Une Étude en rouge

Chapitre 14Conclusion

Nous avions tous été assignés à comparaître devant les juges, lejeudi suivant ; mais, quand ce jour arriva, ils n’avaient plusbesoin de notre témoignage : un juge supérieur avait prisl’affaire en main. Jefferson Hope avait été appelé devant untribunal où justice lui aura été pleinement rendue. Son anévrismese rompit dans la nuit qui succéda à son arrestation ; on letrouva étendu sur le pavé de sa cellule ; son visageconservait un calme sourire, comme si, au moment de sa mort, ilavait pu constater que sa vie n’avait pas été inutile, et que satâche avait été accomplie.

« Gregson et Lestrade vont être fous de rage, avec cettemort ! me dit Holmes, le lendemain matin. Quelle publicité ilsperdent là !

– Il me semble pourtant que, dans cette affaire, ils n’ont pasfait grand-chose ! répondis-je.

– Ce que vous faites n’a pas d’importance aux yeux du public,repartit mon compagnon avec amertume. Ce qui compte, c’est ce quevous lui faites croire !… Tant pis d’ailleurs ! reprit-ilsur un ton de meilleure humeur, après un moment de silence. Pourrien au monde je n’aurais voulu manquer cette enquête. Le cas étaitdes plus intéressants. Tout simple qu’il était, il présentaitbeaucoup de points instructifs.

– Simple ? m’écriai-je.

– Comment le qualifier autrement ? demanda Sherlock Holmesen souriant. Il était essentiellement simple ; et la preuve,c’est qu’un très petit nombre de déductions faciles m’a permis deprendre le criminel en moins de trois jours.

– C’est vrai !

– Je vous ai déjà expliqué qu’un fait hors de l’ordinaire estplutôt un indice qu’un embarras. Pour résoudre un problème de cettenature, le principal est de savoir raisonner à rebours. C’est unart très utile, qui est peu pratiqué. On le néglige parce que lavie de tous les jours fait appel plus souvent au raisonnementordinaire. Pour cinquante personnes capables d’un raisonnementsynthétique, à peine en est-il une qui sache faire un raisonnementanalytique.

– Je ne vous suis pas trop bien, avouai-je.

– J’aurais été surpris du contraire… Voyons, si je peuxm’expliquer plus clairement. Je suppose que vous racontiez unesérie d’événements à un groupe de personnes, et qui vous leurdemandiez de vous en dire la suite ; elles les repasserontdans leur esprit et la plupart d’entre elles trouveront ce qui endécoule Maintenant, le contraire : vous leur donnez d’abord lafin d’une autre série d’événements ; combien pourront eninférer la série ? Fort peu. C’est cette dernière opérationque j’appelle le raisonnement analytique ou le raisonnement àrebours.

– J’ai compris, dis-je.

– Or, dans cette affaire, ce qui était donné, c’était lerésultat ; il s’agissait d’en inférer le reste. Voici quel aété mon raisonnement. Commençons par le commencement. J’approchaide la maison, comme vous savez à pied, et l’esprit parfaitementlibre de tout préjugé. D’abord, naturellement, j’examinai la route.Comme je vous l’ai déjà dit, je découvris la trace d’un fiacre quiavait dû passer la nuit là – l’enquête vérifia ce fait, du reste.Je m’assurai que c’était bel et bien un fiacre et non une voiturede maître par l’étroit écartement des roues : le fiacrelondonien est, en général, moins large que le coupé d’ungentleman.

« Je tenais une première donnée. Ensuite, je marchailentement dans l’allée du jardin. Le sol argileux semblait faitexprès pour retenir les empreintes. Où vous ne voyiez sans douteque de la boue piétinée comme à plaisir, mes yeux exercésinterprétaient les moindres marques. Il n’existe pas, dans lascience du détective, une branche aussi négligée que l’examen desvestiges. Par bonheur j’ai tant pratiqué cet art qu’il est devenuchez moi une seconde nature. Je remarquai les empreintes profondesdes agents de police, mais je distinguai encore celles de deuxhommes qui avaient traversé le jardin avant eux. Il était évidentqu’ils y avaient passé les premiers : de place en place, leurspas avaient été effacés par les pas des autres. Ainsi j’établis unsecond fait d’après lequel les visiteurs nocturnes étaient aunombre de deux, l’un d’une haute stature – calculée sur la longueurdes enjambées – et l’autre, vêtu d’une manière fashionable, à enjuger par l’empreinte élégante de son soulier.

« Cette dernière déduction se confirma quand j’entrai dansla maison. L’homme coquettement chaussé gisait devant moi. Parconséquent, c’était l’autre, je veux dire le grand, qui avaitcommis le meurtre, si meurtre il y avait. Le cadavre ne présentaitaucun signe de blessure ; en revanche, son expressiontourmentée laissait croire qu’il avait vu la morts’approcher : celle d’un homme emporté par une crise cardiaqueou par tout autre cause naturelle ne traduit jamais une semblableagitation. Je flairai les lèvres. Il s’en exhalait une odeuraigrelette ; j’en inférai qu’il avait été empoisonné de force.Qu’il l’eut été de force se devinai d’après son visage à la foishaineux et terrifié. C’est par la méthode d’exclusion que j’étaisarrivé à ce résultat ; en effet, aucune autre hypothèse nes’ajustait aux faits. D’ailleurs, ne vous imaginez pas que l’idéede faire prendre du poison de force soit bien nouvelle : ellese retrouve dans les annales du crime. Tout toxicologue serappellera les cas de Dolsky, à Odessa, et de Leturier, àMontpellier.

« Quel était le motif ? voilà le hic ! Ce nepouvait pas être le vol : on n’avait rien pris. La question seposait donc ainsi : était-ce la politique ou une femme ?Cette dernière supposition m’apparut de prime abord comme étant labonne. Sitôt sa besogne accomplie, l’assassin politique file. Aucontraire, l’assassin que je cherchais avait pris son temps ;de plus, il avait négligé toute précaution ; témoin lesnombreuses traces laissées dans la pièce par lui. La politiqueétant hors de cause, cette vengeance méthodique avait dû êtreprovoquée par une offense personnelle. L’inscription sur le mur,cet attrape-nigaud, ne réussit qu’à me confirmer dans mon idée, etensuite la découverte de l’alliance me donna raison. Sans aucundoute, le meurtrier s’en était servi pour rappeler à sa victime unefemme absente, sinon morte. A ce moment-là, je posai une question àGregson ; dans son télégramme à Cleveland, avait-il demandé siDrebber avait eu des histoires dans le passé ? Il me réponditque non, vous vous souvenez.

« L’examen minutieux de la pièce confirma mon hypothèse surla stature du meurtrier ; en outre, il me fournit des détailssur les cendres de son cigare et la longueur de ses ongles. Étantdonné l’absence de toute trace de lutte, j’en étais arrivé à laconclusion que le sang répandu sur le parquet avait coulé du nez dumeurtrier dans son énervement. La traînée de sang suivait la tracede ses pas. C’est en général, chez les tempéraments sanguins qu’uneviolente colère provoque un tel accident. Je hasardai que lecriminel était un type robuste avec un visage haut en couleur. Jene me trompais pas, comme on l’a vu par la suite.

« Une fois dehors, je me dépêchai de faire ce que Gregsonavait négligé : je télégraphiai au chef de la police deCleveland pour savoir dans quelles circonstances Enoch Drebbers’était marié. La réponse fut concluante.

« J’appris que Drebber avait déjà invoqué la protection dela loi contre un ancien rival, Jefferson Hope, actuellement enEurope. Là, je tenais la clef du mystère ; il ne me restaitplus qu’à prendre le meurtrier.

« C’était le conducteur du fiacre qui était entré dans lamaison avec Drebber ; j’en avais la certitude. Les marques surla route montraient que le cheval avait erré à droite et àgauche ; il avait donc été livré à lui-même. Pendant ce temps,où se trouvait le cocher, sinon dans cette maison ? Or, unhomme sensé n’aurait pas commis délibérément son crime en présenced’un tiers ! Enfin, pour qui veut pister quelqu’un à Londres,le métier de cocher est tout indiqué ! Ma conclusion :Jefferson Hope était un cocher de la capitale.

« En admettant qu’il fût cocher, il ne changerait sansdoute pas de métier, du moins pour l’instant, afin de ne pasattirer l’attention sur lui. Vraisemblablement, il continuerait àexercer quelque temps encore. Mais prendrait-il un faux nom ?C’était bien improbable : personne à Londres ne leconnaissait. J’organisai une bande de gamins en corps de détectiveset, systématiquement, je les envoyai chez tous les loueurs devoitures, jusqu’au moment où ils me dénichèrent mon homme. Leurréussite et le parti que j’en tirai aussitôt sont encore présents àvotre mémoire. Quant au meurtre de Stangerson, je ne l’avais pasprévu. En tout cas, il n’y avait pas moyen de l’empêcher. Alorsj’entrai en possession des pilules que j’avais devinées. Voilà.Tout n’est qu’un enchaînement de déductions.

– C’est merveilleux ! m’écriai-je. Il faut que vos méritessoient reconnus. Publiez un compte rendu de cette affaire. Si vousne le faites pas, moi, je le ferai !

– A votre idée, docteur ! répondit-il. Tenez ! »continua-t-il en me tendant un journal.

C’était l’Écho du jour, et le paragraphe qu’il mesignalait avait trait à l’affaire :

Le public a été frustré d’un régal sensationnel par la mortsubite du dénommé Hope, l’assassin présumé de MM. EnochDrebber et Joseph Stangerson. Par suite de ce dénouement, onignorera sans doute toujours les détails de cette affaire.Cependant, nous savons de bonne source que le crime a été laconclusion d’une vieille et romantique inimitié, où l’amour et lemormonisme ont joué un rôle. Les deux victimes ont fait partie,dans leur jeune âge, des Saints des Derniers Jours, et Hope, ledétenu qui vient de mourir, venait lui-même de Salt Lake City. Atout le moins, cette affaire aura servi à mettre en lumière de lafaçon la plus frappante la valeur de notre police, et elle feracomprendre à tous les étrangers que, désormais, ils feront bien devider leurs querelles dans leurs pays respectifs plutôt que sur lesol britannique. C’est le secret de Polichinelle que le mérite decette prompte arrestation revient entièrement aux célèbresdétectives de Scotland Yard, MM. Lestrade et Gregson.L’individu a, paraît-il, été appréhendé dans l’appartement d’uncertain M. Sherlock Holmes qui a lui-même fait preuve dequelque talent comme détective amateur et qui, avec de telsmaîtres, peut espérer rivaliser un jour avec leur compétence. Ons’attend à ce qu’une décoration soit attribuée aux deux agents enjuste reconnaissance de leurs services.

– Ne vous l’avais-je pas dit ? s’écria Sherlock Holmes enriant aux éclats. Voilà tout le résultat de notre Étude enrouge : nous avons décroché pour ces messieurs unedécoration !

– Peu importe ! répondis-je. Tout est consigné dans mesnotes, et le public jugera. Pour l’instant, contentez-vous de labonne conscience que vous donne votre réussite, tel le pauvreromain :

Qu’importe leur sifflet quand, enchanté, je contemple

Le spectacle, chez moi, des trésors de mon coffre !

 

FIN

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