La Piste du crime

La Piste du crime

de Wilkie Collins

AU LECTEUR.

En vous soumettant cet ouvrage je n’ai pas de Préface à écrire. Je veux seulement vous inviter à vous souvenir de certaines vérités reconnues qui parfois échappent à votre mémoire lorsque vous lisez un ouvrage de fiction. Soyez donc assez bon pour vous rappeler : 1° que les actions humaines ne sont pas invariablement régies par les lois de la pure raison ; 2° que nous n’avons nullement l’habitude de n’accorder notre amour qu’aux objets qui en sont les plus dignes selon l’opinion de nos amis ; 3° enfin que les personnages qui n’ont pas agi sous nos yeux et les événements qui ne sont pas arrivés à notre propre connaissance n’en peuvent pas moins être, malgré tout, des personnages naturels et des événements parfaitement probables.Ayant dit ce peu de mots, j’ai dit, pour le moment, tout ce qui me semble nécessaire pour recommander ce nouveau roman à votre approbation.

W.C.

Londres, 1er février 1875.

Chapitre 1LA MÉPRISE DE LA FIANCÉE.

« … Car, dans les temps anciens, les saintes femmes qui croyaient en Dieu s’honoraient elles-mêmes en étant soumises à leur mari ; Sarah obéissait à Abraham et l’appelait son seigneur ; et vous serez ses filles tant que votre conduite sera droite et que vous ne vous laisserez dominer par aucune crainte. »

Mon oncle Starkweather, terminant par ces paroles connues l’Office du Mariage selon le rite de l’Église d’Angleterre, ferma son livre, et, du haut de l’autel, fixa sur moi son regard avec toute la tendresse que pouvait exprimer sa large face colorée. En même temps, ma tante Starkweather, qui se tenait à côté de moi, me donna une forte tape sur l’épaule, et me dit :

« Valéria, vous êtesmariée ! »

Quelles étaient en ce moment mespensées ? dans quelle rêverie étais-je plongée ? J’étaistrop troublée pour m’en rendre compte. Je tressaillis, et jeregardai celui qui était maintenant mon mari. Il me parut à peuprès aussi troublé que moi. Je crois que la même idée nous étaitvenue à tous deux dans le même instant. Était-il bien possiblequ’en dépit de l’opposition de sa mère, nous fussions mari etfemme ? Ma tante résolut la question par une seconde tapequ’elle me donna sur l’épaule.

« Prenez le bras de votremari ! » me dit-elle tout bas, du ton d’une femme quiperd patience.

Je pris le bras de mon mari.

« Suivez votre oncle ! »

Serrant le bras de mon mari contre le mien, jesuivis mon oncle et le vicaire qui l’avait assisté dans lacélébration du mariage.

Les deux ecclésiastiques nous conduisirentdans la sacristie. L’église était située dans celui des tristesquartiers de Londres qui s’étend entre la Cité et le West End. Lejour était sombre ; l’atmosphère pesante et humide. Nousformions une mélancolique petite noce, bien digne de ce tristequartier et de ce sombre jour. Aucun parent ou ami de mon marin’était présent ; sa famille, comme je l’ai déjà donné àentendre, désapprouvait ce mariage. Excepté mon oncle et ma tante,nul membre de la mienne ne m’accompagnait. J’avais perdu mon pèreet ma mère, et n’avais que bien peu d’amis. M. Benjamin,l’ancien et fidèle commis de mon père, avait assisté au mariage,pour régler la livraison, comme il disait. Il me connaissait depuismon enfance, et, dans mon isolement, il avait été aussi bon pourmoi qu’aurait pu l’être un père.

La dernière formalité à remplir consistait,comme de coutume, à signer sur le registre des mariages. Dans laconfusion du moment et en l’absence de tout avertissement qui pûtme guider, je commis une méprise : je signai de mon nom defemme, au lieu de signer de mon nom de fille.

« Ah ! c’est de fâcheuxaugure ! s’écria ma tante.

– Eh quoi ! reprit mon oncle de savoix la plus joyeuse, vous avez déjà oublié votre nom propre !Espérons que vous ne vous repentirez jamais d’y avoir renoncé sipromptement ! signez de nouveau, Valéria !… signez commeil faut signer. »

Je biffai d’une main tremblante ma premièresignature et je la remplaçai par mon nom de fille, écrit dans cescaractères qui ne brillaient guère par l’élégance.

Quand ce fut le tour de mon mari, jeremarquai, avec surprise, que sa main tremblait aussi et qu’il nousdonna un bien pauvre spécimen de sa signature accoutumée.

Quand ma tante fut invitée à signer, elle fitses réserves.

« Mauvais début ! répéta-t-elle, enindiquant de sa plume ma première signature. Je dis comme mon mari…j’espère qu’elle n’aura pas à regretter ce nom. »

Même alors, dans ces jours de mon ignorance etde ma candeur, cette boutade bizarre de l’esprit superstitieux dema tante produisit un certain malaise dans mon âme. Ce fut uneconsolation pour moi de sentir la main de mon mari presser lamienne en ce moment, comme pour me rassurer, et je ne saurais direcombien je me sentis soulagée d’entendre la voix sympathique de mononcle me souhaiter cordialement en se séparant de nous, une vieheureuse et prospère. L’excellent homme avait laissé momentanémentson presbytère dans le Nord, qui était ma demeure depuis la mort demes parents, uniquement pour venir officier à mon mariage ; etil avait décidé avec ma tante qu’ils prendraient pour y retournerle train de midi. Il me serra dans ses bras robustes et me donna ungros baiser, qui dut être certainement entendu par les badauds quiattendaient, à la porte de l’église, la sortie de la mariée et deson époux.

« Je vous souhaite santé et bonheur, machérie, du plus profond de mon cœur. Vous étiez d’âge à fairevous-même votre choix… et je puis, sans vous offenser, monsieurWoodville, puisque nous sommes encore des amis de date récente…demander à Dieu qu’il lui plaise, Valéria, de permettre que vousayez fait un bon choix. Notre maison va être bien triste, sansvous. Mais je ne m’en plains pas, mon enfant. Au contraire, je m’enréjouis, si ce changement dans votre existence doit vous rendreplus heureuse. Allons ! allons ! ne pleurez pas, ou vousmettriez votre tante en colère… ce qui ne vaut rien à son âge.D’ailleurs, vos larmes gâteraient votre beauté. Essuyez-les, etregardez-vous dans cette glace, vous verrez que j’ai raison. Aurevoir, ma fille… et que le Seigneur vous bénisse ! »

Il prit ma tante sous son bras, et tous deuxsortirent précipitamment. Malgré mon profond amour pour mon mari,mon cœur saigna quand je vis s’éloigner ce fidèle ami, leprotecteur de mes années de jeune fille.

Le vieux Benjamin vint ensuite prendre congéde moi.

« Je vous souhaite toutes sortes debonheur, ma chère enfant ; ne m’oubliez pas. »

Il ne me dit rien de plus. Mais cela suffitpour rappeler à mon souvenir les jours que j’avais passés dans lamaison paternelle. Benjamin dînait toujours avec nous, le dimanche,du vivant de mon père, et apportait toujours avec lui quelquespetits présents pour l’enfant de son maître. J’étais bien près degâter ma beauté, comme mon oncle venait de dire, quand je tendis majoue au vieux bonhomme, et je l’entendis soupirer,comme si lui non plus n’augurait pas tout à fait bien de ma futureexistence.

La voix de mon mari me rappela à moi-même ettourna mon esprit vers de plus agréables pensées.

« Partons-nous, Valéria ? » medit-il.

Je l’arrêtai encore une minute avant de sortirde la sacristie, pour suivre le conseil de mon oncle, en d’autrestermes pour savoir comment je me trouverais en me regardant dans laglace placée sur la cheminée.

 

Qu’est-ce que me montre cette glace ?

Elle me montre une grande et svelte jeunefemme de vingt-trois ans. Elle n’est pas du tout de ces personnesqui attirent l’attention dans les rues, vu qu’elle n’a ni lescheveux blonds ni les joues roses en si grande admiration chez meschers compatriotes. Ses cheveux sont noirs, et arrangés encore,dans ces derniers jours, comme ils l’avaient été, il y a bien desannées, pour plaire à son père, c’est-à-dire en larges bandeauxrejetés du front en arrière et réunis là en un seul nœud, commeceux de la Vénus de Médicis, pour laisser mieux voir le cou. Sonteint est mat et ne laisse apercevoir aucune coloration sur safigure, excepté dans certains moments de violente agitation. Sesyeux sont d’un bleu si foncé qu’on croit généralement qu’ils sontnoirs. Ses sourcils sont bien dessinés, mais trop noirs et tropfortement marqués. Son nez est bien près d’être aquilin, etconsidéré comme un peu trop large par les personnes difficiles àcontenter en matière de nez. Sa bouche est le trait le plus parfaitde son visage ; elle est très-délicatement modelée et peutexprimer une grande variété de sensations. Dans l’ensemble, safigure est trop menue et trop allongée dans la partieinférieure ; trop large et trop basse, dans la région plusélevée des yeux et de la tête. Tout le portrait reflété dans laglace est celui d’une femme de quelque élégance, mais un peu troppâle, un peu trop calme, un peu trop sérieuse, dans ses moments desilence et de repos ; en un mot une femme qui ne fait pas dupremier coup impression sur l’observateur superficiel, mais quigagne à la seconde ou à la troisième vue. Quant à son costume, ilcache soigneusement, au lieu de le proclamer bien haut, qu’elle aété mariée le matin. Elle porte une tunique de cachemire gris,bordée de soie grise, et en dessous une jupe de même étoffe et demême couleur. Sur sa tête, un chapeau relevé par une ruche demousseline blanche, avec une rose d’un rouge foncé, fait ressortirl’effet de l’ensemble de la toilette.

Ai-je réussi ou échoué dans ma description dema propre personne, telle qu’elle m’est apparue dans laglace ? Ce n’est pas à moi de le dire. J’ai fait de mon mieuxpour éviter ces deux écueils : la vanité de déprécier et lavanité de louer mon apparence extérieure. Du reste, que ce portraitsoit bien ou mal tracé, j’en ai fini, Dieu merci !

Et qui voyais-je dans la glace, debout à côtéde moi ?

Un homme dont la taille n’égale pas tout àfait la mienne, et qui a le désavantage de paraître un peu plus âgéqu’il ne l’est réellement. Son épaisse barbe châtain et ses longuesmoustaches sont prématurément mélangées de gris. Sa figure a lecoloris et la vigueur qui manquent à la mienne. Il me regarde avecdes yeux d’un brun clair, qui me paraissent les plus tendres et lesplus charmants que j’aie jamais vus chez aucun homme. Son sourireest rare et doux ; ses façons, parfaitement calmes etréservées, ont cependant une force de persuasion latente qui gagneirrésistiblement le cœur des femmes. Il boite légèrement enmarchant. Cela lui vient d’une blessure qu’il a reçue au service,dans l’Inde, il y a quelques années, et il porte une canne enbambou pour s’aider à marcher à la maison et au dehors. À partcette petite défectuosité, si tant est que c’en soit une, il n’estrien en lui qui manque d’élégance ou de jeunesse. Sa démarche amême une grâce non commune, du moins à mes yeux prévenus, et elleplaît mieux que la désinvolture des autres hommes. Enfin, et cecirépond à tout, je l’aime ! C’est par où je finirai le portraitde mon mari, tel que je le vis le jour de nos noces.

La glace m’avait dit tout ce que je voulaissavoir. Nous sortîmes alors de la sacristie.

Le ciel, nuageux depuis le matin, s’est encoreplus assombri, pendant que nous étions à l’église. La pluiecommença à tomber abondamment. Les curieux, qui stationnent audehors abrités de leurs parapluies, nous regardent avec des yeuxmédiocrement sympathiques quand nous traversons leurs rangs pourregagner en toute hâte notre voiture. Pas le moindre salut amical,pas le moindre rayon de soleil, pas la moindre fleur jetée surnotre passage ; point de grand déjeuner, point de discoursjoyeux, point de demoiselles d’honneur, point de bénédiction d’unpère ou d’une mère ! Une triste noce… il faut en convenir… et,si ma tante a raison, un fâcheux commencement de notre nouvellevie !

Un coupé avait été retenu pour nous au cheminde fer. L’homme préposé à l’ouverture des portières, ne perdant pasde vue son pourboire, avait eu le soin de baisser les stores denotre coupé, pour nous soustraire aux regards indiscrets. Après untemps qui nous parut d’une longueur infinie, le train se mit enmarche. Mon mari m’enveloppa la taille d’un de ses bras.

« Enfin ! » murmura-t-il, enattachant sur moi un regard d’amour que nulle expression ne sauraitrendre, et en me serrant tendrement sur son cœur.

Je lui passai aussi le bras autour du cou. Monregard répondit à son regard. Nos lèvres se rencontrèrent dans lepremier long baiser de la vie commune où nous entrions.

Oh ! quels souvenirs se réveillent en moià l’instant où j’écris ces lignes ! Permettez-moi d’essuyermes yeux et de replier mon papier jusqu’à demain.

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