Une Étude en rouge

Chapitre 4Ce que John Rance avait à dire

Il était une heure quand nous quittâmes Lauriston Gardens. Jesuivis Sherlock Holmes au bureau de poste le plus près. Il expédiaune longue dépêche. Puis il héla un fiacre et donna au conducteurl’adresse de John Rance.

« Rien de tel que les renseignements de première main,dit-il. Mon opinion est déjà faite, mais il est prudent de chercherà tout connaître.

– Vous m’ahurissez, Holmes ! dis-je. Certainement, vousn’êtes pas aussi sûr que vous le prétendez de tous les détails quevous leur avez fournis.

– Pas d’erreur possible ! répondit-il. La première choseque j’aie remarquée en arrivant là-bas, c’est que les roues d’unevoiture avaient creusé deux ornières près de la bordure dutrottoir ; or, jusqu’à la nuit dernière, nous n’avions pas eude pluie depuis une semaine ; par conséquent, les roues quiont laissé une empreinte si profonde ont dû y passer la nuitdernière. Il y avait aussi la marque des sabots : le dessin del’un d’eux était net ; le fer était donc neuf. Puisque lefiacre était là quand il pleuvait, et que, d’après Gregson, on nel’a pas revu dans la matinée, il faut donc qu’il ait amené de nuitces deux individus.

– Cela est simple, dis-je, mais la taille dumeurtrier ?

– La taille d’un homme, neuf fois sur dix, se déduit de lalongueur de ses enjambées. C’est un calcul assez facile, mais je neveux pas vous ennuyer avec des chiffres. Les pas du meurtrier sevoyaient dehors dans la boue, et, à l’intérieur, sur la poussière.Et j’ai eu un moyen de vérifier mon calcul. Quand un homme écritsur un mur, il le fait d’instinct au niveau de ses yeux. Or,l’inscription était à un peu plus d’un mètre quatre-vingts du sol.Peuh ! un jeu d’enfant !

– Et son âge ? demandai-je.

– Eh bien, un homme ne peut pas être tout à fait vieux s’ilenjambe facilement un mètre trente. C’était la largeur d’une flaqued’eau dans le jardin. Les chaussures vernies l’avaient contournéeset les talons carrés l’avaient sautée. Il n’y a rien de mystérieuxlà-dedans. J’applique tout simplement aux choses de la vie quelquesunes des règles d’observation et de déduction que j’ai préconiséesdans mon article. Quelque chose vous intrigue encore ?

– Oui, les ongles, le Trichinopoli, amorçai-je.

– L’inscription sur le mur a été tracée par un index trempé dansdu sang. J’ai pu observer à l’aide de ma loupe que le plâtre avaitété légèrement égratigné autour des lettres, ce que n’aurait pasfait un ongle court. J’ai ramassé un peu de cendre éparpillée surle plancher. Elle était sombre et feuilletée, comme ne peut enfaire qu’un Trichinopoli. Je me suis livré à une étude spéciale surla cendre des cigares ; j’ai même écrit une monographie sur lesujet ! Je me flatte de pouvoir reconnaître, d’un coup d’œil,la cendre de n’importe quelle marque connue de cigares ou de tabac.C’est justement dans ces détails qu’un détective compétent sedistingue d’un Gregson ou d’un Lestrade.

– Et la figure haute en couleur ? demandai-je.

– Oh ! ça, c’est beaucoup plus hardi ! Mais je suisquand même sûr d’avoir raison. Ne me demandez pas d’explicationpour le moment. »

Je passai la main sur mon front.

« J’ai le vertige. Plus on pense à cette affaire, plus elledevient mystérieuse. Pourquoi ces deux hommes, s’ils étaient deux,sont-ils venus dans une maison vide ? Qu’est devenu le cocherqui les a amenés ? Comment l’un a-t-il pu forcer l’autre àprendre du poison ? D’où provenait le poison ? Quel étaitle mobile du crime, puisque ce n’est pas le vol ? Comment unebague de femme est-elle arrivée là ? Et pourquoi avoir écritle mot « Rache », avant de décamper ?J’avoue que je n’arrive pas à concilier ces faits. »

Mon compagnon eut un sourire approbateur.

« Vous avez résumé avec clarté et concision toutes lesdifficultés, dit-il. Il y a encore bien des points obscurs.Cependant, sur les principaux faits, j’ai mon idée. Quant à ladécouverte du pauvre Lestrade, c’était tout simplement unefeinte ; en suggérant par là les sociétés secrètes, on a voululancer la police sur une fausse piste. L’inscription n’a pas ététracée par un Allemand. La lettre A, si vous avez remarqué, étaitécrite en gothique. Or, un allemand écrit toujours ses A encaractère latin. Nous pouvons donc affirmer à coup sûr quel’inscription a été faite, non par un Allemand, mais par unimitateur trop appliqué. C’était simplement une ruse pour engagerl’enquête sur une mauvaise voie… Je ne m’étendrai pas davantage surcette affaire, docteur ! Vous savez qu’un magicien perd sonprestige en expliquant ses tours. Si je vous révélais toute maméthode, vous penseriez qu’après tout, je suis un type trèsordinaire.

– Je ne penserai jamais une chose semblable, répondis-je. Jamaispersonne ne saurait mieux que vous ériger en science exacte larecherche des criminels.

Mon compagnon rougit de plaisir. Autant de mes paroles que del’enthousiasme avec lequel je les avais prononcées. J’avais déjàremarqué qu’il était aussi sensible à un compliment sur son artqu’une jeune fille peut l’être à une flatterie touchant sabeauté.

« Je vous dirai encore une chose, fit-il. L’homme auxchaussures vernies et l’homme aux talons carrés sont arrivés dansle même fiacre. Ils ont franchi ensemble l’allée, sans doute brasdessus, bras dessous. Une fois dans la chambre de devant, ils l’ontarpentée ; plus précisément, les talons carrés allaient etvenaient, tandis que les chaussures vernies se tenaienttranquilles. J’ai lu tout cela dans la poussière. La longueur deplus en plus grande des enjambées indiquait aussi une surexcitationcroissante. Je suppose que l’homme aux talons carrés parlait toutle temps, et qu’il s’est monté jusqu’à une rage folle. C’est alorsque le drame a eu lieu. Je vous ai dit tout ce que je sais descience certaine. Le reste est hypothèses et conjectures. Nousavons un bon point de départ. Il faudra faire vite. Je veux allerau concert de Hallé, cet après-midi, pour entendre NormanNeruda. »

Notre fiacre avait filé à travers une longue suite de ruesenfumées et de ruelles misérables. Dans la plus enfumée et la plusmisérable, soudain il s’arrêta.

« Voilà Audley Court ! annonça le cocher en indiquantune étroite faille dans l’alignement des maisons de brique terne.Je vous attendrai ici. »

Audley Court n’était pas un lieu attrayant. Un passage exigunous conduisit à un quadrilatère bordé de maisons sordides. Nousavançâmes avec précaution parmi des groupes d’enfants sales et àtravers des rangées de linge déteint, jusqu’au numéro 46. La porteétait ornée d’une petite plaque de cuivre sur laquelle était gravéle nom de Rance. On nous dit que l’agent était au lit et on nousfit entrer, pour l’attendre, dans un petit salon sur le devant.

Il apparut bientôt, l’air un peu fâché d’avoir été dérangé dansson sommeil.

« J’ai fait mon rapport au poste », grommela-t-il.

Holmes tira de sa poche un demi-souverain et, d’un air pensif,il le fit sauter dans sa main.

« Nous aimerions que vous nous en parliez.

– A votre disposition, monsieur, répondit l’agent, les yeuxfixés sur le petit disque en or.

– Racontez-nous donc à votre manière ce qui s’estpassé. »

Rance s’installa sur le canapé de crin et joignit lessourcils ; il paraissait bien résolu à ne rien passer soussilence.

« Je vais tout vous conter à partir du commencement. Jesuis de service de dix heures du soir à six heures du matin. A onzeheures, il y a eu de la bagarre au Cerf blanc ; mais,à part ça, tout était tranquille dans mon secteur. A une heure, ilse mit à pleuvoir. J’ai rencontré Harry Murcher, celui qui a laronde de Holland Grove. On a causé un peu ensemble, au coin de larue Henrietta. Puis, à deux heures, peut-être un petit peu plustard, je suis allé voir si tout était dans l’ordre du côté deBrixton Road. Il faisait joliment mauvais, je ne voyais pas unchat. J’ai vu passer un fiacre ou deux, je dois dire. Cheminfaisant, je pensais, entre nous soit dit, qu’un gin chaud feraitbien mon affaire, quand tout à coup j’ai vu briller une lumière àla fenêtre de la maison. Pourtant c’était une des deux maisonsinhabitées de Lauriston Gardens. Le tout dernier qu’a véculà-dedans est mort de la fièvre typhoïde, rapport que lepropriétaire n’a pas voulu faire assainir les fosses. Alors vouspensez si ça m’épatait de voir la fenêtre éclairée ! Tout desuite, j’ai pensé qu’il se passait quelque chose là. Arrivé à laporte…

– Vous vous êtes arrêté, puis vous avez regagné la grille dujardin, interrompit mon compagnon. Pourquoi ? »

Rance fit un sursaut violent et ouvrit de grands yeux.

« Eh bien, c’est la vérité, monsieur, fit-il. Mais commentvous savez ça ? Dieu seul le sait. Voyez-vous, quand je suisarrivé devant la porte, tout était si tranquille et si désert queje me suis dit que ce serait tout aussi bien si j’avais quelqu’unavec moi… Je ne crains rien de ce côté-ci de la tombe, mais j’aipensé que c’était peut-être le type qu’est mort de la typhoïde quirevenait examiner les fosses ! Cette idée-là m’a collé latrouille. Alors j’ai rebroussé chemin pour voir si je ne verraispas la lanterne de Murcher. Mais, de lui ni de personne, pas detrace…

– Il n’y avait personne dans la rue ?

– Pas âme qui vive, monsieur ! Pas même un chien. J’ai prissur moi et je suis retourné à la maison. J’ai poussé la porte. Toutétait silencieux là-dedans. Alors je suis entré dans la chambre oùil y avait de la lumière. Une bougie brûlait sur la cheminée, unebougie de cire rouge. Et à la lueur de cette bougie, qu’est-ce quej’aperçois !…

– Cela, je le sais. Vous avez fait plusieurs fois le tour de lachambre et vous vous êtes agenouillé près du corps ; puis vousêtes allé au fond du corridor et vous avez essayé d’ouvrir la portede la cuisine ; ensuite… »

Rance se releva d’un bond, tout ensemble effrayé etsoupçonneux.

« Où étiez-vous caché pour voir tout ça ?s’écria-t-il. Vous m’avez tout l’air d’en savoir trop,vous. »

Holmes se mit à rire. Il lui jeta sa carte par-dessus latable.

« Ne me faites pas arrêter sous inculpation de meurtre,dit-il. Je suis un chien de chasse, je ne suis pas le loup !M. Gregson et M. Lestrade répondent de moi. Maiscontinuez. Qu’est-ce que vous avez fait ensuite ? »

Rance se rassit. Il ne paraissait pas trop rassuré.

« J’ai regagné la grille et j’ai sifflé. Murcher est arrivéavec deux autres.

– La rue était toujours déserte ?

– Pour ainsi dire.

– Comment cela ?

Un large sourire épanouit le visage de l’agent.

« J’ai déjà vu bien des types soûls, dit-il, mais des pafscomme ce gaillard-là, ma foi, non, jamais ! Quand je suissorti, il était à la grille ; appuyé contre les barreaux, ilchantait à s’époumoner. Il ne pouvait pas se tenir debout ;nous aider, encore moins !

– Quelle sorte d’homme était-ce ? »

John Rance parut ennuyé de revenir sur ce sujet à côté de laquestion.

« Un homme soûl comme il n’est pas permis d’être,répondit-il. Il se serait retrouvé en taule si nous n’avions pasété si occupés !

– Mais son visage, ses vêtements, ne les avez-vous pasremarqués ? interrompit Holmes avec impatience.

– Pour sûr que je les ai remarqués, parce que j’ai soutenu letype avec Murcher ! C’était un grand gaillard qu’avait la facetoute rouge. Un cache-nez lui enveloppait la moitié de lafigure…

– Suffit ! s’écria Holmes. Qu’avez-vous fait delui ?

– On avait assez à faire sans nous en charger, dit l’agent en secabrant sous le reproche. Je parierais qu’il a fini par rentrerchez lui.

– Comment était-il vêtu ?

– Il avait un pardessus brun.

– Et un fouet à la main ?

– Un fouet ?… Non.

– Il l’avait sans doute laissé, murmura mon compagnon. Ensuite,vous n’avez pas par hasard vu et entendu un fiacre ?

– Non.

– Prenez ce demi-souverain, dit Holmes en se levant. Je crainsfort, John Rance, que vous n’ayez jamais d’avancement dans lapolice. Votre tête ne devrait pas vous servir seulement d’ornement.Vous auriez pu gagner les galons de sergent, la nuit dernière.L’homme que vous avez tenu entre vos mains est celui que nousrecherchons ; c’est lui qui tient la clef du mystère. Inutilede discuter ; c’est ainsi. Partons, docteur ! »

Nous laissâmes notre informateur incrédule, mais évidemment malà l’aise.

« L’imbécile ! dit Holmes avec amertume, pendant quele fiacre nous ramenait chez nous. Dire qu’il a eu une pareillechance et qu’il n’en a pas profité !

– Je ne vois pas encore clair, dis-je. Le signalement del’ivrogne concorde bien avec l’idée que vous vous faisiez dumeurtrier. Mais pourquoi serait-il retourné sur les lieux de soncrime ? Ce n’est pas l’habitude des criminels.

– La bague, mon ami, la bague ! Voilà ce qu’il revenaitchercher. S’il n’y a pas d’autre moyen de l’attraper, nous pourronstoujours appâter notre hameçon avec la bague. Je tiens mon homme,docteur ! Je parierais deux contre un que je le tiens !Il faut que je vous remercie. Sans vous, je ne me serais peut-êtrepas dérangé et j’aurais manqué la plus belle étude de ma vie. Uneétude en rouge, n’est-ce pas ? Pourquoi n’utiliserions-nouspas un peu l’argot d’atelier ? Le fil rouge du meurtre se mêleà l’écheveau incolore de la vie. Notre affaire est de ledébrouiller, de l’isoler et de l’exposer dans toutes ses parties.Et maintenant, à table ! Et ensuite, Norman Neruda ! Sesattaques et son coup d’archet sont magnifiques. Quelle est donc lapetite chose de Chopin qu’elle joue si admirablement ? Tra lala lira lira la. »

Le limier amateur s’affala sur la banquette et se mit à chantercomme une alouette, tandis que je méditais sur la complexité del’esprit humain.

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