Une Étude en rouge

Chapitre 13Suite des Mémoires du docteur John Watson

Il ne fallait voir aucune animosité à notre égard dans larésistance acharnée que notre prisonnier nous opposa. Convaincu deson impuissance, il nous sourit d’un air affable ; ilsouhaitait n’avoir blessé personne dans la bagarre.

« Je suppose que vous allez me conduire au poste, dit-il àSherlock Holmes. Ma voiture est à la porte. Si vous voulez medétacher les jambes, je vous y mènerai, car je ne suis pas si légerqu’il y a vingt ans. »

Gregson et Lestrade se regardèrent, méfiants : cetteproposition n’était pas de leur goût. Mais Holmes écouta leprisonnier et dénoua la serviette qui attachait ses chevilles.L’homme se releva, étendit ses jambes : il pouvait marcher. Jele regardai : jamais je n’avais vu un individu aussisolidement bâti. Son visage basané indiquait une énergie et unerésolution aussi remarquables que sa force.

« Si la place de chef de police devenait libre, dit-il enregardant Sherlock Holmes avec une véritable admiration, elle nevous irait pas mal ! La manière dont vous m’avez dépisté vauttoutes les recommandations.

– Accompagnez-nous donc ! fit Holmes aux deuxdétectives.

– Je sais conduire, dit Lestrade.

– Très bien. Vous, Gregson, venez avec nous à l’intérieur dufiacre. Vous aussi, docteur ; vous vous êtes intéressé à cetteaffaire ; suivez-la jusqu’au bout »

J’acceptai volontiers, et nous descendîmes tous ensemble. Notreprisonnier ne tenta nullement de s’échapper. Calme, il entra dansson fiacre où nous le suivîmes. Lestrade monta sur le siège,fouetta le cheval, et nous conduisit vite à destination. On nousfit pénétrer dans une petite salle. Un inspecteur nota le nom duprisonnier et ceux des hommes qu’il était accusé d’avoir tués. Cetofficier au teint blême, à l’air flegmatique, remplit ses fonctionsmachinalement.

« Le prisonnier comparaîtra devant ses juges dans lecourant de la semaine, dit-il. Monsieur Hope, avez-vous unedéclaration à faire ? Mais je dois vous prévenir que nousnoterons vos paroles, et qu’elles pourront être utilisées contrevous.

– J’ai beaucoup à dire, répliqua Jefferson Hope. Messieurs, jevais tout vous raconter !

– Ne feriez-vous pas mieux de garder cela pour letribunal ? dit l’inspecteur.

– Il se peut qu’il n’y ait pas de procès, dit Hope. Nesourcillez pas. Je ne songe pas au suicide. »

Il tourna vers moi ses yeux noirs et farouches.

« Vous êtes médecin, je crois ?

– Oui, répondis-je.

– Alors, posez votre main là », dit-il en souriant.

Il leva vers sa poitrine ses poignets liés par les menottes.

Je m’exécutai. Je constatai un extraordinaire battement de cœur.Sa poitrine tremblait et frémissait comme la cloison d’une frêleconstruction secouée par une puissante machine en marche. Enl’auscultant dans le silence, j’entendis siffler et bourdonnersourdement.

« Eh bien, dis-je, vous avez un anévrisme de l’aorte.

– Oui, c’est ce qu’on m’a dit, répondit-il placidement. J’ai étévoir un docteur la semaine dernière. Et il m’a dit que çaéclaterait sous peu. Ça empire depuis des années. J’ai attrapé celadans les montagnes de Salt Lake où j’ai souffert du froid et de lafaim. Mais ma tâche est accomplie : je suis prêt à partir.Tout de même, je voudrais bien m’expliquer avant. Je ne veux pasqu’on se souvienne de moi comme d’un vulgaire assassin. »

L’inspecteur et les deux détectives devaient-ils le laisserraconter son histoire ? Ils en discutèrent non sansvivacité.

« Docteur, me demanda enfin l’inspecteur, croyez-vous qu’ily ait un danger imminent ?

– J’en suis sûr !

– Alors, notre devoir est clair ; dans l’intérêt de lajustice, il nous faut recueillir sa déposition. Vous pouvez parler,monsieur ; mais je vous préviens encore une fois que nousenregistrons vos paroles.

– Avec votre permission, dit Hope, je m’assieds. Cet anévrismeme fatigue beaucoup, et la lutte de tout à l’heure ne m’a pasarrangé ! J’ai un pied dans la tombe. Et je n’ai aucune raisonde mentir ! Tout ce que je vais vous dire est scrupuleusementvrai. L’usage que vous ferez de mes paroles, ça m’estégal. »

Jefferson Hope se renversa sur sa chaise et commença son récit.Il parla d’une manière calme et méthodique, comme s’il se fût agide choses assez ordinaires. Je peux garantir l’exactitude du compterendu qui suit ; je l’ai confronté avec les notes de Lestradequi avait tout pris en sténo.

« Peu vous importe pourquoi je haïssais ces hommes. Je vousdirai seulement qu’ils étaient coupables du meurtre de deuxpersonnes, le père et la fille, et qu’ils l’ont payé de leur vie.C’était un crime trop vieux pour que j’en appelle à un tribunalquelconque. Mais, comme je savais qu’ils étaient coupables, jedécidai que je serai, à moi tout seul, le juge, le jury et lebourreau. Si vous avez du cœur au ventre, vous auriez agi commemoi.

« La jeune fille était ma fiancée il y a vingt ans. On lamaria de force à Drebber ; elle en mourut, le cœur brisé. Jefis glisser l’alliance du doigt de la morte, et je me jurai de lamettre sous les yeux de son bourreau au moment de sa mort. Elle luirappellerait son crime et il saurait pourquoi je le punissais. Jeportais l’alliance toujours sur moi. J’ai cherché ce misérable etson complice à travers les deux continents. Enfin, j’ai pu lesjoindre. Ils avaient cru que je me fatiguerais, mais ils se sonttrompés. Si je meurs demain, ce qui est probable, je mourraicontent : ma tâche est faite et bien faite. Ils sont mortstous les deux de ma main. Il ne me reste plus rien à espérer, ni àdésirer.

« Ils étaient riches et j’étais pauvre : il m’étaitdifficile de les suivre. Quand j’arrivai à Londres, je n’avais plusle sou. Je me mis en quête d’un emploi. Conduire un cheval ou unevoiture est pour moi une chose aussi naturelle que de marcher.J’allai donc chez un loueur qui m’employa. Chaque semaine, jedevais remettre tant à mon patron. Le surplus était pour moi.C’était peu, mais je m’arrangeais pour joindre les deux bouts. Leplus difficile, c’était de m’orienter. Quel embrouillamini,Londres ! J’avais un plan sous la main cependant ; quandje sus bien situer les gares et les principaux hôtels, celacommença à marcher. Je mis un certain temps à trouver le domicilede mes deux gentlemen. Je cherchai, cherchai… Ils étaient logésdans une pension à Camberwell, sur l’autre rive. Là, ils étaient àma merci. J’avais une barbe : ils ne pouvaient pas mereconnaître. Je voulais les pister jusqu’au moment favorable.J’étais bien décidé à ne pas les laisser s’envoler ! Oh !ils ont été bien près de le faire ! Pourtant, j’étaiscontinuellement sur leurs talons. Parfois, je les suivais àpied ; d’autres fois, avec mon fiacre. Cette manière était lameilleure : alors ils ne pouvaient pas me semer. Ce n’étaitque tôt le matin et tard le soir que je pouvais gagner quelquechose. Je commençais à être en dette à l’égard du patron, mais çam’était égal. La seule chose qui comptait était que je mette lamain sur mes bonshommes. J’avais affaire à des gens rusés. Ilsavaient sans doute peur d’être suivis, car ils allaient toujoursensemble ; et, la nuit tombée, ils ne sortaient plus. Je lessuivis avec mon fiacre quinze jours durant, et jamais je ne visl’un sans l’autre. La moitié du temps Drebber était ivre, maisStangerson veillait. J’avais beau les guetter, jamais l’ombre d’unechance ne se présenta. Je ne me décourageai pas. Quelque chose medisait que l’heure de la vengeance approchait. Ma seule crainteétait que ce truc dans ma poitrine n’éclate un peu trop tôt, et queje n’aie pas le temps d’agir.

« Enfin, un soir que j’allais et venais sur Torquay Terrace– leur rue – je vis un cab s’arrêter à leur porte. On le chargea debagages ; puis Drebber et Stangerson montèrent et la voituredémarra. Je fouettai mon cheval et je les suivis de loin. Peut-êtreallaient-ils quitter Londres ? J’étais inquiet. Ilsdescendirent à la gare d’Euston. Je confiai mon cheval à un gaminet je les suivis sur le quai. Ils se renseignèrent sur l’heure destrains pour Liverpool. Un train venait justement de partir. Il n’yen aurait pas d’autre avant quelques heures. Stangerson parut trèsfâché de ce retard et Drebber content. J’étais si près d’eux, parmila foule, que je pouvais entendre ce qu’ils disaient. Drebber avaitune petite besogne à terminer ; il demanda à Stangerson del’attendre : il ne serait pas long. Son compagnon lui rappelaqu’ils étaient convenus de ne jamais se séparer. « Il s’agitd’une affaire délicate, dit Drebber, je dois être seul pour latraiter. » La réponse de l’autre m’échappa. Mais Drebber semit à jurer ; entre autres, il rappela à son compagnon qu’iln’était que son employé. Il n’avait pas d’ordre à recevoir de lui,n’est-ce pas ? Le secrétaire le laissa partir. Il se contentade demander qu’il le rejoigne à l’Holiday’s Private Hotel,au cas où il manquerait le dernier train. Drebber répondit qu’ilserait à la gare avant onze heures, et il partit.

« Enfin, mon jour était arrivé ! Mes ennemis étaienten mon pouvoir. A deux, ils pouvaient se protéger, mais, en seséparant, ils se livraient eux-mêmes. Pourtant, j’évitai touteprécipitation. Mon plan était déjà arrêté. On ne savoure pas savengeance si la victime n’a pas le temps de reconnaître son juge nide savoir par qui elle est frappée et pourquoi. Je m’étais arrangépour bien faire comprendre au criminel qu’il expiait son péché.

« Le hasard me servit : quelques jours auparavant, unmonsieur qui venait de visiter des appartements dans Brixton Roadavait laissé tomber dans ma voiture la clef d’une de ces maisons.Le même soir, on me réclama cette clef. Mais j’avais eu le tempsd’en relever l’empreinte et d’en faire exécuter une semblable.Ainsi, je possédais un endroit où agir librement, sans crainted’être dérangé. Le problème était d’y amener Drebber.

« Sur son chemin, Drebber s’arrêta dans deuxtavernes ; dans la dernière, il resta plus d’une demi-heure.Quand il en sortit, il titubait ; il était à moitié noir. Unfiacre passait. Il lui fit signe. Je le suivis de près : lenez de mon cheval à un mètre du sapin. Nous traversâmes le pontWaterloo et nombre de rues ; puis nous nous trouvâmes, à magrande surprise, devant la pension de Drebber. Je ne pouvais pasm’imaginer pourquoi il retournait sur ses pas. Je stoppai mavoiture à environ cent mètres de là. Il entra dans la maison ;sa voiture partit… S’il vous plaît, donnez-moi un verre d’eau. J’aila gorge sèche. »

Je lui tendis un verre qu’il vida d’un trait.

« Ça va mieux, dit-il.

« Donc, j’attendis. Un quart d’heure s’écoula. Soudain, unbruit de lutte : on se battait dans la maison. Peu après laporte s’ouvrit brusquement et deux hommes apparurent : Drebberet un jeune que je n’avais jamais vu. Le type tenait Drebber aucollet ; parvenu aux marches, il lui donna une bourrade et uncoup de pied qui l’envoyèrent rouler sur la chaussée.

« Chien ! s’écria-t-il en brandissant sa canne, jevais t’apprendre à insulter une honnête fille ! » Ilétait furieux. Je pensais même qu’il allait s’acharner sur Drebberavec son gourdin. Mais le misérable s’échappa ; il chancelait,mais il courait aussi vite qu’il le pouvait. Au coin de la rue, ilbondit dans ma voiture. « Conduisez moi à l’Holiday’sPrivate Hotel », dit-il.

« De le savoir enfermé dans mon fiacre, mon cœur se mit àbattre avec une telle violence que je craignis que mon anévrisme neme joue un mauvais tour. Je partis très lentement ; je medemandais ce qu’il y avait de mieux à faire. J’aurais pu leconduire dans les champs, et là, dans un chemin désert, avoir aveclui un dernier entretien. J’allais prendre ce parti, mais ilrésolut tout seul le problème. Son envie de boire l’avait repris.Il me fit arrêter devant un cabaret. Il me dit :« Attendez-moi » et il entra. Il resta là jusqu’à lafermeture. Il en sortit ivre mort : il était à moi !

« N’allez pas croire que je voulais le tuer de sang-froid.En agissant ainsi, j’aurais fait bêtement justice. Je ne pouvaispas m’y résoudre. Je m’étais décidé depuis longtemps à lui laisserune chance. Au cours de ma vie errante, j’avais fait bien desmétiers en Amérique ! Pendant quelque temps, j’avais étéconcierge et balayeur au laboratoire du New York College. Un jour,le professeur faisait un cours sur les poisons ; il montra auxétudiants un alcaloïde – c’est son mot- ça sert à empoisonner lesflèches en Amérique du Sud ; son effet est violent. Il en fautmoins que rien pour provoquer une mort immédiate. Je remarquai bienla fiole ; une fois seul, j’en soutirai un tout petit peu.J’étais un préparateur assez adroit ; avec cet alcaloïde, jefabriquai deux petites pilules solubles dans l’eau. Je mis chaquepilule dans une boîte et j’y ajoutai une autre pilule semblable,mais inoffensive. A ce moment, je décidai que, dès que j’en auraila possibilité, j’offrirais une pilule à chacun de mes ennemis.Moi, j’avalerais l’autre. Ce serait aussi meurtrier et plussilencieux que de tirer dans un mouchoir. A partir de ce jour, jeportais toujours sur moi les deux petites boîtes. J’allais doncm’en servir.

« Il était près d’une heure du matin. Un vent violentsoufflait, la pluie tombait à torrents. Mais malgré la tristessealentour, je ressentais un tel bonheur que je me retenais avecpeine de crier ma joie. Messieurs, si pendant plus de vingt ansvous avez poursuivi un but, et si, tout à coup, vous voyez que vosdésirs sont sur le point de se réaliser, vous comprendrez messentiments. J’allumai un cigare pour me calmer : mes mainstremblaient, mes tempes battaient. Chemin faisant, je voyais dansl’obscurité aussi distinctement que je vous vois ici le vieux JohnFerrier et ma douce Lucy qui me souriaient. Ils m’accompagnèrentdurant tout le trajet, l’un à droite, l’autre à gauche de moncheval jusqu’à notre arrivée à la maison de Brixton Road. Là, iln’y avait pas un chat ; on n’entendait pas d’autre bruit quele clapotement de la pluie. Par la portière, je vis Drebber tassésur lui-même, dormant à poings fermés. Je le secouai par lebras.

« Il faut sortir de là !

« – Voilà, voilà ! » répondit-il.

« Sans doute se croyait-il arrivé à l’hôtel, car ildescendit sans rien dire et me suivit dans le jardin. Je dus lesoutenir, car il perdait l’équilibre. La porte franchie, je le fisentrer dans la chambre de devant. Je puis vous jurer que, pendanttout ce temps, je voyais le père et la fille nous montrer lechemin.

« Il fait noir comme dans un four ! dit-il entâtonnant.

« – Nous allons y voir », répondis-je. Je grattai uneallumette ; j’enflammai une bougie que j’avais apportée.Maintenant, Enoch Drebber, me reconnaissez-vous ? »criai-je.

« Je m’étais tourné vers lui et j’avais approché la bougiede mon visage. Ses troubles yeux d’ivrogne me regardèrent,s’emplirent d’horreur, et ses traits se crispèrent. Il m’avaitreconnu ! Il se rejeta en arrière, pâle comme un mort ;je vis des gouttes de sueur sur son front ; ses dentsclaquaient. Appuyé contre la porte, j’éclatai de rire. J’avaistoujours pensé que la vengeance me serait douce, mais je n’avaisjamais espéré ressentir une telle joie.

« Chien ! m’écriai-je. Je t’ai suivi depuis Salt LakeCity jusqu’à Saint-Pétersbourg et tu m’as toujours échappé. Maisenfin, te voici arrivé au terme de tes voyages : il faut quel’un de nous meure avant l’aube !

« A ces mots, il recula encore, et je vis à son air qu’ilme croyait fou. En fait, je l’étais. Mes artères me battaient auxtempes comme des marteaux. J’aurais eu une attaque si je n’avaisabondamment saigné du nez.

« Te rappelles-tu Lucy Ferrier ? hurlai-je en fermantla porte et en agitant la clef sous son nez. L’expiation s’est faitattendre, mais elle arrive ! » Je vis ses lèvrestrembler. Il m’aurait supplié de l’épargner s’il ne s’était pasrendu compte qu’il ne pourrait pas me fléchir.

« Oseriez-vous m’assassiner ? bégaya-t-il.

« – T’assassiner ! On n’assassine pas un chienenragé ! As-tu pris en pitié ma fiancée quand tu l’as arrachéeà son père pour l’entraîner dans ton harem infâme ?

« – Ce n’est pas moi qui ai tué son père, hurla-t-il.

« – Mais c’est toi qui as brisé le cœur deLucy ! »

« Je criai plus fort que lui, puis je lui tendis la petiteboîte de pilules.

« Que le Dieu tout-puissant soit notre juge ! Choisiset avale. Une de ces pilules contient un poison mortel, l’autre estinoffensive. Je prendrai celle que tu laisseras. Nous allons voirs’il y a une justice en ce monde ou si nous sommes seulement menéspar le hasard. »

« Il s’agenouilla avec des hurlements sauvages ; il mesuppliait de l’épargner. Je tirai mon couteau, je le lui mis sur lagorge pour le faire avaler la pilule. Je pris l’autre pilule etnous restâmes face à face quelques instants. Qui de nous deuxmourrait ? Je n’oublierai jamais son expression lorsquel’empoisonnement s’annonça. J’éclatai de rire et lui montrail’alliance de Lucy. Mais l’effet de l’alcaloïde fut foudroyant. Unspasme douloureux tordit ses traits, il étendit les bras, tituba,puis, avec un cri rauque, il s’effondra. Du pied, je le retournaiet je mis la main sur sa poitrine : aucun battement. Il étaitmort !

« Pendant tout ce temps, mon nez avait saigné ; je nem’en étais pas occupé. Je ne sais pas l’idée qui me prit d’écrireavec mon sang sur le mur ! Je me sentais joyeux, le cœurléger, et j’imaginai de jouer ce bon tour à la police. Je mesouvenais qu’à New York, on avait trouvé le mot« Rache » écrit sur le corps d’un allemandassassiné. Et les journaux de l’époque avaient accusé les sociétéssecrètes. Ce qui avait intrigué les New-Yorkais, pensais-je,intriguerait autant les Londoniens ! Alors, je trempai mondoigt dans mon sang et j’écrivis le mot sur le mur bien en vue. Jeregagnai mon fiacre. Il n’y avait personne. Le temps était toujoursabominable. J’avais déjà fait un bout de chemin, quand je m’aperçusque je n’avais plus l’alliance de Lucy. Cette découverte me fut uncoup terrible, je n’avais d’elle que ce souvenir. J’avais dû laperdre en me penchant sur le cadavre. Je fis demi-tour, et, aprèsavoir laissé ma voiture dans une rue transversale, je courus à lamaison, car je voulais retrouver l’anneau coûte que coûte. Jetombai pile sur un agent qui sortait de là ; il me fallutjouer l’ivresse pour ne pas être soupçonné.

« C’est ainsi que mourut Enoch Drebber. Pour venger la mortde John Ferrier, il ne me restait plus qu’à en faire autant àStangerson. Je savais qu’il résidait à l’Holiday’s PrivateHotel ; toute la journée, je flânai autour. Mais l’hommeresta caché. Sans doute, n’ayant pas vu revenir Drebber à la gare,se méfiait-il. Ce Stangerson était malin et toujours sur lequi-vive. Mais il se trompait absolument s’il espérait m’échapperen restant à l’hôtel. Je repérai bientôt la fenêtre de sa chambre.Le lendemain, au petit jour, à l’aide d’une échelle qui se trouvaitlà, j’y grimpai. Je réveillai Stangerson.

« Ta dernière heure est venue, lui dis-je. Tu vas payerpour le crime que tu as commis autrefois. » Je lui racontai lafin de Drebber et je lui offris les pilules. Au lieu d’acceptercette planche de salut, il se précipita hors de son lit et me sautaà la gorge. En état de légitime défense, je lui portai un coup decouteau en plein cœur. N’importe comment, il devait mourir. Sa mainétait criminelle ; la Providence lui aurait fait choisir lepoison.

« Je n’ai plus grand-chose à dire… Heureusement, parce queje suis à bout ! Pour retourner en Amérique, il me fallait unpeu d’argent. J’ai continué mon métier de cocher. Tout à l’heure,j’étais dans la cour, un gamin tout déguenillé est venu me direqu’un monsieur habitant au numéro 221 b, de Baker Street réclamaitune voiture. Sans rien soupçonner, je m’y suis rendu. Pas le tempsde dire ouf ! Ce jeune homme m’avait déjà passé les menottes…Voilà toute mon histoire, messieurs ! Vous pouvez me prendrepour un meurtrier ; moi, je soutiens que je suis, tout commevous, un justicier. »

Nous avions écouté en silence ce récit bouleversant. Lesdétectives officiels, tout blasés qu’ils fussent, avaient suiviavec un intérêt visible la confession de Jefferson Hope. Un silencetomba, troublé seulement par le crayon de Lestrade qui prenait sesdernières notes en sténo.

« Quelque chose encore, dit à la fin Sherlock Holmes. Quiétait votre complice, cet homme qui est venu réclamer la bagueaprès l’annonce passée dans les journaux ? »

Avec un clin d’œil, le prisonnier réplique :

« Je peux révéler mes secrets, mais je ne voudrais pascauser d’ennui à d’autres. J’ai lu votre annonce ; j’étaisperplexe. S’agissait-il d’un piège ou bien aviez-vous véritablementtrouvé l’alliance ? Mon ami eut l’obligeance d’aller voir.Avouez qu’il a rempli sa mission avec adresse ?

– Tout à fait de votre avis ! reconnut franchementHolmes.

– A présent, messieurs, déclara solennellement l’inspecteur, ilfaut se conformer au règlement. Jeudi prochain, le prisonniercomparaîtra devant les juges. Votre présence sera requise. D’icilà, je suis responsable de cet homme. »

Il sonna. Sur son ordre, deux gardiens emmenèrent JeffersonHope. Holmes et moi quittâmes le poste. Un fiacre nous ramena àBaker Street.

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