipera votrespleen, n’est-ce pas vrai&|160;?&|160;»

Je lui ai débité une de ces phrases qu’on atoujours prêtes pour de semblables occasions.

Les quadrilles se sont prolongés fortlongtemps. Enfin du haut de la galerie la musique a retenti et nousnous sommes assis avec la jeune princesse.

Je ne lui ai pas parlé une seule fois dumonsieur ivre, ni de ma conduite précédente, ni de Groutchnitski.L’impression qu’avait produite sur elle cette scène désagréables’est évanouie peu à peu, et son visage a repris ses couleurs. Ellea plaisanté très finement et sa conversation a été spirituelle,sans prétention à l’esprit, vive et dégagée, ses remarquesquelquefois profondes. Je lui ai fait entendre au milieu dequelques phrases très entortillées, qu’elle me plaisait beaucoup,depuis longtemps. Elle a penché sa tête et a rougi légèrement.

«&|160;Vous êtes un homme bizarre&|160;!m’a-t-elle dit ensuite, en fixant sur moi ses yeux veloutés et ens’efforçant de sourire.

–&|160;Je n’ai point voulu faire votreconnaissance, ai-je repris, parce que vous aviez un trop grandcercle d’adorateurs et je craignais de disparaître complètement aumilieu d’eux.

–&|160;Vous avez eu tort d’avoir cettecrainte&|160;; car ils sont tous ennuyeux.

–&|160;Tous&|160;! est-ce possible&|160;?…tous&|160;?&|160;»

Elle m’a regardé fixement, tâchant de sesouvenir&|160;; puis elle a rougi de nouveau légèrement et enfin aprononcé&|160;: décidément tous&|160;?…

–&|160;Mon ami Groutchnitski aussi&|160;?

–&|160;Ah&|160;! il est votre ami&|160;?a-t-elle dit, en montrant quelque doute.

–&|160;Oui.&|160;»

–&|160;Il n’est pas, en effet, dans lacatégorie des ennuyeux.

–&|160;Mais alors il est dans celle desmalheureux&|160;? lui ai-je dit en plaisantant.

–&|160;Sans doute&|160;! mais vous êtes unmoqueur&|160;! Je voudrais bien que vous fussiez à sa place.

–&|160;Pourquoi&|160;? mais j’ai été moi-mêmesous-officier autrefois et c’est là le meilleur temps de mavie.

–&|160;Mais est-ce qu’il estsous-officier&|160;? a-t-elle dit vivement&|160;; puis elle aajouté&|160;: mais je croyais…

–&|160;Que croyez-vous&|160;?

–&|160;Rien&|160;!… Quelle est cettedame&|160;?&|160;»

La conversation a alors changé de direction etnous ne sommes plus revenus sur tout cela.

Enfin la mazurka a fini et nous nous sommesséparés en nous disant au revoir.

Ces dames sont parties et moi je suis allésouper et ai rencontré Verner.

«&|160;Ah&|160;! m’a-t-il dit&|160;: C’estainsi que vous êtes&|160;? Vous ne vouliez faire connaissance avecla princesse que dans le cas où vous auriez à la sauver d’une mortcertaine&|160;?

–&|160;Et j’ai fait mieux&|160;! lui ai-jerépondu&|160;; je l’ai sauvée d’un évanouissement en pleinbal&|160;!

–&|160;Comment donc&|160;? racontez-moicela&|160;?

Devinez&|160;! vous qui devinez tout en cemonde&|160;!

30Mai.

Vers les sept heures du soir, je suis allé mepromener sur le boulevard. Groutchnitski m’a aperçu de loin et estvenu à moi. Une joie railleuse brillait dans son regard. Il m’aserré la main fortement et m’a dit d’une voix tragique&|160;:

«&|160;Je te remercie Petchorin&|160;; mecomprends-tu&|160;?

–&|160;Non&|160;! Je ne sais ce qui me vautton remerciement&|160;; je ne me rappelle pas réellement t’avoirrendu quelque service.

–&|160;Comment&|160;! mais hier&|160;! Est-ceque tu as déjà oublié&|160;? Marie m’a tout raconté.

–&|160;Ah&|160;! mais, est-ce que tout estdéjà commun entre vous, même la reconnaissance&|160;?

–&|160;Écoute, m’a dit Groutchnitski trèssérieusement, ne te moque pas, je t’en prie, de mon amour, si tuveux rester mon ami&|160;; j’aime Marie à la folie&|160;; et jecrois, et j’espère qu’elle m’aimera aussi. J’ai une prière à tefaire&|160;: tu iras chez elle ce soir&|160;; promets-moi de toutobserver. Je sais que tu es très habile à cela et que tu connaismieux les femmes que moi. Ah&|160;! les femmes&|160;! les femmes,qui peut les deviner&|160;? Leurs sourires contredisent leursregards, leurs paroles promettent et engagent et le son de leurvoix repousse&|160;; tantôt elles pénètrent et devinent nos plussecrètes pensées, tantôt elles ne comprennent plus nos plus clairesallusions. Voilà ce qu’est la jeune princesse&|160;; hier, ses yeuxbrillaient passionnément en s’arrêtant sur moi&|160;; maintenantils sont éteints et froids.

–&|160;C’est peut-être la conséquence del’effet des eaux&|160;! lui ai-je dit.

–&|160;Tu vois tout de travers&|160;; tu esdécidément un matérialiste, a-t-il ajouté avec dédain&|160;;changeons de matière,&|160;» et, content de ce mauvais jeu de mots,il est devenu plus gai.

À huit heures, nous sommes allés ensemble chezla princesse. En passant près de la maison de Viéra je l’ai aperçueà sa croisée. Nous avons échangé un rapide regard. Elle n’a pastardé à arriver après nous chez les dames Ligowska. Laprincesse-mère m’a présenté à elle comme à sa parente, on a bu lethé&|160;; il y avait beaucoup de monde et la conversation estdevenue générale, je me suis efforcé de plaire à madameLigowska&|160;; j’ai plaisanté, et je l’ai fait rire quelquefois debon cœur. La jeune princesse avait également envie de rire, maiselle se retenait pour ne pas sortir du rôle qu’elle s’était choisi.Elle trouve que la langueur lui va et peut-être ne se trompe-t-ellepoint.

Groutchnitski est très heureux de voir que magaîté ne se communique pas à elle.

Après le thé tout le monde est rentré ausalon.

«&|160;Êtes-vous satisfaite de mon obéissance,Viéra&|160;?&|160;» lui ai-je dit, en passant près d’elle.

Elle m’a jeté un regard plein d’amour et dereconnaissance. Je suis habitué à ces regards, et cependantautrefois, ils faisaient mon bonheur. La princesse a fait asseoirsa fille au piano&|160;; tout le monde l’a priée de chanter&|160;;je me suis tu et profitant du mouvement général, je me suisapproché d’une fenêtre avec Viéra, qui avait envie de me raconterquelque chose de très sérieux pour nous deux. C’était uneniaiserie&|160;! Mon indifférence néanmoins a fait de la peine à laprincesse Marie, comme j’ai pu m’en apercevoir à un regard plein dedépit qu’elle m’a lancé&|160;; et je comprends, admirablement celangage muet, mais expressif, concis, mais énergique.

Elle s’est mise à chanter&|160;: sa voix n’estpas mauvaise, mais elle chante mal. Du reste je n’ai pas écouté.Groutchnitski, au contraire, accoudé sur l’instrument devant elle,la dévorait des yeux et s’écriait à chaque instant à hautevoix&|160;: «&|160;charmant&|160;! délicieux&|160;!…&|160;»

–&|160;Écoute, m’a dit Viéra, je ne veux pointque tu fasses connaissance avec mon mari&|160;; mais tu devrasfaire la conquête de la princesse-mère&|160;; cela t’est facile, tupeux tout ce que tu veux et nous ne nous verrons qu’ici.

–&|160;Seulement&|160;?

Elle a rougi et a continué&|160;:

–&|160;Tu sais que je suis ton esclave et quejamais je n’ai pu te résister… Aussi en serai-je punie quelquejour&|160;; tu cesseras de m’aimer&|160;!… Je veux au moins sauverma réputation&|160;; ce n’est pas pour moi-même, tu le sais trèsbien&|160;! mais je t’en supplie, ne me tourmente pas commeautrefois avec tes doutes inutiles et tes froideurs simulées&|160;;je mourrai peut-être bientôt&|160;; je sens que je m’affaiblis dejour en jour, et malgré tout cela je ne puis songer à la viefuture&|160;; je ne pense qu’à toi. Vous autres hommes, vous necomprenez pas les jouissances du regard, des serrements de main. Jete jure qu’entendre ta voix me fait éprouver une étrange etprofonde sensation de bonheur, telle que tes baisers les plusardents ne pourraient m’en procurer&|160;!&|160;»

La princesse Marie avait cessé de chanter. Unmurmure d’éloges s’est élevé autour d’elle&|160;; je me suisapproché après tous et lui ai dit que, pour mon compte, je trouvaissa voix assez négligée.

Elle a fait la moue en plissant sa lèvreinférieure et s’est inclinée d’une manière fort moqueuse, en medisant&|160;:

«&|160;Cela est d’autant plus flatteur pourmoi, que vous ne m’avez pas du tout écouté&|160;; mais peut-êtren’aimez vous pas la musique&|160;?

–&|160;Au contraire, et surtout aprèsdîner.

–&|160;Groutchnitski a raison de dire que vousavez des goûts prosaïques&|160;; et je vois que vous n’aimez lamusique, que sous le rapport gastronomique.

–&|160;Vous vous trompez encore&|160;; je nesuis pas du tout gastronome, mais j’ai un mauvais estomac, Or lamusique après dîner endort, et dormir après le dîner est fortsalutaire&|160;; par conséquent j’aime la musique sous le rapporthygiénique. Ce soir, au contraire, elle m’agite trop lesnerfs&|160;; elle me rend trop triste ou trop gai&|160;; et c’estfort désagréable de s’attrister ou de s’égayer lorsqu’on n’a pas deraison pour cela&|160;; surtout dans le monde, où la tristesse estridicule, et une trop grande gaieté indécente.&|160;»

Elle ne m’a pas écouté jusqu’au bout, s’estéloignée et est allée s’asseoir près de Groutchnitski. Uneconversation sentimentale s’est établie entre eux.

Il m’a semblé que la princesse répondait à sesphrases recherchées, assez distraitement et sans à propos,quoiqu’elle s’efforçât de lui montrer qu’elle l’écoutait avecattention, car il jetait sur elle parfois des regards d’admiration,tâchant de deviner la cause de l’agitation secrète que trahissaientsouvent ses yeux inquiets.

Je vous ai devinée, chère princesse&|160;;prenez garde&|160;! Vous voulez me rendre la pareille en mêmemonnaie et piquer mon amour-propre. Vous ne réussirez pas, et sivous me déclarez la guerre, je serai aussi sans pitié.

Pendant le restant de la soirée, j’ai tâché deme mêler à leur conversation, mais elle a accueilli assez sèchementmes remarques et je me suis éloigné avec une peine simulée. Lajeune princesse triomphait et Groutchnitski aussi.

Triomphez, mes amis, hâtez-vous… vous netriompherez pas longtemps, j’en ai le pressentiment… Dans mesrelations avec les femmes, j’ai toujours deviné tout d’abord, sielles m’aimeraient ou non…

J’ai achevé la soirée auprès de Viéra, àparler d’un temps déjà lointain. Pourquoi m’aime-t-elle tant&|160;?vraiment je ne le sais, d’autant plus que c’est la seule femme quim’ait entièrement compris avec mes petites faiblesses et mesmauvaises passions&|160;; il est impossible que le mal soit siattrayant…

Je suis parti avec Groutchnitski&|160;; dansla rue il m’a pris le bras et après un long instant de silence, ilm’a dit&|160;:

«&|160;Eh bien, quoi&|160;?&|160;»

Tu es un sot, avais-je envie de luirépondre&|160;; mais je me suis retenu&|160;; et n’ai fait quelever les épaules.

6Juin.

Pendant tous ces jours-là, je ne me suis pasécarté un seul instant de mon système. Ma conversation commence àplaire à la jeune princesse Marie&|160;; je lui ai racontéquelques-uns des plus étranges incidents de ma vie et déjà elle meconsidère comme un homme extraordinaire. Je me moque un peu de touten ce monde et surtout du sentimentalisme&|160;: cela commence àl’effrayer. Elle n’ose déjà plus, devant moi, entamer avecGroutchnitski une lutte de sentiment&|160;; elle a déjà réponduquelquefois à ses sorties par des sourires railleurs. Mais chaquefois que Groutchnitski s’approche d’elle, je prends un air calme etje les laisse ensemble. La première fois elle a été contente decela ou au moins a essayé de le paraître&|160;; à la seconde, elles’est fâchée contre moi&|160;; à la troisième, contreGroutchnitski.

«&|160;Vous avez bien peu d’amour-propre,m’a-t-elle dit un soir. Pourquoi croyez-vous que j’ai plus deplaisir à me trouver avec Groutchnitski qu’avecvous&|160;?&|160;»

–&|160;Je lui ai répondu que je sacrifiais monplaisir au bonheur de mon ami.

–&|160;Et le mien&|160;?&|160;» a-t-elleajouté.

Je l’ai regardée fixement en prenant un airsérieux. Ensuite, de toute la journée, je ne lui ai pas dit un mot.Ce soir elle était pensive, et ce matin, auprès du puits, ellel’était encore davantage.

Lorsque je me suis approché d’elle, elleécoutait distraitement Groutchnitski qui s’extasiait sur la nature,et lorsqu’elle m’a vu, elle s’est mise à rire aux éclats, très malà propos et en ayant l’air de ne pas m’avoir aperçu. Je me suiséloigné et me suis mis à la surveiller à la dérobée. Elle s’estd’abord écartée de son compagnon de causerie, puis a bâillé deuxfois.

Décidément Groutchnitski l’importune. Jeresterai encore deux jours sans causer avec elle.

10Juin.

Je me demande souvent pourquoi je recherche siobstinément l’amour d’une jeune fille, que je ne veux point séduireet que je n’épouserai jamais. Pourquoi cette coquetterieféminine&|160;? Viéra m’aime plus que la princesse Marie nem’aimera jamais. Au moins si cette dernière avait l’air d’unebeauté invincible, je semblerais peut-être fasciné par ladifficulté de l’entreprise…

Mais il n’en est point ainsi&|160;! Ce n’estpas non plus ce besoin incessant d’aimer, qui nous tourmentependant les premières années de la jeunesse et nous pousse d’unefemme à l’autre, jusqu’à ce que nous en trouvions une qui ne puissenous supporter. Voilà le moment où nous devenons véritablementconstants, passion sans fin que l’on pourrait exprimermathématiquement par une ligne partant d’un point et se perdantdans l’espace. Le secret de cette éternité ne gît que dansl’impossibilité où l’on est d’atteindre le but, c’est-à-dire lafin.

Mais de quoi vais-je m’inquiéter&|160;?suis-je jaloux de Groutchnitski&|160;? Le malheureux, mais il n’estpas digne d’elle&|160;! Après tout, c’est peut-être la conséquencede cet insurmontable sentiment qui nous engage à détruire les plusdouces erreurs de notre prochain, afin d’avoir le petit plaisir delui dire, lorsque désespéré, il nous demandera à qui il devracroire&|160;: Mon ami&|160;! elle m’en disait autant et tu vois, jedîne, je soupe, je dors tranquillement et j’espère mourir sans criset sans larmes. Et puis, il y a sans doute une immense jouissance àposséder une jeune âme qui s’épanouit à peine&|160;! Elle est commeune de ces fleurs dont les meilleurs parfums s’évaporent au contactdes premiers rayons du soleil&|160;; il faut la cueillir à cemoment, l’aspirer jusqu’à épuisement, et puis la rejeter sur lechemin&|160;! Peut-être se trouvera-t-il quelqu’un pour laramasser&|160;!

Je ressens en moi cette insatiable avidité quiengloutit tout ce qu’elle rencontre sur son chemin. Je ne songe àla souffrance et à la joie des autres que par rapport à moi&|160;;j’y trouve l’aliment nécessaire à l’entretien des forces de monâme. Je ne suis plus capable de faire des folies sous l’influencede la passion et mon ambition est étouffée par lescirconstances&|160;; mais elle se produit d’une autre manière, car,l’ambition n’est que la soif de la puissance, et le premier desplaisirs pour moi, est de subordonner à ma volonté tous ceux quim’entourent et d’éveiller en eux le sentiment de l’amour, del’attachement, de la frayeur. Et n’est-ce pas en effet la plusgrande preuve et le plus grand triomphe de la puissance, que d’êtrepour le premier venu, une cause de souffrance ou de plaisir, sansavoir au-dessus de lui un droit positif&|160;! Qu’est-ce que lebonheur, si ce n’est l’orgueil assouvi&|160;! si je croyais être lemeilleur et le plus puissant des hommes, je serais heureux&|160;!Et si tous m’aimaient, je trouverais en moi des sourcesinépuisables d’amour. Le mal engendre le mal, une premièresouffrance fait comprendre le plaisir qu’il y a à tourmenter lesautres. L’idée du mal ne peut entrer dans la tête d’un homme sansqu’il ne songe à le faire. Les idées, a dit quelqu’un, c’est lacréation organisée&|160;; leur naissance leur donne une forme etcette forme est l’action. Ainsi celui dans la tête duquel naît leplus grand nombre d’idées agit plus que tous les autres.

De cela, il suit qu’un homme de génie attachéau banc d’un pupitre, doit mourir ou perdre l’esprit&|160;;absolument comme un homme, doué d’une constitution, vigoureuse,condamné à une vie sédentaire et sans exercice, mourra d’uneattaque d’apoplexie.

Les passions ne sont autre chose que les idéesà leur première éclosion&|160;; elles appartiennent aux cœursjeunes, et celui-là est un sot qui croit être agité par elles toutela vie. Bien des rivières tranquilles sont, à leur source,d’impétueux torrents, mais pas une ne bondit et n’écume jusqu’à lamer&|160;; ce calme est souvent, sans qu’on s’en doute, un grandindice de force. La plénitude, la profondeur des sentiments et dela pensée n’admettent pas les élans furieux. Une âme agitée par lespassions, se donne en tout de lourdes responsabilités, et estpersuadée qu’il doit en être ainsi. Elle sait que sans les orages,la permanente ardeur du soleil la dessécherait. Elle se pénètre desa propre vie, se caresse et se punit elle-même, comme un enfantgâté. Ce n’est que dans cette condition de connaissance de soi-mêmeque l’homme peut apprécier la justice divine…

En relisant cette page, je remarque que je mesuis bien éloigné de mon sujet. Mais qu’importe&|160;! Sans doutej’écris ce journal pour moi, et tout ce que je jette sur ce papiersera, avec le temps, un précieux souvenir pour moi…

Groutchnitski est venu chez moi et m’a sautéau cou&|160;; il est promu officier&|160;; nous avons bu lechampagne, Le docteur Verner est entré presque aussitôt aprèslui&|160;:

«&|160;Je ne vous félicite pas&|160;! a-t-ildit, à Groutchnitski&|160;:

–&|160;Pourquoi&|160;?

–&|160;Parce que votre manteau de soldat vousallait fort bien, et avouez qu’un uniforme d’officier d’infanteriefait ici, aux eaux, ne vous donnera rien d’intéressant. C’estévident&|160;! Jusqu’à ce jour vous étiez une exception&|160;;maintenant, vous serez comme tous les autres.

–&|160;Dites-donc, docteur&|160;! nem’empêchez point de me réjouir&|160;!…

–&|160;Il ne sait pas, a ajouté Groutchnitskià mon oreille, quelles espérances m’ont apportées cesépaulettes&|160;! Oh&|160;! épaulettes&|160;! épaulettes&|160;! vosétoiles sont les étoiles qui me guident. Non&|160;! maintenant, jesuis complètement heureux&|160;!

–&|160;Viendras-tu te promener avec nous surle rempart&|160;? lui ai-je demandé.

–&|160;Non&|160;! parce que je ne veux memontrer à la princesse Marie que lorsque mon uniforme seraprêt.

–&|160;Veux-tu que je lui apprenne tonbonheur&|160;?

–&|160;Non&|160;! je t’en prie&|160;; ne lelui dis pas&|160;! je veux la surprendre.

–&|160;Dis-moi seulement où en sont tesaffaires avec elle&|160;?&|160;»

Il s’est troublé et s’est mis àréfléchir&|160;; il avait envie de se vanter et de mentir&|160;;mais il a eu des scrupules et en même temps a eu honte de dire lavérité.

«&|160;Qu’en penses-tu&|160;?t’aime-t-elle&|160;?

–&|160;Est-ce qu’elle aime&|160;? quellesidées as-tu donc Petchorin&|160;? Peut-elle aimer aussitôt&|160;?Et quand cela serait, est-ce qu’une femme comme il faut avoue ceschoses-là&|160;?

–&|160;Ah&|160;! très bien. Et de même unhomme comme il faut doit garder le silence sur sesaffections&|160;?

–&|160;Eh oui, mon ami&|160;! Il en est ainsid’une foule de chose qui ne se disent pas, mais qui sedevinent.

–&|160;C’est vrai&|160;! Seulement l’amour,que nous lisons dans les yeux, n’engage pas une femme comme lesparoles… Prends garde, Groutchnitski&|160;! Elle tetrompera&|160;!

–&|160;Elle&|160;! a-t-il dit en levant lesyeux au ciel et souriant de contentement. Tu me fais de la peine,Petchorin.&|160;»

Et il est parti.

Ce soir, une nombreuse société est allée sepromener à pied au Proval[19].

De l’avis des savants du lieu, ce Proval n’estpas autre chose qu’un cratère éteint&|160;; il se trouve sur unedes pentes douces du Machuk, à une verste de la ville. Un étroitsentier, bordé d’arbres et de rochers, y conduit. J’ai offert monbras à la jeune princesse pour gravir la montagne, et elle ne m’aplus quitté pendant la promenade.

Nous sommes entrés en conversation par lechapitre de la médisance&|160;; je répétais des calomnies répanduessur nos connaissances présentes et absentes. J’ai d’abord blâmésimplement des ridicules et puis je suis devenu plus méchant&|160;;ma bile se soulevait&|160;; j’avais commencé par des badinages etj’ai fini par de franches méchancetés. D’abord cela l’a amusée, etpuis cela l’a effrayée.

«&|160;Vous êtes un homme dangereux&|160;!m’a-t-elle dit&|160;; j’aimerais mieux tomber au milieu d’une forêtsous le couteau d’un assassin que de subir votre mauvaise langue.Je vous en prie, sans plaisanter, lorsque vous songerez à vousbrouiller avec moi, prenez un poignard et égorgez-moi&|160;; jecrois que cela ne vous sera pas difficile.

–&|160;Est-ce que j’ai l’air d’unbrigand&|160;?

–&|160;Vous êtes plus féroce…&|160;»

J’ai réfléchi un moment et ensuite je lui aidit en prenant un air profondément ému&|160;:

«&|160;Oui&|160;! Et telle fut ma destinée,dès ma plus tendre enfance. Tout le monde lisait sur mon visage lessignes des plus mauvais penchants&|160;; ces signes n’existaientpoint, mais on les pressentait, et ils ne parurent jamais, j’étaismodeste, on m’accusa d’astuce et je devins sournois. Je ressentaisprofondément le bien et le mal&|160;; personne ne me prodiguait lamoindre caresse&|160;; tous m’outrageaient&|160;; je devinsvindicatif. J’étais morose, les autres enfants étaient gais etbabillards&|160;; je me sentais au-dessus d’eux, on me mit plusbas, je devins envieux. J’étais disposé à aimer tout lemonde&|160;; personne ne me comprit&|160;; j’appris la haine. Majeunesse flétrie s’écoula au milieu d’une lutte entre la société etmoi. Craignant de voir tourner en ridicule mes meilleurssentiments, je les enfouis au fond de moi-même et ilss’évanouirent. J’aimais la vérité, on ne me crut pas&|160;: je memis à mentir. Connaissant à fond le monde et le mobile de lasociété, je devins habile dans la science de la vie et je m’aperçusque d’autres, sans la moindre habileté, étaient heureux etrecevaient des honneurs et des avantages que je briguaisinfatigablement. Alors le désespoir naquit dans mon cœur, mais nonpas ce désespoir que guérit la balle d’un pistolet&|160;;non&|160;! mais un désespoir froid et sans force, qui se cache sousun sourire aimable et bienveillant. Je devins un paralytique moral.Une moitié de mon âme languit, se dessécha, et mourut. Je la coupaiet la rejetai. L’autre partie s’agita et se mit à vivre danschacune de ses parties, et personne ne remarqua cela, parce quepersonne ne savait l’absence de la moitié perdue. Mais vous venezde réveiller en moi son souvenir et je vous lirai son épitaphe. Auplus grand nombre, les épitaphes paraissent ridicules, mais à moi,non&|160;; je pense toujours à celui qui repose sous elle. Du resteje ne vous prie point de partager mon opinion&|160;; si ma sortievous paraît ridicule, riez-en&|160;! Je vous préviens que cela nem’affligera pas le moins du monde.&|160;»

À ce moment, j’ai rencontré ses yeux&|160;;ils étaient pleins de larmes&|160;; son bras appuyé sur le mientremblait&|160;; ses joues étaient enflammées&|160;; elle meplaignait.

La pitié, ce sentiment auquel se laissent unpeu aller toutes les femmes, a pris pied dans son cœurinexpérimenté. Pendant tout le temps de la promenade, elle a étédistraite et avec cela sans coquetterie, ce qui est un bien grandsymptôme.

Nous sommes arrivés au Proval. Les dames ontabandonné leurs cavaliers, mais elle n’a pas quitté mon bras. Lessaillies des élégants du lieu ne l’ont pas fait rire, etl’inclinaison des pentes écroulées sur lesquelles nous noustrouvions ne l’a point effrayée, tandis que les autres damescriaient et se couvraient les yeux.

Pendant le trajet du retour, je n’ai pointrecommencé notre triste conversation, mais à mes questions diverseset à mes plaisanteries elle répondait brièvement et avecdistraction.

«&|160;Est-ce que vous avez aimé&|160;? luiai-je demandé enfin.&|160;» Elle m’a regardé fixement, a hoché latête, et est retombée dans sa mélancolie.

Il était clair qu’elle avait quelque chose àme dire, mais elle ne savait par où commencer. Son sein segonflait&|160;; qu’était-il arrivé&|160;? Une manche de mousselineest une égide bien faible, et un courant magnétique allait de monbras au sien. Presque toujours l’amour naît ainsi et la plupart dutemps nous nous trompons bien en pensant qu’une femme nous aimepour notre extérieur ou nos qualités morales, tandis qu’ils ne fontque préparer et disposer son cœur à recevoir le feu sacré&|160;; lemoindre premier contact décide l’affaire.

«&|160;N’est-ce pas vrai, que j’ai été trèsaimable aujourd’hui&|160;!&|160;» m’a dit la jeune princesse, avecun sourire contraint, quand nous sommes revenus de lapromenade.

Et nous nous sommes séparés.

Elle est mécontente d’elle-même, s’accuse defroideur&|160;; c’est un premier triomphe fort important&|160;!

Demain elle voudra me récompenser&|160;; jesais cela par cœur. – Voilà l’ennuyeux&|160;!

12Juin.

Aujourd’hui j’ai vu Viéra&|160;: Elle m’afatigué avec sa jalousie. La jeune princesse s’est imaginé, à cequ’il paraît, de lui confier les secrets de son cœur. Il fautavouer que c’est là un heureux choix&|160;!

«&|160;Je devine à quoi tout cela aboutira,m’a dit Viéra. Il vaut mieux me dire tout simplement, dèsaujourd’hui, que tu l’aimes…

–&|160;Mais si je ne l’aime pas&|160;?

–&|160;Alors pourquoi la poursuivre, latroubler, et agiter son imagination&|160;? Oh&|160;! je te connaisbien&|160;! Écoute, si tu veux que je te croie, viens dans unesemaine à Kislovodsk&|160;; après-demain nous allons nous yfixer&|160;; la princesse reste ici plus longtemps. Trouve unlogement tout à côté de nous&|160;; nous demeurerons dans unegrande maison près de la source. En bas doit habiter la princesseLigowska&|160;; mais à côté est une maison du même propriétaire,qui est pareille à la nôtre et n’est pas encore occupée.

–&|160;Viendras-tu&|160;?&|160;»

Je le lui ai promis et aujourd’hui même j’aienvoyé arrêter le logement.

Groutchnitski est venu chez moi à six heureset m’a annoncé que son uniforme serait prêt pour le bal.

–&|160;Je pourrai enfin danser avec elle toutela soirée, et comme nous causerons&|160;! a-t-il ajouté.

–&|160;À quand le bal&|160;?

–&|160;Mais demain. Est-ce que tu ne le saispas&|160;? C’est une grande fête, et l’autorité du lieu s’estchargée elle-même de la préparer.

–&|160;Allons au boulevard.

–&|160;Pour rien au monde, avec cet affreuxmanteau&|160;?…

–&|160;Comment, tu ne l’aimes déjàplus&|160;?&|160;»

Je suis allé seul au boulevard et j’airencontré la princesse Marie&|160;; je l’ai invitée pour lamazurka&|160;; elle s’en est montrée fort étonnée et pleine dejoie.

–&|160;Je croyais que vous ne dansiez que parnécessité absolue, comme la fois passée, m’a-t-elle dit avec unsourire charmant.

Il paraît qu’elle ne s’aperçoit pas du tout del’absence de Groutchnitski.

–&|160;Vous serez très agréablement surprise,lui ai-je dit.

–&|160;De quoi&|160;?

–&|160;C’est un secret&|160;!… que vousdevinerez vous-même au bal.&|160;»

J’ai achevé la soirée chez lesprincesses&|160;; il n’y avait personne que Viéra et un vieillardtrès amusant. J’étais en veine d’esprit et j’ai improvisé quelqueshistoires assez bonnes. La jeune princesse était assise devant moiet écoutait mes contes avec une attention si profonde, si vive etsi tendre, que j’en étais étonné. Que sont devenus sa vivacité, sacoquetterie, ses caprices, sa mine espiègle, son sourire moqueur,son regard distrait&|160;?

Viéra a remarqué tout cela&|160;; sur sonvisage, altéré par la maladie, se peignait une profonde tristesse.Elle était assise auprès de la fenêtre dans un grand fauteuil etm’a fait réellement de la peine.

J’ai raconté toute la dramatique histoire denotre rencontre, de nos amours, en déguisant le tout, bien entendu,sous des noms inventés.

J’ai peint vivement ma tendresse, mesinquiétudes, mes transports, et j’ai présenté sous un jour siavantageux sa démarche, son caractère, qu’elle a dû me pardonner macoquetterie avec la princesse.

Elle s’est levée et est venue s’asseoir prèsde nous&|160;; elle semblait revivre… Et nous ne nous sommessouvenus qu’à deux heures du matin que le docteur nous avaitordonné de nous coucher à onze heures.

13Juin.

Une demi-heure avant le bal, Groutchnitski estvenu chez moi, en uniforme éclatant d’officier d’infanterie. Autroisième bouton de sa tunique était accrochée une chaînette debronze à laquelle pendait un double lorgnon. Ses épaulettesdémesurément grandes étaient relevées en l’air et ressemblaientassez aux ailes de l’amour&|160;; ses bottes neuvescraquaient&|160;; dans sa main gauche il portait ses gants en peaude couleur brune et sa casquette&|160;; de sa main droite iltourmentait à chaque instant les boucles de sa chevelure relevéesen toupet. On voyait qu’il était enchanté de lui et son visageexprimait cependant une certaine méfiance de lui-même. Son airendimanché et ses allures de fat m’auraient fait éclater de rire sitout cela n’avait été d’accord avec mes projets.

Il a jeté en arrivant ses gants et sacasquette sur une table et s’est mis à effacer les plis de sonvêtement et à se mirer dans la glace. Un immense foulard noir étaitnoué autour de son cou en guise de col et la partie raide fortélevée soutenait son menton et dépassait le bord de son colletd’habit. Comme elle lui paraissait encore trop basse, il l’a tiréeen haut et l’a fait monter jusqu’à ses oreilles. À la suite de cetravail pénible, car le collet de sa tunique était étroit et peuaisé, le sang lui est venu au visage.

«&|160;On m’a dit que tous ces jours-ci, tuavais fait sérieusement la cour à ma princesse&|160;; m’a-t-il ditnégligemment et sans me regarder.

–&|160;Où veux-tu que des sots comme nousaillent boire le thé&|160;?[20] ai-jerépondu, en répétant l’expression connue de l’un de nos plusadroits mauvais sujets, rappelée quelquefois par Pouchkine.

–&|160;Dis-moi, mon uniforme me va-t-ilbien&|160;? Ah&|160;! gredin de juif&|160;! il m’étouffe sous lesaisselles. Tu n’as pas de parfums&|160;?

–&|160;Voyons&|160;! est-ce qu’il t’en fautencore&|160;? tu sens cependant déjà pas mal la pommade à larose.

–&|160;Ce n’est rien&|160;; donne m’en encoreun peu.

Il en a versé presqu’un demi-flacon sur sacravate, sur son mouchoir et sur ses manches.

–&|160;Danseras-tu&|160;? m’a-t-ildemandé.

–&|160;Je ne crois pas.

–&|160;Je crains qu’il ne m’arrive decommencer la mazurka avec la princesse, et je ne connais pas uneseule figure.

–&|160;Est-ce que tu l’as invitée pour lamazurka&|160;?

–&|160;Non, pas encore.

–&|160;Vois qu’on ne te prévienne pas.

–&|160;En effet&|160;! a-t-il dit, en sefrappant le front&|160;; j’irai l’attendre sur leperron.&|160;»

Il a pris sa casquette et s’est enfui.

Une demi-heure après je suis parti. Les ruesétaient noires et désertes. Autour de la réunion ou de l’hôtel,comme il vous plaira, la foule s’était amassée&|160;; la lumièrevenant des fenêtres l’éclairait et la brise du soir m’apportait leséclats d’une musique militaire. J’allais lentement, car j’étaistriste.

Est-il possible d’avoir une destinée aussisingulière sur la terre&|160;: briser sans cesse les espérances desautres&|160;! Depuis que je vis et j’agis, le sort m’a toujoursamené au dénouement des drames d’autrui, comme si, sans moi,personne ne pouvait mourir ou arriver au désespoir. Je suis unpersonnage obligé de cinquième acte et involontairement je joue unrôle qui a quelque chose de celui du bourreau ou du traître. Quelest le but de ma destinée au milieu de tout cela&|160;? Suis-jeappelé à défrayer les auteurs de tragédies bourgeoises et de romansde famille, ou bien à être le collaborateur des faiseurs de contescomme ceux de la bibliothèque pour la lecture&|160;? Pourquoi lesaurais-je&|160;? Il n’est pas d’homme qui, au début de la vie, nepense l’achever comme Alexandre ou Lord Byron&|160;; et cependant,ils demeurent tout un siècle conseillers en titre.

En entrant dans la salle de bal, je me suisdissimulé dans le groupe des hommes et me suis mis à observer.Groutchnitski était debout à côté de la jeune princesse et luidébitait quelque chose avec beaucoup d’ardeur. Elle l’écoutaitd’une manière distraite et regardait de tous côtés, en appuyantparfois son éventail contre ses petites lèvres. Sur son visage, onlisait son impatience&|160;; ses yeux cherchaient quelqu’un autourd’elle&|160;; je me suis approché tout doucement pour entendre leurconversation.

«&|160;Vous me faites horriblement souffrir,princesse, lui disait Groutchnitski&|160;: vous êtes bien changéedepuis le jour où je vous ai vue.

–&|160;Vous aussi, vous êtes changé, luia-t-elle dit, en jetant sur lui un regard rapide, dans lequel iln’a pas distingué une raillerie cachée.

–&|160;Moi&|160;! je suis changé&|160;! a-t-ildit. Oh&|160;! jamais&|160;! vous savez bien que c’estimpossible&|160;! Celui qui vous a vue une seule fois, emporte aveclui pour l’éternité le souvenir de votre image divine&|160;!

–&|160;Aurez-vous bientôt fini&|160;?…

–&|160;Pourquoi donc ne voulez-vous plusentendre à présent ce que naguères vous écoutiez avecbienveillance&|160;?

–&|160;Parce que je n’aime pas lesrépétitions, a-t-elle répondu en riant.

–&|160;Oh&|160;! je me suis affreusementtrompé&|160;!… Insensé, moi qui croyais que ces épaulettes medonneraient le droit d’espérer&|160;!… Non&|160;! il aurait mieuxvalu pour moi conserver mon manteau de soldat, avec lequel jepouvais peut-être attirer un peu votre attention.

–&|160;En effet, ce manteau allait bien mieuxà votre visage.

À ce moment je me suis avancé pour lasaluer&|160;; elle a rougi un peu et m’a dit rapidement&|160;:«&|160;N’est-ce pas vrai, Monsieur Petchorin&|160;? queM.&|160;Groutchnitski était bien mieux avec son manteaugris&|160;?

–&|160;Je ne suis pas tout à fait de votreavis&|160;; lui ai-je dit&|160;; son uniforme le rajeunit.

Groutchnitski n’a pu supporter ce coup&|160;;comme tous les jeunes gens, il a des prétentions à paraître vieux,il pense que sur son visage les traces profondes des passionsremplacent les rides de l’âge. Il m’a lancé un regard furibond, afrappé du pied et s’est éloigné.

–&|160;Avouez&|160;! ai-je dit à la princesse,que quoiqu’il ait été toujours très ridicule, il a été bien près devous intéresser… avec son manteau gris&|160;?&|160;»

Elle a baissé les yeux et n’a pas répondu.Groutchnitski a poursuivi la princesse pendant toute la soirée et atoujours dansé avec elle ou vis-à-vis d’elle. Il la dévorait desyeux, soupirait et l’ennuyait de ses prières et de sesreproches&|160;; après le troisième quadrille elle le détestaitdéjà.

«&|160;Je ne m’attendais pas à cela detoi&|160;; m’a-t-il dit, en s’approchant de moi et me prenant lebras.

–&|160;Eh bien, quoi&|160;?

–&|160;Ne danses-tu pas la mazurka avecelle&|160;? m’a-t-il demandé d’une voix superbe. Elle me l’aavoué.

–&|160;Eh bien&|160;! est-ce unsecret&|160;?

–&|160;Oui, je vois clair&|160;!… Je devaism’attendre à cela de la part de cette petite fillette, de cettecoquette&|160;; je saurai me venger.

–&|160;Prends-t’en à ton manteau ou à tesépaulettes&|160;! Pourquoi l’accuser, elle&|160;? Est-ce sa faute,si tu ne lui plais plus&|160;?

–&|160;Pourquoi m’avoir donné desespérances&|160;?

–&|160;Pourquoi as-tu espéré&|160;? On peuttoujours désirer et demander n’importe quoi, je le comprends&|160;;mais qui peut espérer&|160;?

–&|160;Tu as gagné ton pari&|160;; mais pascomplètement, a-t-il dit avec un air irrité.&|160;»

La mazurka a commencé&|160;: Groutchnitski n’achoisi tout le temps que la princesse&|160;; les autres lachoisissaient aussi à chaque instant. Il était évident que c’étaitun complot organisé contre moi. Tant mieux&|160;! Elle a envie decauser avec moi&|160;; ils l’en empêchent, elle le désirera biendavantage&|160;!

Je lui ai serré deux fois la main&|160;; à ladeuxième elle l’a retirée sans dire un mot.

«&|160;Je dormirai mal cette nuit, m’a-t-elledit, lorsque la mazurka s’achevait.

–&|160;Est-ce Groutchnitski qui en est lacause&|160;?

–&|160;Oh non&|160;! et son visage est devenusi triste, si mélancolique, que je me suis juré de lui baiser lamain dès ce soir.&|160;»

On allait partir&|160;; en aidant la jeuneprincesse à se placer dans sa voiture, j’ai porté rapidement sapetite main à mes lèvres&|160;; il faisait sombre et personne n’apu nous voir.

Je suis revenu dans le salon très satisfait demoi.

Autour d’une grande table, les jeunes genssoupaient, et au milieu d’eux Groutchnitski. Lorsque je suis entré,tous se sont tus&|160;; évidemment on parlait de moi. Beaucoup,depuis le bal, me boudent et particulièrement le capitaine dedragons. Il paraît qu’ils ont décidément organisé contre moi uncomplot sous le commandement de Groutchnitski. Aussi a-t-il l’airinsolent et brave. J’en suis très heureux&|160;; j’aime me savoirdes ennemis, quoique ce ne soit pas très chrétien&|160;; celam’amuse et fouette mon sang. Se tenir sur ses gardes, surprendrechacun de leurs regards, deviner chacune de leurs paroles, pénétrerleurs intentions, faire avorter leurs projets&|160;; feindre d’êtretrompé, et soudain faire crouler d’un seul coup, cet énormeédifice, qui leur a donné tant de peines et leur a fait dépensertant d’adresse et de réflexion. Voilà ce que j’appellevivre&|160;!

Pendant le restant du souper, Groutchnitskin’a cessé de chuchoter avec le capitaine de dragons et d’échangerdes regards d’intelligence avec lui.

14Juin.

Ce matin Viéra est partie avec son mari pourKislovodsk&|160;; j’ai rencontré leur voiture en allant chez laprincesse Ligowska. Elle m’a salué de la tête&|160;; dans sonregard il y avait un reproche.

De quoi suis-je coupable&|160;? Pourquoi neveut-elle pas m’accorder un tête-à-tête&|160;? L’amour est comme lefeu&|160;: sans aliment il s’éteint. La jalousie fera peut-être ceque n’eussent pu faire les prières.

Je suis resté avec la mère de la princesse uneheure entière. Sa fille n’a pas paru&|160;; elle est malade etn’est point allée ce soir au boulevard. Les membres de la ligue quis’est formée naguères contre moi se sont armés de lorgnons et ontpris un air menaçant. Je suis heureux de savoir la jeune princessemalade, ils lui auraient fait quelque méchanceté. Groutchnitski ales cheveux en désordre et un air désespéré&|160;; il me paraîtréellement blessé dans son amour-propre. Allons&|160;! il estencore de ces hommes, que le désespoir amuse.

En revenant chez moi, j’ai cru remarquer queje n’étais pas satisfait&|160;; il me manquait quelque chose&|160;;je ne l’ai pas vue&|160;! elle est malade&|160;! serais-je déjàamoureux&|160;? Quelle absurdité&|160;!

15Juin.

À onze heures du matin, heure à laquelle lamère de la princesse va aux bains Ermoloff, je suis passé près dela fenêtre où elle rêvait&|160;; en m’apercevant, elle s’estretirée.

Je suis entré dans l’antichambre&|160;; il n’yavait personne, et sans me faire annoncer, selon les habitudes dela maison, j’ai pénétré dans le salon. Une pâleur profonde s’estrépandue sur le joli visage de la jeune princesse&|160;; elle étaitau piano, une main appuyée au dossier de son fauteuil&|160;; cettemain tremblait un peu. Je me suis approché d’elle doucement et luiai dit&|160;:

«&|160;Vous êtes fâchée contremoi&|160;?&|160;»

Elle a jeté sur moi un regard langoureux etprofond, et a secoué la tête&|160;; ses lèvres voulaient direquelque chose et ne le pouvaient pas&|160;; ses yeux se sontremplis de larmes&|160;; elle s’est affaissée sur son fauteuil ets’est caché le visage dans ses mains.

«&|160;Qu’avez-vous&|160;? lui ai-je dit, enlui prenant la main.

–&|160;Vous n’avez pas d’estime pourmoi&|160;! oh&|160;! laissez-moi&|160;!&|160;»

J’ai fait quelques pas&|160;; elle s’estredressée sur son fauteuil&|160;; ses yeux étincelaient. Je me suisarrêté en m’appuyant d’une main à la porte et lui ai dit&|160;:

«&|160;Pardonnez-moi, princesse, je viens deme conduire comme un fou&|160;; cela ne m’arrivera plus&|160;; jeserai plus prudent, – mais pourquoi vous faire connaître ce qui sepasse dans mon âme&|160;? Vous ne le saurez jamais, et tant mieuxpour vous. Adieu&|160;!…&|160;»

En m’en allant, il m’a semblé que jel’entendais pleurer.

J’ai rôdé à pied jusqu’au soir dans lesenvirons du Machuk&|160;; j’étais horriblement fatigué et enrentrant chez moi je me suis jeté sur mon lit, complètementharassé.

Verner est venu chez moi.

«&|160;Est-ce vrai, m’a-t-il demandé, que vousépousez la princesse Marie Ligowska&|160;?

–&|160;Mais, qui dit cela&|160;?

–&|160;Toute la ville le dit&|160;; tous mesmalades se préoccupent de cette importante nouvelle, et cesmalades, drôle de population, savent tout.&|160;»

C’est un tour que me joue Groutchnitski&|160;!ai-je pensé.

«&|160;Afin de vous prouver, docteur, lafausseté de ces bruits, je vous confie en secret que demain je parspour Kislovodsk.

–&|160;Et la jeune princesse aussi&|160;?

–&|160;Non&|160;! elle reste encore unesemaine ici.

–&|160;Ainsi donc, vous ne l’épousezpas&|160;?

–&|160;Docteur&|160;! Docteur&|160;!regardez-moi&|160;! Est-ce que j’ai l’air d’un mari, ou de quelquechose de pareil&|160;?

–&|160;Je ne dis point cela… mais vous savez,il y a de ces occasions… a-t-il ajouté en souriant avecfinesse&|160;; de ces occasions dans lesquelles les hommes les plushonorables sont obligés de se marier, et il est des mamans qui nelaissent pas passer ces occasions… Aussi je vous invite en ami àvous tenir davantage sur vos gardes. Ici, aux eaux, l’air estdangereux. Combien j’ai vu de magnifiques jeunes hommes dignes d’unmeilleur sort, partir d’ici pour aller droit à l’autel. Moi aussi,le croiriez-vous&|160;? ils ont voulu me marier&|160;; et surtoutune maman de province dont la fille était très pâle&|160;; j’avaiseu le malheur de lui dire que les couleurs de son visage luireviendraient après le mariage. Alors, avec des larmes dereconnaissance elle me proposa la main de sa fille et toute safortune&|160;: cinquante paysans environ[21]. Mais jelui répondis que j’étais incapable de faire un mari.&|160;»

Verner s’en est allé bien persuadé qu’ilm’avait prévenu. De ses paroles j’ai déduit ceci&|160;: que déjà ilcourt dans la ville sur la princesse et moi divers bruits méchants.Cela ne profitera pas impunément à Groutchnitski.

18Juin.

Voilà déjà trois jours que je suis àKislovodsk. Chaque jour je vois Viéra au puits et à la promenade.Le matin, en me réveillant, je me mets à la fenêtre et je braque malorgnette sur son balcon&|160;: Elle est déjà habillée et attend lesignal dont nous sommes convenus. Nous nous rencontrons, comme parhasard, dans le jardin qui descend de nos demeures au puits. L’airvif des montagnes a rendu à son visage sa fraîcheur et lui aredonné des forces. Ce n’est pas à tort que Narian[22] s’appelle la source aux eaux héroïques.Les gens du lieu affirment que l’air de Kislovodsk dispose àl’amour et qu’ici se dénouent tous les romans commencés au pied duMachuk. Et effectivement tout respire ici la solitude&|160;; – icitout est mystérieux, et les ombres épaisses des allées de tilleulspenchés sur la rivière qui gronde avec fracas et qui, bondissant derocher en rocher, se creuse un lit au milieu des verdoyantescollines&|160;; et les défilés pleins de vapeurs et de silence dontles replis courent dans toutes les directions&|160;; et lafraîcheur de l’air parfumé par les suaves émanations des hautes etjeunes herbes et des blancs acacias&|160;; et le murmure monotoneet doucement endormant des ruisseaux à l’onde glacée qui serencontrent au pied de la colline, et courent ensemble à qui mieuxmieux pour aller se jeter enfin dans le Podkumok. De ce côté ledéfilé s’élargit et se transforme en une verte clairière&|160;; àtravers elle, serpente un sentier poudreux. Il me semble toujoursqu’une voiture le parcourt et qu’à la portière se penche, pourregarder, un joli petit visage rose. Bien des voitures ont déjàpassé sur ce chemin, mais non pas celle que j’attends. Le grandvillage qui est derrière la forteresse s’est rempli de monde&|160;;dans un restaurant placé sur le coteau à quelques pas de monlogement, je vois, quand le soir arrive, briller les lumières àtravers une double rangée de peupliers. Le cliquetis sonore desverres se fait entendre jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Nulle part on ne boit autant de vin deKaketinski ou d’eau minérale qu’ici&|160;: beaucoup mélangent lesdeux liquides&|160;; je ne suis pas de ce nombre. Groutchnitski etsa bande font du bruit chaque jour à l’hôtel et c’est à peine sinous nous saluons.

Il n’est arrivé qu’hier et a déjà réussi à sebrouiller avec quelques vieillards qui voulaient s’asseoir au bainavant lui&|160;: décidément les malheurs développent en luil’humeur guerrière&|160;!

22Juin.

Enfin elles sont arrivées. J’étais assis à mafenêtre lorsque j’ai entendu le bruit de leur voiture. Mon cœur atressailli… Que signifie cela&|160;? Est-il possible que je soisamoureux&|160;? Je suis si sottement organisé que l’on pourraitbien attendre cela de moi.

J’ai dîné chez elles. La mère m’a regardé avecbeaucoup de tendresse et ne quitte pas sa fille… tant pis&|160;! etde plus Viéra est jalouse de la princesse – Voilà donc le bonheurque j’ai tant cherché&|160;!… Que ne fait une femme pour affligersa rivale&|160;? Je me souviens qu’une d’elles ne m’aima que parceque j’en aimais une autre. Rien n’est plus paradoxal que l’espritféminin&|160;! il est bien difficile de convaincre les femmes dequoi que ce soit&|160;; il faut les amener à se convaincreelles-mêmes. L’arrangement des preuves avec lesquelles ellesanéantissent leurs préjugés est très original&|160;; pourcomprendre leur dialectique, il faut renverser dans son esprittoutes les règles de la véritable logique. Voici par exemple ce quela logique et l’éducation devraient faire dire à une femme danscertain cas&|160;:

«&|160;Cet homme m’aime&|160;; mais je suismariée&|160;; par conséquent je ne dois pas l’aimer.&|160;» Or,voici comment elles raisonnent&|160;:

«&|160;Je ne dois pas aimer cet homme, parceque je suis mariée&|160;; mais il m’aime&|160;; parconséquent…&|160;»

Ici beaucoup de points… car leur raison ne ditrien, et c’est en grande partie leur langue qui parle d’abord,leurs yeux ensuite&|160;; et puis leur cœur, quand elles en ontun.

Que ces écrits viennent à tomber sous les yeuxd’une femme&|160;; calomnie&|160;! s’écriera-t-elle avecindignation. C’est que, depuis que les poètes écrivent et que lesfemmes les lisent (et nous leur en sommes profondémentreconnaissants), on les a appelées si souvent des anges, que dansla simplicité de leur âme, elles ont cru effectivement à cecompliment, oubliant que ces mêmes poètes, pour de l’argent, ontmis Néron au rang des dieux.

C’est mal à propos que je me permets de parlerdes femmes avec tant de méchanceté, moi qui, hormis elles, n’aimerien en ce monde&|160;; moi qui suis toujours prêt à leur sacrifiermon repos, mon ambition, ma vie. Oh&|160;! non, je ne m’efforceraipas dans un accès de dépit et d’amour-propre blessé de leurarracher ce voile magique à travers lequel ce regard pénètred’ordinaire si difficilement. Non, tout ce que je dis d’elles n’estque la conséquence

Des froides observations de l’esprit

Et des amères remarques du cœur.

Les femmes devraient désirer que tous leshommes les connussent aussi bien que moi, parce que je les aimecent fois plus, depuis que je ne les crains pas et ai deviné leurspetites faiblesses.

À propos de cela, Verner comparait un jour lafemme à la forêt enchantée dont parle le Tasse, dans saJérusalem délivrée&|160;: Dès que vous vous approchezd’elle, disait-il, les plus grands épouvantails se mettent à volerautour de vous. Grand Dieu&|160;! Et le devoir, la dignité, labienséance, l’opinion publique, le ridicule, le mépris&|160;! maisil ne faut pas vous préoccuper de ces mots&|160;; avanceztoujours&|160;; peu à peu les monstres s’évanouiront&|160;; etbientôt devant vous s’ouvrira le champ calme et lumineux au milieuduquel fleurit le myrte vert. Malheur à vous, si, dès les premierspas, votre cœur s’émeut et si vous rebroussez chemin&|160;!…

24Juin.

Cette soirée a été abondante en événements. Àtrois verstes de Kislovodsk, dans les gorges où coule le Podkumokest un rocher appelé l’anneau. Il a la forme de portes, construitespar la nature elle-même. Elles s’élèvent sur une haute colline, etle soleil couchant jette à travers elles, sur le monde, son regardardent. De nombreuses cavalcades se rendent là, pour voir l’astre àson coucher, à travers cette immense ouverture de pierre. Pas un, àla vérité ne pense au soleil. J’y ai accompagné la jeune princesseet en revenant nous avons dû traverser le Podkumok à gué. Lesruisseaux de la montagne sont très petits et dangereux, surtoutceux dont le fond est complètement variable et change chaque joursous la pression des eaux&|160;; où se trouvait hier une pierre,aujourd’hui existe un trou. J’ai pris le cheval de la jeuneprincesse par les rênes et l’ai fait entrer dans l’eau qui nedépassait pas nos genoux. Nous nous sommes mis à couper lentementle fil de l’eau en travers et en remontant le courant. On saitqu’en traversant une rivière rapide il ne faut point regarderl’eau&|160;; car alors la tête peut vous tourner. J’avais oublié deprévenir la princesse Marie de cela.

Nous étions déjà, au milieu, à l’endroit leplus rapide, lorsque se sentant chanceler sur sa selle, elle s’estécriée d’une voix faible&|160;: je me trouve mal&|160;! Je me suispenché rapidement vers elle et j’ai entouré avec mon bras sa taillesouple.

«&|160;Regardez en haut&|160;! lui ai-je ditdoucement&|160;; ce n’est rien&|160;! n’ayez pas peur, je suis avecvous.&|160;»

Elle s’est trouvée mieux et a eu envie de sedébarrasser de mon bras&|160;; mais j’ai enlacé plus solidement sataille svelte et charmante&|160;; ma joue frôlait presque sa joueet son haleine me brûlait.

«&|160;Que faites-vous avec moi&|160;? monDieu&|160;!&|160;»

Je n’ai point tenu compte de son émotion et deson trouble et de mes lèvres j’ai effleuré sa joue délicate. Elle afrissonné, mais n’a rien dit&|160;; nous marchions les derniers etpersonne ne nous a vus. Quand nous avons atteint le bord, tousavaient pris le trot&|160;; la princesse a retenu son cheval et jesuis resté à côté d’elle&|160;; il était évident que mon silencel’inquiétait, mais j’ai pris la résolution de ne pas dire un mot.J’étais curieux de savoir comment elle se tirerait de cettesituation difficile.

«&|160;Ou vous me méprisez ou vous m’aimezbien&|160;! a-t-elle dit enfin d’une voix dans laquelle il y avaitdes larmes. Peut-être voulez-vous vous moquer de moi&|160;!troubler mon âme et puis m’abandonner&|160;?…, Un pareil projetserait bien cruel, bien cruel. Oh non&|160;! n’est-ce pasvrai&|160;? a-t-elle ajouté d’une voix pleine de tendresse et deconfiance, n’est-ce pas vrai que je n’ai à craindre de vous, rienqui puisse vous faire oublier le respect que vous me devez&|160;?vous avez des procédés audacieux et je dois vous interroger parceque je vous ai laissé faire… Répondez donc&|160;! Parlez&|160;! jeveux entendre votre voix.

Dans ces dernières paroles, il y avait unetelle impatience féminine, qu’involontairement j’en ai souri. Ilcommençait à faire sombre… Je n’ai rien répondu.

«&|160;Vous vous taisez. Vous voulez peut-êtreque je vous dise la première que je vous aime&|160;?

Je continuais à me taire.

«&|160;Voulez-vous cela&|160;?&|160;» a-t-elledit en se tournant vivement vers moi.

Il y avait quelque chose de décidé dans sonregard et d’effrayant dans sa voix.

–&|160;Pourquoi&|160;?&|160;» ai-je répondu enhaussant les épaules.

Elle a fouetté son cheval de sa cravache ets’est élancée à toute vitesse dans le chemin étroit etdangereux.

Cela s’est fait si vite qu’à peine si j’ai pul’atteindre au moment où elle rejoignait le reste de la compagnie.Jusqu’à la maison elle n’a fait que rire et parler. Dans sesmouvements, il y avait quelque chose de fébrile. Elle ne m’a pasregardé une seule fois. Tout le monde a remarqué cette gaîtéextraordinaire et la princesse-mère était radieuse en voyant safille. Sa fille avait tout simplement une attaque de nerfs. Ellepassera la nuit sans dormir et à pleurer&|160;! Cette pensée meprocure une immense jouissance. Il y a des moments où je comprendsle Vampire&|160;! et je passe cependant pour un brave garçon&|160;;à la vérité je mérite bien ce titre.

En descendant de cheval, les dames sont alléeschez la princesse. J’étais agité et je suis allé galoper dans lamontagne afin de dissiper les pensées qui foisonnaient dans matête. La soirée était humide de rosée et on respirait une fraîcheurenivrante. La lune s’est levée derrière les sommets obscurs&|160;;à chaque pas, mon cheval faisait résonner ses fers dans le silencedu défilé, J’ai mené mon cheval boire à la cascade&|160;; il aaspiré avidement deux fois l’air frais de cette nuit de juin ets’est élancé dans un chemin qui ramène à la ville. J’ai traversé legrand village&|160;; les lumières commençaient à s’éteindre auxcroisées&|160;; les sentinelles, placées sur les remparts de laforteresse, et les patrouilles de Cosaques, s’appelaientlentement.

Dans une des maisons du village, placée aubord du ravin, j’ai remarqué un éclairage extraordinaire. Un bruitconfus et des cris m’ont fait comprendre que c’était un banquetmilitaire. Je suis descendu de cheval et me suis approché de lafenêtre. Un volet, qui n’était pas complètement fermé, m’a permisde voir les convives et d’entendre leurs paroles. On parlait demoi.

Le capitaine de dragons, échauffé par le vin,a frappé sur la table avec son poing pour exiger l’attention.

«&|160;Messieurs, a-t-il dit, on n’a jamaisrien vu de pareil.

Il faut mettre Petchorin à la raison&|160;;ces Pétersbourgeois sont des béjaunes qui se croient quelque chose,parce qu’on ne leur tape pas sur le nez. Ce Petchorin s’imaginequ’il n’y a que lui qui sache vivre dans le monde, parce qu’ilporte toujours des gants frais et des bottes vernies. Quel sourirehautain&|160;! et au fond je suis sûr que c’est un poltron, – oui,un poltron.

–&|160;Pour moi, je le crois aussi, a ditGroutchnitski&|160;; car il a l’habitude de se tirer d’affaire avecune plaisanterie… Je lui ai dit un jour de telles choses, qu’unautre m’aurait taillé en pièces sur place&|160;; il a pris toutcela en plaisantant. Je ne l’ai point provoqué&|160;; car enfinc’était son affaire, et je ne voulais pas commencer.

Quelqu’un s’est écrié&|160;:

«&|160;Groutchnitski est furieux contrePetchorin, parce qu’il lui a pris le cœur de la jeuneprincesse.

–&|160;En voilà encore une invention&|160;! Ilest vrai que j’ai fait la cour à la princesse, mais je me suisretiré tout de suite&|160;; mon intention n’était pas de l’épouser.Or, compromettre une jeune fille n’entre pas dans mesprincipes.

–&|160;Oui&|160;! Je vous assure que lepremier lâche est Petchorin et non Groutchnitski. D’abordGroutchnitski est brave et puis mon plus sincère ami, a dit denouveau le capitaine de dragons. Messieurs, personne ici ne défendPetchorin&|160;? Personne, tant mieux&|160;!… Voulez-vous essayersa valeur&|160;? Cela vous amusera.

–&|160;Nous voulons bien&|160;; maiscomment&|160;?

–&|160;Eh bien&|160;! écoutez, Groutchnitskiest particulièrement irrité contre lui&|160;; à lui le premierrôle. Il cherchera quelque absurde querelle à Petchorin et leprovoquera en duel. Mais attendez&|160;; voici où sera le plaisantde la chose&|160;: Il le provoquera en duel, bien&|160;! Tout cela,provocation, préparatifs, conditions, sera on ne peut plussolennel&|160;; j’en fais mon affaire. Je serai ton second, monpauvre ami. Mais voici comment tout s’arrangera&|160;: Nous nemettrons pas de balles dans les pistolets. Je vous réponds quePetchorin aura peur. Que le diable m’emporte si ce n’est pasvrai&|160;! Je les placerai à cinq pas. Consentez-vous,messieurs&|160;?

–&|160;C’est très bien imaginé&|160;! Nousconsentons. Pourquoi non&|160;? s’est-on écrié de tous côtés.

–&|160;Et toi, Groutchnitski&|160;?&|160;»

J’attendais avec émotion la réponse deGroutchnitski. Une colère froide s’était emparée de moi à la penséeque, sans un hasard, j’aurais pu devenir la risée de tous ces sots.Si Groutchnitski n’avait pas consenti, je lui aurais sauté au cou.Mais après quelques instants de silence, il s’est levé de sa place,a tendu la main au capitaine et lui a dit d’un air grave&|160;:

«&|160;Bien&|160;! jeconsens&|160;!&|160;»

Il serait difficile de décrire les transportsde l’honorable compagnie.

Je suis retourné à la maison, agité par deuxsentiments différents&|160;: le premier était la tristesse.Pourquoi me détestent-ils tous&|160;? ai-je pensé. Pourquoi&|160;?ai-je offensé quelqu’un&|160;? Non. Est-il possible quej’appartienne au nombre de ces hommes dont la seule mine inspire dela haine&|160;? Et je sentais qu’une méchanceté pleine de fielremplissait peu à peu mon âme. Prenez garde, monsieurGroutchnitski, disais-je, en allant et venant dans machambre&|160;; avec moi ce ne sera pas une plaisanterie&|160;! Vouspourriez payer cher votre complaisance envers vos stupidescamarades. Je ne veux point vous servir de jouet&|160;!

Je n’ai pu fermer l’œil de toute la nuit, etce matin j’étais jaune comme une orange.

Un peu plus tard, j’ai rencontré la jeuneprincesse au puits.

«&|160;Êtes-vous malade&|160;? m’a-t-elle diten me regardant attentivement.

–&|160;Je n’ai pas dormi de la nuit.

–&|160;Et moi non plus… Je vous ai accusé…peut-être à tort&|160;; mais expliquez-vous, je puis tout vouspardonner.

–&|160;Vraiment, tout&|160;?

–&|160;Tout&|160;! seulement parlez-moifranchement et plus vite… Voyez, je me suis efforcée d’expliquer etde justifier votre conduite. Peut-être craignez-vous des obstaclesde la part de ma famille&|160;? Tout cela n’est rien. Quand ilssauront… (sa voix tremblait) je les supplierai. Ou votre propresituation… mais sachez que je puis tout sacrifier pour celui quej’aime. Oh&|160;! répondez plus vite… Ayez pitié de moi&|160;!…Vous ne me méprisez pas, n’est-ce pas&|160;?

Elle m’a pris la main.

Sa mère marchait devant nous avec le mari deViéra et n’a rien vu&|160;; mais les malades qui se promenaient ontpu nous voir et ce sont bien les plus curieux bavards du monde.Aussi me suis-je hâté de dégager ma main de cette étreintepassionnée.

–&|160;Je vous dirai toute la vérité, luiai-je répondu&|160;; je ne me justifierai point et ne vousexpliquerai point mes démarches&|160;; je ne vous aimepas&|160;!…&|160;»

Ses lèvres ont pâli légèrement.

«&|160;Laissez-moi&|160;!&|160;» a-t-elle dit,si bas, que je l’ai à peine entendue.

J’ai haussé les épaules&|160;; je me suisretourné, et me suis éloigné.

25Juin.

Quelquefois je me méprise… Pourquoi les autresne me mépriseraient-ils pas&|160;? Je suis incapable de noblesélans&|160;; je crains de paraître ridicule à moi-même. Un autre, àma place, aurait proposé à la princesse son cœur et safortune&|160;; mais le mot de mariage a sur moi une puissancemagique&|160;; comme s’il m’était impossible d’aimer ardemment unefemme dès que je puis penser que je devrai l’épouser. Alors, adieul’amour&|160;! Mon cœur se transforme en rocher et rien ne peut lerallumer Je suis prêt à tous les sacrifices, excepté àcelui-là&|160;; Vingt fois dans ma vie j’ai confié mon honneur àune carte… Mais je ne vendrai jamais ma liberté. Pourquoi enfais-je tant de cas&|160;? Que vaut-t-elle pour moi&|160;? Où m’ensuis-je servi&|160;? et qu’en puis-je attendre dansl’avenir&|160;?… Vraiment, absolument rien. C’est une maladieinnée&|160;; que ce préjugé inexplicable&|160;! Il y a bien deshommes qui craignent, sans savoir pourquoi, les araignées, lescafards, les souris… Et, il faut l’avouer, lorsque j’étais encoreenfant, une vieille femme prédit mon avenir à ma mère et luiannonça que je mourrais de la main d’une perfide épouse. Cela metoucha profondément, et, dans mon âme, naquit un dégoûtinsurmontable pour le mariage.

Cependant, qui me dit que cette prédiction seréalisera&|160;; dans tous les cas, je tâcherai que ce soit le plustard possible.

26Juin.

Hier est arrivé ici l’escamoteur Apphelbaoum.À la porte de l’hôtel, j’ai trouvé une longue affiche informantrespectueusement le public, que le susnommé, merveilleuxescamoteur, acrobate, chimiste, opticien, aurait l’honneur dedonner une splendide représentation le jour même à huit heures dusoir dans le salon des nobles réunions (c’est-à-dire à l’hôtel).Les billets sont à deux roubles et demi.

Tout le monde s’empresse d’aller voir lemerveilleux escamoteur. La princesse Ligowska, quoique sa fillesoit malade, a pris un billet pour elle.

Aujourd’hui même, après dîner, j’ai passéauprès des fenêtres de Viéra. Elle était assise à son balcon. À mespieds est venu tomber un pli&|160;:

«&|160;Ce soir, à dix heures, viens chez moipar le grand escalier&|160;; mon mari est parti pour Piatigorsk etne revient que demain matin. Il n’y aura à la maison ni gens, nifemmes de chambre&|160;; je leur ai donné des billets à tous ainsiqu’aux gens de la princesse. Je t’attends, ne manquepas.&|160;»

Ah&|160;! ai-je pensé, voilà donc enfin ce queje désirais.

À huit heures, je suis allé voir l’escamoteur.Le public ne s’est réuni que vers neuf heures&|160;; le spectacle acommencé. Aux dernières rangées de chaises, j’ai vu les laquais etles femmes de chambre de Viéra et des princesses. Tous étaient bienlà. Groutchnitski était assis au premier rang avec son lorgnon.L’escamoteur lui demandait, à chaque fois qu’il en avait besoin, samontre, sa bague, etc.

Groutchnitski ne me salue déjà plus depuisquelque temps, et aujourd’hui il m’a même regardé deux fois avecinsolence. Tout cela lui sera appelé lorsque nous devrons compterensemble. Vers dix heures, je me suis levé et suis sorti dehors ilfaisait noir à perdre la vue[23]. Desnuages épais et froids s’étendaient sur les sommets des montagnesenvironnantes. À peine si de temps à autre une brise mouranteagitait les peupliers qui entourent l’hôtel. La foule se pressaitaux fenêtres. J’ai descendu la colline et en atteignant la porte,j’ai pressé le pas. Il m’a semblé soudain que quelqu’un marchaitderrière moi. Je me suis arrêté et j’ai regardé. Dans l’obscuritéil était impossible de rien distinguer&|160;; seulement, parprudence, j’ai fait, en me promenant, le tour de la maison&|160;;en passant près des fenêtres de la jeune princesse, j’ai entendu denouveau des pas derrière moi. Un homme, enveloppé dans un manteau,a passé rapidement à mes côtés. Cela m’a inquiété&|160;; mais je mesuis approché furtivement du perron et avec précipitation j’aigravi l’escalier au milieu des ténèbres. La porte s’estouverte&|160;; une petite main a saisi ma main.

«&|160;Personne ne t’a vu&|160;? m’a ditdoucement Viéra en se serrant vers moi.

–&|160;Personne.

–&|160;Crois-tu maintenant que jet’aime&|160;? Oh&|160;! j’ai longtemps hésité, j’ai souffertlongtemps… Tu fais de moi tout ce que tu veux.&|160;»

Son cœur battait bien fort&|160;; ses mainsétaient froides comme de la glace. Les reproches jaloux et lesplaintes ont commencé, elle a exigé que je lui avouasse tout&|160;;elle m’a dit qu’elle supporterait ma trahison avec résignation,parce qu’elle n’a qu’un désir, c’est de me voir heureux. Je n’aipoint cru le moins du monde à cela, mais je l’ai tranquillisée parmes serments, mes promesses, etc.

«&|160;Ainsi tu n’épouseras pas Marie&|160;?tu ne l’aimes pas&|160;?… mais elle le croit… Sais-tu qu’elle estfolle de toi&|160;? la pauvre enfant&|160;!&|160;»

…… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… . .

Vers deux heures après minuit, j’ai ouvert lafenêtre, et à l’aide de deux châles réunis j’ai pu, en m’accrochantà une colonne, descendre du balcon en bas. Il y avait encore de lalumière chez la jeune princesse. Quelque chose m’a poussé verscette fenêtre&|160;; le rideau n’était pas parfaitement tiré etj’ai pu jeter un regard curieux dans l’intérieur de la chambre.

Marie était assise sur son lit, les mainscroisées sur ses genoux. Ses longs cheveux étaient ramassés sous unjoli bonnet orné de dentelles. Un grand foulard ponceau couvraitses blanches épaules et ses petits pieds se cachaient dans despantoufles persanes toutes bigarrées. Elle était assise etimmobile, la tête penchée sur sa poitrine. Devant elle, sur unetable, un livre était ouvert, mais ses yeux fixes et pleins d’unetristesse inexprimable semblaient parcourir pour la centième foisla même page, tant sa pensée était loin de là.

À ce moment, quelque chose a remué derrière unbuisson. J’ai sauté du balcon sur le gazon&|160;; une maininvisible s’est abattue sur mon épaule.

«&|160;Ah&|160;! a dit une voix brutale, je letiens&|160;!… Tu iras chez ma princesse la nuit&|160;!

–&|160;Serre-le plus fort&|160;! a crié uneautre voix qui partait d’un coin.&|160;»

C’était Groutchnitski et le capitaine dedragons. J’ai envoyé un coup de poing sur la tête de ce dernier,d’un croc en jambe j’ai étendu l’autre à terre et me suis élancé aumilieu des massifs. Tous les sentiers du jardin qui couvre la pentedevant nos demeures m’étaient bien connus.

«&|160;Au voleur&|160;! ausecours&|160;!&|160;» ont-ils crié. Un couple feu a retenti&|160;;une bourre fumante est venue tomber presqu’à mes pieds. En uninstant, je suis arrivé dans ma chambre, me suis déshabillé etcouché. Mon domestique venait à peine de refermer la porte à clefque Groutchnitski et le capitaine se sont mis à frapper.

«&|160;Petchorin&|160;! dormez-vous&|160;?Êtes-vous là&|160;? m’a crié le capitaine.

–&|160;Je dors&|160;! ai-je répondu engrommelant.

–&|160;Levez-vous&|160;!… il y a des voleurs…circassiens…

–&|160;Je suis enrhumé&|160;! leur ai-jerépondu, et je crains de me refroidir.&|160;»

Ils sont partis. Je regrette de leur avoirrépondu&|160;; car ils m’auraient cherché encore une heure dans lejardin. Cependant l’alarme s’est répandue&|160;; un Cosaque estsorti au galop de la forteresse. Tout était en mouvement, on s’estmis à chercher les Circassiens dans tous les buissons, il est bienentendu que l’on n’a rien trouvé. Mais beaucoup sont restésconvaincus que si la garnison avait montré plus d’entrain et decélérité, au moins dix voleurs seraient restés sur place.

27Juin.

Ce matin, au puits, il n’était question que del’attaque nocturne des Circassiens. Après avoir vidé le nombre deverres d’eau de Narzan qui m’est ordonné, et en passant pour ladixième fois sous la longue allée de tilleuls&|160;; j’ai rencontréle mari de Viéra qui venait d’arriver de Piatigorsk. Il m’a prispar le bras et nous sommes allés déjeuner au restaurant. Il étaitsérieusement inquiet pour sa femme.

«&|160;Comme elle a été effrayée, cette nuit,m’a-t-il dit. Et il a fallu que cela arrivât juste pendant monabsence.&|160;»

Nous nous sommes assis pour déjeuner près dela porte, et de là je voyais dans une chambre où se trouvaient dixjeunes gens, et parmi eux Groutchnitski. Pour la deuxième fois, lehasard m’a donné l’occasion d’entendre une conversation, qui doitdécider de son sort. Il ne m’a pas vu et par conséquent je ne puisle soupçonner d’avoir agi avec intention&|160;; mais cela ne faitqu’augmenter sa faute à mes yeux.

«&|160;Était-ce bien réellement desCircassiens&|160;? a dit quelqu’un&|160;; les a-t-on vus&|160;?

–&|160;Je vous raconterai toute la vérité, arépondu Groutchnitski&|160;; seulement, je vous en prie, ne metrahissez point. Voici comment la chose s’est passée. Hier un hommeque je ne vous nommerai pas est venu chez moi et m’a raconté qu’ilavait vu quelqu’un, à dix heures du soir, se glisser dans la maisondes dames Ligowska. Il faut vous faire observer que laprincesse-mère était ici et que sa fille était restée à la maison.Alors je suis allé avec lui me placer sous la fenêtre afin deguetter l’heureux mortel.&|160;»

J’avoue que j’étais effrayé quoique monconvive fût fort occupé de son déjeuner. Il aurait pu entendre deschoses assez désagréables pour lui si Groutchnitski avait suréellement la vérité, mais aveuglé par la jalousie, il ne l’avaitpas soupçonnée un instant.

Ainsi donc, à continué Groutchnitski, nousétions partis avec nos fusils chargés à poudre seulement, afin del’effrayer un peu. Nous attendons jusqu’à deux heures dans lejardin. Enfin un homme s’est montré venant, Dieu sait d’où. Cen’est pas de la fenêtre, dans tous les cas, car elle ne s’est pasouverte et il a dû sortir par la porte, vitrée qui est derrière lacolonne. Enfin, je vous l’assure, nous avons vu sortir quelqu’unsur le balcon… Quelle jeune fille&|160;! Voilà bien les jeunespersonnes de Moscou&|160;! Après cela, à qui croire&|160;?… nousavons voulu le prendre, mais il s’est arraché de nos bras et a filécomme un lièvre entre les massifs. C’est alors que j’ai tiré surlui.

Autour de Groutchnitski s’est élevé un murmured’incrédulité.

Vous ne le croyez pas&|160;? a-t-il continué,je vous donne ma parole d’honneur la plus sacrée que tout celan’est que l’exacte vérité, et pour preuve si vous le permettez, jevous nommerai le monsieur.

–&|160;Nommez-le&|160;! Nommez-le&|160;! Quiest-ce&|160;? s’est-on écrié de tous côtés.

–&|160;Petchorin&|160;! a réponduGroutchnitski.&|160;»

À ce moment il a levé les yeux&|160;; j’étaissur la porte en face de lui. Il a rougi très fort&|160;; je me suisapproché de lui et lui ai dit lentement et distinctementceci&|160;:

–&|160;Je regrette beaucoup d’être entré aprèsque vous ayez eu donné votre parole d’honneur pour affirmer la plusinfâme des calomnies. Ma présence vous eût peut-être préservé d’unelâcheté de plus.&|160;»

Groutchnitski s’est levé de sa place et avoulu s’emporter&|160;:

–&|160;Je vous en prie, ai-je continué sur lemême ton, veuillez rétracter vos paroles. Vous savez très bien quetout cela n’est qu’une pure invention, et je ne crois pas quel’indifférence d’une femme pour vos brillantes qualités mérite unetelle vengeance. Réfléchissez-y bien. En maintenant votre opinion,vous perdrez le titre d’honnête homme et vous risquerez votrevie.

Groutchnitski était debout devant moi, lesyeux baissés et dans une agitation extrême. Mais la lutte entre laconscience et l’amour-propre n’a pas été longue. Le capitaine dedragons, assis à côté de lui l’a touché au coude&|160;; il afrissonné et m’a répondu rapidement sans lever les yeux&|160;:

–&|160;Mon cher monsieur, lorsque je disquelque chose, c’est que je le pense et suis prêt à lerépéter&|160;; je ne crains point vos menaces, et suis préparé àtout.

–&|160;Dernièrement, vous me l’avez déjàprouvé, lui ai-je répondu avec froideur, et prenant le capitaine dedragons par le bras, je suis sorti de la salle.

–&|160;Que désirez-vous&|160;? m’a dit lecapitaine.

–&|160;Vous êtes l’ami de Groutchnitski etprobablement vous serez son second&|160;?

Le capitaine s’est incliné trèssérieusement.

–&|160;Vous avez deviné, m’a-t-ilrépondu&|160;; j’ai promis d’être son second, parce que l’injureque vous lui avez adressée me concerne aussi. J’étais avec lui lanuit passée, a-t-il ajouté en redressant sa taille un peucourbée.

–&|160;Ah&|160;! c’est cela. Je vous ai frappési maladroitement à la tête&|160;?

Il a jauni, bleui, et une fureur cachée s’estrépandue sur son visage.

J’aurai l’honneur de vous envoyer aujourd’huimon second,&|160;» ai-je ajouté en le saluant très poliment etayant l’air de ne pas remarquer sa fureur.

Sur la porte du restaurant, j’ai retrouvé lemari de Viéra&|160;; il m’a semblé qu’il m’avait attendu. Il m’apris la main avec un sentiment presque enthousiaste.

«&|160;Noble jeune homme, m’a-t-il dit avecdes larmes dans les yeux, j’ai tout entendu&|160;! Quel hommedétestable, sans cœur. Accueillez-le après cela, dans une maisoncomme il faut. Grâce à Dieu, je n’ai pas de fille&|160;! Mais ellevous récompensera, celle pour qui vous risquez votre vie. Soyez sûrde ma discrétion tant qu’il le faudra, a-t-il ajouté, j’ai étéjeune moi-même et j’ai servi dans l’armée. Je sais que je n’ai pasà me mêler de cette affaire. Adieu&|160;!&|160;»

Le malheureux&|160;! il se réjouit de ce qu’iln’a pas de fille…

Je suis allé droit chez Verner&|160;; je l’aitrouvé chez lui et lui ai tout raconté&|160;: mes relations avecViéra et avec la jeune princesse et aussi la conversation qui, parhasard, m’avait appris l’intention de ces messieurs de me tourneren ridicule en nous faisant tirer, l’un sur l’autre, avec descartouches sans balles. Mais à présent la chose a dépassé leslimites de la plaisanterie, et sûrement ils ne s’attendaient pas àce dénouement.

Le docteur a consenti à être mon second&|160;;je lui ai donné quelques instructions sur les conditions du duel.Il devra presser les choses, afin qu’elles restent aussi secrètesque possible&|160;; car si je suis prêt à affronter la mort, jesuis aussi peu disposé à nuire à mon avenir dans ce monde.

Après cela je suis rentré chez moi. Au boutd’une heure, le docteur est revenu de sa mission.

C’est tout un complot contre vous, m’a-t-ildit. J’ai trouvé chez Groutchnitski le capitaine de dragons et unautre monsieur dont je ne connais pas la famille. Je m’étais arrêtéun instant dans l’antichambre pour ôter mes socques, et j’aientendu à l’intérieur un grand bruit. On se disputait&|160;:

«&|160;Non&|160;! je ne consentirai point àcela, disait Groutchnitski. Il m’a insulté en public et c’est toutautre chose&|160;!

–&|160;Quelle affaire pour toi&|160;! lui arépondu le capitaine&|160;; je prends tout sur moi&|160;; j’ai étésecond dans cinq duels et je sais comment tout cela s’arrange. J’aitout prévu. Je t’en prie, laisse-moi faire&|160;; ce n’est pas unmal que de l’effrayer un peu. Et du reste, pourquoi s’exposer à undanger, quand on peut l’éviter&|160;?

Sur cela je suis entré, et soudain tous sesont tus. Nos explications ont duré assez longtemps. Enfin nousavons arrangé les choses de la manière suivante&|160;: À cinqverstes d’ici se trouve une gorge impraticable&|160;; ils s’yrendent demain à quatre heures du matin et nous partirons unedemi-heure après eux. Vous ferez feu à six pas&|160;; Groutchnitskil’a demandé lui-même&|160;; s’il arrive un malheur, on le mettrasur le compte des Circassiens. Maintenant, voici quelques soupçonsque j’ai&|160;: Les témoins ont modifié probablement leur premierplan et ont désiré qu’on ne chargeât à balle que le pistolet deGroutchnitski. Cela me paraît assez semblable à un assassinat. Maisen temps de guerre, et particulièrement en Asie, les ruses sontpermises&|160;; seulement Groutchnitski m’a paru plus généreux queses compagnons. Qu’en pensez-vous&|160;? Devons-nous leur fairesavoir que nous les avons devinés&|160;?

–&|160;Non&|160;! pour rien au monde, docteur.Soyez tranquille, je ne leur céderai pas.

–&|160;Que voulez-vous donc faire&|160;?

–&|160;C’est mon secret.

–&|160;Réfléchissez-y&|160;; ne vous laissezpas prendre à ce guet-apens… C’est à six pas&|160;!

–&|160;Docteur, je vous attends demain àquatre heures&|160;; les chevaux seront prêts… Adieu.&|160;»

Je suis resté jusqu’au soir assis chez moi etenfermé dans ma chambre. Un domestique est venu m’inviter de lapart de la princesse. Je lui ai ordonné de dire que j’étaismalade.

…… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… . .

Il est deux heures du matin… Je ne puisdormir… Il faudrait cependant que je pusse reposer, afin que mamain ne tremblât pas demain. Du reste, il est difficile de manquerson coup à six pas. Ah&|160;! M.&|160;Groutchnitski, croyez-le,votre mystification ne vous profitera point&|160;!… Nous changeronsde rôle. À moi de lire sur votre pâle figure les traces de votrefrayeur. Pourquoi avez-vous fixé vous-même cette fatale distance desix pas&|160;? Vous pensez peut-être que je vous abandonnerai matête sans la défendre… mais nous tirerons au sort… et alors… alorssi le bonheur le sert, si mon étoile me trahit&|160;!qu’importe&|160;! elle a servi assez longtemps mes caprices.

Eh bien, quoi&|160;? mourir… mourirainsi&|160;! c’est une bien petite perte pour le monde. Et puis, jem’ennuie bien. Je ressemble à un homme qui bâille dans un bal, etne va pas dormir, parce que sa voiture n’est pas là… mais lavoiture est prête… Adieu&|160;!…

Je parcours avec le souvenir tout mon passé etje me demande involontairement pourquoi ai-je vécu&|160;? À quoiétais-je destiné en naissant&|160;? Ah&|160;! sûrement, j’avais unbut à atteindre&|160;; j’étais appelé à un sort élevé, car je sensen moi des forces immenses. Mais je n’ai point compris ma destinéeet je me suis laissé entraîner par l’appât des passions viles etingrates. Du milieu de leurs flammes, je suis sorti pur et froidcomme le fer et j’ai perdu pour toujours l’ardeur des noblesenthousiasmes, la fleur par excellence de la vie. Et depuis cejour, que de fois, dans les mains du destin, ai-je rempli le rôlede la hache&|160;! Comme le glaive de l’État, j’ai abattu des têtessacrifiées, souvent sans méchanceté, toujours sans pitié&|160;! monamour n’a jamais rien sacrifié pour ceux que j’aimais. J’ai aimépour moi-même, pour mon plaisir personnel. Je n’ai satisfait queles étranges besoins de mon cœur avec cette fureur qui engloutit lesentiment et la tendresse, la joie et la douleur. Et je n’ai pu merassasier. J’étais comme un homme mourant de faim, que sonaffaiblissement assoupit, et qui voit alors devant lui des metssomptueux et des vins généreux&|160;; il dévore avec fureur lesprésents insaisissables de son imagination et il lui semble qu’ilest soulagé. Mais à son réveil, le rêve s’évanouit&|160;; la faimest là qui redouble et derrière elle, le désespoir&|160;!…

Et peut-être demain je mourrai&|160;!… Et iln’y a pas en ce monde un seul être qui m’aura compris entièrement.Les uns me croient meilleur, les autres plus mauvais que je ne lesuis réellement. Les uns diront&|160;: c’était un bravegarçon&|160;; les autres&|160;: un homme de rien. Et l’un etl’autre de ces termes sont faux. Ah&|160;! quel ennui que devivre&|160;! et on vit tout de même… par curiosité. On attendquelque chose de nouveau… C’est ridicule et absurde&|160;!

…… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… . .

Voilà déjà un mois et demi que je suis dans laforteresse de N… Maxime Maximitch est parti pour la chasse… je suisseul, assis auprès de la fenêtre. Des nuages gris couvrent lesmontagnes jusqu’à leur base. Le soleil, à travers les brouillards,ressemble à une tache jaune. Il fait froid&|160;; le vent siffle etsecoue les volets&|160;; c’est ennuyeux&|160;! Je vais continuermon journal interrompu par des événements étranges.

Je relis ma dernière page. C’estridicule&|160;! Je croyais mourir, mais c’était impossible&|160;;je n’avais pas encore épuisé le calice de la souffrance, etmaintenant je pense que je vivrai encore&|160;; longtemps.

Comme tout le passé est clair et profondémentgravé dans ma mémoire&|160;! Le temps n’en a pas effacé le moindredétail.

Je me souviens que dans la nuit qui précéda leduel, je ne pus dormir une minute, et à peine pus-je écrirequelques instants&|160;; une inquiétude secrète me dominait. Aprèsm’être promené une heure dans ma chambre je m’assis et ouvris unroman de Walter Scott placé sur ma table&|160;; c’était lesPuritains d’Écosse. D’abord, je dus faire des efforts pourlire, puis, charmé par ces fictions enchanteresses, jem’oubliai…

Enfin, le jour parut. Mes nerfs s’étaientcalmés&|160;; je me regardai dans une glace, une pâleur sombrecouvrait mon visage et révélait les traces d’une douloureuseinsomnie. Mais mes yeux, quoique cerclés profondément, brillaientd’un éclat effrayant. Je fus content de moi.

J’ordonnai de seller mon cheval, m’habillai etcourus au bain. Je me plongeai dans une cuve d’eau de narzanafroide, puis bouillante, et je sentis mes forces physiques etmorales me revenir. Je sortis du bain frais et vigoureux, comme sij’allais au bal. Après cela, dites que l’âme ne dépend pas ducorps.

En rentrant chez moi, je trouvai le docteur.Il était en pantalon gris, en arkalouk[24] avec unchapeau circassien. J’éclatai de rire en voyant cette petite figuresous cet énorme chapeau de fourrures, son visage n’avait pas lemoins du monde l’air belliqueux, et en ce moment il me parut encoreplus petit qu’à l’ordinaire.

«&|160;Pourquoi êtes-vous si triste,docteur&|160;! Est-ce qu’il ne vous est pas déjà arrivé cent foisd’accompagner des hommes hors de ce monde avec la plus parfaiteindifférence&|160;? Imaginez-vous que j’ai la fièvre jaune et queje puis mourir, comme je puis revenir à la santé, l’un et l’autresont dans l’ordre des choses. Efforcez-vous de me considérer commeun homme atteint d’une maladie que vous ne connaissez pas bienencore, et cela excitera votre curiosité au plus haut degré. Vouspouvez dès maintenant faire sur moi d’intéressantes observationsphysiologiques. L’attente d’une mort violente n’est-elle paselle-même une maladie réelle&|160;?

Cette idée frappa le docteur et il devint plusgai.

Nous montâmes à cheval. Verner se cramponnaaux rênes de ses deux mains et nous partîmes. En un clin d’œil noustraversâmes au galop la forteresse, le petit village et nousentrâmes dans le défilé au milieu duquel un sentier serpente parmiles grandes herbes, coupé à chaque instant par des ruisseauxbruyants qu’il fallait passer à gué, au grand désespoir dudocteur&|160;; car son cheval s’arrêtait chaque fois dansl’eau.

Je ne me souviens pas d’un matin plus bleu etplus frais. Le soleil se montrait à peine au-dessus des sommetsverdoyants et le mélange de la chaleur de ses premiers feux à lafraîcheur mourante de la nuit répandait dans tous mes sens unesuave langueur. La gaîté lumineuse du jour nouveau n’avait pasencore pénétré au fond du défilé&|160;; il dorait à peine lespointes des rochers qui se tordaient de tous côtés sur nos têtes.Les arbustes qui s’échappaient de toutes les fissures du roc,agités parla brise du matin, nous arrosaient des gouttelettesargentées de la rosée nocturne. Je me souviens qu’en ce momentj’aimai la nature plus que je ne l’avais aimée jusqu’alors.J’observais avec curiosité chaque goutte de rosée, tremblant surune large feuille de vigne, réfléchissant mille rayons divergents.Avec quelle avidité mon regard tâchait de plonger dans leslointains vaporeux&|160;! Là, tout chemin paraissait plus étroit,les rochers, plus bleus et plus effrayants et semblaient enfinformer des murs infranchissables&|160;; nous marchions ensilence.

«&|160;Avez-vous écrit vos dernièresvolontés&|160;? me demanda soudain Verner.

–&|160;Non&|160;!…

–&|160;Et si vous êtes tué&|160;?

–&|160;On trouvera mes héritiers tout demême.

–&|160;Il est impossible que vous n’ayez pasquelques amis à qui vous ayez envie d’envoyer un dernieradieu&|160;?

Je secouai la tête.

Il est impossible qu’il n’y ait pas dans lemonde quelque femme à qui vous désiriez laisser quelquesouvenir&|160;?…

–&|160;Voulez-vous, docteur, que je vous ouvremon âme&|160;? Je ne suis plus, voyez-vous, à cet âge où l’on meurten prononçant le nom de sa bien-aimée, et en léguant à un ami unemèche de ses cheveux pommadés ou non pommadés. En songeant à unemort prochaine et possible, je ne pense qu’à moi, quelques-uns nefont pas même cela. Les amis qui demain m’oublieront ou peut-être,ce qui est pire, répéteront sur mon compte, Dieu sait quellesfaussetés, les femmes qui, en embrassant leur nouvel amant, rirontde moi, afin de ne pas le rendre jaloux du pauvre défunt&|160;; queDieu soit avec eux&|160;! Au milieu des orages de la vie,voyez-vous, j’ai recueilli quelques idées, pas un sentiment&|160;;et depuis longtemps, je ne vis que par la tête et non par le cœur.J’examine, j’analyse mes propres penchants et mes actions avec unescrupuleuse curiosité&|160;; mais sans partialité. Il y a en moideux hommes&|160;: L’un qui vit dans toute l’acception du mot,l’autre qui pense et qui juge le premier&|160;; peut-être dans uneheure le premier vous dira adieu, ainsi qu’à l’univers&|160;; lesecond… le second… Regardez donc, docteur, sur le rocher àdroite&|160;? ce sont nos adversaires, je crois&|160;?…&|160;»

Nous nous élançâmes.

Au pied des rochers, trois chevaux étaientattachés à des arbres. Nous attachâmes les nôtres également et aubout d’un sentier étroit nous découvrîmes une petite place surlaquelle nous attendaient Groutchnitski, le capitaine de dragons etun autre second appelé Ivanoff Ignatiévitch. Je n’avais jamaisentendu parler de sa famille.

«&|160;Nous vous attendons depuis longtempsdéjà&|160;; me dit le capitaine avec un sourire ironique.

Je tirai ma montre, et la lui présentai&|160;;il s’excusa en disant que la sienne avançait.

Quelques minutes de pénible silences’écoulèrent&|160;; le docteur le rompit enfin en s’adressant àGroutchnitski&|160;:

–&|160;Il me semble, dit-il, que vous vousmontrez tous les deux prêts à vous battre et à satisfaire aux loisde l’honneur&|160;; mais vous pourrez peut-être mieux faire en vousexpliquant et en arrangeant la chose à l’amiable.

–&|160;J’y suis disposé, lui dis-je.

Le capitaine fit à Groutchnitski un signe del’œil qui semblait dire que j’avais peur. Celui-ci prit alors unair arrogant, quoique jusqu’à ce moment une pâleur profonde eûtcouvert ses joues. Depuis que nous étions arrivés, c’était lapremière fois qu’il levait les yeux sur moi&|160;; mais dans sonregard on lisait une certaine inquiétude qui trahissait son troubleintérieur.

–&|160;Expliquez vos conditions&|160;:dit-il&|160;; et tout ce que je pourrai faire pour vous, soyezpersuadé que…

–&|160;Voici mes conditions&|160;: Vousrétracterez aujourd’hui en public vos calomnies et vous me ferezdes excuses.

–&|160;Mon cher monsieur, je m’étonne que vousosiez me proposer de semblables choses.

–&|160;Mais que puis-je vous proposer, hormiscela&|160;?

–&|160;Nous nous battrons.&|160;»

Je haussai les épaules.

–&|160;Je vous en prie, avez-vous bienréfléchi à ceci, que l’un de nous sera infailliblement tué.

–&|160;Je désire que ce soit vous…

–&|160;Moi&|160;! je suis certain ducontraire…&|160;»

Il se tut, rougit et partit d’un éclat de rireforcé.

Le capitaine le prit par le bras et le tira àl’écart&|160;; ils causèrent longtemps à voix basse. J’étais arrivéavec l’esprit assez calme, mais je commençais à sentir l’irritations’emparer de moi.

Le docteur vint à moi.

–&|160;Écoutez&|160;! me dit-il avec uneinquiétude visible&|160;: Vous avez sûrement oublié leurcomplot&|160;?… Je ne sais pas charger des pistolets, mais danscette occasion… Vous êtes un homme étrange&|160;! Dites-leur quevous connaissez leurs intentions, afin qu’ils n’osent pas… maisquelle idée&|160;! Ils vous tueront comme un oiseau.

–&|160;Je vous en prie&|160;;tranquillisez-vous, docteur, et laissez-moi faire… J’arrangeraitout de manière qu’il n’y ait aucun avantage pour eux. Laissez-leschuchoter.

–&|160;Messieurs&|160;! leur dis-je assezhaut&|160;: cela devient ennuyeux&|160;: s’il faut se battre,battons-nous&|160;; vous avez eu le temps de vous concerterhier.

–&|160;Nous sommes prêts&|160;; répondit lecapitaine placez-vous messieurs. Docteur, veuillez mesurer les sixpas.

–&|160;Placez-vous&|160;! répéta d’une voix defausset Ivan Ignatiévitch.

–&|160;Permettez&|160;; lui dis-je&|160;:encore une observation. Comme nous voulons nous battre jusqu’à lamort, nous devons faire notre possible pour que ceci reste secretet que nos seconds n’aient aucune responsabilité&|160;: êtes-vousde cet avis&|160;?

–&|160;D’accord, tout à fait&|160;!

–&|160;Aussi, voici ce que j’ai imaginé. Vousvoyez bien au haut de ce rocher, presque perpendiculaire une toutepetite plate-forme&|160;; elle est à peu près à soixante mètres dehauteur, s’il n’y en a pas davantage et en bas se trouvent desrochers aigus. Chacun de nous se placera à son tour à l’une desextrémités de la plate-forme, de cette façon, la plus légèreblessure sera mortelle. Ce sera conforme à vos désirs, car noussommes convenus de nous placer à six pas&|160;; ainsi celui quisera blessé tombera inévitablement, en bas et se brisera enmorceaux&|160;; le docteur extraira la balle et on pourrafacilement expliquer cette mort inopinée par un saut mal réussi. Lesort décidera qui devra tirer le premier.&|160;»

Je conclus enfin en déclarant que je ne mebattrais pas autrement.

–&|160;Je t’en prie, dit le capitaine, enregardant avec expression Groutchnitski, qui remuait la tête ensigne de consentement. Son visage changeait à chaque instant&|160;;je le mettais dans une pénible situation&|160;: En tirant dans lesconditions ordinaires, il aurait pu m’atteindre à la jambe, ne meblesser que légèrement et satisfaire ainsi sa vengeance sans tropcharger sa conscience&|160;; mais maintenant il devait tirer enl’air ou faire de lui un assassin, ou chasser ses viles pensées ets’exposer avec moi à un danger égal. Je n’aurais pas voulu être àsa place.

À ce moment, il tira le capitaine à l’écart etse mit à lui parler avec beaucoup de feu. Je vis que ses lèvrestremblaient, mais le capitaine se retourna avec un sourireméprisant et dit à Groutchnitski assez durement&|160;:

–&|160;Tu es un sot&|160;! Tu ne comprendsrien&|160;! allons messieurs&|160;!

Un étroit sentier gravissait la pente aumilieu des broussailles. Des éclats de roche formaient un escalierpeu solide, assez semblable à une échelle naturelle. En nousaccrochant aux racines nous parvînmes à grimper. Groutchnitskimarchait devant, derrière lui ses seconds et puis le docteur etmoi.

–&|160;Je vous admire, me dit le docteur en meserrant fortement la main&|160;: Laissez-moi vous tâter lepouls&|160;? vous avez la fièvre&|160;!… mais sur votre visage rienne paraît, seulement vos yeux brillent plus ardemment qu’àl’ordinaire.

Tout à coup de petites pierres roulèrent avecbruit sous nos pieds. Qu’était-il arrivé&|160;? Groutchnitski avaitbronché, la branche à laquelle il avait voulu se retenir s’étaitcassée et il aurait roulé jusqu’en bas sur le dos si ses seconds nel’avaient retenu.

–&|160;Prenez garde&|160;! lui criai-je&|160;;ne tombez pas à l’avance&|160;; c’est un mauvais présage&|160;:souvenez-vous de Jules César&|160;?&|160;»

Enfin nous atteignîmes le haut du rocher ensaillis. La petite plate-forme était couverte de sable humide commesi on l’eût préparée pour un combat. Tout autour, se perdant aumilieu des nuages dorés du matin, les sommets des montagnes segroupaient comme un troupeau innombrable, et l’Elborous s’élevaitau sud comme une masse blanche, terminant la chaîne des cimesglacées sur lesquelles des nuages pareils à des flocons cotonneuxcouraient, venant de l’Orient. J’allai à l’extrémité de laplate-forme et je regardai en bas. C’est tout juste si la tête neme tourna pas. Là, dans le fond, il faisait sombre et froid commedans une tombe. Les pointes moussues des rochers arrachés par lesorages et le temps attendaient leur proie.

La plate-forme sur laquelle nous devions nousbattre formait presqu’un triangle régulier. De l’un des angles ensaillie nous mesurâmes six pas et nous décidâmes que celui quidevrait subir le premier feu, se placerait à l’angle même, le dostourné au gouffre et changerait de place avec son adversaire s’iln’était pas tué.

J’étais décidé à laisser tous les avantages àGroutchnitski&|160;; je voulais l’éprouver. Dans son âme pouvaits’allumer une étincelle de générosité et alors tout s’arrangeraitpour le mieux. Mais l’amour-propre et sa faiblesse de caractèredevaient triompher de lui. Je voulais me mettre complètement dansle droit de ne pas l’épargner si le sort me favorisait. Quin’aurait pas pris de telles précautions avec saconscience&|160;?

–&|160;Tirez au sort, docteur, dit lecapitaine.

Le docteur prit dans sa poche une pièced’argent et la jeta en l’air.

–&|160;Pile&|160;! cria Groutchnitskibrusquement comme un homme qui est réveillé tout à coup par la maind’un ami qui l’avertit d’un danger.

–&|160;Face&|160;! dis-je.

La pièce tourna sur elle-même et tomba àterre&|160;; tous se précipitèrent sur elle.

–&|160;Vous êtes favorisé, dis-je àGroutchnitski, c’est à vous de tirer le premier. Mais souvenez-vousque si vous ne me tuez pas, moi je ne vous manquerai pas&|160;; jevous en donne ma parole d’honneur&|160;!

Il rougit&|160;; il avait honte de tuer unhomme sans armes. Je le regardai fixement un instant. Il me semblaqu’il allait se jeter à mes genoux et me demander pardon. Maiscomment oser avouer d’aussi lâches desseins&|160;? Il lui restaitun expédient, c’était de tirer en l’air, je croyais réellementqu’il le ferait. Une seule chose pouvait l’empêcher, c’était lapensée que je réclamerais un second combat.

–&|160;Il est temps&|160;! me dit le docteur,en me tirant par la manche, si vous ne leur dites pas maintenantque vous connaissez leurs projets, tout est perdu&|160;! Voyez, ilschargent déjà… si vous ne voulez rien dire, je vais moi-même…

–&|160;Pas pour rien au monde, docteur, luirépondis-je en le retenant par la main&|160;; vous gâteriez tout.Vous m’avez donné votre parole de ne pas vous en mêler… qu’est-ceque cela vous fait&|160;? Je puis bien mourir peut-être&|160;!

Il me regarda avec étonnement.

–&|160;Ah&|160;! c’est autre chose…, seulementne vous plaignez pas de moi dans l’autre monde.

Le capitaine cependant chargea les pistolets,en donna un à Groutchnitski en souriant et en chuchotant quelquechose à son oreille, et me remit l’autre.

Je me plaçai à l’angle de la petiteplate-forme, solidement appuyé avec ma jambe gauche contre unepierre et me penchant un peu en avant, de manière que si je nerecevais qu’une blessure légère je pusse ne pas tomber enarrière.

Groutchnitski se plaça devant moi et au signaldonné commença à lever son pistolet. Ses jambes tremblaient, il mevisa droit au front.

Une fureur inexprimable s’alluma alors dansmon sein.

Soudain il abaissa le canon de son pistoletet, pâle comme un linge, se tourna vers ses seconds.

–&|160;Je ne puis&|160;! dit-il d’une voixétouffée.

–&|160;Poltron&|160;! lui répondit lecapitaine.

Le coup partit&|160;; la balle m’égratigna legenou&|160;; je fis involontairement quelques pas en avant afin dem’éloigner plus vite du bord.

–&|160;Allons&|160;! mon cherGroutchnitski&|160;! Je regrette que tu aies manqué ton coup&|160;;dit le capitaine, c’est à ton tour de te placer&|160;!Embrasse-moi&|160;; nous ne nous reverrons plus.

Ils s’embrassèrent, le capitaine avait toutesles peines du monde à s’empêcher de rire.

–&|160;Ne crains rien, ajouta-t-il enregardant avec finesse Groutchnitski&|160;; tout est absurde en cemonde&|160;; la nature est stupide, le destin un dindon et la viene vaut pas un copek&|160;!…

Après ces phrases à effet, dites avec unsérieux de convention, il retourna à sa place.

Ivan Ignatiévitch embrassa aussi en pleurantGroutchnitski et alors il resta seul devant moi. J’ai tâché depuisde m’expliquer les sentiments qui bouillonnaient dans mon âme en cemoment. Il y avait le dépit que donne l’amour-propre blessé, lemépris et la colère. Je ne pouvais m’empêcher de penser que cethomme, qui maintenant me regardait avec une telle confiance et avecune tranquille audace, deux minutes avant, sans s’exposer lui-mêmeà aucun danger, avait voulu me tuer comme un chien&|160;; car sij’avais reçu une blessure plus grave à la jambe, je serais allérouler inévitablement sur les rochers.

J’examinai son visage quelques instants avecbeaucoup d’attention, m’efforçant d’y découvrir quelques traces derepentir. Mais il me sembla au contraire le voir dissimuler unsourire.

–&|160;Je vous invite à prier Dieu avant demourir&|160;! lui dis-je alors&|160;:

–&|160;Ne craignez pas plus pour mon âme quepour la vôtre. Je vous en prie, tirez plus vite.

–&|160;Vous ne voulez pas rétracter voscalomnies&|160;? Vous ne voulez pas me faire des excuses&|160;?Réfléchissez bien&|160;! Votre conscience ne vous reproche-t-ellerien&|160;?

–&|160;Monsieur Petchorin&|160;! me cria lecapitaine de dragons&|160;: Vous n’êtes pas ici pour confesserquelqu’un&|160;; permettez-moi de vous le faire remarquer, finissezplus vite&|160;; si contre toute attente quelqu’un allait venirdans le défilé et nous voir.

–&|160;Bien&|160;! docteur, voudriez-vousvenir jusqu’à moi&|160;?&|160;»

Le docteur s’avança&|160;; pauvredocteur&|160;! il était plus pâle que Groutchnitski dix minutesavant.

Les paroles suivantes, je les prononçai àdessein, en les scandant, à haute voix et d’une manière accentuée,comme on prononce un arrêt de mort.

–&|160;Ces messieurs, sûrement dans leurprécipitation ont oublié de mettre une balle dans mon pistolet. Jevous prie de le charger de nouveau et avec soin.

–&|160;Ce n’est pas possible&|160;! cria lecapitaine&|160;: cela n’est pas possible&|160;! J’ai chargé lesdeux pistolets&|160;: Est-ce que la balle du vôtre aurait glissédehors&|160;? Ce n’est pas ma faute&|160;; mais vous n’avez pas ledroit de le charger de nouveau… Vous n’en avez pas le droit&|160;!C’est entièrement contraire aux règles du duel&|160;; je ne lepermettrai point&|160;!

–&|160;Bien&|160;! dis-je au capitaine&|160;;s’il en est ainsi, je me battrai avec vous dans les mêmesconditions.

Il s’arrêta, embarrassé.

Groutchnitski attendait, la tête penchée, sursa poitrine et avec un air consterné.

–&|160;Laisse-les faire, dit-il enfin aucapitaine qui voulait arracher mon pistolet des mains dudocteur&|160;: tu sais bien toi-même qu’ils ont raison&|160;!

En vain le capitaine lui fit diverssignes&|160;; Groutchnitski ne voulut pas les voir.

Cependant le docteur chargea le pistolet et mele remit. Envoyant cela, le capitaine cracha, trépigna des pieds etlui dit&|160;:

–&|160;Mon cher, tu es un fou&|160;! si tu tefiais à moi, il fallait m’écouter en tout. C’est ton affaire,maintenant&|160;! tu te feras tuer comme une mouche&|160;!…

Il s’éloigna en marmottant encore&|160;:

–&|160;Mais tout cela est entièrementcontraire aux règles du duel.

–&|160;Groutchnitski, m’écriai-je, il en estencore temps&|160;; rétracte tes calomnies et je te pardonnetout&|160;: tu n’as pas réussi à me tourner en ridicule et monamour-propre est satisfait. Souviens-toi que nous étions bonsamis…

Son visage s’enflamma, ses yeuxbrillèrent&|160;:

–&|160;Tirez&|160;! répondit-il&|160;; je meméprise et vous déteste. Si vous ne me tuez pas, je vous tuerai lanuit, dans quelque coin. Il n’y a plus place pour nous deux sur laterre…

Je tirai…

Lorsque la fumée se fut dissipée,Groutchnitski n’était plus sur la plate-forme. Une légère colonnede poussière tourbillonnait au bord de l’abîme.

Tous poussèrent un grand cri à la fois.

–&|160;E finita la comedia, dis-je audocteur.

Il ne me répondit point et se retourna aveceffroi. Je haussai les épaules et saluai les seconds deGroutchnitski. En arrivant au bas du sentier, j’aperçus entre lespointes de rochers le cadavre sanglant de mon adversaire. Malgrémoi je fermai les yeux.

Je détachai mon cheval et repris au pas lechemin de ma demeure. J’avais sur le cœur comme un rocher. Lesoleil me semblait pâle et ses rayons ne me réchauffaient pas.Avant d’arriver au village, je tournai à droite et suivis ledéfilé. La vue d’un homme m’aurait été pénible&|160;; je voulaisêtre seul. Abandonnant mes rênes, la tête penchée sur ma poitrine,je marchai longtemps. J’arrivai enfin dans un lieu qui m’était toutà fait inconnu. Je fis faire volte-face à mon cheval et me mis àchercher mon chemin. Déjà le soleil baissait lorsque j’arrivai àKislovodsk, épuisé de fatigue ainsi que mon cheval.

Mon domestique me dit que Verner était venu etme donna deux billets&|160;; l’un de ce dernier et l’autre deViéra.

Je décachetai le premier&|160;; il contenaitles mots suivants&|160;:

«&|160;Tout s’est arrangé on ne peutmieux&|160;; le corps est arrivé en bas tout mutilé. La balle a étéextraite de la poitrine, tout le monde est convaincu que sa mortest due à un malheureux accident. Seulement, le commandant, quiavait eu connaissance de votre querelle, a secoué la tête, mais n’arien dit. Il n’y a aucune preuve contre vous et vous pouvez dormirtranquille… si cela vous est possible… Adieu&|160;!&|160;»

Je restai longtemps avant de me décider àouvrir le second billet… Que pouvait-elle m’écrire&|160;? unaffreux pressentiment agitait mon âme.

La voici, cette lettre, dont chaque mot s’estgravé dans mon souvenir d’une manière ineffaçable&|160;:

«&|160;Je t’écris avec la pleine certitude quenous ne nous reverrons plus. Il y a déjà quelques années, en meséparant de toi, j’avais eu la même pensée&|160;; mais il plut auciel de m’éprouver une seconde fois, et je n’ai pu supporter cetteseconde épreuve&|160;; mon faible cœur n’a pu de nouveau résister àune voix connue… Tu ne me mépriseras pas pour cela, n’est-ce pasvrai&|160;? Cette lettre sera en même temps un adieu et maconfession. Je suis obligée de te dire tout ce qui s’est accumulédans mon cœur depuis le jour où il t’a aimé. Je ne viens pointt’accuser&|160;; tu t’es conduit avec moi comme se serait conduittout autre homme. Tu m’as aimée comme on aime sa propriété, commeon aime une source de plaisirs, de trouble et de chagrin,alternatives émouvantes, sans lesquelles la vie est ennuyeuse etmonotone. Dès le commencement j’ai compris cela… mais tu étaismalheureux et je me suis sacrifiée, espérant qu’un jour tuapprécierais mon sacrifice, que quelque jour tu comprendrais maprofonde tendresse, indépendante de toute considération. Bien dutemps s’est écoulé depuis&|160;; j’ai pénétré dans tous lesmystérieux replis de ton âme et je me suis convaincue que mesespérances étaient vaines. J’ai bien souffert&|160;! Mais mon amours’était identifié à mon âme, en grandissant&|160;; il est devenumoins apparent, mais il ne s’est pas éteint.

»&|160;Nous nous séparons pour toujours.Cependant, tu peux être sûr que je n’aimerai jamais un autre homme.Mon âme a épuisé pour toi tous ses trésors, ses larmes et sesespérances. Une femme qui t’a aimé ne peut regarder sans quelquemépris le reste des hommes, non que tu vailles mieux qu’eux, ohnon&|160;! mais parce qu’il y a dans ta nature quelque chose quin’appartient qu’à toi, un je ne sais quoi de fier et de mystérieux.Il y a dans ta voix, quoi que tu dises, une puissanceirrésistible&|160;; personne ne sait comme toi se faire aimer sanscesse, rendre le mal lui-même attrayant, et dans un seul regardpromettre autant de bonheur. Personne ne sait mieux profiter de sesavantages et personne ne peut être aussi sincèrement malheureux quetoi, parce que personne ne sait espérer comme toi le contraire dece qui t’arrive.

»&|160;Je dois t’expliquer maintenant la causede mon départ subit. Elle te paraîtra peu sérieuse, car elle neconcerne que moi.

Ce matin, mon mari est entré chez moi et m’aparlé de ta querelle avec Groutchnitski. Évidemment, j’ai changé devisage, parce qu’il m’a regardée longtemps et avec fixité dans lesyeux. C’est tout juste si je ne me suis pas évanouie en songeantque tu devais te battre en ce jour et que j’en étais la cause. Ilme semblait que j’allais devenir folle… Mais à présent que j’aitoute ma raison, je suis sûre que tu reviendras vivant&|160;; ilest impossible que tu meures sans moi, c’est impossible&|160;! Monmari s’est promené longtemps dans ma chambre. Je ne sais ce qu’ilm’a dit&|160;; je ne me souviens point de ce que je lui ai répondu…Je lui ai dit certainement que je t’aimais… Je me souviensseulement qu’à la fin de notre altercation, il m’a déchirée avec unmot outrageant et il est sorti… J’ai entendu qu’il ordonnaitd’atteler sa voiture. Voilà déjà trois heures que je suis assise àma fenêtre et que j’attends ton retour… Mais tu es vivant&|160;; tune peux mourir… La voiture est presqu’attelée… Adieu, adieu&|160;!…on vient… il me faut cacher ma lettre…

»&|160;N’est-ce pas vrai, que tu n’aimes pasMarie&|160;? Tu ne l’épouseras pas&|160;? Écoute&|160;! Tu dois mefaire ce sacrifice. Moi j’ai bien tout perdu pour toi dans cemonde…&|160;»

J’étais comme un fou&|160;; je m’élançai surle perron, sautai sur mon cheval circassien que l’on promenaitencore dans la cour et me précipitai à toute haleine sur la routede Piatigorsk. Je poussai sans pitié mon cheval fatigué quisoufflait et, tout couvert d’écume, m’emporta au milieu du cheminpierreux.

Le soleil s’était déjà caché dans les nuagesnoirs étendus sur les crêtes des montagnes au couchant. Dans lesravins, il faisait déjà sombre et humide. Le Podkumok bondissaitsur les cailloux, et mugissait d’une manière sourde et monotone. Jegalopais, suffoqué par l’impatience. La pensée que je ne latrouverais pas à Piatigorsk, m’avait frappé au cœur comme un coupde marteau&|160;! Un moment, un seul moment la voir encore, luidire adieu, lui presser la main… Je priais, je maudissais, jepleurais, je riais… Non&|160;! rien ne pourrait exprimer moninquiétude et mon désespoir&|160;!… Devant la possibilité de laperdre pour toujours, Viéra m’était devenue plus chère que tout aumonde&|160;!… plus chère que la vie, que l’honneur, que lebonheur&|160;!… Dieu sait quels desseins affreux, quelles follesidées fourmillaient dans ma tête&|160;! Et cependant je galopaistoujours, fouettant sans pitié, lorsque je m’aperçus que mon chevalsoufflait plus péniblement. Déjà deux fois il avait butté sur unchemin uni… J’avais encore cinq verstes pour arriver à Essentuki,village cosaque, où j’aurais pu monter un autre cheval.

Tout eût été sauvé si mon cheval avait euencore la force de courir dix minutes. Mais soudain en passant unpetit ravin qui est à la sortie des montagnes et à un tournantrapide, il s’abattit. Je me débarrassai promptement et cherchai àle relever en le tirant par les rênes&|160;; ce fut en vain&|160;!À peine si un faible gémissement passait à travers ses dentsserrées. Au bout d’un moment il expira&|160;; je restai au milieudu steppe, ayant perdu ma dernière espérance. J’essayai d’aller àpied&|160;; mes jambes fléchirent. Épuisé par les émotions de lajournée et l’insomnie, je m’affaissai sur l’herbe humide et me misà pleurer comme un enfant…

Je restai longtemps couché dans l’herbe,immobile, pleurant amèrement, et je n’essayai point d’arrêter meslarmes et mes sanglots. Je croyais que ma poitrineéclaterait&|160;; toute ma fermeté, tout mon sang-froid s’étaientdissipés comme une fumée. Mon âme était sans force, ma raisonéteinte, et si quelqu’un m’avait vu en ce moment, il se seraitdétourné de moi avec mépris.

Lorsque la rosée nocturne et le vent de lamontagne eurent rafraîchi ma tête et que mes pensées eurent reprisleur cours ordinaire, je compris qu’il était inutile etdéraisonnable de courir après un bonheur évanoui. Que m’aurait-ilfallu encore&|160;? La voir&|160;? Pourquoi&|160;? Tout n’était-ilpas fini entre nous&|160;? Un triste baiser d’adieu n’enrichiraitpas beaucoup mes souvenirs et après lui, notre séparation n’en eûtété que plus pénible.

Il me restait cependant une consolation, c’estque je pouvais pleurer. Et au surplus, toute cette irritationnerveuse n’avait peut-être pour cause qu’une nuit passée sanssommeil, deux minutes de pose devant la bouche d’un pistolet et levide de mon estomac.

Tout était pour le mieux&|160;! cette nouvellesouffrance avait, comme on dit en langage militaire, produit en moiune heureuse diversion. Pleurer est très sain et puiscertainement si je n’étais pas parti à cheval et si je n’avais pasété contraint de faire pour le retour quinze verstes, je n’auraispu fermer les yeux et dormir de toute la nuit.

En arrivant à Kislovodsk, à cinq heures dumatin, je me jetai sur mon lit et m’endormis du sommeil de Napoléonaprès Waterloo.

Lorsque je me réveillai, il faisait déjàsombre dehors et je m’assis auprès de la fenêtre entr’ouverte, monhabit déboutonné. La brise de la montagne vint rafraîchir mapoitrine encore agitée par la fatigue d’un sommeil lourd. Au loin,derrière la rivière, à travers la cime des épais tilleuls quil’ombragent, je voyais briller les lumières du village, et de laforteresse. Dans notre cour tout était calme et chez les princessestout était éteint. Le docteur entra chez moi&|160;; sa mine étaitsombre et contre l’ordinaire il ne me tendit pas la main.

«&|160;D’où venez-vous, docteur&|160;?

–&|160;De chez la princesse Ligowska, sa filleest malade. C’est une crise nerveuse&|160;; mais ce n’est pas decela que je viens vous parler. Voici ce qu’il y a&|160;: l’autoritécommence à avoir des soupçons et quoiqu’il soit impossible qu’onait des preuves positives, je vous invite à vous tenir davantagesur vos gardes. La princesse m’a dit aujourd’hui qu’elle savait quevous vous étiez battu pour sa fille. C’est ce vieillard qui lui atout raconté… Comment s’appelle-t-il&|160;? Il a été témoin devotre querelle avec Groutchnitski à l’hôtel. Je suis venu vousprévenir. Adieu&|160;! Peut-être ne nous reverrons-nous plus&|160;;on vous enverra qui sait où&|160;!&|160;»

Il s’était arrêté sur le seuil de la porte,avec l’envie de me serrer la main… Et si je lui en avais exprimé leplus petit désir, il se serait jeté à mon cou. Mais je restai froidcomme un marbre et il sortit.

Voilà les hommes&|160;; ils sont tousainsi&|160;: ils calculent d’avance toutes les bonnes ou mauvaisesconséquences d’un événement. Ils vous aident, vous approuvent, vousencouragent même en voyant l’impossibilité d’un autreexpédient&|160;; mais après ils s’en lavent les mains et sedétournent avec indignation de celui qui a osé prendre sur lui toutle fardeau de la responsabilité. Ils sont tous ainsi, même lesmeilleurs, même les plus intelligents.

Le surlendemain matin, je reçus l’ordre del’autorité supérieure de partir pour la forteresse de N… et j’allaifaire mes adieux à la princesse.

Elle fut étonnée lorsque, me demandant sij’avais quelque chose de particulièrement sérieux à lui dire, jelui répondis que je lui souhaitais d’être heureuse, etc.…

–&|160;Mais moi j’ai besoin de causersérieusement avec vous.

Je m’assis en silence.

Il était clair qu’elle ne savait par oùcommencer&|160;; son visage était devenu livide et ses doigtsenflés frappaient sur la table&|160;; enfin elle commença ainsi,d’une voix entrecoupée&|160;:

Écoutez-moi, Monsieur Petchorin, je crois quevous êtes un honnête homme.

Je m’inclinai.

Même j’en suis convaincue, continua-t-elle,quoique votre conduite inspire quelques doutes. Mais vous pouvezavoir des motifs que je ne connais pas et vous devez maintenant meles confier. Vous avez protégé ma fille contre la calomnie, vousvous êtes battu à cause d’elle, et par conséquent vous avez risquévotre vie… Ne me répondez pas, je sais que vous ne l’avouez pas,parce que M.&|160;Groutchnitski a été tué (elle se signa). Que Dieului pardonne je l’espère, et à vous aussi&|160;!… Cela ne meregarde pas… Je n’ose pas vous accuser, parce que ma fille, quoiqueinvolontairement, en a été le motif… Elle m’a tout dit… tout, jecrois&|160;; vous lui avez exprimé de l’amour, elle vous a avoué lesien (ici elle soupira péniblement). Mais elle est malade, et jesuis persuadée que ce n’est pas une simple maladie. Un chagrinsecret la tue&|160;; elle ne me l’a pas avoué, mais je suis sûreque vous en êtes la cause… Écoutez-moi&|160;! Peut-être croyez-vousque je tiens au rang, à une grande richesse&|160;;détrompez-vous&|160;! Je veux le bonheur de ma fille. Votresituation pour le moment n’est pas à envier&|160;; mais tout peuts’arranger. Vous avez de la fortune, ma fille vous aime, et elle aété élevée de façon à rendre son mari heureux. Je suis riche etn’ai que cette fille… parlez&|160;; par quoi êtes-vousempêché&|160;? Voyez, je ne devrais pas vous dire tout cela&|160;:mais je compte sur votre cœur, sur votre honneur. Pensez que jen’ai qu’une fille… une fille unique.

Elle pleurait.

–&|160;Princesse&|160;! lui dis-je&|160;: ilm’est impossible de vous répondre&|160;; permettez-moi d’avoir unentretien en tête-à-tête avec votre fille&|160;?

–&|160;Jamais&|160;! s’écria-t-elle, en selevant de sa chaise dans une grande agitation.

–&|160;Comme vous voudrez,&|160;» luirépondis-je en m’apprêtant à partir.

Elle devint pensive, me fit signe avec la maind’attendre un instant et sortit.

Cinq minutes s’écoulèrent&|160;; mon cœurbattait avec violence, mais mon esprit était tranquille et ma têtefroide, et vainement je cherchais en moi une étincelle d’amour pourcette chère Marie&|160;; mes efforts étaient inutiles.

Soudain la porte s’ouvrit et cette dernièreentra&|160;: mon Dieu&|160;! comme elle était changée depuis lemoment où je ne l’avais revue, et il y avait si peu de temps decela&|160;?

En arrivant au milieu de la chambre ellechancela. Je m’élançai, lui présentai mon bras et la conduisisjusqu’à un fauteuil.

Je restai debout devant elle. Nous nous tûmeslongtemps&|160;; ses grands yeux pleins d’une tristesse profondesemblaient chercher dans les miens quelque chose comme un peud’espoir. Ses lèvres pâles s’efforçaient vainement desourire&|160;; ses mains froides étaient croisées sur ses genoux,et si amaigries, si diaphanes, que cela me navra.

«&|160;Princesse&|160;! lui dis-je&|160;: voussavez que je me suis moqué de vous et vous devez me mépriser.

Une rougeur maladive vint colorer ses joues.Je continuai&|160;:

Par conséquent vous ne pouvez pas m’aimer.

Elle se détourna, s’accouda sur la table etcouvrit ses yeux de ses mains. Je crus voir couler ses larmes.

–&|160;Mon Dieu&|160;! prononça-t-elle à peinedistinctement.

Cela devenait insupportable&|160;: et encoreun peu, je serais tombé à ses pieds.

–&|160;Ainsi, vous voyez bien vous-même, luidis-je de la voix la plus ferme que je pus prendre, et avec unsourire contraint, vous voyez bien vous-même que je ne puis vousépouser. Si vous vouliez cela maintenant, vous ne tarderiez pas àvous en repentir. Mon entretien avec votre mère m’a obligé à vousparler à cœur ouvert et aussi durement. J’espère qu’elle se tromperéellement et il vous sera facile de la détromper peu à peu. Vousle voyez, je joue à vos yeux un bien triste et bien pénible rôle,et, je l’avoue franchement, c’est là tout ce que je puis faire pourvous. Quelque mauvaise que doive être l’opinion que vous aurez demoi, je la subirai. Vous voyez combien je suis vil auprès devous&|160;? Et si même vous m’avez aimé, vous devez en ce moment mehaïr&|160;?…

Elle se tourna vers moi, pâle comme unmarbre&|160;; ses yeux seuls brillaient d’un éclatadmirable&|160;:

–&|160;Je vous déteste, dit-elle.

Je la remerciai, la saluai avec respect etsortis.

Une heure après, un courrier à trois chevauxm’emportait de Kislovodsk. À quelques verstes d’Exentuki, jereconnus près de la route le cadavre de mon brave cheval. La selleavait été enlevée, probablement par quelque Cosaque, et sur sondos, à la place de la selle, s’étaient installés deux corbeaux. Jeme détournai en soupirant.

Et maintenant, dans cette forteresse où jem’ennuie, je songe souvent au passé et je me demande pourquoi jen’ai pas eu l’envie d’entrer dans ce sentier que la destinéem’ouvrait et où m’attendaient de douces joies et de calmesémotions&|160;?… Non&|160;! Je n’aurais pu me faire longtemps à cesort&|160;! Je suis comme un matelot qui est né et a grandi sur lepont d’un corsaire errant. Son âme est habituée à vivre au milieudes orages et des luttes&|160;; revenu au port il s’ennuie etlanguit, malgré les bocages ombreux qui l’invitent doucement àrester et le soleil tiède qui le réchauffe. Il erre tout le joursur le sable du rivage, n’écoutant que le monotone murmure desflots qui s’agitent et ne regardant que les lointains brumeux.

Il a aperçu là-bas, sur la ligne pâle où seconfondent le gouffre bleuâtre et les nuages gris, il a aperçu lavoile tant désirée&|160;: elle ressemble à l’aile d’un goélandrasant l’écume sur les galets, et s’avance tranquillement vers leport désert.

FIN DE LA PRINCESSE MARIE.

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