Un héros de notre temps – Le Démon

RÉCITS

BÉLA

&|160;

Je partis de Tiflis en voiture de poste&|160;;tout mon bagage se composait d’un seul petit portemanteau, à moitiérempli de mes écrits sur mes excursions en Géorgie. Par bonheurpour vous, ami lecteur, une grande partie de ces écrits fut perdue,mais la valise qui contenait les autres objets, par bonheur pourmoi, resta tout entière.

Déjà le soleil commençait à se cacher derrièreles cimes neigeuses, lorsque j’entrai dans la vallée deKoïchaoursk. Le conducteur circassien fouettait infatigablement seschevaux, afin de pouvoir gravir avant la nuit la montagne, et àpleine gorge, chantait ses chansons. Lieu charmant que cettevallée&|160;!… de tout côté des monts inaccessibles&|160;; desrochers rougeâtres d’où pendent des lierres verts et couronnés denombreux platanes d’orient&|160;; des crevasses jaunes tracées etcreusées par les eaux et puis plus haut, bien haut, la frangeargentée des neiges&|160;; en bas l’Arachva qui mêle ses eaux à unautre ruisseau sans nom, et qui, se précipitant avec bruit d’unegorge profonde et obscure, se déroule comme un fil d’argent etbrille comme un serpent couvert d’écailles.

En approchant du pied de la montagne deKoïchaoursk, nous nous arrêtâmes auprès d’une cabane. Là étaientrassemblés une vingtaine de Géorgiens et de montagnards. Àproximité une caravane de chameliers s’était arrêtée pour passer lanuit&|160;; nous étions en automne et il y avait du verglas, aussifus-je obligé de louer des bœufs pour traîner ma voiture jusqu’auhaut de cette montagne, qui est à environ deux verstes de lavallée.

Comme je n’avais que ce parti à prendre, jelouai six bœufs et quelques hommes du pays. L’un de ces derniersplaça ma valise sur ses épaules et les autres se mirent à aider lesbœufs, en poussant ensemble un grand cri.

Derrière ma voiture, quatre bœufs entraînaient une autre aussi facilement que si ce n’eût été rien poureux&|160;; elle était cependant chargée jusqu’en haut. Cettecirconstance m’étonna. Son maître la suivait, en fumant une pipe deKabarda montée en argent. Il portait une tunique d’officier sansépaulettes et un chapeau fourré de Circassien. On lui aurait donnécinquante ans&|160;: son teint basané indiquait qu’il avait faitdepuis longtemps connaissance avec le soleil du Caucase, et sesmoustaches, blanchies avant l’âge, ne répondaient point à sonallure vigoureuse et à son air dégagé. Je m’approchai de lui et lesaluai&|160;; il répondit en silence à mon salut et lança unegrande bouffée de tabac.

–&|160;Il me semble que nous suivons le mêmechemin&|160;? lui dis-je.

Il me salua de nouveau en silence.

–&|160;Vous allez probablement àStavropol&|160;? continuai-je.

–&|160;C’est cela, précisément avec unemission de la Couronne.

–&|160;Dites-moi, je vous prie, comment il sefait que ces quatre bœufs traînent si facilement ce lourd chariot,tandis que six autres, aidés de ces hommes, peuvent à peine tirerle mien, qui est vide&|160;?

Il sourit avec un air malin et me dit, en meregardant d’une manière significative&|160;:

–&|160;Vous êtes probablement depuis peu auCaucase&|160;?

–&|160;Il y a environ un an.

Il sourit une deuxième fois.

–&|160;Eh bien, que voulez-vousdire&|160;?

–&|160;Ah voilà&|160;! ces Orientauxvoyez-vous, sont d’affreuses canailles&|160;! vous croyezqu’ils excitent leurs animaux, parce qu’ils crient&|160;? mais quidiable comprend ce qu’ils disent&|160;? Si&|160;! les bœufs. Vousauriez beau en atteler vingt, quand ils poussent leurs cris, lesbœufs ne bougent pas de place. Ce sont de terribles filous&|160;!Et que peut-on espérer d’eux&|160;? Ils n’aiment que l’argentqu’ils arrachent au voyageur&|160;: on les a gâtés cesvoleurs&|160;! vous verrez qu’ils vous demanderont encore unpourboire. Moi, je les connais bien et ils ne me trompent plus.

–&|160;Est-ce qu’il y a longtemps que vousservez ici&|160;?

–&|160;Oui&|160;! j’ai déjà servi ici sousAlexis Petrovitch, répondit-il en s’inclinant&|160;: lorsqu’il vintprendre le commandement, j’étais sous-lieutenant, et sous sesordres, je reçus deux grades dans nos affaires contre lesmontagnards.

–&|160;Et maintenant vous êtes&|160;?

–&|160;Maintenant j’appartiens au3e bataillon de ligne. Et vous&|160;! peut-on vousdemander&|160;?

Je déclinai mon nom et ma position.

La conversation finit à ces paroles et nouscontinuâmes de marcher en silence, l’un près de l’autre. Au sommetde la montagne, nous trouvâmes de la neige. Le soleil se cacha etla nuit succéda au jour, sans intervalle, comme cela arrivehabituellement dans le Midi. Grâce aux traces marquées sur laneige, nous pûmes aisément distinguer le chemin, qui allaittoujours en montant. Comme il n’était plus aussi raide, j’ordonnaide placer ma valise dans la voiture, de remplacer les bœufs par deschevaux, et une dernière fois je plongeai mon regard dans lavallée. Un brouillard épais montait comme un flot du fond du défiléet le voilait entièrement. Pas le moindre bruit ne parvenait ànotre oreille. Les Circassiens m’entourèrent en faisant grandtapage et me demandèrent un pourboire. Mais le capitaine lesapostropha si durement qu’ils s’enfuirent en un instant.

–&|160;Voyez quel peuple&|160;! medit-il&|160;: ils ne savent pas demander du pain en Russe, mais parexemple ils ont appris à dire&|160;: seigneur l’officier donne-moiun pourboire&|160;; selon moi les Tartares valent mieux, ils neboivent pas.

Il restait encore une verste à parcourir avantd’arriver au relais. Autour de nous, tout était calme, si calme,que par le murmure des moucherons on aurait pu suivre leurvol&|160;; à gauche se trouvait un précipice sombre&|160;; derrièrece précipice et devant nous, les crêtes des montagnes, d’un bleufoncé, sillonnées par de grandes ravines et couvertes de neige, sedessinaient sur un horizon pâle, gardant encore les derniersreflets du crépuscule. Dans le ciel assombri les étoilescommençaient à briller et il me semblait, chose étrange, qu’ellesétaient plus élevées que dans nos contrées du Nord. Des deux côtésde la route, des pierres nues et noires surgissaient de dessous laneige comme des arbustes. Pas une feuille ne bougeait et c’étaitplaisir d’entendre, au milieu de ce tableau de nature morte, lesouffle de l’attelage de poste fatigué et le tintement inégal desgrelots russes.

–&|160;Demain le temps sera très beau&|160;!m’écriai-je. Le capitaine ne répondit pas un mot&|160;; mais il memontra du doigt la haute montagne qui s’élevait juste en face denous.

–&|160;Quelle est donc cettemontagne&|160;?

–&|160;C’est le mont Gutt&|160;:

–&|160;Eh bien, que peut-il nousindiquer&|160;?

–&|160;Regardez comme il fume.

En effet, la montagne fumait&|160;; sur sesflancs rampaient de légers flocons de vapeur et sur son sommet onapercevait un nuage noir, si noir, qu’au milieu des ténèbres duciel, il faisait tache.

Déjà nous distinguions le relais de poste etle toit des cabanes qui l’entouraient&|160;; devant nous semontraient des feux hospitaliers, lorsque nous ressentîmes del’humidité et un vent froid. Le défilé rendit un son prolongé etune pluie fine commença à tomber&|160;; à peine avais-je mis monmanteau, que la neige couvrait déjà la terre de tous côtés. Jeregardai avec inquiétude le capitaine.

–&|160;Nous serons obligés, dit-il avec un airpeiné, de passer la nuit en ce lieu&|160;; au milieu d’un pareiltourbillon de neige, on ne peut traverser les montagnes&|160;: ya-t-il eu déjà des avalanches sur le Christovoï[1]&|160;?demanda-t-il au conducteur.

–&|160;Non, seigneur&|160;; il n’y en a pas euencore&|160;; répondit le Circassien. Mais elles sont imminentes ence moment.

Au relais, les chambres manquant pour lesvoyageurs, nous allâmes coucher dans une cabane enfumée. J’invitaimon compagnon de route à prendre avec moi une tasse de thé&|160;;car j’emportais toujours une théière en métal, mon uniquesoulagement pendant mes pérégrinations au Caucase.

La cabane adhérait par un côté aurocher&|160;; trois marches humides et glissantes conduisaient à laporte. J’entrai à tâtons, et me heurtai contre une vache&|160;;l’étable, chez ces gens-là, tient lieu d’antichambre. Je ne savaisoù me mettre&|160;: ici, des brebis bêlaient, là, un chiengrognait&|160;: par bonheur dans un coin luisait un jour terne quime permit de trouver une autre ouverture assez semblable à uneporte&|160;: là, on découvrait un tableau intéressant. Une largecabane dont le toit s’appuyait sur deux poteaux enfumés étaitpleine de monde. Au milieu, pétillait un petit feu allumé parterre, et la fumée, chassée par deux courants d’air qui venaientdes ouvertures du toit, étendait autour de la chambre un voile siépais, que de longtemps je ne pus m’orienter. Devant le feu étaientassises deux vieilles femmes, une multitude d’enfants et un seulGéorgien d’aspect misérable&|160;: tous étaient en guenilles. Quefaire&|160;? Nous nous réfugiâmes près du feu, nous nous mîmes àfumer nos pipes et bientôt la bouilloire commença à chanteragréablement.

–&|160;Pauvres gens, dis-je au capitaine, enindiquant nos hôtes, qui se taisaient et nous regardaient avec uneespèce d’ébahissement.

–&|160;Peuple stupide&|160;!répondit-il&|160;; croyez-le&|160;! ils ne savent rien et sontincapables de quelque civilisation. Au moins nos Kabardiens et nosCircassiens, quoique bandits et pauvres hères, ont en revanche destêtes exaltées. Mais ceux-ci n’ont aucun goût pour les armes et onne trouve sur eux aucune arme de quelque valeur&|160;; ce sontcertainement des Géorgiens&|160;!

–&|160;Mais êtes-vous resté longtemps àTchetchnia&|160;?

–&|160;Oui&|160;! je suis resté dix ans dansla forteresse&|160;: avec une compagnie près de Kamen-Broda&|160;;connaissez-vous ces lieux&|160;?

–&|160;J’en ai entendu parler.

–&|160;Ah&|160;! ces drôles nous ont bienennuyé alors&|160;; grâce à Dieu, maintenant ils sont plustranquilles. On ne pouvait, à cette époque, faire cent pas au-delàdu rempart, sans trouver en face de soi quelque diable qui faisaitle guet&|160;; et à peine l’aperceviez-vous et le regardiez-vous,que vous aviez déjà une corde autour du cou ou une balle dans latête. Ah&|160;! ce sont de rudes gaillards&|160;!

–&|160;Mais sans doute, il a dû vous arriverbien des aventures&|160;? lui dis-je, excité par la curiosité.

–&|160;Comment ne m’en serait-il pasarrivé&|160;! Oh oui, j’en ai eu beaucoup&|160;!…

Il se mit à tirer sa moustache, pencha sa têteet devint pensif. Je désirais ardemment avoir de lui quelque récit,désir naturel chez tous les hommes qui voyagent et écrivent. Le théétait prêt&|160;; je tirai de ma valise deux verres de voyage, lesremplis et en plaçai un devant mon compagnon&|160;: Il humaquelques gouttes et comme s’il se parlait à lui-même&|160;:

–&|160;Oui&|160;! murmura-t-il, il m’estarrivé bien des choses&|160;!

Cette exclamation augmenta mon espoir&|160;;je savais que les vieux du Caucase aiment à raconter etlonguement&|160;: l’occasion leur en est si rarement donnée&|160;!On passe quelquefois cinq années entières dans un lieu écarté etpendant ce temps, pas un homme ne vous dit simplementbonjour&|160;: c’est à peine si le sergent-major lui-même, voussalue par ces mots&|160;: «&|160;Votre seigneurie, je vous souhaiteune bonne santé&|160;;&|160;» et cependant il y aurait de quoicauser, car on a autour de soi des peuples sauvages et bien curieuxà étudier.

Là, chaque jour est un danger&|160;; desévénements merveilleux surviennent et il est regrettable que nousécrivions si rarement.

–&|160;Ne voulez-vous pas ajouter du rhum àvotre thé, dis-je à mon compagnon de causerie&|160;; j’en ai dublanc de Tiflis&|160;? il fait si froid ce soir.

–&|160;Non&|160;! je vous remercie, je ne boispas.

–&|160;Pourquoi cela&|160;?

–&|160;Ah&|160;! c’est comme cela&|160;; je mele suis juré, lorsque je n’étais encore que sous-lieutenant, etvoici pourquoi&|160;: une fois où nous avions un peu bu entre nous,il y eut une alerte de nuit&|160;; nous marchions déjà devant lefront des troupes avec une pointe de vin et l’on était en train denous réprimander, lorsque Alexis Petrovitch l’apprit. Grand Dieu,quelle colère s’empara de lui&|160;! Peu s’en fallut qu’il ne nousenvoyât devant un conseil de guerre car nous l’avions mérité.Cependant, que voulez-vous&|160;? on passe quelquefois dans ceslieux une année entière sans voir une âme et alors si l’on a del’eau-de-vie sous la main, on est un homme perdu&|160;!

En entendant cela, je sentis fuir presquel’espoir que je caressais&|160;; mais il reprit&|160;:

–&|160;Ainsi par exemple, lorsque lesCircassiens, soit aux noces, soit aux funérailles de l’un des leursse sont enivrés de bouza[2], il arrivepresque toujours quelque bataille. Une fois entre autres, j’eusbien de la peine à tirer mes jambes de là et encore étais-je envisite chez un prince soumis.

–&|160;Comment cela vousarriva-t-il&|160;?

–&|160;Voici, dit-il&|160;; il bourra sa pipe,aspira une bouffée de tabac et se mit à raconter&|160;:

–&|160;J’étais alors avec ma compagnie dans laforteresse qui est sur le Terek&|160;; il y a environ cinq ans decela. C’était en automne&|160;; un convoi de vivres nous arriva.Avec le convoi se trouvait un officier&|160;; c’était un jeunehomme de vingt-cinq ans. Il se présenta à moi en uniforme et medéclara qu’il avait l’ordre de rester avec moi dans la forteresse.Il était si mince, si blanc et portait un uniforme si neuf que jedevinai facilement qu’il était depuis peu au Caucase.

–&|160;Sans doute, lui dis-je, on vous aenvoyé ici de la Russie&|160;?

–&|160;Précisément Monsieur le capitaine, merépondit-il.

–&|160;Je lui pris alors la main et luidis&|160;: Je suis heureux, très heureux de vous voir parmi nous.Vous vous ennuierez un peu, mais nous vivrons en véritables amis.Je vous en prie, dès ce jour, appelez-moi simplement MaximeMaximitch. Pourquoi cet uniforme&|160;? venez toujours chez moi encasquette. Je lui fis désigner un appartement et il s’établit dansla forteresse.

–&|160;Et comment l’appelait-on&|160;?demandai-je à Maxime Maximitch&|160;:

–&|160;Il se nommait Grégoire-AlexandrovitchPetchorin&|160;; c’était un excellent garçon&|160;; mais un peusingulier&|160;: ainsi, il lui arrivait de passer une journéeentière à la chasse par la pluie et le froid et lorsque tousétaient transis et fatigués, lui ne l’était pas le moins du monde,et puis d’autres jours où il n’avait pas quitté sa chambre, il seplaignait de sentir le vent et assurait qu’il avait froid et si levolet battait, on le voyait frissonner et blêmir. Je l’ai vuattaquer le sanglier tout seul. Parfois il passait des heuresentières, sans qu’on pût lui arracher une parole, et d’autres fois,quand il se mettait à parler, on se tenait les côtes à force derire&|160;; il avait de grandes bizarreries et je crois que c’étaitun homme riche. Son bagage était considérable&|160;!

–&|160;Mais vécut-il longtemps avecvous&|160;?

–&|160;Oui&|160;! un an&|160;; et cette annéeest encore présente à ma mémoire. Il m’a donné bien destracas&|160;; mais ce n’est pas cela qui le rappelle à monsouvenir&|160;! Il y a vraiment de ces gens dans la destinéedesquels il est écrit qu’ils auront des aventuresextraordinaires&|160;!

–&|160;Extraordinaires, m’écriai-je avec unsentiment de curiosité et en lui versant encore du thé.

–&|160;Oui&|160;! Je vais vous racontercela&|160;:

À deux verstes de la forteresse, vivait unprince soumis. Son fils, garçon de quinze ans, avait l’habitude devenir chez nous chaque jour. C’était tantôt pour une chose, tantôtpour une autre. Petchorin et moi le gâtions&|160;; mais quelvaurien c’était déjà&|160;! Très adroit par exemple, il savait àcheval ramasser un chapeau par terre au galop le plus rapide ettirer son fusil&|160;; mais il avait un grand défaut&|160;; ilaimait passionnément l’argent. Un jour Petchorin lui promit enplaisantant de lui donner un ducat s’il lui apportait le meilleurbouc du troupeau de son père&|160;; et, comme vous le pensez bien,la nuit suivante il le lui amena par les cornes. Puis lorsque nousl’irritions, ses yeux s’injectaient de sang et tout de suite ilmettait le poignard à la main&|160;: «&|160;Fi Azamat&|160;! tu estrop violent&|160;! lui disais-je&|160;; et ta tête ira loin.

Le vieux prince vint un jour lui-même nousinviter à des noces&|160;; il mariait sa fille aînée et nous étionsdes amis. Il était impossible de lui refuser, quoiqu’il fûtTartare, et nous nous mîmes en route. Dans le village, unemultitude de chiens nous accueillit par de bruyantsaboiements&|160;; les femmes, en nous voyant, se cachaient&|160;;celles dont nous pouvions voir le visage étaient loin d’êtrebelles.

–&|160;J’avais bien meilleure opinion desCircassiennes&|160;! me dit Petchorin.

–&|160;Prenez patience&|160;! lui répondis-jeen souriant, j’avais quelque chose dans l’idée.&|160;»

Une foule de monde s’était déjà réunie à lamaison du prince&|160;; chez ces Orientaux la coutume est d’inviteraux noces tous ceux qu’on rencontre, quels qu’ils soient. On nousreçut avec tous les honneurs et on nous mena dans le salon&|160;:mais je n’oubliai point d’observer, en cas d’événement imprévu, lelieu où l’on plaçait nos chevaux.

–&|160;Comment célèbrent-ils leursnoces&|160;? capitaine.

–&|160;Voici ce qui se passeordinairement&|160;: d’abord le Moula lit quelques versets duCoran&|160;; ensuite on fait des cadeaux aux jeunes mariés et àtous les parents. On mange, on boit du bouza, et puis vient ledivertissement. C’est toujours un individu sale, en haillons, quimonte sur un vilain cheval boiteux, fait des grimaces, imitepolichinelle, et fait rire l’honnête compagnie. Dès que la nuitparaît, commence au salon, ce que nous appelons le bal. Un pauvrevieillard frappe sur un instrument, j’ai oublié comment onl’appelle chez eux&|160;; nous le nommons, nous, une guitare àtrois cordes. Les jeunes filles et les jeunes gens sont placés surdeux rangs, les uns vis-à-vis des autres et frappent dans leursmains en chantant. Bientôt une jeune fille et un jeune hommes’avancent au milieu du salon et se disent l’un à l’autre des versqu’ils chantent, tandis que le reste de l’assistance accompagne enchœur. Petchorin et moi étions assis à la place d’honneur&|160;;soudain, la plus jeune fille de la maison s’approcha de lui&|160;;c’était une jeune enfant de seize ans à peine&|160;; elle luichanta, comment m’exprimerai-je, une espèce de compliment.

–&|160;Vous souvenez-vous de ce qu’elle luichanta&|160;?

–&|160;Oui&|160;! voici ce qu’il me parutentendre&|160;:

Nos jeunes gens sont bien faits

Et leurs vêtements sont brodés d’argent&|160;;

Mais un jeune officier russe

Est plus svelte qu’eux

Et porte des galons d’or.

Il est au milieu d’eux

Comme un beau peuplier

Seulement il ne grandira point

Et ne fleurira point dans notre jardin.

Petchorin se leva, la salua, mit la main surson front et sur son cœur et me pria de répondre pour lui.

–&|160;Je connaissais leur langue et jetraduisis sa réponse. Lorsqu’elle s’éloigna de nous, je dis àl’oreille de Petchorin&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! comment latrouvez-vous&|160;?

–&|160;Que de charmes&|160;! merépondit-il&|160;; comment s’appelle-t-elle&|160;?

–&|160;Elle se nomme Béla.&|160;»

Elle était réellement belle&|160;; grande,svelte, des yeux noirs comme ceux des chamois de la montagne et quipénétraient jusqu’au fond de l’âme. Petchorin, tout rêveur, n’ôtaitplus ses yeux de dessus elle, et elle le regardait de temps entemps. Mais il n’était pas seul à admirer la jolie princesse. D’uncoin de la chambre, deux autres yeux se fixaient sur elle,immobiles et ardents. Je regardai de ce côté et je reconnus mavieille connaissance Kazbitch. C’était un homme ni soumis, niinsoumis&|160;; mais beaucoup de soupçons planaient sur lui,quoiqu’il n’eût été remarqué dans aucune algarade. Il nous amenaità la forteresse des moutons et nous les vendait assez bonmarché&|160;; toutefois il ne souffrait pas qu’on les luimarchandât&|160;; ce qu’il demandait, il fallait le luidonner&|160;; il se serait plutôt fait tuer que de céder. On disaitaussi de lui qu’il aimait à rôder au-delà du Kouban avec lesAbreks[3].

Sa figure était celle d’un brigand. Il étaitpetit, sec et large d’épaules, aussi adroit, aussi leste qu’undiable. Ses vêtements étaient toujours en loques, mais ses armesétaient montées en argent. On vantait son cheval dans tout Kabardaet réellement il était impossible de trouver rien de meilleur quecet animal. Ce n’était pas sans raison que tous les cavaliers lelui enviaient et que, plusieurs fois, ils avaient essayé de le luivoler, sans pouvoir y réussir. Quand je songe encore maintenant àce cheval&|160;! Il était noir comme du jais, des cordes pourjarrets, des yeux comme ceux de Béla, et quelle vigueur&|160;! onpouvait faire avec lui cinquante verstes sans s’arrêter&|160;; ilétait dressé comme un chien qui suit son maître, connaissait savoix, et ce dernier ne l’attachait jamais&|160;; c’était enfin unvrai cheval de bandit.

Ce soir là, Kazbitch était plus mélancoliquequ’à l’ordinaire. Je remarquai qu’il avait sous son vêtement unecotte de mailles. Ce n’est pas sans motif, pensai-je, qu’il arevêtu cette cotte de mailles&|160;; il doit certainement méditerquelque coup.

La chaleur était étouffante dans la cabane etj’allai à l’air pour me rafraîchir. La nuit descendait déjà sur lamontagne et l’ombre envahissait les défilés. Je songeai à revenirsous le hangar où étaient nos chevaux, afin de voir s’ils avaientdu fourrage&|160;; et puis on n’est jamais trop prudent&|160;!J’avais un beau cheval et pas un Kabardien ne le regardait sans mejalouser.

Je me glissai le long de la cloison etj’entendis alors une voix que je reconnus tout de suite. C’étaitcelle de cet étourdi d’Azamat, le fils de notre hôte. Il parlait àun autre, distinctement, mais à voix basse.

De quoi parlent-ils&|160;? ne serait-ce pas demon cheval&|160;? Je m’accroupis contre la cloison et me mis àécouter&|160;; m’efforçant de ne pas perdre un mot. Parfois lebruit des chants et le murmure des voix étouffaient cetteconversation curieuse&|160;:

«&|160;Tu as un bien beau cheval, disaitAzamat&|160;; si j’étais le maître à la maison et si j’avais untroupeau de trois cents juments, je t’en donnerais la moitié pourton coureur, Kazbitch&|160;!&|160;»

Ah&|160;! c’est Kazbitch&|160;! pensai-je etje me souvins de la cotte de mailles.

–&|160;Oui&|160;! répondit celui-ci, après uninstant de silence&|160;; dans tout Kabarda il n’a pas sonpareil&|160;! Une fois, c’était au-delà du Terek, j’étais partiavec des Abreks pour enlever des troupeaux russes&|160;; nous neréussîmes pas et nous nous dispersâmes dans tous les sens&|160;;j’avais à ma poursuite quatre Cosaques. Et déjà, j’entendais leurscris et leurs jurements de très près, lorsque devant moi seprésenta un bois épais. Couché sur ma selle, je me recommandai àAllah et pour la première fois de ma vie, j’offensai mon coursieren le frappant du fouet. Comme un oiseau, il plongea au milieu desbranches&|160;; les épines tranchantes déchiraient mesvêtements&|160;; les branches sèches me battaient le visage&|160;;et mon cheval bondissait par-dessus les troncs d’arbres coupés etenfonçait les buissons avec sa poitrine. Il aurait mieux valupeut-être l’abandonner et me cacher à pied dans le bois, mais jen’eus pas le cœur de m’en séparer et le prophète m’en récompensa.Plusieurs balles sifflèrent au-dessus de ma tête&|160;; lesCosaques étaient descendus de cheval et couraient sur mestraces&|160;; quand tout à coup devant moi, s’ouvre un précipice.Mon coursier hésite un instant, puis s’élance&|160;; ses pieds dederrière glissent sur le bord opposé, il reste accroché par lespieds de devant&|160;; alors j’abandonne les rênes et roule dans leprécipice&|160;: ce fut le salut de mon cheval qui parvint à sereplacer d’un bond. Les Cosaques avaient vu tout cela&|160;; maispas un d’eux n’osa se mettre à ma poursuite&|160;; ils crurentassurément que je m’étais tué et je les entendis s’élancer pourprendre mon cheval. Mon cœur saignait&|160;; je me mets à rampersur l’herbe épaisse le long du précipice&|160;; je regarde&|160;;c’était la limite du bois. Quelques Cosaques entrent dans la plaineet bientôt mon cheval passe devant eux&|160;; tous se jettent, encriant, après lui. Longtemps, longtemps ils le poursuivirent&|160;;l’un d’eux, surtout, faillit deux fois jeter le lacet sur soncou&|160;; je frémis, baissai les yeux et me mis à prier. Au boutd’un moment je regardai et je vis mon cheval qui volait, secouantsa queue et libre comme le vent&|160;: Au loin les Cosaquesdéfilaient l’un après l’autre à travers le steppe sur leurs chevauxfatigués. Mais par Allah&|160;! ceci est la vérité, la simplevérité&|160;; jusqu’à la nuit avancée je restai caché dans leprécipice&|160;; tout à coup, tu ne le croirais pas Azamat, dansles ténèbres j’entends courir un cheval au bord du ravin, il hennitet frappe la terre de ses fers et je reconnais le hennissement demon cheval&|160;; car c’était lui, mon compagnon&|160;; depuislors, nous ne nous sommes plus séparés. Et on entendait comme ilfrappait avec sa main sur la fine encolure de l’animai, enl’appelant des noms les plus caressants.

–&|160;Si j’avais un haras de mille juments,dit. Azamat, je te le donnerais en échange de tonKaraguetz[4].

–&|160;Et je n’accepterais point, réponditavec indifférence Kazbitch.

–&|160;Écoute Kazbitch&|160;! dit Azamat en serapprochant de lui avec un air câlin&|160;; tu es un homme&|160;!Tu es un brave guerrier&|160;! tandis que mon père a peur desRusses et ne me laisse pas aller dans les montagnes&|160;;donne-moi ton cheval et je ferai tout ce que tu voudras. Jedéroberai pour toi à mon père sa meilleure carabine, son meilleurcimeterre, ce que tu voudras, et son sabre est un véritableDamas&|160;; il coupe la peau rien qu’en l’approchant dela main, et une cotte de mailles comme la tienne ne serait rienpour lui.

Kazbitch se taisait.

–&|160;La première fois que je vis ton cheval,continua Azamat, il s’agitait sous toi, bondissait, soufflait avecses naseaux et faisait jaillir une pluie d’étincelles sous sessabots. Dans mon âme, j’éprouvai quelque chose d’inexplicable etdepuis lors tout me parut ennuyeux&|160;; je regardais lesmeilleurs chevaux de mon père avec dédain&|160;; j’avais honte deparler d’eux et l’ennui s’empara de moi&|160;; plein de cet ennui,je restais assis des jours entiers sur les rochers, ton coursier àla tête noire occupait sans cesse ma pensée, avec sa démarcheétrange et sa croupe lisse et droite comme une flèche. Il semblaitme regarder dans les yeux avec son regard ardent, comme s’il eûtvoulu me parler. Je mourrai, Kazbitch, si tu ne me le donnes pas,dit Azamat d’une voix émue.

On aurait dit qu’il pleurait et il faut vousdire qu’Azamat était un garçon très dur et qu’on ne pouvait fairepleurer, même lorsqu’il était plus jeune.

En réponse à ces larmes on n’entendit qu’uneraillerie.

–&|160;Écoute&|160;! dit Azamat d’une voixferme&|160;: Tu vois que je suis décidé à tout. Veux-tu que jeravisse pour toi ma sœur Béla&|160;? Comme elle danse&|160;! Commeelle chante et brode de l’or&|160;! C’est merveilleux et le grandPadischa n’a pas une pareille femme&|160;! Veux-tu&|160;?Attends-moi demain pendant la nuit dans le défilé où court leruisseau&|160;! j’irai avec elle près du village voisin et ellesera à toi. Penses-tu que Béla ne vaille pas ton cheval&|160;?

Longtemps, longtemps Kazbitch se tut. Enfin aulieu de répondre, il entonna à demi-voix une vieillechanson&|160;:

Nous avons dans nos villages

Beaucoup de jeunes beautés&|160;;

Leurs yeux brillent dans l’ombre.

Comme les étoiles du ciel,

Quel heureux destin

De les aimer tendrement…

Mais j’aime mieux

La liberté de la jeunesse&|160;!

Avec de l’or on achète quatre femmes&|160;;

Un bon cheval n’a pas de prix&|160;:

Car il ne manquera jamais d’ardeur dans lesteppe&|160;;

Ne faillira pas et ne trompera pas.

En vain Azamat le suppliait de se mettred’accord avec lui. Il pleurait, le flattait, et finissait parjurer. Kazbitch impatienté l’interrompit&|160;:

–&|160;Va-t’en, petit imbécile&|160;! oùirais-tu avec mon cheval&|160;? aux trois premiers pas, il tejetterait à terre et tu te casserais la tête sur les pierres.

–&|160;Moi&|160;! cria Azamat avec rage, enfaisant sonner sous son poignard d’acier la cotte de mailles deKazbitch. Mais la forte main de celui-ci le repoussa au loin etheurta si fort la cloison, qu’elle chancela.

Ça va devenir amusant&|160;! pensai-je, et jeme précipitai vers l’écurie, bridai nos chevaux, et les fis sortirderrière la maison. Deux minutes après il y avait dans la cabane unaffreux conflit. Azamat s’enfuyait avec ses habits déchirés, disantque Kazbitch avait voulu l’assassiner.

Tous sortirent, sautèrent sur leurs fusils etle divertissement commença. Les cris, le bruit, les coups de feuretentissaient&|160;; mais Kazbitch était déjà à cheval, et,traversant la foule, il passa au milieu d’eux comme un vrai démon,faisant des moulinets avec son sabre. Mauvaise affaire que d’avoirla tête échauffée, après un dîner chez ces étrangers&|160;! dis-jeà Petchorin en le prenant par le bras&|160;; ce qu’il y a de mieuxpour nous c’est de décamper au plus vite.

–&|160;Prenez patience, jusqu’à ce que ce soitfini&|160;! me dit-il&|160;:

–&|160;Mais c’est que cela finira mal&|160;!chez les Orientaux c’est toujours ainsi&|160;: ils s’enivrent debouza&|160;; puis vient la bataille&|160;!

Nous montâmes à cheval et regagnâmes notrelogis.

–&|160;Que fit Kazbitch&|160;? demandai-jeavec impatience au capitaine&|160;:

–&|160;Ce que font d’ordinaire cesgens-là&|160;; me répondit-il en avalant une tasse de thé&|160;:sans doute il s’échappa.

–&|160;Et sans blessure&|160;?

–&|160;Ah&|160;! Dieu le sait&|160;! Cescoquins-là ont la vie dure&|160;! je les ai vus quelquefois dansune affaire tout troués de coups de baïonnette comme des cribles etils agitaient encore leur sabre.

Le capitaine, après quelques moments desilence, étendit ses jambes à terre et continua&|160;:

–&|160;Jamais je ne me pardonnerai unechose&|160;: pendant que nous regagnions la forteresse, le diableme poussa à raconter à Petchorin tout ce que j’avais entendupendant que j’étais assis près de la cloison&|160;; lui souriait ledissimulé, mais au fond de lui-même, il méditait quelque coup.

–&|160;Mais que méditait-il&|160;? dites-moije vous prie&|160;?

–&|160;Patience&|160;! nous n’y sommes pasencore&|160;; et le capitaine me déclara que, puisqu’il avaitcommencé, il fallait le laisser continuer.

Quatre jours après, Azamat vint à laforteresse. Selon son habitude, il alla chez Petchorin qui lebourrait toujours de friandises. J’étais là&|160;; la conversations’engagea sur les chevaux. Petchorin commença à vanter le cheval deKazbitch&|160;: il est aussi agile, aussi délié qu’un beau cerf,disait-il, et certainement il n’a pas son pareil dans tout lemonde.

Les petits yeux du Tartare étincelaient déjà,mais Petchorin ne paraissait pas le remarquer&|160;; moi, je parlaides autres chevaux&|160;: mais lui, comme vous pensez bien,ramenait toujours la conversation sur celui de Kazbitch. Cettehistoire se répétait toutes les fois qu’Azamat revenait.

Trois semaines après, je remarquai qu’Azamatmaigrissait, devenait blême comme il arrive aux amoureux de roman,c’était surprenant&|160;! or vous verrez tout ce que j’appris plustard. Petchorin l’excita au point qu’il était près de se jeter àl’eau. Une fois il lui dit&|160;: Je vois Azamat, que ce cheval teplaît énormément et que tu ne pourras jamais l’avoir. Ehbien&|160;! que me donnerais-tu, si je te le livrais&|160;?

–&|160;Tout ce que tu voudras&|160;; réponditAzamat.

–&|160;Dans ce cas, je te le donnerai&|160;;mais à une condition&|160;: jure que tu accompliras ce que je tedemanderai.

–&|160;Je le jure&|160;! je le jure&|160;! ettoi&|160;?

–&|160;Eh bien moi je te jure que tuposséderas ce cheval, mais il faudra me donner pour cela ta sœurBéla et le Karaguetz sera à toi. Je pense que le marché estavantageux pour toi&|160;?

Azamat se taisait.

–&|160;Tu ne veux pas&|160;? mais quedésires-tu alors&|160;? je te croyais un homme, tu n’es qu’unenfant&|160;! et tu n’es pas encore capable de monter àcheval&|160;!

Azamat s’enflamma&|160;:

–&|160;Mais mon père&|160;? dit-il.

–&|160;Est-ce qu’il ne s’absentejamais&|160;?

–&|160;C’est vrai&|160;!

–&|160;Consens-tu alors&|160;?

–&|160;Je consens&|160;! chuchota Azamat, pâlecomme un mort&|160;; et quand donc&|160;?

–&|160;La première fois que Kazbitch viendraici&|160;; il doit m’amener des moutons&|160;: le reste est monaffaire&|160;; cela me regarde Azamat&|160;!

Voilà comment ils traitèrent cetteaffaire&|160;; marché dégoûtant en réalité&|160;!

Plus tard je dis cela à Petchorin et il secontenta de me répondre que cette farouche Circassienne devait setrouver heureuse d’avoir un mari comme lui&|160;; en somme ilvalait bien ce brigand de Kazbitch, qui ne valait pas même la peineque l’on s’occupât de lui.

Vous devez penser vous-même que je n’eus rienà répondre à cela et du reste à cette époque, j’ignorais tout àfait leur complot.

Or, un jour, Kazbitch vint et me demanda si jen’avais pas besoin de miel et de moutons&|160;: Je lui recommandaide m’en apporter le lendemain.

–&|160;Azamat, dit Petchorin, demain leKaraguetz sera dans tes mains, mais si, cette nuit, Béla n’est pasici, tu n’auras pas le cheval.

–&|160;Bien&|160;! dit Azamat&|160;; et ilregagna le village.

Le soir Petchorin s’arma et sortit de laforteresse. Comment ils arrangèrent les choses, je l’ignore,seulement ils revinrent tous deux pendant la nuit et la sentinellevit qu’une femme était étendue devant la selle d’Azamat. Elle avaitles mains et les jambes liées et sa tête était enveloppée d’ungrand voile.

–&|160;Et le cheval&|160;? demandai-je aucapitaine.

–&|160;Tout à l’heure&|160;!… Le lendemain degrand matin, Kazbitch vint à la forteresse et amena dix moutons àvendre&|160;; après avoir placé son cheval dans l’enceinte, ilentra chez moi. Je le régalai de thé, car quoique ce fut un bandit,je le considérais cependant comme une espèce d’ami.

Nous causions de choses et d’autres, lorsquesoudain je le vois frissonner et changer de visage&|160;; parmalheur la fenêtre donnait sur l’arrière-cour&|160;:

–&|160;Qu’as-tu&|160;? lui dis-je.

–&|160;Mon cheval&|160;! Mon cheval&|160;!dit-il tout tremblant.

En effet, j’entendais un bruit de sabots.

–&|160;C’est quelque Cosaque quipasse&|160;!

–&|160;Non&|160;! hurla-t-il avec rage, etcomme une panthère furieuse, d’un bond il s’élança au dehors.

En deux sauts il était à la porte de laforteresse&|160;; la sentinelle lui barra le passage avec son arme,mais il écarta la baïonnette et se précipita à la course sur laroute. Au loin, la poussière volait&|160;; Azamat bondissait sur lerapide coursier&|160;; Kazbitch en courant débarrassa son fusil deson étui, et fit feu. Un instant, il s’arrêta afin de voir s’iln’avait pas manqué son coup&|160;; puis, il poussa un grand cri,jeta son fusil sur une pierre, le brisa en mille morceaux et se mità se rouler à terre et à crier comme un enfant. Déjà le monde de laforteresse se groupait autour de lui&|160;: Lui, ne voyaitpersonne. Ils s’arrêtaient, le poussaient légèrement et s’enretournaient. Je fis placer à côté de lui l’argent de ses moutons,mais il ne le toucha pas et resta étendu la face contre terre,comme un mort. Croiriez-vous qu’il resta dans cette positionjusqu’à la nuit avancée et même toute la nuit&|160;? Le lendemainil vint à la forteresse et demanda qu’on lui nommât le ravisseur.La sentinelle, qui avait vu comment Azamat avait pris et monté lecheval, ne crut pas nécessaire de le lui cacher. À ce nom, les yeuxde Kazbitch lancèrent des éclairs et il se dirigea vers le villageoù vivait le père d’Azamat.

–&|160;Et qu’arriva-t-il au père&|160;?

–&|160;Vous devez penser qu’après ce tour,Kazbitch ne trouva point Azamat. Alors, il se mit à rôder pendantsix jours autour de la maison, afin de voir s’il ne pourrait pointenlever la sœur. Lorsque le père revint, son fils et sa fillen’étaient plus là. Mais en habile homme, Kazbitch comprit qu’ilpourrait bien perdre sa tête s’il était pris et depuis lors ildisparut. Il se joignit probablement à quelque bande d’Abreksau-delà du Terek ou bien alla errer dans le Kouban.

J’avouerai que tout cela m’ennuyait. Dès quej’appris que la Circassienne était chez Petchorin, je mis mesépaulettes et mon épée et j’allai chez lui.

Il était couché sur son lit dans la premièrechambre, avait une main appuyée sous sa tête et de l’autre tenaitsa pipe éteinte. La porte de la seconde pièce était fermée à clefet la clef enlevée de la serrure. Je remarquai tout cela etcommençai à tousser et à frapper légèrement de mon talon contre leseuil de la porte&|160;; il feignit de ne pas m’entendre.

–&|160;Monsieur le sous-lieutenant&|160;?m’écriai-je alors avec tout l’éclat possible, est-ce que vous nevoyez pas que je suis chez vous&|160;?

–&|160;Ah&|160;! bonjour Maxime&|160;!voulez-vous une pipe&|160;? dit-il sans se lever&|160;:

–&|160;Pardon&|160;! je ne suis pasMaxime&|160;; je suis votre capitaine&|160;!

–&|160;C’est vrai&|160;! mais ne voulez-vouspas accepter une tasse de thé&|160;? si vous saviez combien je suisinquiet&|160;?

–&|160;Je sais tout&|160;! répondis-je, et jem’approchai de son lit.

–&|160;Tant mieux, je ne suis pas d’humeur àvous le raconter.

–&|160;Monsieur le sous-lieutenant, vous avezcommis une faute dont je puis aussi avoir à répondre&|160;!

–&|160;Allons donc&|160;! Et du reste quel maly aurait-il&|160;?

Depuis longtemps, sans doute, nous avonsl’habitude de tout partager&|160;!

–&|160;Quelle plaisanterie&|160;! votre épée,je vous prie&|160;?

–&|160;Mitika&|160;? mon épée&|160;?

Mitika apporta l’épée&|160;: Voyant qu’ilaccomplissait son devoir, je m’assis sur son lit et luidis&|160;:

–&|160;Écoutez, Grégoire&|160;! avouez que cen’est pas bien&|160;!

–&|160;Mais qu’ai-je fait de mal&|160;?

–&|160;Mais vous avez enlevé Béla&|160;! Quelbutor que cet Azamat&|160;! avouez-le&|160;?

–&|160;Oui, c’est vrai&|160;! mais elle meplaisait.

Que répondre à cela&|160;! j’étais embarrassé.Après un moment de silence, je lui dis que si le père venait laréclamer il faudrait bien la lui rendre.

–&|160;Mais ce n’est pas du toutnécessaire&|160;!

–&|160;Et s’il le sait&|160;?

–&|160;Comment le saura-t-il&|160;?&|160;»

J’étais de nouveau déconcerté.

–&|160;Écoutez, Maxime, me dit Petchorin en sesoulevant un peu, sans doute vous êtes un brave homme&|160;; ehbien, sachez que si je rends cette fille à ce sauvage, il la tueraou la vendra, c’est une chose certaine&|160;! il ne faut donc paslui en donner l’occasion&|160;; laissez-la chez moi&|160;: j’ai monépée pour la défendre.

–&|160;Faites-moi la voir&|160;? luidis-je.

–&|160;Elle est derrière cette porte&|160;;mais en ce moment, c’est en vain que je désirerais moi-même lavoir&|160;; elle est assise dans un coin, enveloppée dans sonvoile, ne parle pas et ne regarde personne&|160;; elle est timidecomme une biche des forêts&|160;; je lui ai donné une compagne quisait le tartare, qui la soignera et l’habituera à cette penséequ’elle est à moi&|160;; car elle ne sera jamais à personne qu’àmoi&|160;! ajouta-t-il en frappant du poing sur la table.

Je consentis à tout cela&|160;; quevouliez-vous que je fisse&|160;? Il est des hommes avec lesquels ilfaut toujours être de leur avis.

–&|160;Mais qu’arriva-t-il&|160;? demandai-jeà Maxime&|160;; est-ce que réellement il l’habitua à lui, ou biense mit-elle à languir et à regretter les siens&|160;?

–&|160;Eh&|160;! de grâce, quel chagrinvouliez-vous que lui procurât la privation de sa famille&|160;? Onvoyait aussi bien les montagnes de la forteresse que de sonvillage. Et il ne faut pas autre chose à ces sauvages.

Pourtant, chaque jour, Grégoire lui offrait unprésent&|160;; pendant quelque temps elle se tut et refusafièrement ceux que lui présentait sa compagne afin d’exciter sonbabil. Ah&|160;! des présents&|160;!… que ne fait cependant unefemme, pour un chiffon de couleur&|160;? Mais laissons cela decôté… Grégoire se donna beaucoup de peine avec elle&|160;; entreautres choses, il apprit le tartare, et elle commença à comprendrenotre langue. Peu à peu il l’habitua à le regarder&|160;; elle lefit d’abord en-dessous et de côté&|160;; puis, toute chagrine, ellechantait ses chansons à demi-voix, si bien que j’en devenais tristelorsque je l’entendais de la chambre voisine. Je n’oublierai jamaisune scène dont je fus le témoin. En passant un jour près de lafenêtre, je jetai les yeux dans la chambre. Béla était couchée surla léjanka[5], la tête penchée sur son sein, etPetchorin était debout devant elle&|160;:

«&|160;Écoute, ma Péri, disait-il&|160;; sansdoute tu sais que tôt ou tard tu dois m’appartenir&|160;; ehbien&|160;! pourquoi me fais-tu souffrir&|160;? Est-ce que tu aimesquelque Circassien&|160;? S’il en est ainsi, à l’instant même je telaisserai retourner à ta maison (elle frissonna légèrement, et niapar un mouvement de tête)&|160;; ou bien, continua-t-il, te suis-jecomplètement odieux&|160;? (elle soupira) ou bien ta croyance tedéfend-elle de m’aimer&|160;? (elle pâlit et resta silencieuse).Crois-moi&|160;! il n’y a qu’un Dieu pour toutes les races, et s’ilme permet de t’aimer, pourquoi te défendrait-il de me lerendre&|160;?&|160;»

Elle le regarda attentivement comme si ellevoulait se pénétrer de cette nouvelle pensée. Ses yeux exprimaientde la défiance et le désir d’être convaincue. Et quels yeux&|160;!Ils brillaient comme deux charbons ardents.

«&|160;Écoute, ma chère et bonne Béla&|160;!continua Petchorin, tu vois combien je t’aime&|160;; je suis prêt àtout donner pour que tu sois gaie&|160;; je veux que tu soisheureuse&|160;; mais si tu redeviens triste, je mourrai. Dis&|160;!seras-tu plus gaie&|160;?&|160;» Elle réfléchissait, ne détachantpas ses yeux noirs du visage de Grégoire&|160;; puis elle souritavec caresse et remua la tête en signe de consentement. Il lui pritalors la main et continua de l’engager à l’embrasser. Elle sedéfendait faiblement et répétait ces mots&|160;: «&|160;Je t’enprie&|160;! il ne faut pas&|160;! Il ne faut pas&|160;!&|160;» Ilinsista&|160;; alors, toute tremblante, elle lui dit enpleurant&|160;: «&|160;Je suis ta captive, ton esclave enfin, tupeux abuser de moi&|160;!&|160;» et elle fondit en larmes.

Petchorin frappa son front du poing et passadans l’autre chambre. Je m’approchai&|160;; il croisa ses mainsderrière lui et se promenait de long en large, avec un airabattu.

–&|160;Eh bien&|160;! quoi&|160;! monDieu&|160;!

–&|160;C’est un démon&|160;! répondit-il, etnon une femme&|160;! Je vous donne ma parole d’honneur qu’ellem’appartiendra&|160;!&|160;»

Je hochai la tête.

«&|160;Voulez-vous parier, dit-il, que ce soitavant une semaine&|160;?

–&|160;Soit&|160;!…&|160;»

Nos mains se choquèrent et nous nousséparâmes.

Le lendemain, il envoya un exprès pour diversachats à Kizliard. Une quantité d’étoffes persanes, très variées etd’un grand prix, lui fut apportée.

–&|160;Pensez-vous, Maxime, me dit-il en memontrant ces présents, que cette beauté asiatique résiste devantcette batterie&|160;?

–&|160;Vous ne connaissez pas lesCircassiennes&|160;; ce n’est point là ce qu’elles préfèrent, cesTartares du Caucase, ces Géorgiennes&|160;! Ce n’est pas cela.Elles ont d’autres goûts et elles sont autrementélevées.&|160;»

Grégoire sourit et se mit à siffler unemarche.

Et il arriva que j’avais dit vrai. Lesprésents ne produisirent aucun effet, et même elle avait étéauparavant plus affable et plus confiante&|160;; si bien qu’il sedécida pour un dernier moyen. Un matin, il fit seller son cheval,se vêtit en Circassien, s’arma et vint la trouver&|160;:

«&|160;Béla, lui dit-il, tu sais combien jet’aime&|160;; lorsque je t’ai enlevée, je pensais qu’un jour tu meconnaîtrais mieux et m’aimerais. Je me suis trompé&|160;;adieu&|160;! Reste maîtresse entière de tout ce qui m’appartientici, ou, si tu veux, retourne chez ton père&|160;; tu eslibre&|160;! J’ai de grands torts envers toi, et je dois me punirmoi-même. Adieu&|160;! je pars&|160;! où&|160;? pourquoi&|160;? jene le sais&|160;! Peut-être ne serai-je pas longtemps sans recevoirquelque balle ou quelque coup de sabre. Alors, souviens-toi de moi,et pardonne-moi&|160;!&|160;»

Et se détournant, il lui tendit la main ensigne d’adieu. Elle ne prit pas sa main et resta silencieuse.J’étais appuyé contre la porte et je pus examiner par une fente levisage de Béla. Elle me fit pitié&|160;; tout son joli visage simignon était couvert d’une pâleur mortelle. N’entendant pas deréponse, Petchorin fit quelques pas vers la porte&|160;; iltremblait, et je vous dirai même qu’il était effectivement capabled’accomplir ce qu’il avait dit en plaisantant. Ce qu’était unpareil homme&|160;? Dieu le sait&|160;! À peine eut-il touché laporte qu’elle bondit, fondit en sanglots et se précipita à son cou.Le croirez-vous&|160;? moi qui étais derrière la porte, je pleuraisans savoir ce qui me faisait pleurer. Je pleurai comme unimbécile.

Le capitaine se tut.

–&|160;J’avoue, dit-il un moment après, entirant sa moustache, que si j’éprouvai un chagrin si profond,c’était de n’avoir jamais été pareillement aimé par une femme.

–&|160;Et leur bonheur dura-t-il&|160;?demandai-je.

–&|160;Oui&|160;! Elle nous avoua que depuisle jour où elle avait aperçu Petchorin, elle avait souvent rêvé delui dans ses songes et que jamais un homme n’avait produit sur elleune pareille impression… Et ils furent heureux&|160;!…

–&|160;Comme c’est ennuyeux&|160;! m’écriai-jeinvolontairement.&|160;» – En effet, j’espérais un dénoûmenttragique, et voilà qu’au moment où je m’y attendais le moins, monespérance venait d’être déçue. – «&|160;Mais est-il possible, queson père ne présumât pas qu’elle était chez vous, dans laforteresse&|160;?

–&|160;Il paraît qu’il le soupçonna&|160;;mais, quelques jours après, nous apprîmes que le vieillard avaitété assassiné. Voici ce qui s’était passé&|160;:

Mon attention s’éveilla de nouveau.

–&|160;Il faut vous dire que Kazbitch crutqu’Azamat avait volé son cheval avec le consentement de sonpère&|160;; au moins je le suppose&|160;; et un jour où levieillard revenait des recherches qu’il faisait vainement pourretrouver sa fille, Kazbitch l’attendit sur le chemin, à troisverstes du village&|160;; le vieillard allait au pas toutsoucieux&|160;; lorsque soudain, agile comme un chat, Kazbitchs’élança d’un buisson, sauta sur la croupe du cheval, jeta levieillard à terre d’un coup de poignard et s’empara des rênes.Voilà ce qui se passa&|160;: Quelques personnes virent cela du hautd’une colline et s’élancèrent pour le rattraper, mais elles n’yparvinrent pas.

–&|160;Il s’était ainsi indemnisé de la pertede son cheval et vengé tout à la fois, m’écriai-je, afin de savoirl’opinion de mon interlocuteur sur tout cela.

Le capitaine me répondit, après un instant deréflexion&|160;:

–&|160;Selon leurs mœurs, il était dans sondroit.&|160;»

Je fus frappé de la facilité avec laquelle cethomme russe s’était accoutumé aux mœurs sauvages de ces peuples, aumilieu desquels je venais vivre. Je ne sais si cette souplesse decaractère est digne de blâme ou d’éloge, mais dans tous les cas,elle prouvait chez lui une finesse qui ne paraissait pas et laprésence de cet esprit éclairé et sain qui pardonne le mat partoutoù il le voit absolument nécessaire et impossible à détruire.

Cependant le thé était bu et nos attelagesgrelottaient de froid depuis longtemps sous la neige.

La lune pâlissait au couchant et semblait prèsde se replonger au milieu des nuages noirs suspendus sur lessommets éloignés, comme des pans de rideaux déchirés. Nous sortîmesde la cabane. En dépit de la prédiction de mon compagnon de voyage,le temps s’éclaircit et nous eûmes une matinée tranquille. Desgroupes d’étoiles, admirables à voir, s’entrelaçaient àl’horizon&|160;; elles s’éteignirent l’une après l’autre, à mesurequ’une lueur, qui commençait à poindre au milieu de la voûtecéleste teinte de pourpre, illumina peu à peu les fentes abruptesdes montagnes couvertes de neiges virginales. À droite et à gaucheon voyait les précipices se cacher et devenir plus sombres&|160;;les brouillards tourbillonnaient, se tordaient comme des serpents,puis rampaient entre les anfractuosités des roches voisines, commes’ils eussent compris et senti la venue du jour.

Tout était calme aux cieux et sur la terre,comme dans le cœur de l’homme au moment de la prière du matin.Seulement, de temps à autre, une brise froide, venant de l’Orient,soulevait la crinière de nos chevaux, couverte de givre. Nous nousmîmes en route&|160;; cinq mauvaises haridelles traînaient avecdifficulté nos voitures dans les chemins difficiles du mont Gutt.Nous allions à pied, derrière elles et placions des pierres sousles roues, lorsque les forces des chevaux étaient épuisées. Onaurait dit que ce chemin allait aux cieux, car quelques yeux quel’on pût employer à le regarder, il montait toujours etdisparaissait dans le nuage qui, le soir encore, couvrait le sommetdu mont Gutt, comme un vautour guettant sa proie.

La neige craquait sous nos pieds. L’air secondensait au point que notre respiration devenait difficile&|160;;le sang nous montait à la tête de temps en temps&|160;; et unecertaine sensation fort agréable se répandait dans mes veines et jeme trouvais satisfait de me voir sur un des points les plus élevésdu globe&|160;: sentiment puéril, s’écartant des choses admises,mais conforme à la nature. Malgré nous, nous étions redevenus desenfants. Dans ce moment, tout ce qui est acquis se détache de l’âmeet celle-ci devient ce qu’elle ne fut jamais et sera certainementde nouveau, lorsque la mort viendra. Voilà ce qui arrive à ceuxqui, comme moi, errent longtemps au milieu des montagnes désertes,observent leurs bizarres images et respirent avidement l’air vivacequi remplit leurs défilés. Et si j’ai un désir, c’est de vous lesfaire connaître, de vous les décrire et de vous peindre cesgigantesques tableaux.

Nous atteignîmes enfin le sommet du montGutt&|160;; et instinctivement nous nous arrêtâmes pour regarderderrière nous. Sur la pente, s’étendait un nuage gris dont lesouffle glacé nous menaçait d’un orage voisin&|160;; mais àl’Orient, tout était si clair et si doré, que le capitaine et moil’oubliâmes complètement, et surtout le capitaine. Dans les cœursprimitifs, le sentiment de la beauté et de la grandeur d’une naturevigoureuse est cent fois plus vivace qu’en nous, qui ne sommesenthousiastes que des conteurs en paroles et sur papier.

–&|160;Vous êtes accoutumé, je pense, à cessplendides tableaux&|160;?

–&|160;Comme on peut s’habituer au sifflementdes balles&|160;; c’est-à-dire à cacher les palpitationsinvolontaires du cœur.

–&|160;J’avais entendu dire, au contraire, quepour de vieux soldats cette musique était fort agréable&|160;?

–&|160;Cela s’entend&|160;: elle est agréablesi vous voulez, mais seulement parce que le cœur se fait plusfort&|160;! Regardez&|160;! ajouta-t-il en me montrantl’Orient&|160;; quel pays&|160;!

Effectivement&|160;; il me semble qu’ontrouverait difficilement un pareil panorama. Sous nous, s’étendaitla vallée de Koïchaoursk, sillonnée par l’Arachva et par une autrerivière, comme par un double fil argenté&|160;; une vapeur bleuâtreglissait sur elle et courait vers les gorges voisines, chassée parles rayons ardents du jour naissant. À droite et à gauche, lescrêtes des montagnes, d’inégale hauteur, ou bien coupées en deux,s’étendaient sous un manteau de neige et un rideau d’arbres. Deloin, ces mêmes montagnes paraissaient être deux rochersparfaitement ressemblants l’un à l’autre et tous deux, éclairés parles reflets brillants de la neige, si gaiement et si chaudement,qu’il semblait qu’on aurait pu s’arrêter là et y vivre toujours. Lesoleil se montrait à peine au-dessus d’une montagne bleu sombre,que seul un œil exercé aurait pu ne pas prendre pour un nuageorageux. Sur le soleil, s’étendait une raie sanglante que moncompagnon de voyage observa tout particulièrement.

–&|160;Je vous ai dit, s’écria-t-il, queltemps nous aurions aujourd’hui&|160;; il faut nous hâter&|160;!mais nous serons arrêtés, croyez-le, sur le mont Saint-Christophe.En route&|160;! cria-t-il aux conducteurs.

On plaça des chaînes aux roues, au lieu depatins, afin qu’elles ne pussent rouler&|160;; on prit les chevauxpar le mors et l’on se mit à descendre. À droite était le rocher, àgauche un précipice tel que tout un village tartare placé au fond,paraissait gros comme un nid d’hirondelles. Je frissonnai ensongeant qu’en ce lieu où deux voitures ne peuvent se croiser, uncourrier quelconque, dix fois par an, passe par une nuit sombresans même descendre de son équipage cahotant. Un de nos conducteursétait un paysan russe de Jaroslaw et l’autre un Circassien. Cedernier tenait les rênes du limonier avec toutes les précautionspossibles, prêt à dételer plutôt que de se laisser emporter. Maisnotre Russe, insouciant, n’était pas même descendu de sonsiège&|160;; et lorsque je lui fis observer qu’il pourrait biens’occuper avec plus de soin de ma valise que je ne tenais pas dutout à laisser dans ce gouffre, il me répondit&|160;:

«&|160;C’est vrai, votre seigneurie araison&|160;; mais Dieu veuille que nous n’arrivions pas en pluspiteux état que votre valise&|160;! Ce n’est pas, du reste, lapremière fois que nous passons ici&|160;!&|160;»

Il disait la vérité&|160;; nous aurions pueffectivement ne pas arriver, et nous arrivâmes cependant telsqu’au départ. Et si tous les hommes raisonnaient davantage, ilsseraient convaincus que la vie ne vaut pas la peine qu’on s’occuped’elle autant qu’on le fait.

Mais peut-être désirez-vous connaître la finde l’histoire de Béla&|160;? D’abord je n’écris pas un conte, maisdes impressions de voyage, et par conséquent je ne puis obliger lecapitaine à raconter avant qu’il ne le veuille. Ainsi donc, prenezun peu patience, ou sinon, tournez quelques pages&|160;; mais je nevous le conseille pas, parce que le récit de notre passage sur leChristovoï (ou mont Saint-Christophe, comme l’appelle le savantGamba) est digne de votre curiosité.

Ainsi donc, nous descendîmes du mont Gutt dansla vallée de Tchertow[6]. En voilàun nom romanesque&|160;! Vous voyez déjà l’antre de l’espritdiabolique au milieu des rochers inaccessibles&|160;! Ehbien&|160;! il n’en est rien. Le mot vallée de Tchertow vient dumot tcherta (ligne), et non de tchort (diable). On la nomme ainsiparce qu’elle sert de frontière à la Géorgie. Cette vallée, quirappelle assez exactement Saratow, Tambow, et autres lieux bienaimés de notre patrie, était encombrée par les neiges.

«&|160;Voilà le Christovoï&|160;!&|160;» medit le capitaine, lorsque nous arrivâmes dans la vallée deTchertow, en me montrant la colline couverte d’un manteaublanc.

À son sommet on apercevait une arête rocheuse,et tout près un sentier à peine visible, sur lequel on passe,lorsque la neige a couvert les alentours.

Nos conducteurs déclarèrent qu’il n’y avaitpas encore eu d’avalanche, et s’efforçant de maintenir les chevaux,suivaient les replis du sentier. À un détour, nous rencontrâmescinq Circassiens. Ils nous offrirent leurs services, s’attachèrentaux roues, et en criant se mirent à pousser et à soutenir nosvoitures. Réellement le chemin était dangereux. À droite, sedressaient sur nos têtes des monceaux de neige, prêts à fondre dansles défilés au premier coup de vent&|160;; l’étroit sentier étaitpar bonheur couvert de neige&|160;; dans certains endroits elles’écroulait sous nos pieds, dans d’autres elle s’était congeléesous l’influence des rayons du soleil et de la fraîcheur des nuits,si bien que nous-mêmes avions beaucoup de peine à marcher. Leschevaux tombaient à chaque instant&|160;; à gauche bâillait unecrevasse énorme au fond de laquelle coulait un ruisseau, tantôtcaché sous une croûte de glace, tantôt bondissant et écumant surles rochers sombres&|160;; à peine si nous pûmes, en deux heures,tourner le Christovoï. Deux verstes en deux heures&|160;! De plus,les nuages s’abaissèrent&|160;; nous eûmes de la grêle et de laneige. Le vent s’enfonçait dans les défilés, hurlait et sifflaitcomme un oiseau de proie et bientôt la crête rocheuse se cacha aumilieu des vapeurs, dont les ondes, devenant sans cesse plusépaisses et plus obscures, s’amoncelaient vers l’Orient.

Il existe une étrange et vieille tradition surcette cime&|160;: On rapporte, que l’empereur PierreIer, voyageant à travers le Caucase, s’y arrêta&|160;:mais, premièrement, Pierre n’alla qu’à Daguestania&|160;;secondement, sur la croix, une inscription en grosses lettresatteste qu’elle a été érigée par ordre de M.&|160;Ermolow, en 1824.Et cependant, malgré l’inscription, la tradition est tellementenracinée, que vraiment on ne sait qui croire, d’autant plus quenous ne sommes pas habitués à croire aux inscriptions.

Il nous fallait descendre encore cinq verstessur des rochers couverts de glace et de neige fondante, pourarriver jusqu’au relais de Kobi&|160;; les chevaux étaient harasséset nous, transis de froid. La tempête grondait de plus en plusfort. C’était bien celle qui rugit dans nos paysseptentrionaux&|160;; mais ses lamentations étaient plus accentuéeset plus tristes. Te voilà proscrite&|160;! pensais-je&|160;; tupleures sans doute tes immenses et planes steppes, où tes froidesailes peuvent s’étendre à leur aise, tandis qu’ici, trop serrée, tuétouffes comme un aigle prisonnier, qui ronge en criant, lesbarreaux de fer de sa cage&|160;!

«&|160;Voilà qui va mal, dit le capitaine.Regardez&|160;; autour de nous, on ne voit plus que l’obscurité etla neige. Songez donc, si nous allions tomber dans un précipice ounous enfoncer dans un trou comme il est arrivé à Baïdar&|160;; nousn’en sortirions pas. Oh&|160;! je la connais, cette Asie&|160;!quels habitants&|160;! quelles montagnes&|160;! quelstorrents&|160;! c’est inhabitable&|160;!&|160;»

Nos postillons se mirent, en criant, à tireret à frapper les chevaux&|160;; ceux-ci hennissaient, se campaientet ne voulaient, pour rien au monde, faire un pas, malgrél’invitation éloquente des coups de fouets.

«&|160;Votre seigneurie, dit enfin l’un despostillons, peut être certaine que nous ne pourrons arriver à Kobimaintenant. Mais voulez-vous tourner à gauche, tandis que c’estencore possible&|160;? Là bas, au loin, sur le coteau, nevoyez-vous pas quelque chose de noir&|160;? C’est sûrement unecabane où les voyageurs s’arrêtent toujours un moment. Ces hommesdisent qu’ils vous y conduiront, si vous voulez leur donner unpourboire, ajouta-t-il, en montrant les Circassiens.

–&|160;Je le sais, mon cher&|160;! je le saiset n’ai pas besoin que tu me le dises, répondit le capitaine&|160;;je connais ces brutes-là&|160;! Ils sont heureux de me voir dansl’embarras, pour me soutirer un pourboire.

–&|160;Avouez, que sans eux nous aurions punous trouver bien en peine&|160;!

–&|160;C’est bon&|160;! c’est bon&|160;!marmotta-t-il entre ses dents&|160;; j’en ai assez de ces gens-là,ils cherchent toujours à tirer profit de nous&|160;; comme s’ilétait impossible de trouver le chemin sans eux&|160;!&|160;»

Nous tournâmes enfin à gauche, et, aprèsbeaucoup de difficultés, nous pûmes atteindre un pauvre asile,composé de deux cabanes bâties en pierre et en cailloux etentourées d’un mur semblable. Les maîtres, en haillons,descendirent et nous accueillirent cordialement. Je sus plus tardque le gouvernement les paie et les nourrît à la conditiond’accueillir les voyageurs surpris par la tempête.

–&|160;Tout va pour le mieux, dis-je enm’asseyant près du feu&|160;; maintenant vous me finirez l’histoirede Béla. Je suis certain que vous avez envie de mel’achever&|160;!

–&|160;Mais pourquoi croyez-vous cela&|160;?me répondit le capitaine, en m’observant avec un regard fin.

–&|160;Parce qu’il est dans l’ordre des chosesde finir un portrait quand on l’a commencé.

–&|160;Effectivement&|160;! vous avezdeviné.

–&|160;J’en suis très content&|160;!

–&|160;Vous faites bien de vous réjouir&|160;;mais, pour moi, c’est un pénible souvenir. Quelle charmante enfantc’était, que cette Béla&|160;! je l’accueillais comme si elle eûtété ma fille et elle m’aimait bien&|160;! Il faut vous dire que jen’ai plus de famille&|160;; depuis douze ans je n’avais eu aucunenouvelle de mon père et de ma mère et je n’avais point encore songéà prendre femme. Tel je suis, tel j’étais alors, et je fus contentde trouver quelqu’un à gâter. Elle nous chantait souvent les airsde son pays et nous dansait divers pas. Mais comme elledansait&|160;! J’ai vu les jeunes personnes du gouvernement, j’aimême été à Moscou, aux assemblées de la noblesse il y a de celavingt ans, mais où était Béla&|160;? Ce n’était plus ça&|160;!Grégoire la parait comme une poupée, l’arrangeait, l’habillait avecsoin et elle devenait si jolie, que c’était admirable. Le hâle deson visage et de ses mains s’était effacé et les belles couleursavaient reparu à ses joues&|160;; puis une fois dans cet état,resplendissante de gaieté et folle de joie, elle employait touteson espièglerie à me railler. Que Dieu le lui pardonne&|160;!

–&|160;Mais qu’arriva-t-il quand vous luiapprîtes la mort de son père&|160;?

–&|160;Nous la lui cachâmes longtemps, tantqu’elle ne fut pas faite à sa nouvelle situation, et lorsque nousle lui dîmes, elle pleura deux jours et puis l’oublia.

Pendant quatre mois, tout alla on ne peutmieux. Petchorin, comme je vous l’ai dit, aimait passionnément lachasse. Il avait souvent envie d’aller dans la forêt, courir leschevreuils et les sangliers, mais il n’était guère possible dedépasser les remparts de la forteresse. Un jour où je l’observais,je le trouvai tout pensif et le vis marcher dans sa chambre lesmains croisées derrière lui&|160;; une autre fois, sans rien dire,il partit pour la chasse et disparut toute la matinée. Bientôt celadevint de plus en plus fréquent&|160;; je me disais&|160;: ce n’estpas bien, et certainement quelque chat noir a passé entreeux[7]&|160;?

Un matin, j’entre chez eux&|160;; Béla étaitassise sur son lit, dans l’ombre, enveloppée dans sa robe tartare,mais si pâle et si triste que j’en fus effrayé.

–&|160;Où est Petchorin&|160;?

–&|160;À la chasse.

–&|160;Est-il parti aujourd’hui&|160;?

Elle se tut comme si elle souffrait de me ledire.

–&|160;Non, hier&|160;! dit-elle enfin ensoupirant péniblement.

–&|160;Est-ce qu’il ne lui est rienarrivé&|160;?

–&|160;Hier, dit-elle en fondant en larmes,j’ai pensé tout le jour qu’il avait pu lui arriver malheur. Il mesemblait qu’un sanglier furieux l’avait blessé, ou que quelqueCircassien l’avait entraîné dans les montagnes, mais maintenant jecrois qu’il ne m’aime plus&|160;?

–&|160;Vraiment, ma chère Béla, tu ne pouvaisplus mal penser&|160;!

Elle pleura, puis relevant la tête avecfierté, elle sécha ses larmes et continua&|160;:

–&|160;S’il ne m’aime plus, qui l’empêche deme renvoyer de la maison&|160;? je ne veux point le gêner. Mais sicela doit continuer, je partirai moi-même, je ne suis point uneesclave&|160;; je suis la fille d’un prince&|160;?

Je tâchai de la rassurer&|160;:

–&|160;Écoute Béla, sans doute il ne peut,comme aux premiers jours, rester éternellement assis devant toi,dans ton jupon&|160;; enfin c’est un jeune homme et il aime àcourir après le gibier&|160;: Il va et vient, et si tu t’enaffliges tu l’ennuieras bien plus encore.

–&|160;C’est vrai&|160;! c’est vrai&|160;!dit-elle, je serai gaie. Et riant aux éclats, elle prit sonbouben[8] et se mit à chanter, à danser et à courirautour de moi. Mais cela ne dura pas, elle regagna son lit et cachason visage dans ses mains.

Que faire&|160;? vous le savez, je n’ai jamaisété très entendu auprès des femmes&|160;; je cherchai à la consoleret je ne trouvai rien à dire. Nous nous tûmes quelques moments tousles deux&|160;: situation bien désagréable&|160;!

Enfin, je lui dis&|160;:

–&|160;Veux-tu que nous allions nous promenersur le rempart&|160;? le temps est si beau&|160;!&|160;»

Nous étions en septembre et réellement lajournée était admirable et pas trop chaude. Toutes les montagnes sedétachaient dans l’espace comme sur un plateau&|160;; nouscirculions en tous sens sur le rempart, sans échanger un mot. Enfinelle s’assit sur le gazon et je m’assis également. Il me vint alorsà l’esprit cette idée plaisante que j’avais l’air auprès d’elled’une véritable bonne d’enfant.

Notre forteresse était bâtie sur une hauteur,et on y avait une vue merveilleuse&|160;: d’un côté, des champsimmenses, légèrement ravinés et terminés par des forêts quis’abritaient jusque sous les crêtes des montagnes. Par-ci, par-là,la fumée de quelques villages et des troupeaux de chevaux&|160;; del’autre côté, coulait un ruisseau aux bords plantés d’arbres,dissimulant un petit monticule pierreux qui se rattachait à lahaute chaîne du Caucase. Nous nous étions assis à l’angle d’unbastion, afin d’embrasser tout le tableau d’un seul coupd’œil&|160;; lorsque soudain j’aperçus, qui sortait de la forêt, unindividu monté sur un cheval gris, se rapprochait, et enfins’arrêtait près du ruisseau à cent toises de nous. Et alors il semit à faire tourner son cheval comme un fou, mais avec uneincroyable rapidité.

–&|160;Regarde donc, Béla&|160;! luidis-je&|160;; tu as des yeux jeunes. Quel est celui qui fait ainsitourner son cheval et par qui cherche-t-il à se faireremarquer&|160;?&|160;»

Elle se retourna et poussa un cri endisant&|160;: «&|160;c’est Kazbitch&|160;!&|160;»

–&|160;Ah&|160;! le brigand&|160;! Commenta-t-il osé venir si près de nous&|160;?&|160;»

J’observe&|160;; c’était, en effet, Kazbitchavec son visage basané&|160;; en haillons et repoussant commetoujours.

«&|160;C’est le cheval de monpère&|160;!&|160;» dit Béla, en me saisissant par le bras.

Elle tremblait comme une feuille et ses yeuxétincelaient&|160;: Ah&|160;! pensai-je&|160;; en toi ma petite, lesang sauvage bouillonne encore.

–&|160;Viens ici&|160;! dis-je à lasentinelle&|160;; prépare ton arme&|160;! et si tu veux gagner unrouble, abats-moi cet homme&|160;!

–&|160;J’entends bien votre seigneurie&|160;;seulement il ne reste pas immobile.

–&|160;Ordonne-le-lui, lui dis-je, enplaisantant.

–&|160;Eh&|160;! mon cher&|160;! cria lasentinelle en agitant sa main&|160;: Arrête-toi un peu&|160;!Pourquoi tournes-tu comme une toupie&|160;?&|160;»

Kazbitch s’arrêta et parut observer. Ilpensait sûrement qu’on allait entamer avec lui une conversation.Mais alors, mon grenadier visa. Paf… la poudre s’enflamma, Kazbitchpoussa son cheval qui fit un bond de côté&|160;; puis, se levantsur ses étriers, il cria quelque chose en son langage à lasentinelle, la menaça du fouet, et disparut.

«&|160;Quelle honte pour toi&|160;! dis-je àla sentinelle.&|160;»

–&|160;Il est allé probablement mourirailleurs&|160;; me répondit celle-ci et votre seigneurie ne m’envoudra pas, car ces maudites gens, on ne peut les tuer d’un seulcoup.&|160;»

Un quart d’heure après, Petchorin revint de lachasse. Béla lui sauta au cou et ne proféra pas un reproche, pasune plainte pour une si longue absence. Et de longtemps je n’eusplus à me fâcher contre lui.

–&|160;Permettez, est-ce que depuis le momentoù Kazbitch vint près de la rivière où l’on tira sur lui, vous nele rencontrâtes plus&|160;? car ces montagnards sont fortvindicatifs. Croyez-vous qu’il ne devina pas que vous aviez aidéAzamat&|160;?…

–&|160;Je parierais que ce jour-là il reconnutBéla. Je savais depuis un an qu’elle lui plaisait beaucoup&|160;;il me l’avait dit lui-même&|160;; et, s’il avait espéré avoir unegrosse dot, il l’aurait demandée en mariage.

Cet événement fit réfléchir Petchorin.

–&|160;Béla&|160;! lui dit-il, il faut êtreplus prudente, et à partir de ce jour il ne faut plus aller sur lerempart&|160;!&|160;»

Du reste j’eus avec Petchorin une longueexplication&|160;; je voyais, avec peine, qu’il n’était plus lemême pour cette pauvre fille, car, non seulement il passait lamoitié de son temps à la chasse, mais dans ses rapports avec elleil était devenu froid et ne lui prodiguait plus que de rarescaresses.

Elle commençait à maigrir sensiblement&|160;;sa petite figure s’allongeait, et ses grands yeux s’éteignaient.Nous lui disions&|160;:

–&|160;Tu soupires, Béla, tu estriste&|160;?

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Tu t’affliges en pensant à tafamille&|160;?

–&|160;Je n’ai plus de parents&|160;!

–&|160;Désires-tu quelque chose&|160;?

–&|160;Non&|160;!&|160;»

C’était comme ça toute la journée&|160;;excepté oui et non, on ne pouvait rien tirer d’elle.

Je résolus donc de parler de cela àPetchorin.

–&|160;Écoutez, Maxime, me répondit-il&|160;;j’ai un mauvais caractère&|160;; est-ce l’éducation qui m’a faittel ou Dieu qui m’a créé ainsi&|160;? je l’ignore&|160;; je saisseulement que si je fais le malheur des autres, je ne suis pas plusheureux pour cela. C’est là une triste consolation, sansdoute&|160;! Mais la vérité c’est qu’il en est ainsi&|160;! Dès mapremière jeunesse, au moment où je sortis de la tutelle de mesparents, je me pressai de jouir avec fureur de tous les plaisirsque l’on peut se procurer avec de l’argent&|160;; bientôt cesplaisirs me fatiguèrent. J’allai alors dans le grand monde et lemonde m’ennuya aussi&|160;; je m’amourachai de quelques beautésmondaines et fus aimé&|160;; mais dans ces amours mon imaginationet mon amour-propre seuls furent en jeu&|160;; le cœur resta vide.Je me mis à lire, à m’instruire, tout cela me parut égalementennuyeux&|160;; je voyais que ni la gloire ni le bonheur nedépendaient de ce travail, parce que les hommes les plus heureuxsont souvent les plus ignorants, et quant à la gloire ellen’appartient qu’au succès. Or, pour l’obtenir, il faut être bienhabile. Bientôt après on m’envoya au Caucase&|160;: C’est le tempsle plus heureux de ma vie. J’espérais que l’ennui ne vivrait passous les balles circassiennes&|160;: vainement&|160;! Au bout d’unmois j’étais tellement habitué à leur sifflement et au voisinage dela mort, que vraiment je ne m’en occupais pas plus que desmoucherons, et je m’ennuyai plus qu’auparavant, parce que j’avais,pour ainsi dire, presque perdu ma dernière espérance… Lorsque jevis Béla, lorsque, pour la première fois, la tenant sur mes genoux,je baisai ses cheveux noirs, imbécile que j’étais&|160;! je la prispour un ange que le sort compatissant m’envoyait&|160;; je metrompai encore&|160;: l’amour de cette petite sauvagesse ne vautguère mieux que celui d’une grande dame&|160;; la naïveté et lacandeur de l’une m’importunent autant que le feraient lescoquetteries de l’autre. Si vous voulez, je l’aime encore&|160;; jelui suis reconnaissant de quelques moments bien doux, et jedonnerais ma vie pour elle&|160;; mais auprès d’elle, jem’ennuie&|160;! Je suis un sot ou plus méchant encore, je nesais&|160;; mais ce qu’il y a de certain, c’est que je suis biendigne de pitié et peut-être plus qu’elle. J’ai une âme gâtée par lemonde, une imagination sans repos et un cœur insatiable. Tout meparaît petit&|160;; je m’habitue facilement à la souffrance commeau plaisir et mon existence devient plus monotone de jour en jour.Il ne me reste plus qu’une ressource&|160;: c’est de voyager. Dèsque je le pourrai, je me mettrai en route&|160;; mais pas enEurope, grand Dieu&|160;! J’irai en Amérique, en Arabie ou dansl’Inde&|160;; enfin où que ce soit, je mourrai en voyageant, àmoins que je ne me persuade que cette dernière consolation seratrop longue à s’épuiser, en dépit des orages et des mauvaischemins.&|160;»

Il parla ainsi longtemps et ses paroles segravèrent dans ma mémoire&|160;; pour la première fois, j’entendaisde pareilles choses de la part d’un homme de vingt-cinq ans et Dieuveuille que ce soit la dernière&|160;! C’est incroyable&|160;!

–&|160;Dites-moi, je vous prie, continua lecapitaine en se tournant vers moi&|160;: Vous avez été dans lacapitale aussi&|160;? mais pas longtemps&|160;; est-ce que tous lesjeunes gens de ces lieux sont ainsi faits&|160;?

Je lui répondis qu’il y avait bien des hommespareils à celui dont il m’avait parlé, et que ce qui étaitprobable, c’est que ceux-là avaient raison&|160;; que du reste ledégoût de tout, comme toutes les modes, avait commencé dans lesplus hautes classes de la société, pour descendre ensuite dans lesplus basses qui l’avaient exagéré, et que c’étaient elles qui,réellement maintenant, s’ennuyaient le plus entre toutes ets’efforçaient de cacher ce malheur comme un défaut.

Le capitaine ne comprit pas ces finesses etbalança légèrement sa tête en souriant ironiquement.

–&|160;Ne sont-ce pas les Français qui ontinventé la mode de l’ennui&|160;? dit-il.

–&|160;Non, ce sont les Anglais.

–&|160;Ah&|160;! répondit-il, c’estvrai&|160;; ils ont toujours été de grandsivrognes&|160;!&|160;»

Je me souvins involontairement d’une grandedame de Moscou qui assurait que Byron n’était rien de plus qu’univrogne. Or, la remarque du capitaine était excusable, car depuisqu’il s’abstenait de boire, il s’efforçait de se persuader que dansle monde tous les malheurs provenaient de l’ivrognerie.

Après cette digression, il continua son récitde la sorte&|160;:

«&|160;Kazbitch ne reparut plus. Mais je nesais pourquoi je ne pouvais chasser cette idée de ma tête, qu’iln’était pas venu pour rien et qu’il tramait probablement quelqueaffreux projet.

Un jour Petchorin me pria de l’accompagner àla chasse au sanglier. Je refusai longtemps&|160;; que pouvaitavoir de rare pour moi la vue d’un sanglier&|160;? Il parvintcependant une fois à m’entraîner avec lui&|160;; nous prîmes cinqsoldats et partîmes de bon matin. Jusqu’à dix heures nousfouillâmes en tous sens les roseaux et le bois&|160;; pas debêtes&|160;! Retournons, lui dis-je, et ne nous entêtons pas&|160;;il est évident que nous avons choisi un mauvais jour&|160;!

Mais Grégoire, malgré la grande chaleur et lafatigue, ne voulait pas rentrer sans gibier. Ce qu’il désirait ille lui fallait. Il était évident que dans son enfance il avait étégâté par sa mère. Enfin, vers midi, nous découvrîmes un mauditmarcassin&|160;; paff&|160;!… paff&|160;!…&|160; mais rien detué&|160;; la bête se réfugia dans les roseaux. C’était décidémentun mauvais jour&|160;! Nous prîmes un peu de repos et nous nousmîmes en route pour regagner la maison, nous allions côte à côte,en silence, laissant tomber nos rênes et nous étions presquearrivés à la forteresse. Quelques arbres seulement nous empêchaientde la voir, lorsque soudain un coup de feu retentit&|160;; nousnous regardons l’un et l’autre, un même soupçon nous a traversél’esprit. Nous galopons rapidement du côté où le coup étaitparti&|160;; nous regardons&|160;: sur le rempart une foule desoldats était réunie et indiquait dans la campagne un cavalier quisemblait voler et emportait sur la selle quelque chose de blanc.Petchorin pousse un cri en circassien, enlève l’étui de son fusilet part&|160;; je le suis.

Par bonheur, à cause de notre chasse manquée,nos chevaux n’étaient pas fatigués&|160;: Ils bondissaient sous laselle et en un instant, nous avions gagné beaucoup de chemin. Jereconnus enfin Kazbitch, mais je ne pouvais distinguer encore cequ’il emportait devant lui. Et lorsque j’atteignis Petchorin je luicriai&|160;: c’est Kazbitch&|160;! Il me regarda, hocha la tête etfouetta son cheval.

Nous n’étions déjà plus qu’à une portée defusil de lui&|160;; son cheval était fatigué, en plus mauvais étatque les nôtres, et malgré tous ses efforts il n’avançait quepéniblement. En ce moment, pensai-je, il doit se souvenir de sonKaraguetz.

Je regarde&|160;; Petchorin au galop le visaitavec son fusil&|160;; ne tirez pas&|160;! lui criai-je&|160;:gardez votre coup&|160;; nous l’atteindrons sans cela&|160;!Oh&|160;! la jeunesse&|160;! elle s’échauffe toujours mal àpropos&|160;! Le coup retentit et la balle cassa la jambe dederrière du cheval&|160;; celui-ci fit encore avec peine unedizaine de pas, broncha et s’abattit sur les genoux.

Kazbitch sauta à terre, et nous vîmes qu’ilportait dans ses bras, une femme enveloppée d’un grand voile,c’était Béla&|160;! pauvre Béla&|160;! Il nous cria quelque chosedans sa langue et brandit sur elle son poignard&|160;!… Il fallaitse hâter&|160;! Je tirai à mon tour assez heureusement&|160;;sûrement ma balle l’avait atteint à l’épaule, car son bras retombasubitement. Lorsque la fumée fut dissipée, le cheval blessé étaitétendu à terre, et à côté de l’animal, Béla évanouie&|160;!Kazbitch jeta son fusil, puis à travers les arbres, grimpa sur lesrochers comme un véritable chat. J’eus envie de tirer sur lui delà, mais mon coup n’était pas prêt. Nous sautâmes à terre etcourûmes vers Béla. La malheureuse était étendue immobile et lesang coulait à flots de sa blessure. Ce scélérat aurait pu lafrapper au cœur et l’achever ainsi d’un seul coup, mais il l’avaitfrappée dans le dos. C’était un véritable coup de bandit&|160;!

Elle était sans connaissance&|160;; nousdéchirâmes son voile et pansâmes sa blessure en rapprochant lesbords de notre mieux. Vainement Petchorin couvrait de baisers seslèvres froides&|160;; rien ne put la faire revenir à elle.

Petchorin monta à cheval&|160;; je la pris àterre et la plaçai devant lui sur sa selle&|160;; il l’entoura deses bras et nous revînmes sur nos pas. Après quelques moments desilence, Petchorin me dit&|160;: Maxime&|160;! ne la rappelons-nouspas à la vie&|160;? certainement que si&|160;! lui répondis-je, etnous laissâmes aller nos chevaux à toute bride. Aux portes de laforteresse une grande foule nous attendait. Nous portâmesprudemment la blessée chez Petchorin et fîmes appeler le médecin.Il était presque ivre, mais il vint cependant, regarda la blessureet déclara que Béla ne vivrait pas plus d’un jour. Il setrompait&|160;:

–&|160;Elle revint donc à la santé&|160;?dis-je au capitaine, en lui prenant la main et presque joyeuxmalgré moi.

–&|160;Non&|160;! répondit-il&|160;: lemédecin s’était trompé en ceci qu’elle vécut encore deux jours.

–&|160;Mais expliquez-moi de quelle manièreKazbitch avait pu l’enlever&|160;?

–&|160;Voici&|160;: malgré la défense dePetchorin, Béla était allée de la forteresse à la rivière&|160;; ilfaisait très chaud, comme vous savez, et elle s’était assise surune pierre et lavait ses pieds dans l’eau. Kazbitch s’approchad’elle furtivement, lui ferma soudain la bouche, la tira dans lesarbres, l’enleva sur son cheval et s’enfuit. Elle, cependant,s’efforçait de crier&|160;; les sentinelles donnèrent l’alarme etnous arrivâmes à propos.

–&|160;Mais pourquoi Kazbitch voulait-ill’enlever&|160;?

–&|160;Vous savez que les Circassiens sontréputés pour un peuple de voleurs. Il suffit que quelque chose soitmal gardé pour qu’ils l’enlèvent, et quoiqu’un objet leur soitinutile ils le dérobent tout de même, et il faut en cela êtreindulgent pour eux. Mais cette fois il y avait en plus, que Bélaplaisait beaucoup à Kazbitch.

–&|160;Et Béla mourut&|160;?

–&|160;Oui, elle mourut&|160;; mais ellesouffrit beaucoup et nous épuisâmes en vain tous nos soins. Versles dix heures du soir elle revint à elle&|160;; nous nous assîmessur son lit. Dès qu’elle rouvrit les yeux, elle appelaPetchorin&|160;:

–&|160;Je suis là près de toi,djanetzka&|160;! (ce qui signifie ma chère âme,) dit-il, en laprenant dans ses bras.

–&|160;Je mourrai&|160;! dit-elle.

Nous nous efforcions de la consoler en luidisant que le médecin avait promis de la sauver sûrement.

Elle agita sa tête mignonne et se tourna versle mur. Elle ne voulait pas mourir. Pendant la nuit, elle eût ledélire&|160;: sa tête brûlait&|160;; sur tout son corps couraitparfois un tremblement fiévreux. Elle débitait des parolesincohérentes sur son père et son frère&|160;; elle soupirait aprèssa montagne, après sa maison. Puis elle parla aussi dePetchorin&|160;; elle lui donnait les noms les plus tendres ou bienlui reprochait d’avoir cessé d’aimer sa Djanetzka.

Lui l’écoutait en silence, la tête appuyéedans ses mains. Mais pendant tout ce temps je ne vis pas une seulelarme couler de ses paupières. Était-ce qu’il ne pouvaitpleurer&|160;? ou se retenait-il&|160;? Je ne le sais. Pour moi jen’ai jamais rien vu de plus digne de pitié que cette scène.

Au matin, le délire disparut. À ce moment elleétait étendue immobile, pâle, et si faible que c’était à peine sielle paraissait respirer. Puis il y eut du mieux, et elle se mit àparler&|160;; savez-vous de quoi&|160;? C’est une pensée qui nepouvait venir qu’à une mourante&|160;: elle se désolait de ne pasavoir été élevée dans la religion chrétienne, parce que,disait-elle, dans l’autre monde, son âme ne se rencontrerait pasavec celle de Grégoire et une autre femme deviendrait sa compagneau paradis. Il me vint à l’idée de la baptiser avant qu’elle nemourût et je le lui proposai. Elle me regarda avec irrésolution etne put de longtemps proférer une parole… Elle me répondit enfinqu’elle mourrait dans la croyance où elle était née. C’est ainsique s’écoula la journée. Comme elle avait changé, en un seuljour&|160;! Ses joues pâles s’étaient creusées&|160;; ses yeuxavaient grandi, grandi&|160;; ses lèvres brûlaient&|160;; elleressentait une chaleur intérieure comme si, dans son sein, elleavait eu un fer rouge&|160;!

La seconde nuit vint&|160;; nous ne fermâmespas les yeux et ne quittâmes pas son chevet. Elle souffraithorriblement, elle gémissait, et dès que la douleur lui laissait unpeu de répit, elle s’efforçait de persuader à Grégoire qu’il devaitlui faire plaisir en allant prendre un peu de repos. Elleembrassait ses mains et les touchait sans cesse avec les siennes.Avant le matin, elle ressentit les premières atteintes de la mort,elle s’agita, arracha son bandage et le sang coula de nouveau.Lorsqu’on eut pansé sa plaie, elle se calma un moment, puis demandaPetchorin, afin de l’embrasser encore. Il se mit à genoux à côté dulit, leva la tête de Béla de dessus l’oreiller, et colla sa bouchesur ses lèvres froides&|160;; elle entoura fortement son cou de sesbras tremblants, comme si elle voulait lui donner son âme dans unbaiser. Oui&|160;! elle fit bien de mourir&|160;! car queserait-elle devenue si Grégoire l’avait abandonnée&|160;? et tôt outard, cela serait arrivé&|160;!

Pendant la moitié du jour suivant, elle futcalme, silencieuse et docile, quoique le médecin augmentât sessouffrances avec ses cataplasmes et ses pansements.

–&|160;Permettez&|160;! vous disiez vous-mêmequ’elle devait certainement mourir&|160;; pourquoi alors tous cesremèdes&|160;?

–&|160;C’était, répondit Maxime, pourtranquilliser notre conscience.

–&|160;Elle est jolie la conscience&|160;!

Dans l’après-midi, elle commença à éprouverune soif ardente&|160;; nous ouvrîmes la fenêtre, mais dehors, ilfaisait encore plus chaud que dans la chambre. Nous plaçâmes de laglace près du lit&|160;: rien ne la soulageait. Je savais que cettesoif est intolérable, et qu’elle est le signe précurseur del’agonie. Je le dis à Petchorin&|160;:

«&|160;De l’eau&|160;! de l’eau&|160;!&|160;»dit-elle d’une voix étouffée, en se levant sur son séant.

Grégoire devint pâle comme un linge, prit unverre, le remplit, et le lui donna. Je me couvris les yeux avec mesmains, et me mis à réciter une prière, je ne sais plus laquelle,mon Dieu&|160;! J’ai vu mourir bien des hommes dans les ambulancesou sur les champs de bataille&|160;; mais ce n’était pluscela&|160;! ce n’était pas du tout cela&|160;!

Je dois vous avouer ce qui m’attristeencore&|160;: En face de la mort, elle ne se souvint pas un instantde moi&|160;; et moi, il me semble que je l’aimais comme unpère&|160;!… Mais que Dieu lui pardonne&|160;! car en vérité,pourquoi aurais-je voulu qu’elle songeât à moi devant lamort&|160;?

Lorsqu’elle eut bu toute cette eau, elle parutsoulagée et trois minutes après, elle exhala son derniersoupir&|160;!…

Nous plaçâmes un miroir devant ses lèvres,mais pas le moindre souffle ne vint en ternir le poli.

J’éloignai Petchorin de cette chambre, et nousallâmes sur le rempart de la forteresse, où nous nous promenâmeslongtemps de long en large, côte à côte, sans dire une parole etnos mains croisées derrière le dos. Son visage n’exprimait rien departiculier, et moi j’étais fort triste&|160;; à sa place, jeserais mort de douleur&|160;! Enfin il s’assit à l’ombre et avec unbâton dessinait sur le sable. Par convenance je cherchai à leconsoler et me mis à lui parler. Il leva la tête et se mit à rire.Un froid glaça ma peau à ce rire. Je partis commander lecercueil.

J’avoue que ce fut en partie pour me distraireque je m’occupai de ce soin. J’avais une pièce d’étoffe, j’engarnis la bière et la parai avec les broderies d’argentcircassiennes que Petchorin avait achetées pour elle.

Le lendemain, de bon matin, nous l’enterrâmesderrière la forteresse, près du ruisseau et à cette place où elles’était assise pour la dernière fois. Autour de la tombe, poussentmaintenant les blanches fleurs de l’accacia et du sureau. J’avaisenvie d’y placer une croix, mais je ne le pus, parce qu’ellen’était pas chrétienne.

–&|160;Et que devint Petchorin&|160;?

–&|160;Petchorin fut longtemps malade etmaigrit, le malheureux&|160;; mais depuis ce jour nous ne parlâmesplus de Béla. Je voyais que cela lui était désagréable. Trois moisaprès, on lui désigna un régiment et il partit pour la Géorgie.Depuis nous ne nous sommes plus rencontrés. Je me souviens d’avoirentendu dire que peu de temps après il retourna en Russie&|160;;mais dans les cadres du corps d’armée il n’en fut plus question. Etpuis les nouvelles nous parviennent si tardivement ici.

Là-dessus il entama une longue conversationsur ceci&|160;: qu’il est fort désagréable de ne connaître lesnouvelles qu’une année plus tard et que cela n’est supportable queparce que ce retard amortit quelquefois de douloureusesémotions.

Je ne l’interrompis point, car je nel’écoutais plus.

Au bout d’une heure, il nous parut possible departir. La tempête s’était calmée&|160;; le ciel s’éclaircit etnous nous remîmes en route. En chemin je ramenai malgré moi laconversation sur Béla et Petchorin.

–&|160;Et vous n’avez pas entendu dire cequ’est devenu Kazbitch&|160;?

–&|160;Kazbitch&|160;! à la vérité je n’en aiplus entendu parler. J’ai ouï dire que sur notre flanc droit chezles Chapsoug[9] il existe quelque Kazbitch hardi qui, enhabit Tartare rouge, va et vient sous nos balles et salue polimentlorsqu’elles sifflent près de lui. Je doute que ce soit lemême&|160;!

Nous nous séparâmes à Kobi. Je partis enposte. Lui, à cause de sa voiture chargée, ne put me suivre. Nouscomptions ne jamais nous revoir, mais cependant nous nousrencontrâmes, et si vous le désirez, je vous raconterai cela. C’esttoute une histoire. Avouez seulement que Maxime Maximitch était unhomme digne d’estime&|160;! Si vous avouez cela, je vous enrécompenserai par un récit qui ne sera pas trop long.

FIN DE BÉLA.

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