Yvette

II

On avait mis le couvert sur la véranda quidominait la rivière. La villa Printemps, louée par la marquiseObardi, se trouvait à mi-hauteur du coteau, juste à la courbe de laSeine qui venait tourner devant le mur du jardin, coulant versMarly.

En face de la demeure, l’île de Croissyformait un horizon de grands arbres, une masse de verdure, et onvoyait un long bout du large fleuve jusqu’au café flottant de laGrenouillère, caché sous les feuillages.

Le soir tombait, un de ces soirs calmes dubord de l’eau, colorés et doux, un de ces soirs tranquilles quidonnent la sensation du bonheur. Aucun souffle d’air ne remuait lesbranches, aucun frisson de vent ne passait sur la surface unie etclaire de la Seine. Il ne faisait pas trop chaud cependant, ilfaisait tiède ; il faisait bon vivre. La fraîcheurbienfaisante des berges de la Seine montait vers le cielserein.

Le soleil s’en allait derrière les arbres,vers d’autres contrées, et on aspirait, semblait-il, le bien-êtrede la terre endormie déjà, on aspirait, dans la paix de l’espace,la vie nonchalante du monde.

Quand on sortit du salon pour s’asseoir àtable, chacun s’extasia. Une gaieté attendrie envahit lescœurs ; on sentait qu’on serait si bien à dîner là, dans cettecampagne, avec cette grande rivière et cette fin de jour pourdécors, en respirant cet air limpide et savoureux.

La marquise avait pris le bras de Saval,Yvette celui de Servigny.

Ils étaient seuls tous les quatre.

Les deux femmes semblaient tout autres qu’àParis, Yvette surtout.

Elle ne parlait plus guère, paraissaitalanguie, grave.

Saval, ne la reconnaissant plus, luidemanda :

– Qu’avez-vous donc, mademoiselle ?je vous trouve changée depuis l’autre semaine. Vous êtes devenueune personne toute raisonnable.

Elle répondit :

– C’est la campagne qui m’a fait ça. Jene suis plus la même. Je me sens toute drôle. Moi, d’ailleurs, jene me ressemble jamais deux jours de suite. Aujourd’hui, j’aurail’air d’une folle, et demain d’une élégie ; je change comme letemps, je ne sais pas pourquoi. Voyez-vous, je suis capable detout, suivant les moments. Il y a des jours où je tuerais des gens,pas des bêtes, jamais je ne tuerais des bêtes, mais des gens, oui,et puis d’autres jours où je pleure pour un rien. Il me passe dansla tête un tas d’idées différentes. Ça dépend aussi comment on selève. Chaque matin, en m’éveillant, je pourrais dire ce que jeserai jusqu’au soir. Ce sont peut-être nos rêves qui nous disposentcomme ça. Ça dépend aussi du livre que je viens de lire.

Elle était vêtue d’une toilette complète deflanelle blanche qui l’enveloppait délicatement dans la mollesseflottante de l’étoffe. Son corsage large, à grands plis, indiquait,sans la montrer, sans la serrer, sa poitrine libre, ferme et déjàmûre. Et son cou fin sortait d’une mousse de grosses dentelles, sepenchant par mouvements adoucis, plus blond que sa robe, un bijoude chair, qui portait le lourd paquet de ses cheveux d’or.

Servigny la regardait longuement. Ilprononça :

– Vous êtes adorable, ce soir, mam’zelle.Je voudrais vous voir toujours ainsi.

Elle lui dit, avec un peu de sa maliceordinaire :

– Ne me faites pas de déclaration,Muscade. Je la prendrais au sérieux aujourd’hui, et ça pourraitvous coûter cher !

La marquise paraissait heureuse, trèsheureuse. Tout en noir, noblement drapée dans une robe sévère quidessinait ses lignes pleines et fortes, un peu de rouge au corsage,une guirlande d’œillets rouges tombant de la ceinture, comme unechaîne, et remontant s’attacher sur la hanche, une rose rouge dansses cheveux sombres, elle portait dans toute sa personne, danscette toilette simple où ces fleurs semblaient saigner, dans sonregard qui pesait, ce soir-là, sur les gens, dans sa voix lente,dans ses gestes rares, quelque chose d’ardent.

Saval aussi semblait sérieux, absorbé. Detemps en temps, il prenait dans sa main, d’un geste familier, sabarbe brune qu’il portait taillée en pointe, à la Henri III, et ilparaissait songer à des choses profondes.

Personne ne dit rien pendant quelquesminutes.

Puis, comme on passait une truite, Servignydéclara :

– Le silence a quelquefois du bon. On estsouvent plus près les uns des autres quand on se tait que quand onparle ; n’est-ce pas, marquise ?

Elle se retourna un peu vers lui, etrépondit :

– Ça, c’est vrai. C’est si doux de penserensemble à des choses agréables.

Et elle leva son regard chaud versSaval ; et ils restèrent quelques secondes à se contempler,l’œil dans l’œil.

Un petit mouvement presque invisible eut lieusous la table.

Servigny reprit :

– Mam’zelle Yvette, vous allez me fairecroire que vous êtes amoureuse si vous continuez à être aussi sageque ça. Or, de qui pouvez-vous être amoureuse ? cherchonsensemble, si vous voulez. Je laisse de côté l’armée des soupirantsvulgaires, je ne prends que les principaux : du princeKravalow ?

À ce nom, Yvette se réveilla :

– Mon pauvre Muscade, ysongez-vous ! Mais le prince a l’air d’un Russe de musée decire, qui aurait obtenu des médailles dans des concours decoiffure.

– Bon. Supprimons le prince ; vousavez donc distingué le vicomte Pierre de Belvigne.

Cette fois, elle se mit à rire etdemanda :

– Me voyez-vous pendue au cou de Raisiné(elle le baptisait, selon les jours, Raisiné, Malvoisie,Argenteuil, car elle donnait des surnoms à tout le monde) et luimurmurer dans le nez :

– Mon cher petit Pierre, ou mon divinPedro, mon adoré Piétri, mon mignon Pierrot, donne ta bonne grossetête de toutou à ta chère petite femme qui veutl’embrasser ?

Servigny annonça :

– Enlevez le Deux. Reste le chevalierValreali, que la marquise semble favoriser.

Yvette retrouva toute sa joie :

– Larme-à-l’Œil ? mais il estpleureur à la Madeleine. Il suit les enterrements de premièreclasse. Je me crois morte toutes les fois qu’il me regarde.

– Et de trois. Alors vous avez eu le coupde foudre pour le baron Saval, ici présent.

– Pour M. de Rhodes fils, non,il est trop fort. Il me semblerait que j’aime l’arc de triomphe del’Étoile.

– Alors, mam’zelle, il est indubitableque vous êtes amoureuse de moi, car je suis le seul de vosadorateurs dont nous n’ayons point encore parlé. Je m’étaisréservé, par modestie, et par prudence. Il me reste à vousremercier.

Elle répondit, avec une grâcejoyeuse :

– De vous, Muscade ? Ah ! maisnon. Je vous aime bien… Mais, je ne vous aime pas… attendez, je neveux pas vous décourager. Je ne vous aime pas… encore. Vous avezdes chances… peut-être… Persévérez, Muscade, soyez dévoué,empressé, soumis, plein de soins, de prévenances, docile à mesmoindres caprices, prêt à tout pour me plaire… et nous verrons…plus tard.

– Mais mam’zelle, tout ce que vousréclamez là, j’aimerais mieux vous le fournir après qu’avant, si çane vous faisait rien.

Elle demanda d’un air ingénu desoubrette :

– Après quoi ?… Muscade.

– Après que vous m’aurez montré que vousm’aimez, parbleu !

– Eh bien ! faites comme si je vousaimais, et croyez-le si vous voulez…

– Mais, c’est que…

– Silence, Muscade, en voilà assez sur cesujet.

Il fit le salut militaire et se tut.

Le soleil s’était enfoncé derrière l’île, maistout le ciel demeurait flamboyant comme un brasier, et l’eau calmedu fleuve semblait changée en sang. Les reflets de l’horizonrendaient rouges les maisons, les objets, les gens. Et la roseécarlate dans les cheveux de la marquise avait l’air d’une gouttede pourpre tombée des nuages sur sa tête.

Yvette regardant au loin, sa mère posa, commepar mégarde, sa main nue sur la main de Saval ; mais la jeunefille alors ayant fait un mouvement, la main de la marquises’envola d’un geste rapide et vint rajuster quelque chose dans lesreplis de son corsage.

Servigny, qui les regardait,prononça :

– Si vous voulez, mam’zelle, nous ironsfaire un tour dans l’île après dîner ?

Elle fut joyeuse de cette idée :

– Oh ! oui ; ce seracharmant ; nous irons tout seuls, n’est-ce pas,Muscade ?

– Oui, tout seuls, mam’zelle.

Puis on se tut de nouveau.

Le large silence de l’horizon, le somnolentrepos du soir engourdissaient les cœurs, les corps, les voix. Ilest des heures tranquilles, des heures recueillies où il devientpresque impossible de parler.

Les valets servaient sans bruit. L’incendie dufirmament s’éteignait et la nuit lente déployait ses ombres sur laterre. Saval demanda :

– Avez-vous l’intention de demeurerlongtemps dans ce pays ?

Et la marquise répondit en appuyant sur chaqueparole :

– Oui. Tant que j’y serai heureuse.

Comme on n’y voyait plus, on apporta leslampes. Elles jetèrent sur la table une étrange lumière pâle sousla grande obscurité de l’espace ; et aussitôt une pluie demouches tomba sur la nappe. C’étaient de toutes petites mouches quise brûlaient en passant sur les cheminées de verre, puis, les aileset les pattes grillées, poudraient le linge, les plats, les coupes,d’une sorte de poussière grise et sautillante.

On les avalait dans le vin, on les mangeaitdans les sauces, on les voyait remuer sur le pain. Et toujours onavait le visage et les mains chatouillés par la foule innombrableet volante de ces insectes menus.

Il fallait jeter sans cesse les boissons,couvrir les assiettes, manger en cachant les mets avec desprécautions infinies.

Ce jeu amusait Yvette, Servigny prenant soind’abriter ce qu’elle portait à sa bouche, de garantir son verre,d’étendre sur sa tête, comme un toit, sa serviette déployée. Maisla marquise, dégoûtée, devint nerveuse, et la fin du dîner futcourte.

Yvette, qui n’avait point oublié laproposition de Servigny, lui dit :

– Nous allons dans l’île, maintenant.

Sa mère recommanda d’un tonlanguissant :

– Surtout, ne soyez pas longtemps. Nousallons, d’ailleurs, vous conduire jusqu’au passeur.

Et on partit, toujours deux par deux, la jeunefille et son ami allant devant, sur le chemin de halage. Ilsentendaient, derrière eux, la marquise et Saval qui parlaient bas,très bas, très vite. Tout était noir, d’un noir épais, d’un noird’encre. Mais le ciel fourmillant de grains de feu, semblait lessemer dans la rivière, car l’eau sombre était sablée d’astres.

Les grenouilles maintenant coassaient,poussant, tout le long des berges, leurs notes roulantes etmonotones.

Et d’innombrables rossignols jetaient leurchant léger dans l’air calme.

Yvette, tout à coup, demanda :

– Tiens ! mais on ne marche plus,derrière nous. Où sont-ils ?

Et elle appela :

– Maman !

Aucune voix ne répondit. La jeune fillereprit :

– Ils ne peuvent pourtant pas être loin,je les entendais tout de suite.

Servigny murmura :

– Ils ont dû retourner. Votre mère avaitfroid, peut-être.

Et il l’entraîna.

Devant eux, une lumière brillait. C’étaitl’auberge de Martinet, restaurateur et pêcheur. À l’appel despromeneurs, un homme sortit de la maison et ils montèrent dans ungros bateau amarré au milieu des herbes de la rive.

Le passeur prit ses avirons, et la lourdebarque, avançant, réveillait les étoiles endormies sur l’eau, leurfaisait danser une danse éperdue qui se calmait peu à peu derrièreeux.

Ils touchèrent l’autre rivage et descendirentsous les grands arbres.

Une fraîcheur de terre humide flottait sousles branches hautes et touffues, qui paraissaient porter autant derossignols que de feuilles.

Un piano lointain se mit à jouer une valsepopulaire.

Servigny avait pris le bras d’Yvette, et, toutdoucement, il glissa la main derrière sa taille et la serra d’unepression douce.

– À quoi pensez-vous ? dit-il.

– Moi ? à rien. Je suis trèsheureuse !

– Alors vous ne m’aimez point ?

– Mais oui, Muscade, je vous aime, jevous aime beaucoup ; seulement, laissez-moi tranquille avecça. Il fait trop beau pour écouter vos balivernes.

Il la serrait contre lui, bien qu’elleessayât, par petites secousses, de se dégager, et, à travers laflanelle moelleuse et douce au toucher, il sentait la tiédeur de sachair. Il balbutia :

– Yvette ?

– Eh bien, quoi ?

– C’est que je vous aime, moi.

– Vous n’êtes pas sérieux, Muscade.

– Mais oui : voilà longtemps que jevous aime.

Elle tentait toujours de se séparer de lui,s’efforçant de retirer son bras écrasé entre leurs deux poitrines.Et ils marchaient avec peine, gênés par ce lien et par cesmouvements, zigzaguant comme des gens gris.

Il ne savait plus que lui dire, sentant bienqu’on ne parle pas à une jeune fille comme à une femme, troublé,cherchant ce qu’il devait faire, se demandant si elle consentait ousi elle ne comprenait pas, et se courbaturant l’esprit pour trouverles paroles tendres, justes, décisives qu’il fallait.

Il répétait de seconde en seconde :

– Yvette ! Dites, Yvette !

Puis, brusquement, à tout hasard, il lui jetaun baiser sur la joue. Elle fit un petit mouvement d’écart, et,d’un air fâché :

– Oh ! que vous êtes ridicule.Allez-vous me laisser tranquille ?

Le ton de sa voix ne révélait point ce qu’ellepensait, ce qu’elle voulait ; et, ne la voyant pas tropirritée, il appliqua ses lèvres à la naissance du cou, sur lepremier duvet doré des cheveux, à cet endroit charmant qu’ilconvoitait depuis si longtemps.

Alors elle se débattit avec de grands sursautspour s’échapper. Mais il la tenait vigoureusement, et lui jetantson autre main sur l’épaule il lui fit de force tourner la têtevers lui, et lui vola sur la bouche une caresse affolante etprofonde.

Elle glissa entre ses bras par une rapideondulation de tout le corps, plongea le long de sa poitrine, et,sortie vivement de son étreinte, elle disparut dans l’ombre avec ungrand froissement de jupes, pareil au bruit d’un oiseau quis’envole.

Il demeura d’abord immobile, surpris par cettesouplesse et par cette disparition, puis n’entendant plus rien, ilappela à mi-voix :

– Yvette !

Elle ne répondit pas. Il se mit à marcher,fouillant les ténèbres de l’œil, cherchant dans les buissons latache blanche que devait faire sa robe. Tout était noir. Il cria denouveau plus fort :

– Mam’zelle Yvette !

Les rossignols se turent.

Il hâtait le pas, vaguement inquiet, haussanttoujours le ton :

– Mam’zelle Yvette ! Mam’zelleYvette !

Rien ; il s’arrêta, écouta. Toute l’îleétait silencieuse ; à peine un frémissement de feuilles sur satête. Seules, les grenouilles continuaient leurs coassementssonores sur les rives.

Alors il erra de taillis en taillis,descendant aux berges droites et broussailleuses du bras rapide,puis retournant aux berges plates et nues du bras mort. Il s’avançajusqu’en face de Bougival, revint à l’établissement de laGrenouillère, fouilla tous les massifs, répétanttoujours :

– Mam’zelle Yvette, où êtes-vous ?Répondez ! C’était une farce ! Voyons, répondez ! Neme faites pas chercher comme ça !

Une horloge lointaine se mit à sonner. Ilcompta les coups : minuit. Il parcourait l’île depuis deuxheures. Alors il pensa qu’elle était peut-être rentrée, et ilrevint très anxieux, faisant le tour par le pont.

Un domestique, endormi sur un fauteuil,attendait dans le vestibule.

Servigny, l’ayant réveillé, luidemanda :

– Y a-t-il longtemps queMlle Yvette est revenue ? Je l’ai quittée aubout du pays parce que j’avais une visite à faire.

Et le valet répondit :

– Oh ! oui, monsieur le duc.Mademoiselle est rentrée avant dix heures.

Il gagna sa chambre et se mit au lit.

Il demeurait les yeux ouverts, sans pouvoirdormir. Ce baiser volé l’avait agité. Et il songeait. Quevoulait-elle ? que pensait-elle ? que savait-elle ?Comme elle était jolie, enfiévrante !

Ses désirs, fatigués par la vie qu’il menait,par toutes les femmes obtenues, par toutes les amours explorées, seréveillaient devant cette enfant singulière, si fraîche, irritanteet inexplicable.

Il entendit sonner une heure, puis deuxheures. Il ne dormirait pas, décidément. Il avait chaud, il suait,il sentait son cœur rapide battre à ses tempes, et il se leva pourouvrir la fenêtre.

Un souffle frais entra, qu’il but d’une longueaspiration. L’ombre épaisse était muette, toute noire, immobile.Mais soudain, il aperçut devant lui, dans les ténèbres du jardin,un point luisant ; on eût dit un petit charbon rouge. Ilpensa : – Tiens, un cigare. – Ça ne peut être que Saval, et ill’appela doucement :

– Léon !

Une voix répondit :

– C’est toi, Jean ?

– Oui. Attends-moi, je descends.

Il s’habilla, sortit, et, rejoignant son amiqui fumait, à cheval sur une chaise de fer :

– Qu’est-ce que tu fais là, à cetteheure ?

Saval répondit :

– Moi, je me repose !

Et il se mit à rire.

Servigny lui serra la main :

– Tous mes compliments, mon cher. Et moije… je m’embête.

– Ça veut dire que…

– Ça veut dire que… Yvette et sa mère nese ressemblent pas.

– Que s’est-il passé ? Dis-moiça !

Servigny raconta ses tentatives et leurinsuccès, puis il reprit :

– Décidément, cette petite me trouble.Figure-toi que je n’ai pas pu m’endormir. Que c’est drôle, unefillette. Ça a l’air simple comme tout et on ne sait rien d’elle.Une femme qui a vécu, qui a aimé, qui connaît la vie, on la pénètretrès vite. Quand il s’agit d’une vierge, au contraire, on ne devineplus rien. Au fond, je commence à croire qu’elle se moque demoi.

Saval se balançait sur son siège. Il prononçatrès lentement :

– Prends garde, mon cher, elle te mène aumariage. Rappelle-toi d’illustres exemples. C’est par le mêmeprocédé que Mlle de Montijo, qui était aumoins de bonne race, devint impératrice. Ne joue pas lesNapoléon.

Servigny murmura :

– Quant à ça, ne crains rien, je ne suisni un naïf, ni un empereur. Il faut être l’un ou l’autre pour fairede ces coups de tête. Mais dis-moi, as-tu sommeil, toi ?

– Non, pas du tout.

– Veux-tu faire un tour au bord del’eau ?

– Volontiers.

Ils ouvrirent la grille et se mirent àdescendre le long de la rivière, vers Marly.

C’était l’heure fraîche qui précède le jour,l’heure du grand sommeil, du grand repos, du calme profond. Lesbruits légers de la nuit eux-mêmes s’étaient tus. Les rossignols nechantaient plus ; les grenouilles avaient fini leurvacarme ; seule, une bête inconnue, un oiseau peut-être,faisait quelque part une sorte de grincement de scie, faible,monotone, régulier comme un travail de mécanique.

Servigny, qui avait par moments de la poésieet aussi de la philosophie, dit tout à coup :

– Voilà. Cette fille me trouble tout àfait. En arithmétique, un et un font deux. En amour, un et undevraient faire un, et ça fait deux tout de même. As-tu jamaissenti cela, toi ? Ce besoin d’absorber une femme en soi ou dedisparaître en elle ? Je ne parle pas du besoin bestiald’étreinte, mais de ce tourment moral et mental de ne faire qu’unavec un être, d’ouvrir à lui toute son âme, tout son cœur et depénétrer toute sa pensée jusqu’au fond. Et jamais on ne sait riende lui, jamais on ne découvre toutes les fluctuations de sesvolontés, de ses désirs, de ses opinions. Jamais on ne devine, mêmeun peu, tout l’inconnu, tout le mystère d’une âme qu’on sent siproche, d’une âme cachée derrière deux yeux qui vous regardent,clairs comme de l’eau, transparents comme si rien de secret n’étaitdessous, d’une âme qui vous parle par une bouche aimée, qui sembleà vous, tant on la désire ; d’une âme qui vous jette une àune, par des mots, ses pensées, et qui reste cependant plus loin devous que ces étoiles ne sont loin l’une de l’autre, plusimpénétrable que ces astres ! C’est drôle, tout ça !

Saval répondit :

– Je n’en demande pas tant. Je ne regardepas derrière les yeux. Je me préoccupe peu du contenu, maisbeaucoup du contenant.

Et Servigny murmura :

– C’est que Yvette est une singulièrepersonne. Comment va-t-elle me recevoir ce matin ?

Comme ils arrivaient à la Machine de Marly,ils s’aperçurent que le ciel pâlissait.

Des coqs commençaient à chanter dans lespoulaillers ; et leur voix arrivait, un peu voilée parl’épaisseur des murs. Un oiseau pépiait dans un parc, à gauche,répétant sans cesse une petite ritournelle d’une simplicité naïveet comique.

– Il serait temps de rentrer, déclaraSaval.

Ils revinrent. Et comme Servigny pénétraitdans sa chambre, il aperçut l’horizon tout rose par sa fenêtredemeurée ouverte.

Alors il ferma sa persienne, tira et croisases lourds rideaux, se coucha et s’endormit enfin.

Il rêva d’Yvette tout le long de sonsommeil.

Un bruit singulier le réveilla. Il s’assit enson lit, écouta, n’entendit plus rien. Puis, ce fut tout à coupcontre ses auvents un crépitement pareil à celui de la grêle quitombe.

Il sauta du lit, courut à sa fenêtre, l’ouvritet aperçut Yvette, debout dans l’allée et qui lui jetait à pleinemain des poignées de sable dans la figure.

Elle était habillée de rose, coiffée d’unchapeau de paille à larges bords surmonté d’une plume à lamousquetaire, et elle riait d’une façon sournoise etmaligne :

– Eh bien ! Muscade, vousdormez ? Qu’est-ce que vous avez bien pu faire cette nuit pourvous réveiller si tard ? Est-ce que vous avez couru lesaventures, mon pauvre Muscade ?

Il demeurait ébloui par la clarté violente dujour entrée brusquement dans son œil, encore engourdi de fatigue,et surpris de la tranquillité railleuse de la jeune fille.

Il répondit :

– Me v’là, me v’là, mam’zelle. Le tempsde mettre le nez dans l’eau et je descends.

Elle cria :

– Dépêchez-vous, il est dix heures. Etpuis j’ai un grand projet à vous communiquer, un complot que nousallons faire. Vous savez qu’on déjeune à onze heures.

Il la trouva assise sur un banc, avec un livresur les genoux, un roman quelconque. Elle lui prit le brasfamilièrement, amicalement, d’une façon franche et gaie comme sirien ne s’était passé la veille, et l’entraînant au bout dujardin :

– Voilà mon projet. Nous allons désobéirà maman, et vous me mènerez tantôt à la Grenouillère. Je veux voirça, moi. Maman dit que les honnêtes femmes ne peuvent pas allerdans cet endroit-là. Moi, ça m’est bien égal, qu’on puisse y allerou pas aller. Vous m’y conduirez n’est-ce pas, Muscade ? etnous ferons beaucoup de tapage avec les canotiers.

Elle sentait bon, sans qu’il pût déterminerquelle odeur vague et légère voltigeait autour d’elle. Ce n’étaitpas un des lourds parfums de sa mère, mais un souffle discret où ilcroyait saisir un soupçon de poudre d’iris, peut-être aussi un peude verveine.

D’où venait cette senteur insaisissable ?de la robe, des cheveux ou de la peau ? Il se demandait cela,et, comme elle lui parlait de très près, il recevait en pleinvisage son haleine fraîche qui lui semblait aussi délicieuse àrespirer. Alors il pensa que ce fuyant parfum qu’il cherchait àreconnaître n’existait peut-être qu’évoqué par ses yeux charmés etn’était qu’une sorte d’émanation trompeuse de cette grâce jeune etséduisante.

Elle disait :

– C’est entendu, n’est-ce pas,Muscade ?… Comme il fera très chaud après déjeuner, maman nevoudra pas sortir. Elle est très molle quand il fait chaud. Nous lalaisserons avec votre ami et vous m’emmènerez. Nous serons censésmonter dans la forêt. Si vous saviez comme ça m’amusera de voir laGrenouillère !

Ils arrivaient devant la grille, en face de laSeine. Un flot de soleil tombait sur la rivière endormie etluisante. Une légère brume de chaleur s’en élevait, une fumée d’eauévaporée qui mettait sur la surface du fleuve une petite vapeurmiroitante.

De temps en temps, un canot passait, yolerapide ou lourd bachot, et on entendait au loin des sifflets courtsou prolongés, ceux des trains qui versent, chaque dimanche, lepeuple de Paris dans la campagne des environs, et ceux des bateauxà vapeur qui préviennent de leur approche pour passer l’écluse deMarly.

Mais une petite cloche sonna.

On annonçait le déjeuner. Ils rentrèrent.

Le repas fut silencieux. Un pesant midi dejuillet écrasait la terre, oppressait les êtres. La chaleursemblait épaisse, paralysait les esprits et les corps. Les parolesengourdies ne sortaient point des lèvres, et les mouvementssemblaient pénibles comme si l’air fût devenu résistant, plusdifficile à traverser.

Seule, Yvette, bien que muette, paraissaitanimée, nerveuse d’impatience.

Dès qu’on eût fini le dessert elledemanda :

– Si nous allions nous promener dans laforêt. Il ferait joliment bon sous les arbres.

La marquise, qui avait l’air exténué,murmura :

– Es-tu folle ? Est-ce qu’on peutsortir par un temps pareil ?

Et la jeune fille, rusée, reprit :

– Eh bien ! nous allons te laisserle baron, pour te tenir compagnie. Muscade et moi, nous grimperonsla côte et nous nous assoirons sur l’herbe pour lire.

Et se tournant vers Servigny :

– Hein ? C’est entendu ?

Il répondit :

– À votre service, mam’zelle.

Elle courut prendre son chapeau.

La marquise haussa les épaules ensoupirant :

– Elle est folle, vraiment.

Puis elle tendit avec une paresse, une fatiguedans son geste amoureux et las, sa belle main pâle au baron qui labaisa lentement.

Yvette et Servigny partirent. Ils suivirentd’abord la rive, passèrent le pont, entrèrent dans l’île, puiss’assirent sur la berge, du côté du bras rapide, sous les saules,car il était trop tôt encore pour aller à la Grenouillère.

La jeune fille aussitôt tira un livre de sapoche et dit en riant :

– Muscade, vous allez me faire lalecture.

Et elle lui tendit le volume.

Il eut un mouvement de fuite.

– Moi, mam’zelle ? mais je ne saispas lire !

Elle reprit avec gravité :

– Allons, pas d’excuses, pas de raisons.Vous me faites encore l’effet d’un joli soupirant, vous ? Toutpour rien, n’est-ce pas ? C’est votre devise ?

Il reçut le livre, l’ouvrit, resta surpris.C’était un traité d’entomologie. Une histoire des fourmis par unauteur anglais. Et comme il demeurait immobile, croyant qu’elle semoquait de lui, elle s’impatienta :

– Voyons, lisez, dit-elle.

Il demanda :

– Est-ce une gageure ou bien une simpletoquade ?

– Non, mon cher, j’ai vu ce livre-là chezun libraire. On m’a dit que c’était ce qu’il y avait de mieux surles fourmis, et j’ai pensé que ce serait amusant d’apprendre la viede ces petites bêtes en les regardant courir dans l’herbe,lisez.

Elle s’étendit tout du long, sur le ventre,les coudes appuyés sur le sol et la tête entre les mains, les yeuxfixés dans le gazon.

Il lut :

« Sans doute les singes anthropoïdessont, de tous les animaux, ceux qui se rapprochent le plus del’homme par leur structure anatomique ; mais si nousconsidérons les mœurs des fourmis, leur organisation en sociétés,leurs vastes communautés, les maisons et les routes qu’ellesconstruisent, leur habitude de domestiquer des animaux, et mêmeparfois de faire des esclaves, nous sommes forcés d’admettrequ’elles ont droit à réclamer une place près de l’homme dansl’échelle de l’intelligence… »

Et il continua d’une voix monotone, s’arrêtantde temps en temps pour demander :

– Ce n’est pas assez ?

Elle faisait « non » de latête ; et ayant cueilli, à la pointe d’un brin d’herbearraché, une fourmi errante, elle s’amusait à la faire aller d’unbout à l’autre de cette tige, qu’elle renversait dès que la bêteatteignait une des extrémités. Elle écoutait avec une attentionconcentrée et muette tous les détails surprenants sur la vie de cesfrêles animaux, sur leurs installations souterraines, sur lamanière dont elles élèvent, enferment et nourrissent des puceronspour boire la liqueur sucrée qu’ils sécrètent, comme nous élevonsdes vaches en nos étables, sur leur coutume de domestiquer despetits insectes aveugles qui nettoient les fourmilières, et d’alleren guerre pour ramener des esclaves qui prendront soin desvainqueurs, avec tant de sollicitude que ceux-ci perdront mêmel’habitude de manger tout seuls.

Et peu à peu, comme si une tendressematernelle s’était éveillée en son cœur pour la bestiole si petioteet si intelligente, Yvette la faisait grimper sur son doigt, laregardant d’un œil ému, avec une envie de l’embrasser.

Et comme Servigny lisait la façon dont ellesvivent en communauté, dont elles jouent entre elles en des luttesamicales de force et d’adresse, la jeune fille enthousiasmée voulutbaiser l’insecte qui lui échappa et se mit à courir sur sa figure.Alors elle poussa un cri perçant comme si elle eût été menacée d’undanger terrible, et, avec des gestes affolés, elle se frappait lajoue pour rejeter la bête. Servigny, pris d’un fou rire, lacueillit près des cheveux et mit à la place où il l’avait prise unlong baiser sans qu’Yvette éloignât son front.

Puis elle déclara en se levant :

– J’aime mieux ça qu’un roman. Allons àla Grenouillère, maintenant.

Ils arrivèrent à la partie de l’île plantée enparc et ombragée d’arbres immenses. Des couples erraient sous leshauts feuillages, le long de la Seine, où glissaient les canots.C’étaient des filles avec des jeunes gens, des ouvrières avec leursamants qui allaient en manches de chemise, la redingote sur lebras, le haut chapeau en arrière, d’un air pochard et fatigué, desbourgeois avec leurs familles, les femmes endimanchées et lesenfants trottinant comme une couvée de poussins autour de leursparents.

Une rumeur lointaine et continue de voixhumaines, une clameur sourde et grondante annonçait l’établissementcher aux canotiers.

Ils l’aperçurent tout à coup. Un immensebateau, coiffé d’un toit, amarré contre la berge, portait un peuplede femelles et de mâles attablés et buvant, ou bien debout, criant,chantant, gueulant, dansant, cabriolant au bruit d’un pianogeignard, faux et vibrant comme un chaudron.

De grandes filles en cheveux roux, étalant,par devant et par derrière, la double provocation de leur gorge etde leur croupe, circulaient, l’œil accrochant, la lèvre rouge, auxtrois quarts grises, des mots obscènes à la bouche.

D’autres dansaient éperdument en face degaillards à moitié nus, vêtus d’une culotte de toile et d’unmaillot de coton, et coiffés d’une toque de couleur, comme desjockeys.

Et tout cela exhalait une odeur de sueur et depoudre de riz, des émanations de parfumerie et d’aisselles.

Les buveurs, autour des tables,engloutissaient des liquides blancs, rouges, jaunes, verts, etcriaient, vociféraient sans raison, cédant à un besoin violent defaire du tapage, à un besoin de brutes d’avoir les oreilles et lecerveau pleins de vacarme.

De seconde en seconde un nageur, debout sur letoit, sautait à l’eau, jetant une pluie d’éclaboussures sur lesconsommateurs les plus proches, qui poussaient des hurlements desauvages.

Et sur le fleuve une flotte d’embarcationspassait. Les yoles longues et minces filaient, enlevées à grandscoups d’aviron par les rameurs aux bras nus, dont les musclesroulaient sous la peau brûlée. Les canotières en robe de flanellebleue ou de flanelle rouge, une ombrelle, rouge ou bleue aussi,ouverte sur la tête, éclatante sous l’ardent soleil, serenversaient dans leur fauteuil à l’arrière des barques, etsemblaient courir sur l’eau, dans une pose immobile etendormie.

Des bateaux plus lourds s’en venaientlentement, chargés de monde. Un collégien en goguette, voulantfaire le beau, ramait avec des mouvements d’ailes de moulin, et seheurtait à tous les canots, dont tous les canotiers l’engueulaient,puis il disparaissait éperdu, après avoir failli noyer deuxnageurs, poursuivi par les vociférations de la foule entassée dansle grand café flottant.

Yvette, radieuse, passait au bras de Servignyau milieu de cette foule bruyante et mêlée, semblait heureuse deces coudoiements suspects, dévisageait les filles d’un œiltranquille et bienveillant.

– Regardez celle-là, Muscade, quels jolischeveux elle a ! Elles ont l’air de s’amuser beaucoup.

Comme la pianiste, un canotier vêtu de rougeet coiffé d’une sorte de colossal chapeau parasol en paille,attaquait une valse, Yvette saisit brusquement son compagnon parles reins et l’enleva avec cette furie qu’elle mettait à danser.Ils allèrent si longtemps et si frénétiquement que tout le mondeles regardait. Les consommateurs, debout sur les tables, battaientune sorte de mesure avec leurs pieds ; d’autres heurtaient lesverres ; et le musicien semblait devenir enragé, tapait lestouches d’ivoire avec des bondissements de la main, des gestes fousde tout le corps, en balançant éperdument sa tête abritée de sonimmense couvre-chef.

Tout d’un coup il s’arrêta, et, se laissantglisser par terre, s’affaissa tout du long sur le sol, ensevelisous sa coiffure comme s’il était mort de fatigue. Un grand rireéclata dans le café et tout le monde applaudit.

Quatre amis se précipitèrent comme on faitdans les accidents, et, ramassant leur camarade, l’emportèrent parles quatre membres, après avoir posé sur son ventre l’espèce detoit dont il se coiffait.

Un farceur les suivant entonna le DeProfundis, et une procession se forma derrière le faux mort,se déroulant par les chemins de l’île, entraînant à la suite lesconsommateurs, les promeneurs, tous les gens qu’on rencontrait.

Yvette s’élança, ravie, riant de tout soncœur, causant avec tout le monde, affolée par le mouvement et lebruit. Des jeunes gens la regardaient au fond des yeux, sepressaient contre elle, très allumés, semblaient la flairer, ladévêtir du regard ; et Servigny commençait à craindre quel’aventure ne tournât mal à la fin.

La procession allait toujours, accélérant sonallure, car les quatre porteurs avaient pris le pas de course,suivis par la foule hurlante. Mais, tout à coup, ils se dirigèrentvers la berge, s’arrêtèrent net en arrivant au bord, balancèrent uninstant leur camarade, puis, le lâchant tous les quatre en mêmetemps, le lancèrent dans la rivière.

Un immense cri de joie jaillit de toutes lesbouches, tandis que le pianiste, étourdi, barbotait, jurait,toussait, crachait de l’eau, et, embourbé dans la vase, s’efforçaitde remonter au rivage.

Son chapeau, qui s’en allait au courant, futrapporté par une barque.

Yvette dansait de plaisir en battant des mainset répétant :

– Oh ! Muscade, comme je m’amuse,comme je m’amuse !

Servigny l’observait, redevenu sérieux, un peugêné, un peu froissé de la voir si bien à son aise dans ce milieucanaille. Une sorte d’instinct se révoltait en lui, cet instinct ducomme il faut qu’un homme bien né garde toujours, même quand ils’abandonne, cet instinct qui l’écarte des familiarités trop vileset des contacts trop salissants.

Il se disait, s’étonnant :

– Bigre, tu as de la race, toi !

Et il avait envie de la tutoyer vraiment,comme il la tutoyait dans sa pensée, comme on tutoie, la premièrefois qu’on les voit, les femmes qui sont à tous. Il ne ladistinguait plus guère des créatures à cheveux roux qui lesfrôlaient et qui criaient, de leurs voix enrouées, des motsobscènes. Ils couraient dans cette foule ; ces mots grossiers,courts et sonores, semblaient voltiger au-dessus, nés là-dedanscomme des mouches sur un fumier. Ils ne semblaient ni choquer, nisurprendre personne. Yvette ne paraissait point les remarquer.

– Muscade, je veux me baigner, dit-elle,nous allons faire une pleine eau.

Il répondit :

– À vot’service.

Et ils allèrent au bureau des bains pour seprocurer des costumes. Elle fut déshabillée la première et ellel’attendit, debout, sur la rive, souriante sous tous les regards.Puis ils s’en allèrent côte à côte, dans l’eau tiède.

Elle nageait avec bonheur, avec ivresse, toutecaressée par l’onde, frémissant d’un plaisir sensuel, soulevée àchaque brasse comme si elle allait s’élancer hors du fleuve. Il lasuivait avec peine, essoufflé, mécontent de se sentir médiocre.Mais elle ralentit son allure, puis se tournant brusquement, ellefit la planche, les bras croisés, les yeux ouverts dans le bleu duciel. Il regardait, allongée ainsi à la surface de la rivière, laligne onduleuse de son corps, les seins fermes, collés contrel’étoffe légère, montrant leur forme ronde et leurs sommetssaillants, le ventre doucement soulevé, la cuisse un peu noyée, lemollet nu, miroitant à travers l’eau, et le pied mignon quiémergeait.

Il la voyait tout entière, comme si elle sefût montrée exprès, pour le tenter, pour s’offrir ou pour se jouerencore de lui. Et il se mit à la désirer avec une ardeur passionnéeet un énervement exaspéré. Tout à coup elle se retourna, leregarda, se mit à rire.

– Vous avez une bonne tête, dit-elle.

Il fut piqué, irrité de cette raillerie, saisipar une colère méchante d’amoureux bafoué ; alors, cédantbrusquement à un obscur besoin de représailles, à un désir de sevenger, de la blesser :

– Ça vous irait, cette vie-là ?

Elle demanda avec son grand airnaïf :

– Quoi donc ?

– Allons, ne vous fichez pas de moi. Voussavez bien ce que je veux dire !

– Non, parole d’honneur.

– Voyons, finissons cette comédie.Voulez-vous ou ne voulez-vous pas ?

– Je ne vous comprends point.

– Vous n’êtes pas si bête que ça.D’ailleurs, je vous l’ai dit hier soir.

– Quoi donc ? j’ai oublié.

– Que je vous aime.

– Vous ?

– Moi.

– Quelle blague !

– Je vous jure.

– Et bien, prouvez-le.

– Je ne demande que ça !

– Quoi, ça ?

– À le prouver.

– Eh bien, faites.

– Vous n’en disiez pas autant hiersoir !

– Vous ne m’avez rien proposé.

– C’te bêtise !

– Et puis d’abord, ce n’est pas à moiqu’il faut vous adresser.

– Elle est bien bonne ! À quidonc ?

– Mais à maman, bien entendu.

Il poussa un éclat de rire.

– À votre mère ? non, c’est tropfort !

Elle était devenue soudain très sérieuse, et,le regardant au fond des yeux :

– Écoutez, Muscade, si vous m’aimezvraiment assez pour m’épouser, parlez à maman d’abord, moi je vousrépondrai après.

Il crut qu’elle se moquait encore de lui, et,rageant tout à fait :

– Mam’zelle, vous me prenez pour unautre.

Elle le regardait toujours, de son œil doux etclair.

Elle hésita, puis elle dit :

– Je ne vous comprends toujourspas !

Alors, il prononça vivement, avec quelquechose de brusque et de mauvais dans la voix :

– Voyons, Yvette, finissons cette comédieridicule qui dure depuis trop longtemps. Vous jouez à la petitefille niaise, et ce rôle ne vous va point, croyez-moi. Vous savezbien qu’il ne peut s’agir de mariage entre nous… mais d’amour. Jevous ai dit que je vous aimais – c’est la vérité –, je le répète,je vous aime. Ne faites plus semblant de ne pas comprendre et ne metraitez pas comme un sot.

Ils étaient debout dans l’eau, face à face, sesoutenant seulement par de petits mouvements des mains. Elledemeura quelques secondes encore immobile, comme si elle ne pouvaitse décider à pénétrer le sens de ses paroles, puis elle rougit toutà coup, elle rougit jusqu’aux cheveux. Toute sa figure s’empourprabrusquement depuis son cou jusqu’à ses oreilles qui devinrentpresque violettes, et, sans répondre un mot, elle se sauva vers laterre, nageant de toute sa force, par grandes brasses précipitées.Il ne la pouvait rejoindre et il soufflait de fatigue en lasuivant.

Il la vit sortir de l’eau, ramasser sonpeignoir et gagner sa cabine sans s’être retournée.

Il fut longtemps à s’habiller, très perplexesur ce qu’il avait à faire, cherchant ce qu’il allait lui dire, sedemandant s’il devait s’excuser ou persévérer.

Quand il fut prêt, elle était partie, partietoute seule. Il rentra lentement, anxieux et troublé.

La marquise se promenait au bras de Saval dansl’allée ronde, autour du gazon.

En voyant Servigny, elle prononça, de cet airnonchalant qu’elle gardait depuis la veille :

– Qu’est-ce que j’avais dit, qu’il nefallait point sortir par une chaleur pareille. Voilà Yvette avec uncoup de soleil. Elle est partie se coucher. Elle était comme uncoquelicot, la pauvre enfant, et elle a une migraine atroce. Vousvous serez promenés en plein soleil, vous aurez fait des folies.Que sais-je, moi ? Vous êtes aussi peu raisonnablequ’elle.

La jeune fille ne descendit point pour dîner.Comme on voulait lui porter à manger, elle répondit à travers laporte qu’elle n’avait pas faim, car elle s’était enfermée, et ellepria qu’on la laissât tranquille. Les deux jeunes gens partirentpar le train de dix heures, en promettant de revenir le jeudisuivant, et la marquise s’assit devant sa fenêtre ouverte pourrêver, écoutant au loin l’orchestre du bal des canotiers jeter samusique sautillante dans le grand silence solennel de la nuit.

Entraînée pour l’amour et par l’amour, commeon l’est pour le cheval ou l’aviron, elle avait de subitestendresses qui l’envahissaient comme une maladie. Ces passions lasaisissaient brusquement, la pénétraient tout entière,l’affolaient, l’énervaient ou l’accablaient, selon qu’elles avaientun caractère exalté, violent, dramatique ou sentimental.

Elle était une de ces femmes créées pour aimeret pour être aimées. Partie de très bas, arrivée par l’amour dontelle avait fait une profession presque sans le savoir, agissant parinstinct, par adresse innée, elle acceptait l’argent comme lesbaisers, naturellement, sans distinguer, employant son flairremarquable d’une façon irraisonnée et simple, comme font lesanimaux, que rendent subtils les nécessités de l’existence.Beaucoup d’hommes avaient passé dans ses bras sans qu’elle éprouvâtpour eux aucune tendresse, sans qu’elle ressentît non plus aucundégoût de leurs étreintes.

Elle subissait les enlacements quelconquesavec une indifférence tranquille, comme on mange, en voyage, detoutes les cuisines, car il faut bien vivre. Mais, de temps entemps, son cœur ou sa chair s’allumait, et elle tombait alors dansune grande passion qui durait quelques semaines ou quelques mois,selon les qualités physiques ou morales de son amant.

C’étaient les moments délicieux de sa vie.Elle aimait de toute son âme, de tout son corps, avec emportement,avec extase. Elle se jetait dans l’amour comme on se jette dans unfleuve pour se noyer, et se laissait emporter, prête à mourir s’ille fallait, enivrée, affolée, infiniment heureuse. Elle s’imaginaitchaque fois n’avoir jamais ressenti pareille chose auparavant, etelle se serait fort étonnée si on lui eût rappelé de combiend’hommes différents elle avait rêvé éperdument pendant des nuitsentières, en regardant les étoiles.

Saval l’avait captivée, capturée corps et âme.Elle songeait à lui, bercée par son image et par son souvenir, dansl’exaltation calme du bonheur accompli, du bonheur présent etcertain.

Un bruit derrière elle la fit se retourner.Yvette venait d’entrer, encore vêtue comme dans le jour, mais pâlemaintenant et les yeux luisants comme on les a après de grandesfatigues.

Elle s’appuya au bord de la fenêtre ouverte,en face de sa mère.

– J’ai à te parler, dit-elle.

La marquise, étonnée, la regardait. Ellel’aimait en mère égoïste, fière de sa beauté, comme on l’est d’unefortune, trop belle encore elle-même pour devenir jalouse, tropindifférente pour faire les projets qu’on lui prêtait, trop subtilecependant pour ne pas avoir la conscience de cette valeur.

Elle répondit :

– Je t’écoute, mon enfant, qu’ya-t-il ?

Yvette la pénétrait du regard comme pour lireau fond de son âme, comme pour saisir toutes les sensationsqu’allaient éveiller ses paroles.

– Voilà. Il s’est passé tantôt quelquechose d’extraordinaire.

– Quoi donc ?

– M. de Servigny m’a dit qu’ilm’aimait.

La marquise, inquiète, attendait. Comme Yvettene parlait plus, elle demanda :

– Comment t’a-t-il dit cela ?Explique-toi !

Alors la jeune fille, s’asseyant aux pieds desa mère dans une pose câline qui lui était familière, et pressantses mains, ajouta :

– Il m’a demandée en mariage.

Mme Obardi fit un gestebrusque de stupéfaction, et s’écria :

– Servigny ? mais tu esfolle !

Yvette n’avait point détourné les yeux duvisage de sa mère, épiant sa pensée et sa surprise. Elle demandad’une voix grave :

– Pourquoi suis-je folle ? PourquoiM. de Servigny ne m’épouserait-il pas ?

La marquise, embarrassée, balbutia :

– Tu t’es trompée, ce n’est pas possible.Tu as mal entendu ou mal compris. M. de Servigny est tropriche pour toi… et trop… trop… parisien pour se marier.

Yvette s’était levée lentement. Elleajouta :

– Mais s’il m’aime comme il le dit,maman ?

Sa mère reprit avec un peud’impatience :

– Je te croyais assez grande et assezinstruite de la vie pour ne pas te faire de ces idées-là. Servignyest un viveur et un égoïste. Il n’épousera qu’une femme de sonmonde et de sa fortune. S’il t’a demandée en mariage… c’est qu’ilveut… c’est qu’il veut…

La marquise, incapable de dire ses soupçons,se tut une seconde, puis reprit :

– Tiens, laisse-moi tranquille, et va tecoucher.

Et la jeune fille, comme si elle savaitmaintenant ce qu’elle désirait, répondit d’une voixdocile :

– Oui, maman.

Elle baisa sa mère au front et s’éloigna d’unpas très calme.

Comme elle allait franchir la porte, lamarquise la rappela :

– Et ton coup de soleil ?dit-elle.

– Je n’avais rien. C’était ça qui m’avaitrendue toute chose.

Et la marquise ajouta :

– Nous en reparlerons. Mais, surtout, nereste plus seule avec lui d’ici quelque temps, et sois bien sûrequ’il ne t’épousera pas, entends-tu, et qu’il veut seulement te…compromettre.

Elle n’avait point trouvé mieux pour exprimersa pensée. Et Yvette rentra chez elle.

Mme Obardi se mit àsonger.

Vivant depuis des années dans une quiétudeamoureuse et opulente, elle avait écarté avec soin de son esprittoutes les réflexions qui pouvaient la préoccuper, l’inquiéter oul’attrister. Jamais elle n’avait voulu se demander ce quedeviendrait Yvette ; il serait toujours assez tôt d’y songerquand les difficultés arriveraient. Elle sentait bien, avec sonflair de courtisane, que sa fille ne pourrait épouser un hommeriche et du vrai monde que par un hasard tout à fait improbable,par une de ces surprises de l’amour qui placent des aventurièressur les trônes. Elle n’y comptait point, d’ailleurs, trop occupéed’elle-même pour combiner des projets qui ne la concernaient pasdirectement.

Yvette ferait comme sa mère, sans doute. Elleserait une femme d’amour. Pourquoi pas ? Mais jamais lamarquise n’avait osé se demander quand, ni comment celaarriverait.

Et voilà que sa fille, tout d’un coup, sanspréparation, lui posait une de ces questions auxquelles on nepouvait pas répondre, la forçait à prendre une attitude dans uneaffaire si difficile, si délicate, si dangereuse à tous égards etsi troublante pour sa conscience, pour la conscience qu’on doitmontrer quand il s’agit de son enfant et de ces choses.

Elle avait trop d’astuce naturelle, astucesommeillante, mais jamais endormie, pour s’être trompée une minutesur les intentions de Servigny, car elle connaissait les hommes,par expérience, et surtout les hommes de cette race-là. Aussi, dèsles premiers mots prononcés par Yvette, s’était-elle écriée presquemalgré elle :

– Servigny, t’épouser ? Mais tu esfolle !

Comment avait-il employé ce vieux moyen, lui,ce malin, ce roué, cet homme à fêtes et à femmes. Qu’allait-ilfaire à présent ? Et elle, la petite, comment la prévenir plusclairement, la défendre même ? car elle pouvait se laisseraller à de grosses bêtises.

Aurait-on jamais cru que cette grande filleétait demeurée aussi naïve, aussi peu instruite et peurusée ?

Et la marquise, fort perplexe et fatiguée déjàde réfléchir, cherchait ce qu’il fallait faire, sans trouver rien,car la situation lui semblait vraiment embarrassante.

Et, lasse de ces tracas, elle pensa :

– Bah ! je les surveillerai de près,j’agirai suivant les circonstances. S’il le faut même, je parleraià Servigny, qui est fin et qui me comprendra à demi-mot.

Elle ne se demanda pas ce qu’elle lui dirait,ni ce qu’il répondrait, ni quel genre de convention pourraits’établir entre eux, mais heureuse d’être soulagée de ce souci sansavoir eu à prendre de résolution, elle se remit à songer au beauSaval, et, les yeux perdus dans la nuit, tournés vers la droite,vers cette lueur brumeuse qui plane sur Paris, elle envoya de sesdeux mains des baisers vers la grande ville, des baisers rapidesqu’elle jetait dans l’ombre, l’un sur l’autre, sans compter ;et tout bas, comme si elle lui eût parlé encore, ellemurmurait :

– Je t’aime, je t’aime !

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