Yvette

III

Yvette aussi ne dormait point. Comme sa mère,elle s’accouda à la fenêtre ouverte, et des larmes, ses premièreslarmes tristes, lui emplirent les yeux.

Jusque-là elle avait vécu, elle avait grandidans cette confiance étourdie et sereine de la jeunesse heureuse.Pourquoi aurait-elle songé, réfléchi, cherché ? Pourquoin’aurait-elle pas été une jeune fille comme toutes les jeunesfilles ? Pourquoi un doute, pourquoi une crainte, pourquoi dessoupçons pénibles lui seraient-ils venus ?

Elle semblait instruite de tout parce qu’elleavait l’air de parler de tout, parce qu’elle avait pris le ton,l’allure, les mots osés des gens qui vivaient autour d’elle. Maiselle n’en savait guère plus qu’une fillette élevée en un couvent,ses audaces de parole venant de sa mémoire, de cette facultéd’imitation et d’assimilation qu’ont les femmes, et non d’unepensée instruite et devenue hardie.

Elle parlait de l’amour comme le fils d’unpeintre ou d’un musicien parlerait peinture ou musique à dix oudouze ans. Elle savait ou plutôt elle soupçonnait bien quel genrede mystère cachait ce mot – trop de plaisanteries avaient étéchuchotées devant elle pour que son innocence n’eût pas été un peuéclairée – mais comment aurait-elle pu conclure de là que toutesles familles ne ressemblaient pas à la sienne ?

On baisait la main de sa mère avec un respectapparent ; tous leurs amis portaient des titres ; tousétaient ou paraissaient riches ; tous nommaient familièrementdes princes de lignée royale. Deux fils de rois étaient même venusplusieurs fois, le soir, chez la marquise ! Commentaurait-elle su ?

Et puis elle était naturellement naïve. Ellene cherchait pas, elle ne flairait point les gens comme faisait samère. Elle vivait tranquille, trop joyeuse de vivre pours’inquiéter de ce qui aurait peut-être paru suspect à des êtresplus calmes, plus réfléchis, plus enfermés, moins expansifs etmoins triomphants.

Mais voilà que tout d’un coup, Servigny, parquelques mots dont elle avait senti la brutalité sans lacomprendre, venait d’éveiller en elle une inquiétude subite,irraisonnée d’abord, puis une appréhension harcelante.

Elle était rentrée, elle s’était sauvée à lafaçon d’une bête blessée, blessée en effet profondément par cesparoles qu’elle se répétait sans cesse pour en pénétrer tout lesens, pour en deviner toute la portée : « Vous savez bienqu’il ne peut pas s’agir de mariage entre nous… maisd’amour. »

Qu’avait-il voulu dire ? Et pourquoicette injure ? Elle ignorait donc quelque chose, quelquesecret, quelque honte ? Elle était seule à l’ignorer sansdoute ? Mais quoi ? Elle demeurait effarée, atterrée,comme lorsqu’on découvre une infamie cachée, la trahison d’un êtreaimé, un de ces désastres du cœur qui vous affolent.

Et elle avait songé, réfléchi, cherché,pleuré, mordue de craintes et de soupçons. Puis son âme jeune etjoyeuse se rassérénant, elle s’était mise à arranger une aventure,à combiner une situation anormale et dramatique faite de tous lessouvenirs des romans poétiques qu’elle avait lus. Elle se rappelaitdes péripéties émouvantes, des histoires sombres et attendrissantesqu’elle mêlait, dont elle faisait sa propre histoire, dont elleembellissait le mystère entrevu, enveloppant sa vie.

Elle ne se désolait déjà plus, elle rêvait,elle soulevait des voiles, elle se figurait des complicationsinvraisemblables, mille choses singulières, terribles, séduisantesquand même par leur étrangeté.

Serait-elle, par hasard, la fille naturelled’un prince ? Sa pauvre mère, séduite et délaissée, faitemarquise par un roi, par le roi Victor-Emmanuel peut-être, avait dûfuir devant la colère de sa famille ?

N’était-elle pas plutôt une enfant abandonnéepar ses parents, par des parents très nobles et très illustres,fruit d’un amour coupable, recueillie par la marquise, qui l’avaitadoptée et élevée ?

D’autres suppositions encore lui traversaientl’esprit. Elle les acceptait ou les rejetait au gré de safantaisie. Elle s’attendrissait sur elle-même, heureuse au fond ettriste aussi, satisfaite surtout de devenir une sorte d’héroïne delivre qui aurait à se montrer, à se poser, à prendre une attitudenoble et digne d’elle. Et elle pensait au rôle qu’il lui faudraitjouer, selon les événements devinés. Elle le voyait vaguement, cerôle, pareil à celui d’un personnage de M. Scribe ou deMme Sand. Il serait fait de dévouement, de fierté,d’abnégation, de grandeur d’âme, de tendresse et de belles paroles.Sa nature mobile se réjouissait presque de cette attitudenouvelle.

Elle était demeurée jusqu’au soir à méditersur ce qu’elle allait faire, cherchant comment elle s’y prendraitpour arracher la vérité à la marquise.

Et quand fut venue la nuit, favorable auxsituations tragiques, elle avait enfin combiné une ruse simple etsubtile pour obtenir ce qu’elle voulait ; c’était de direbrusquement à sa mère que Servigny l’avait demandée en mariage.

À cette nouvelle, Mme Obardi,surprise, laisserait certainement échapper un mot, un cri quijetterait une lumière dans l’esprit de sa fille.

Et Yvette avait aussitôt accompli sonprojet.

Elle s’attendait à une explosion d’étonnement,à une expansion d’amour, à une confidence pleine de gestes et delarmes.

Mais, voilà que sa mère, sans paraîtrestupéfaite ou désolée, n’avait semblé qu’ennuyée ; et, au tongêné, mécontent et troublé qu’elle avait pris pour lui répondre, lajeune fille, chez qui s’éveillaient subitement toute l’astuce, lafinesse et la rouerie féminines, comprenant qu’il ne fallait pasinsister, que le mystère était d’autre nature, qu’il lui seraitplus pénible à apprendre, et qu’elle le devait deviner toute seule,était rentrée dans sa chambre, le cœur serré, l’âme en détresse,accablée maintenant sous l’appréhension d’un vrai malheur, sanssavoir au juste où ni pourquoi lui venait cette émotion. Et ellepleurait, accoudée à sa fenêtre.

Elle pleura longtemps, sans songer à rienmaintenant, sans chercher à rien découvrir de plus ; et peu àpeu, la lassitude l’accablant, elle ferma les yeux. Elles’assoupissait alors quelques minutes, de ce sommeil fatigant desgens éreintés qui n’ont point l’énergie de se dévêtir et de gagnerleur lit, de ce sommeil lourd et coupé par des réveils brusques,quand la tête glisse entre les mains.

Elle ne se coucha qu’aux premières lueurs dujour, lorsque le froid du matin, la glaçant, la contraignit àquitter la fenêtre.

Elle garda le lendemain et le jour suivant uneattitude réservée et mélancolique. Un travail incessant et rapidese faisait en elle, un travail de réflexion ; elle apprenait àépier, à deviner, à raisonner. Une lueur, vague encore, luisemblait éclairer d’une nouvelle manière les hommes et les chosesautour d’elle ; et une suspicion lui venait contre tous,contre tout ce qu’elle avait cru, contre sa mère. Toutes lessuppositions, elle les fit en ces deux jours. Elle envisagea toutesles possibilités, se jetant dans les résolutions les plus extrêmesavec la brusquerie de sa nature changeante et sans mesure. Lemercredi, elle arrêta un plan, toute une règle de tenue et unsystème d’espionnage. Elle se leva le jeudi matin avec larésolution d’être plus rouée qu’un policier, et armée en guerrecontre tout le monde.

Elle se résolut même à prendre pour devisesces deux mots : « Moi seule », et elle cherchapendant plus d’une heure de quelle manière il les fallait disposerpour qu’ils fissent bon effet, gravés autour de son chiffre, surson papier à lettres.

Saval et Servigny arrivèrent à dix heures. Lajeune fille tendit sa main avec réserve, sans embarras, et, d’unton familier, bien que grave :

– Bonjour, Muscade, ça va bien ?

– Bonjour, mam’zelle, pas mal, etvous ?

Il la guettait.

– Quelle comédie va-t-elle mejouer ? se disait-il.

La marquise ayant pris le bras de Saval, ilprit celui d’Yvette et ils se mirent à tourner autour du gazon,paraissant et disparaissant à tout moment derrière les massifs etles bouquets d’arbres.

Yvette allait d’un air sage et réfléchi,regardant le sable de l’allée, paraissant à peine écouter ce quedisait son compagnon et n’y répondant guère.

Tout à coup, elle demanda :

– Êtes-vous vraiment mon ami,Muscade ?

– Parbleu, mam’zelle.

– Mais là, vraiment, vraiment, bienvraiment de vraiment ?

– Tout entier votre ami, mam’zelle, corpset âme.

– Jusqu’à ne pas mentir une fois, unefois seulement ?

– Même deux fois, s’il le faut.

– Jusqu’à me dire toute la vérité, lasale vérité tout entière ?

– Oui, mam’zelle.

– Eh bien, qu’est-ce que vous pensez, aufond, tout au fond, du prince Kravalow ?

– Ah ! diable !

– Vous voyez bien que vous vous préparezdéjà à mentir !

– Non pas, mais je cherche mes mots, desmots bien justes. Mon Dieu, le prince Kravalow est un Russe… unvrai Russe, qui parle russe, qui est né en Russie, qui a eupeut-être un passeport pour venir en France, et qui n’a de faux queson nom et que son titre.

Elle le regardait au fond des yeux.

– Vous voulez dire que c’est ?…

Il hésita, puis, se décidant :

– Un aventurier, mam’zelle.

– Merci. Et le chevalier Valreali ne vautpas mieux, n’est-ce pas ?

– Vous l’avez dit.

– Et M. de Belvigne ?

– Celui-là, c’est autre chose. C’est unhomme du monde… de province, honorable… jusqu’à un certain point…mais seulement un peu brûlé… pour avoir trop rôti le balai…

– Et vous ?

Il répondit sans hésiter :

– Moi, je suis ce qu’on appelle unfêtard, un garçon de bonne famille, qui avait de l’intelligence etqui l’a gâchée à faire des mots, qui avait de la santé et qui l’aperdue à faire la noce, qui avait de la valeur, peut-être, et quil’a semée à ne rien faire. Il me reste en tout et pour tout de lafortune, une certaine pratique de la vie, une absence de préjugésassez complète, un large mépris pour les hommes, y compris lesfemmes, un sentiment très profond de l’inutilité de mes actes etune vaste tolérance pour la canaillerie générale. J’ai cependant,par moments, encore de la franchise, comme vous le voyez, et jesuis même capable d’affection, comme vous le pourriez voir. Avecces défauts et ces qualités, je me mets à vos ordres, mam’zelle,moralement et physiquement, pour que vous disposiez de moi à votregré, voilà.

Elle ne riait pas ; elle écoutait,scrutant les mots et les intentions.

Elle reprit :

– Qu’est-ce que vous pensez de lacomtesse de Lammy ?

Il prononça avec vivacité :

– Vous me permettrez de ne pas donner monavis sur les femmes.

– Sur aucune ?

– Sur aucune.

– Alors, c’est que vous les jugez fortmal… toutes. Voyons, cherchez, vous ne faites pas uneexception ?

Il ricana de cet air insolent qu’il gardaitpresque constamment ; et avec cette audace brutale dont il sefaisait une force, une arme :

– On excepte toujours les personnesprésentes.

Elle rougit un peu, mais demanda avec un grandcalme :

– Eh bien, qu’est-ce que vous pensez demoi ?

– Vous le voulez ? soit. Je penseque vous êtes une personne de grand sens, de grande pratique, ou,si vous aimez mieux, de grand sens pratique, qui sait fort bienembrouiller son jeu, s’amuser des gens, cacher ses vues, tendre sesfils, et qui attend, sans se presser… l’événement.

Elle demanda :

– C’est tout ?

– C’est tout.

Alors elle dit, avec une sérieusegravité :

– Je vous ferai changer cette opinion-là,Muscade.

Puis elle se rapprocha de sa mère, quimarchait à tout petits pas, la tête baissée, de cette allurealanguie qu’on prend lorsqu’on cause tout bas, en se promenant, dechoses très intimes et très douces. Elle dessinait, tout enavançant, des figures sur le sable, des lettres peut-être, avec lapointe de son ombrelle, et elle parlait sans regarder Saval, elleparlait longuement, lentement, appuyée à son bras, serrée contrelui. Yvette, tout à coup, fixa les yeux sur elle, et un soupçon, sivague qu’elle ne le formula pas, plutôt même une sensation qu’undoute, lui passa dans la pensée comme passe sur la terre l’ombred’un nuage que chasse le vent.

La cloche sonna le déjeuner.

Il fut silencieux et presque morne.

Il y avait, comme on dit, de l’orage dansl’air. De grosses nuées immobiles semblaient embusquées au fond del’horizon, muettes et lourdes, mais chargées de tempête.

Dès qu’on eut prit le café sur la terrasse, lamarquise demanda :

– Eh bien ! mignonne, vas-tu faireune promenade aujourd’hui avec ton ami Servigny ? C’est unvrai temps pour prendre le frais sous les arbres.

Yvette lui jeta un regard rapide, vitedétourné :

– Non, maman, aujourd’hui je ne sorspas.

La marquise parut contrariée, elleinsista :

– Va donc faire un tour, mon enfant,c’est excellent pour toi.

Alors, Yvette prononça d’une voixbrusque :

– Non, maman, aujourd’hui je reste à lamaison, et tu sais bien pourquoi, puisque je te l’ai dit l’autresoir.

Mme Obardi n’y songeait plus,toute préoccupée du désir de demeurer seule avec Saval. Ellerougit, se troubla, et, inquiète pour elle-même, ne sachant commentelle pourrait se trouver libre une heure ou deux, ellebalbutia :

– C’est vrai, je n’y pensais point, tu asraison. Je ne sais pas où j’avais la tête.

Et Yvette, prenant un ouvrage de broderiequ’elle appelait le « salut public », et dont elleoccupait ses mains cinq ou six fois l’an, aux jours de calme plat,s’assit sur une chaise basse auprès de sa mère, tandis que les deuxjeunes gens, à cheval sur des pliants, fumaient des cigares.

Les heures passaient dans une causerieparesseuse et sans cesse mourante. La marquise, énervée, jetait àSaval des regards éperdus, cherchait un prétexte, un moyend’éloigner sa fille. Elle comprit enfin qu’elle ne réussiraitpoint, et ne sachant de quelle ruse user, elle dit àServigny :

– Vous savez, mon cher duc, que je vousgarde tous deux ce soir. Nous irons déjeuner demain au restaurantFournaise, à Chatou.

Il comprit, sourit, et s’inclinant :

– Je suis à vos ordres, marquise.

Et la journée s’écoula lentement, péniblement,sous les menaces de l’orage.

L’heure du dîner vint peu à peu. Le cielpesant s’emplissait de nuages lents et lourds. Aucun frisson d’airne passait sur la peau.

Le repas du soir aussi fut silencieux. Unegêne, un embarras, une sorte de crainte vague semblaient rendremuets les deux hommes et les deux femmes.

Quand le couvert fut enlevé, ils demeurèrentsur la terrasse, ne parlant qu’à de longs intervalles. La nuittombait, une nuit étouffante. Tout à coup, l’horizon fut déchirépar un immense crochet de feu, qui illumina d’une flammeéblouissante et blafarde les quatre visages déjà ensevelis dansl’ombre. Puis un bruit lointain, un bruit sourd et faible, pareilau roulement d’une voiture sur un pont, passa sur la terre ;et il sembla que la chaleur de l’atmosphère augmentait, que l’airdevenait brusquement encore plus accablant, le silence du soir plusprofond.

Yvette se leva :

– Je vais me coucher, dit-elle, l’orageme fait mal.

Elle tendit son front à la marquise, offrit samain aux deux jeunes hommes, et s’en alla.

Comme elle avait sa chambre juste au-dessus dela terrasse, les feuilles d’un grand marronnier planté devant laporte s’éclairèrent bientôt d’une clarté verte, et Servigny restaitles yeux fixés sur cette lueur pâle dans le feuillage, où ilcroyait parfois voir passer une ombre. Mais soudain, la lumières’éteignit. Mme Obardi poussa un grandsoupir :

– Ma fille est couchée, dit-elle.

Servigny se leva :

– Je vais en faire autant, marquise, sivous le permettez.

Il baisa la main qu’elle lui tendait etdisparut à son tour.

Et elle demeura seule avec Saval, dans lanuit.

Aussitôt, elle fut dans ses bras, l’enlaçant,l’étreignant. Puis, bien qu’il tentât de l’en empêcher, elles’agenouilla devant lui en murmurant : « Je veux teregarder à la lueur des éclairs. »

Mais Yvette, sa bougie soufflée, était revenuesur son balcon, nu-pieds, glissant comme une ombre, et elleécoutait, rongée par un soupçon douloureux et confus.

Elle ne pouvait voir, se trouvant au-dessusd’eux, sur le toit même de la terrasse.

Elle n’entendait rien qu’un murmure devoix ; et son cœur battait si fort qu’il emplissait de bruitses oreilles. Une fenêtre se ferma sur sa tête. Donc, Servignyvenait de remonter. Sa mère était seule avec l’autre.

Un second éclair, fendant le ciel en deux, fitsurgir pendant une seconde tout ce paysage qu’elle connaissait,dans une clarté violente et sinistre ; et elle aperçut lagrande rivière, couleur de plomb fondu, comme on rêve des fleuvesen des pays fantastiques. Aussitôt une voix, au-dessous d’elle,prononça : « Je t’aime ! »

Et elle n’entendit plus rien. Un étrangefrisson lui avait passé sur le corps, et son esprit flottait dansun trouble affreux.

Un silence pesant, infini, qui semblait lesilence éternel, planait sur le monde. Elle ne pouvait plusrespirer, la poitrine oppressée par quelque chose d’inconnu etd’horrible. Un autre éclair enflamma l’espace, illumina un instantl’horizon, puis un autre presque aussitôt le suivit, puis d’autresencore.

Et la voix qu’elle avait entendue déjà,s’élevant plus forte, répétait : « Oh ! comme jet’aime ! comme je t’aime ! » et Yvette lareconnaissait bien, cette voix-là, celle de sa mère.

Une large goutte d’eau tiède lui tomba sur lefront, et une petite agitation presque imperceptible courut dansles feuilles, le frémissement de la pluie qui commence.

Puis, une rumeur accourut venue de loin, unerumeur confuse, pareille au bruit du vent dans les branches ;c’était l’averse lourde s’abattant en nappe sur la terre, sur lefleuve, sur les arbres. En quelques instants, l’eau ruissela autourd’elle, la couvrant, l’éclaboussant, la pénétrant comme un bain.Elle ne remuait point, songeant seulement à ce qu’on faisait sur laterrasse.

Elle les entendit qui se levaient et quimontaient dans leurs chambres. Des portes se fermèrent àl’intérieur de la maison ; et la jeune fille, obéissant à undésir de savoir irrésistible, qui l’affolait et la torturait, sejeta dans l’escalier, ouvrit doucement la porte du dehors, ettraversant le gazon sous la tombée furieuse de la pluie, courut secacher dans un massif pour regarder les fenêtres.

Une seule était éclairée, celle de sa mère.Et, tout à coup, deux ombres apparurent dans le carré lumineux,deux ombres côte à côte. Puis, se rapprochant, elles n’en firentplus qu’une ; et un nouvel éclair projetant sur la façade unrapide et éblouissant jet de feu, elle les vit qui s’embrassaient,les bras serrés autour du cou.

Alors, éperdue, sans réfléchir, sans savoir cequ’elle faisait, elle cria de toute sa force, d’une voixsuraiguë : « Maman ! » comme on crie pouravertir les gens d’un danger de mort.

Son appel désespéré se perdit dans leclapotement de l’eau, mais le couple enlacé se sépara, inquiet. Etune des ombres disparut, tandis que l’autre cherchait à distinguerquelque chose à travers les ténèbres du jardin.

Alors, craignant d’être surprise, derencontrer sa mère en cet instant, Yvette s’élança vers la maison,remonta précipitamment l’escalier en laissant derrière elle unetraînée d’eau qui coulait de marche en marche, et elle s’enfermadans sa chambre, résolue à n’ouvrir sa porte à personne.

Et sans ôter sa robe ruisselante et collée àsa chair, elle tomba sur les genoux en joignant les mains,implorant dans sa détresse quelque protection surhumaine, lesecours mystérieux du ciel, l’aide inconnue qu’on réclame auxheures de larmes et de désespoir.

Les grands éclairs jetaient d’instant eninstant leurs reflets livides dans sa chambre, et elle se voyaitbrusquement dans la glace de son armoire, avec ses cheveux dérouléset trempés, tellement étrange qu’elle ne se reconnaissait pas.

Elle demeura là longtemps, si longtemps quel’orage s’éloigna sans qu’elle s’en aperçût. La pluie cessa detomber, une lueur envahit le ciel encore obscurci de nuages, et unefraîcheur tiède, savoureuse, délicieuse, une fraîcheur d’herbes etde feuilles mouillées entrait par la fenêtre ouverte.

Yvette se releva, ôta ses vêtements flasqueset froids, sans songer même à ce qu’elle faisait, et se mit au lit.Puis elle demeura les yeux fixés sur le jour qui naissait. Puiselle pleura encore, puis elle songea.

Sa mère ! un amant ! quellehonte ! Mais elle avait lu tant de livres où des femmes, mêmedes mères, s’abandonnaient ainsi, pour renaître à l’honneur auxpages du dénouement, qu’elle ne s’étonnait pas outre mesure de setrouver enveloppée dans un drame pareil à tous les drames de seslectures. La violence de son premier chagrin, l’effarement cruel dela surprise, s’atténuaient un peu déjà dans le souvenir confus desituations analogues. Sa pensée avait rôdé en des aventures sitragiques, poétiquement amenées par les romanciers, que l’horribledécouverte lui apparaissait peu à peu comme la continuationnaturelle de quelque feuilleton commencé la veille.

Elle se dit :

– Je sauverai ma mère.

Et, presque rassérénée par cette résolutiond’héroïne, elle se senti forte, grandie, prête tout à coup pour ledévouement et pour la lutte. Et elle réfléchit aux moyens qu’il luifaudrait employer. Un seul lui parut bon, qui était en rapport avecsa nature romanesque. Et elle prépara, comme un acteur prépare lascène qu’il va jouer, l’entretien qu’elle aurait avec lamarquise.

Le soleil s’était levé. Les serviteurscirculaient dans la maison. La femme de chambre vint avec lechocolat. Yvette fit poser le plateau sur la table etprononça :

– Vous direz à ma mère que je suissouffrante, que je vais rester au lit jusqu’au départ de cesmessieurs, que je n’ai pas pu dormir de la nuit, et que je priequ’on ne me dérange pas, parce que je veux essayer de mereposer.

La domestique, surprise, regardait la robetrempée et tombée comme une loque sur le tapis.

– Mademoiselle est donc sortie ?dit-elle.

– Oui, j’ai été me promener sous la pluiepour me rafraîchir.

Et la bonne ramassa les jupes, les bas, lesbottines sales ; puis elle s’en alla portant sur un bras, avecdes précautions dégoûtées, ces vêtements trempés comme des hardesde noyé.

Et Yvette attendit, sachant bien que sa mèreallait venir.

La marquise entra, ayant sauté du lit auxpremiers mots de la femme de chambre, car un doute lui était restédepuis ce cri : « Maman », entendu dans l’ombre.

– Qu’est-ce que tu as ?dit-elle.

Yvette la regarda, bégaya :

– J’ai… j’ai…

Puis, saisie par une émotion subite etterrible, elle se mit à suffoquer.

La marquise, étonnée, demanda denouveau :

– Qu’est-ce que tu as donc ?

Alors, oubliant tous ses projets et sesphrases préparées, la jeune fille cacha sa figure dans ses deuxmains en balbutiant :

– Oh ! maman, oh !maman !

Mme Obardi demeura deboutdevant le lit, trop émue pour bien comprendre, mais devinantpresque tout, avec cet instinct subtil d’où venait sa force.

Comme Yvette ne pouvait parler, étranglée parles larmes, sa mère, énervée à la fin et sentant approcher uneexplication redoutable, demanda brusquement :

– Voyons, me diras-tu ce qui teprend ?

Yvette put à peine prononcer :

– Oh ! cette nuit… j’ai vu… tafenêtre.

La marquise, très pâle, articula :

– Eh bien ! quoi ?

Sa fille répéta, toujours ensanglotant :

– Oh ! maman, oh !maman !

Mme Obardi, dont la crainte etl’embarras se changeaient en colère, haussa les épaules et seretourna pour s’en aller.

– Je crois vraiment que tu es folle.Quand ce sera fini, tu me le feras dire.

Mais la jeune fille, tout à coup, dégagea deses mains son visage ruisselant de pleurs.

– Non !… écoute… il faut que je teparle… écoute… Tu vas me promettre… nous allons partir toutes lesdeux, bien loin, dans une campagne, et nous vivrons comme despaysannes : et personne ne saura ce que nous seronsdevenues ! Dis, veux-tu, maman, je t’en prie, je t’en supplie,veux-tu ?

La marquise, interdite, demeurait au milieu dela chambre. Elle avait aux veines du sang de peuple, du sangirascible. Puis une honte, une pudeur de mère se mêlant à un vaguesentiment de peur et à une exaspération de femme passionnée dontl’amour est menacé, elle frémissait, prête à demander pardon ou àse jeter dans quelque violence.

– Je ne te comprends pas, dit-elle.

Yvette reprit :

– Je t’ai vue… maman… cette nuit… Il nefaut plus… si tu savais… nous allons partir toutes les deux… jet’aimerai tant que tu oublieras…

Mme Obardi prononça d’une voixtremblante :

– Écoute, ma fille, il y a des choses quetu ne comprends pas encore. Eh bien… n’oublie point… n’oubliepoint… que je te défends… de me parler jamais… de… de… de ceschoses.

Mais la jeune fille, prenant brusquement lerôle de sauveur qu’elle s’était imposé, prononça :

– Non, maman, je ne suis plus une enfant,et j’ai le droit de savoir. Eh bien, je sais que nous recevons desgens mal famés, des aventuriers, je sais aussi qu’on ne nousrespecte pas à cause de cela. Je sais autre chose encore. Eh bien,il ne faut plus, entends-tu ? je ne veux pas. Nous allonspartir ; tu vendras tes bijoux ; nous travaillerons s’ille faut, et nous vivrons comme des honnêtes femmes, quelque part,bien loin. Et si je trouve à me marier, tant mieux.

Sa mère la regardait de son œil noir, irrité.Elle répondit :

– Tu es folle. Tu vas me faire le plaisirde te lever et de venir déjeuner avec tout le monde.

– Non, maman. Il y a quelqu’un ici que jene reverrai pas, tu me comprends. Je veux qu’il sorte, ou bienc’est moi qui sortirai. Tu choisiras entre lui et moi.

Elle s’était assise dans son lit et ellehaussait la voix, parlant comme on parle sur la scène, entrantenfin dans le drame qu’elle avait rêvé, oubliant presque sonchagrin pour ne se souvenir que de sa mission.

La marquise, stupéfaite, répéta encore unefois :

– Mais tu es folle… ne trouvant rienautre chose à dire.

Yvette reprit avec une énergiethéâtrale :

– Non, maman, cet homme quittera lamaison, ou c’est moi qui m’en irai, car je ne faiblirai pas.

– Et où iras-tu ?… Queferas-tu ?…

– Je ne sais pas, peu m’importe… Je veuxque nous soyons des honnêtes femmes.

Ce mot qui revenait, « honnêtesfemmes », soulevait la marquise d’une fureur de fille et ellecria :

– Tais-toi ! je ne te permets pas deme parler comme ça. Je vaux autant qu’une autre, entends-tu ?Je suis une courtisane, c’est vrai, et j’en suis fière ; leshonnêtes femmes ne me valent pas.

Yvette, atterrée, la regardait ; ellebalbutia :

– Oh, maman !

Mais la marquise, s’exaltant,s’excitant :

– Eh bien ! oui, je suis unecourtisane. Après ? Si je n’étais pas une courtisane, moi, tuserais aujourd’hui une cuisinière, toi, comme j’étais autrefois, ettu ferais des journées de trente sous, et tu laverais la vaisselle,et ta maîtresse t’enverrait à la boucherie, entends-tu ? etelle te ficherait à la porte si tu flânais, tandis que tu flânestoute la journée parce que je suis une courtisane. Voilà. Quand onn’est rien qu’une bonne, une pauvre fille avec cinquante francsd’économies, il faut savoir se tirer d’affaire, si on ne veut pascrever dans la peau d’une meurt-de-faim ; et il n’y a pas deuxmoyens pour nous, il n’y en a pas deux, entends-tu ? quand onest servante ! Nous ne pouvons pas faire fortune, nous, avecdes places, ni avec des tripotages de bourse. Nous n’avons rien quenotre corps, rien que notre corps.

Elle se frappait la poitrine, comme unpénitent qui se confesse, et, rouge, exaltée, avançant vers lelit :

– Tant pis ! quand on est bellefille, faut vivre de ça, ou bien souffrir de misère toute sa vie…toute sa vie… pas de choix.

Puis revenant brusquement à sonidée :

– Avec ça qu’elles s’en privent, leshonnêtes femmes. C’est elles qui sont des gueuses,entends-tu ? parce que rien ne les force. Elles ont del’argent, de quoi vivre et s’amuser, et elles prennent des hommespar vice. C’est elles qui sont des gueuses.

Elle était debout près de la couche d’Yvetteéperdue, qui avait envie de crier « au secours », de sesauver, et qui pleurait tout haut comme les enfants qu’on bat.

La marquise se tut, regarda sa fille, et lavoyant affolée de désespoir, elle se sentit elle-même pénétrée dedouleur, de remords, d’attendrissement, de pitié, et s’abattant surle lit en ouvrant les bras, elle se mit aussi à sangloter, et ellebalbutia :

– Ma pauvre petite, ma pauvre petite, situ savais comme tu me fais mal.

Et elles pleurèrent toutes deux, trèslongtemps.

Puis la marquise, chez qui le chagrin netenait pas, se releva doucement. Et elle dit tout bas :

– Allons, mignonne, c’est comme ça, queveux-tu ? On n’y peut rien changer maintenant. Il faut prendrela vie comme elle vient.

Yvette continuait de pleurer. Le coup avaitété trop rude et trop inattendu pour qu’elle pût réfléchir et seremettre.

Sa mère reprit :

– Voyons, lève-toi, et viens déjeuner,pour qu’on ne s’aperçoive de rien.

La jeune fille faisait « non » de latête, sans pouvoir parler ; enfin, elle prononça d’une voixlente, pleine de sanglots :

– Non, maman, tu sais ce que je t’ai dit,je ne changerai pas d’avis. Je ne sortirai pas de ma chambre avantqu’ils soient partis. Je ne veux plus voir personne de ces gens-là,jamais, jamais. S’ils reviennent, je… je… tu ne me reverrasplus.

La marquise avait essuyé ses yeux, et,fatiguée d’émotion, elle murmura :

– Voyons, réfléchis, soisraisonnable.

Puis, après une minute de silence :

– Oui, il vaut mieux que tu te reposes cematin. Je viendrai te voir dans l’après-midi.

Et ayant embrassé sa fille sur le front, ellesortit pour s’habiller, calmée déjà.

Yvette, dès que sa mère eut disparu, se leva,et courut pousser le verrou pour être seule, bien seule, puis ellese mit à réfléchir.

La femme de chambre frappa vers onze heures etdemanda à travers la porte :

– Madame la marquise fait demander siMademoiselle n’a besoin de rien, et ce qu’elle veut pour sondéjeuner ?

Yvette répondit :

– Je n’ai pas faim. Je prie seulementqu’on ne me dérange pas.

Et elle demeura au lit comme si elle eût étéfort malade.

Vers trois heures, on frappa de nouveau. Elledemanda :

– Qui est là ?

Ce fut la voix de sa mère.

– C’est moi, mignonne, je viens voircomment tu vas.

Elle hésita. Que ferait-elle ? Elleouvrit, puis se recoucha.

La marquise s’approcha, et parlant à mi-voixcomme auprès d’une convalescente :

– Eh bien, te trouves-tu mieux ? Tune veux pas manger un œuf ?

– Non, merci, rien du tout.

Mme Obardi s’était assise prèsdu lit. Elles demeurèrent sans rien dire, puis, enfin, comme safille restait immobile, les mains inertes sur les draps.

– Ne vas-tu pas te lever ?

Yvette répondit :

– Oui, tout à l’heure.

Puis d’un ton grave et lent :

– J’ai beaucoup réfléchi, maman, etvoici… voici ma résolution. Le passé est le passé, n’en parlonsplus. Mais l’avenir sera différent… ou bien… ou bien je sais ce quime resterait à faire. Maintenant, que ce soit fini là-dessus.

La marquise, qui croyait terminéel’explication, sentit un peu d’impatience la gagner. C’était tropmaintenant. Cette grande bécasse de fille aurait dû savoir depuislongtemps. Mais elle ne répondit rien et répéta :

– Te lèves-tu ?

– Oui, je suis prête.

Alors sa mère lui servit de femme de chambre,lui apportant ses bas, son corset, ses jupes ; puis ellel’embrassa.

– Veux-tu faire un tour avantdîner ?

– Oui, maman.

Et elles allèrent se promener le long del’eau, sans guère parler que de choses très banales.

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