Le Crime de Sylvestre Bonnard

Le Crime de Sylvestre Bonnard

d’ Anatole France
Partie 1
La Bûche

J’avais chaussé mes pantoufles et endossé ma robe de chambre.J’essuyai une larme dont la bise qui soufflait sur le quai avait obscurci ma vue. Un feu clair flambait dans la cheminée de mon cabinet de travail. Des cristaux de glace, en forme de feuilles de fougère, fleurissaient les vitres des fenêtres et me cachaient la Seine, ses ponts et le Louvre des Valois.

J’approchai du foyer mon fauteuil et ma table volante, et je pris au feu la place qu’ Hamilcar daignait me laisser. Hamilcar, à la tête des chenets, sur un coussin de plume, était couché en rond,le nez entre ses pattes. Un souffle égal soulevait sa fourrure épaisse et légère. À mon approche, il coula doucement ses prunelles d’agate entre ses paupières mi-closes qu’il referma presque aussitôt, en songeant&|160;: «&|160;Ce n’est rien, c’est mo nami.&|160;»

–&|160;Hamilcar&|160;! lui dis-je, en allongeant les jambes,Hamilcar, prince somnolent de la cité des livres, gardiennocturne&|160;! tu défends contre de vils rongeurs les manuscrits et les imprimés que le vieux savant acquit au prix d’un modique pécule et d’un zèle infatigable. Dans cette bibliothèque silencieuse, que protègent tes vertus militaires, Hamilcar, dors avec la mollesse d’une sultane&|160;!

Car tu réunis en ta personne l’aspect formidable d’un guerriertartare à la grâce appesantie d’une femme d’Orient. Héroïque etvoluptueux Hamilcar, dors en attendant l’heure où les sourisdanseront, au clair de la lune, devant les Acta sanctorumdes doctes bollandistes.

Le commencement de ce discours plut à Hamilcar, qui l’accompagnad’un bruit de gorge pareil au chant d’une bouilloire. Mais, ma voixs’étant élevée, Hamilcar m’avertit, en abaissant les oreilles et enplissant la peau zébrée de son front, qu’il était malséant dedéclamer ainsi. Et il songeait&|160;:

«&|160;Cet homme aux bouquins parle pour ne rien dire, tandisque notre gouvernante ne prononce jamais que des paroles pleines desens, pleines de choses, contenant soit l’annonce d’un repas, soitla promesse d’une fessée. On sait ce qu’elle dit. Mais ce vieillardassemble des sons qui ne signifient rien.&|160;»

Ainsi pensait Hamilcar. Le laissant à ses réflexions, j’ouvrisun livre que je lus avec intérêt, car c’était un catalogue demanuscrits. Je ne sais pas de lecture plus facile, plus attrayante,plus douce que celle d’un catalogue. Celui que je lisais, rédigé en1824 par M.&|160;Thompson, bibliothécaire de sir Thomas Raleigh,pèche, il est vrai, par un excès de brièveté et ne présente pointce genre d’exactitude que les archivistes de ma générationintroduisirent les premiers dans les ouvrages de diplomatique et depaléographie. Il laisse à désirer et à deviner. C’est peut-êtrepourquoi j’éprouve, en le lisant, un sentiment qui, dans une natureplus imaginative que la mienne, mériterait le nom de rêverie. Jem’abandonnais doucement au vague de mes pensées quand magouvernante m’annonça d’un ton maussade que M.&|160;Coccozdemandait à me parler.

Quelqu’un en effet se coula derrière elle dans la bibliothèque.C’était un petit homme, un pauvre petit homme, de mine chétive, etvêtu d’une mince jaquette. Il s’avança vers moi en faisant unequantité de petits saluts et de petits sourires. Mais il était bienpâle, et, quoique jeune et vif encore, il semblait malade. Jesongeai, en le voyant, à un écureuil blessé. Il portait sous sonbras une toilette verte qu’il posa sur une chaise&|160;; puis,défaisant les quatre oreilles de la toilette, il découvrit un tasde petits livres jaunes.

–&|160;Monsieur, me dit-il alors, je n’ai pas l’honneur d’êtreconnu de vous. Je suis courtier en librairie, monsieur. Je fais laplace pour les principales maisons de la capitale, et, dansl’espoir que vous voudrez bien m’honorer de votre confiance, jeprends la liberté de vous offrir quelques nouveautés.

Dieux bons&|160;! dieux justes&|160;! quelles nouveautésm’offrit l’homonculus Coccoz&|160;! Le premier volume qu’il me mitdans la main fut l’Histoire de la Tour de Nesle, avec lesamours de Marguerite de Bourgogne et du capitaine Buridan.

–&|160;C’est un livre historique, me dit-il en souriant, unlivre d’histoire véritable.

–&|160;En ce cas, répondis-je, il est très ennuyeux, car leslivres d’histoire qui ne mentent pas sont tous fort maussades. J’enécris moi-même de véridiques, et si, pour votre malheur, vousprésentiez quelqu’un de ceux-là de porte en porte, vous risqueriezde le garder toute votre vie dans votre serge verte, sans jamaistrouver une cuisinière assez mal avisée pour vous l’acheter.

–&|160;Certainement, monsieur, me répondit le petit homme, parpure complaisance.

Et, tout en souriant, il m’offrit les Amours d’Héloïse etd’Abélard, mais je lui fis comprendre qu’à mon âge je n’avaisque faire d’une histoire d’amour.

Souriant encore, il me proposa la Règle des jeux desociété&|160;: piquet, bésigue, écarté, whist, dés, dames,échecs.

–&|160;Hélas&|160;! lui dis-je, si vous voulez me rappeler lesrègles du bésigue, rendez-moi mon vieil ami Bignan, avec qui jejouais aux cartes, chaque soir, avant que les cinq académiesl’eussent conduit solennellement au cimetière, ou bien encoreabaissez à la frivolité des jeux humains la grave intelligenced’Hamilcar que vous voyez dormant sur ce coussin, car il estaujourd’hui le seul compagnon de mes soirées.

Le sourire du petit homme devint vague et effaré.

–&|160;Voici, me dit-il, un recueil nouveau de divertissementsde société, facéties et calembours, avec les moyens de changer unerose rouge en rose blanche.

Je lui dis que j’étais depuis longtemps brouillé avec les roseset que, quant aux facéties, il me suffisait de celles que je mepermettais, sans le savoir, dans le cours de mes travauxscientifiques.

L’homonculus m’offrit son dernier livre avec son derniersourire. Il me dit&|160;:

–&|160;Voici la Clef des songes, avec l’explication detous les rêves qu’on peut faire&|160;: rêve d’or, rêve de voleur,rêve de mort, rêve qu’on tombe du haut d’une tour… C’estcomplet&|160;!

J’avais saisi les pincettes, et c’est en les agitant avecvivacité que je répondis à mon visiteur commercial&|160;:

–&|160;Oui, mon ami, mais ces songes et mille autres encore,joyeux et tragiques, se résument en un seul&|160;: le songe de lavie&|160;; et votre petit livre jaune me donnera-t-il la clef decelui-là&|160;?

–&|160;Oui, monsieur, me répondit l’homonculus. Le livre estcomplet et pas cher&|160;: un franc vingt-cinq centimes,monsieur.

Je ne poussai pas plus loin mon entretien avec le colporteur.Que mes paroles aient été prononcées telles que je les rapporte, jen’oserais l’affirmer. Peut-être les ai-je quelque peu amplifiées enles mettant par écrit. Il est bien difficile d’observer, même en unjournal, la vérité littérale. Mais si ce ne fut mon discours,c’était ma pensée.

J’appelai ma gouvernante, car il n’y a pas de sonnette en monlogis.

–&|160;Thérèse, dis-je, M.&|160;Coccoz, que je vous prie dereconduire, possède un livre qui peut vous intéresser&|160;: c’estla Clef des songes. Je serais heureux de vousl’offrir.

Ma gouvernante me répondit&|160;:

–&|160;Monsieur, quand on n’a pas le temps de rêver éveillée, onn’a pas davantage le temps de rêver endormie. Dieu merci&|160;! mesjours suffisent à ma tâche, et ma tâche suffit à mes jours, et jepuis dire chaque soir&|160;: «&|160;Seigneur, bénissez le repos queje vais prendre&|160;!&|160;» Je ne songe ni debout ni couchée, etje ne prends pas mon édredon pour un diable, comme cela arriva à macousine. Et si vous me permettez de donner mon avis, je dirai quenous avons assez de livres ici. Monsieur en a des mille et desmille qui lui font perdre la tête, et, moi, j’en ai deux qui mesuffisent, mon paroissien et ma Cuisinière bourgeoise.

Ayant ainsi parlé, ma gouvernante aida le petit homme àrenfermer sa pacotille dans la toilette verte.

L’homonculus Coccoz ne souriait plus. Ses traits détendusprirent une telle expression de souffrance que je fus aux regretsd’avoir raillé un homme aussi malheureux. Je le rappelai et lui disque j’avais lorgné du coin de l’œil l’Histoire d’Estelle et deNémorin, dont il possédait un exemplaire&|160;; que j’aimaisbeaucoup les bergers et les bergères et que j’achèteraisvolontiers, à un prix raisonnable, l’histoire de ces deux parfaitsamants.

–&|160;Je vous vendrai ce livre un franc vingt-cinq, monsieur,me répondit Coccoz, dont le visage rayonnait de joie. C’esthistorique et vous en serez content. Je sais maintenant ce qui vousconvient. Je vois que vous êtes un connaisseur. Je vous apporteraidemain les Crimes des papes. C’est un bon ouvrage. Je vousapporterai l’édition d’amateur, avec les figures coloriées.

Je l’invitai à n’en rien faire et le renvoyai content. Quand latoilette verte se fut évanouie avec le colporteur dans l’ombre ducorridor, je demandai à ma gouvernante d’où nous était tombé cepauvre petit homme.

–&|160;Tombé est le mot, me répondit-elle&|160;; il nous esttombé des toits, monsieur, où il habite avec sa femme.

–&|160;Il a une femme, dites-vous, Thérèse&|160;? Cela estmerveilleux&|160;!

Les femmes sont de bien étranges créatures. Celle-ci doit êtreune pauvre petite femme.

–&|160;Je ne sais trop ce qu’elle est, me répondit Thérèse, maisje la vois chaque matin traîner dans l’escalier des robes de soietachées de graisse. Elle coule des yeux luisants. Et, en bonnejustice, ces yeux et ces robes-là conviennent-ils à une femme qu’ona reçue par charité&|160;? Car on les a pris dans le grenierpendant le temps qu’on répare le toit, en considération de ce quele mari est malade et la femme dans un état intéressant. Laconcierge dit même que ce matin elle a senti les douleurs etqu’elle est alitée à cette heure. Ils avaient bien besoin d’avoirun enfant&|160;!

–&|160;Thérèse, répondis-je, ils n’en avaient sans doute nulbesoin. Mais la nature voulait qu’ils en fissent un&|160;; elle lesa fait tomber dans son piège. Il faut une prudence exemplaire pourdéjouer les ruses de la nature. Plaignons-les et ne les blâmonspas&|160;! Quant aux robes de soie, il n’est pas de jeune femme quine les aime. Les filles d’Ève adorent la parure. Vous-même,Thérèse, qui êtes grave et sage, quels cris vous poussez quand ilvous manque un tablier blanc pour servir à table&|160;! Mais,dites-moi, ont-ils le nécessaire dans leur grenier&|160;?

–&|160;Et comment l’auraient-ils, monsieur&|160;? Le mari, quevous venez de voir, était courtier en bijouterie, à ce que m’a ditla concierge, et on ne sait pas pourquoi il ne vend plus demontres. Il vend maintenant des almanachs. Ce n’est pas là unmétier honnête, et je ne croirai jamais que Dieu bénisse unmarchand d’almanachs. La femme, entre nous, m’a tout l’air d’unepropre à rien, d’une Marie-couche-toi-là. Je la crois capabled’élever un enfant comme moi de jouer de la guitare. On ne saitd’où cela vient, mais je suis certaine qu’ils arrivent par le cochede Misère du pays de Sans-Souci.

–&|160;D’où qu’ils viennent, Thérèse, ils sont malheureux, etleur grenier est froid.

–&|160;Pardi&|160;! le toit est crevé en plusieurs endroits etla pluie du ciel y coule en rigoles. Ils n’ont ni meubles ni linge.L’ébéniste et le tisserand ne travaillent pas, je pense, pour deschrétiens de cette confrérie-là&|160;!

–&|160;Cela est fort triste, Thérèse, et voilà une chrétiennemoins bien pourvue que ce païen d’Hamilcar. Que dit-elle&|160;?

–&|160;Monsieur, je ne parle jamais à ces gens-là. Je ne sais cequ’elle dit, ni ce qu’elle chante. Mais elle chante toute lajournée. Je l’entends de l’escalier quand j’entre ou quand jesors.

–&|160;Eh bien&|160;! l’héritier des Coccoz pourra dire, commel’œuf, dans la devinette villageoise&|160;: «&|160;Ma mère me fiten chantant.&|160;»

Pareille chose advint à Henri IV. Quand Jeanne d’Albret sesentit prise des douleurs, elle se mit à chanter un vieux cantiquebéarnais&|160;:

Notre-Dame du bout dupont,

Venez à mon aide en cetteheure&|160;!

Priez le Dieu du ciel

Qu’il me délivre vite,

Qu’il me donne ungarçon&|160;!

Il est évidemment déraisonnable de donner la vie à desmalheureux. Mais cela se fait journellement, ma pauvre Thérèse, ettous les philosophes du monde ne parviendront pas à réformer cettesotte coutume. Madame Coccoz l’a suivie et elle chante. Voilà quiest bien&|160;! Mais, dites-moi, Thérèse, n’avez-vous pas misaujourd’hui le pot-au-feu&|160;?

–&|160;Je l’ai mis, monsieur, et même il n’est que temps quej’aille l’écumer.

–&|160;Fort bien&|160;! mais ne manquez point, Thérèse, de tirerde la marmite un bon bol de bouillon, que vous porterez à madameCoccoz, notre hyper-voisine.

Ma gouvernante allait se retirer quand j’ajoutai fort àpropos&|160;:

–&|160;Thérèse, veuillez donc, avant tout, appeler votre ami lecommissionnaire, et dites-lui de prendre dans notre bûcher unebonne crochetée de bois qu’il montera au grenier des Coccoz.Surtout qu’il ne manque pas de mettre dans son tas une maîtressebûche, une vraie bûche de Noël. Quant à l’homonculus, je vous prie,s’il revient, de le consigner poliment à ma porte, lui et tous seslivres jaunes.

Ayant pris ces petits arrangements avec l’égoïsme raffiné d’unvieux célibataire, je me remis à lire mon catalogue.

Avec quelle surprise, quelle émotion, quel trouble j’y vis cettemention, que je ne puis transcrire sans que ma maintremble&|160;:

«&|160;La légende dorée de Jacques de Gênes (Jacques deVoragine), traduction française, petit in-4°.

»&|160;Ce manuscrit, du XIVe siècle, contient, outrela traduction assez complète de l’ouvrage célèbre de Jacques deVoragine&|160;: 1°&|160;les légendes des saints Ferréol, Ferrution,Germain, Vincent et Droctovée&|160;; 2°&|160;un poème sur laSépulture miraculeuse de Monsieur saint Germain d’Auxerre.Cette traduction, ces légendes et ce poème sont dus au clerc JeanToutmouillé.

»&|160;Le manuscrit est sur vélin. Il contient un grand nombrede lettres ornées et deux miniatures finement exécutées, mais dansun mauvais état de conservation&|160;; l’une représente laPurification de la Vierge, et l’autre le couronnement deProserpine.&|160;»

Quelle découverte&|160;! La sueur m’en vint au front, et mesyeux se couvrirent d’un voile. Je tremblai, je rougis et, nepouvant plus parler, j’éprouvai le besoin de pousser un grandcri.

Quel trésor&|160;! J’étudie depuis quarante ans la Gaulechrétienne et spécialement cette glorieuse abbaye deSaint-Germain-des-Prés d’où sortirent ces rois-moines qui fondèrentnotre dynastie nationale. Or, malgré la coupable insuffisance de ladescription, il était évident pour moi que ce manuscrit provenaitde la grande abbaye. Tout me le prouvait&|160;: les légendesajoutées par le traducteur se rapportaient toutes à la pieusefondation du roi Childebert. La légende de saint Droctovée étaitparticulièrement significative, car c’est celle du premier abbé dema chère abbaye. Le poème en vers français, relatif à la sépulturede saint Germain, me conduisait dans la nef même de la vénérablebasilique, qui fut le nombril de la Gaule chrétienne.

La Légende dorée est par elle-même un vaste et gracieuxouvrage. Jacques de Voragine, définiteur de l’ordre deSaint-Dominique et archevêque de Gênes, assembla auXIIIe siècle les traditions relatives aux saints de lacatholicité, et il en forma un recueil d’une telle richesse qu’ons’écria dans les monastères et dans les châteaux&|160;:«&|160;C’est la légende dorée&|160;!&|160;» La Légendedorée est surtout opulente en hagiographie italienne. LesGaules, les Allemagnes, l’Angleterre y ont peu de place. Voraginen’aperçoit qu’à travers une froide brume les plus grands saints del’Occident. Aussi les traducteurs aquitains, germains et saxons dece bon légendaire prirent-ils le soin d’ajouter à son récit lesvies de leurs saints nationaux.

J’ai lu et collationné bien des manuscrits de la Légendedorée. Je connais ceux que décrit mon savant collègueM.&|160;Paulin Paris, dans son beau catalogue des manuscrits de labibliothèque du roi. Il y en a deux notamment qui ont fixé monattention. L’un est du XIVe siècle et contient unetraduction de Jean Belet&|160;; l’autre, plus jeune d’un siècle,renferme la version de Jacques Vignay. Ils proviennent tous deux dufonds Colbert et furent placés sur les tablettes de cette glorieuseColbertine par les soins du bibliothécaire Baluze, dont je ne puisprononcer le nom sans ôter mon bonnet, car, dans le siècle desgéants de l’érudition, Baluze étonne par sa grandeur. Je connais untrès curieux codex du fonds Bigot&|160;; je connaissoixante-quatorze éditions imprimées, à commencer par leurvénérable aïeule à toutes, la gothique de Strasbourg, qui futcommencée en 1471, et terminée en 1475. Mais aucun de cesmanuscrits, aucune de ces éditions ne contient les légendes dessaints Ferréol, Ferrution, Germain, Vincent et Droctovée, aucun neporte le nom de Jean Toutmouillé, aucun enfin ne sort de l’abbayede Saint-Germain-des-Prés. Ils sont tous au manuscrit décrit parM.&|160;Thompson ce que la paille est à l’or. Je voyais de mesyeux, je touchais du doigt un témoignage irrécusable de l’existencede ce document. Mais le document lui-même, qu’était-ildevenu&|160;? Sir Thomas Raleigh était allé finir sa vie sur lesbords du lac de Côme où il avait emporté une partie de ses noblesrichesses. Où donc s’en étaient-elles allées, après la mort de cetélégant curieux&|160;? Où donc s’en était allé le manuscrit de JeanToutmouillé&|160;?

–&|160;Pourquoi, me dis-je, pourquoi ai-je appris que ceprécieux livre existe, si je dois ne le posséder, ne le voirjamais&|160;? J’irais le chercher au cœur brûlant de l’Afrique oudans les glaces du pôle si je savais qu’il y fût. Mais je ne saisoù il est. Je ne sais s’il est gardé dans une armoire de fer, sousune triple serrure, par un jaloux bibliomane&|160;; je ne sais s’ilmoisit dans le grenier d’un ignorant. Je frémis à la pensée que,peut-être, ses feuillets arrachés couvrent les pots de cornichonsde quelque ménagère.

&|160;

30 août 1862.

Une lourde chaleur ralentissait mes pas. Je rasais les murs desquais du nord, et, dans l’ombre tiède, les boutiques de vieuxlivres, d’estampes et de meubles anciens amusaient mes yeux etparlaient à mon esprit. Bouquinant et flânant, je goûtais aupassage quelques vers haut sonnants d’un poète de la Pléiade, jelorgnais une élégante mascarade de Watteau&|160;; je tâtais del’œil une épée à deux mains, un gorgerin d’acier, un morion. Quelcasque épais et quelle lourde cuirasse, seigneur&|160;! Vêtement degéant&|160;? Non, carapace d’insecte. Les hommes d’alors étaientcuirassés comme des hannetons&|160;; leur faiblesse était endedans. Tout au contraire, notre force est intérieure, et notre âmearmée habite un corps débile.

Voici le pastel d’une dame du vieux temps&|160;; la figure,effacée comme une ombre, sourit&|160;; et l’on voit une main gantéede mitaines à jour retenir sur des genoux de satin un bichonenrubanné. Cette image me remplit d’une tristesse charmante. Queceux qui n’ont point dans leur âme un pastel à demi effacé semoquent de moi&|160;!

Comme les chevaux qui sentent l’écurie, je hâte le pas àl’approche de mon logis. Voici la ruche humaine où j’ai ma cellulepour y distiller le miel un peu âcre de l’érudition. Je gravis d’unpas lourd les degrés de mon escalier. Encore quelques marches et jesuis à ma porte. Mais je devine, plutôt que je ne la vois, une robequi descend avec un bruit de soie froissée. Je m’arrête et m’effacecontre la rampe. La femme qui vient est en cheveux&|160;; elle estjeune, elle chante&|160;; ses yeux et ses dents brillent dansl’ombre, car elle rit de la bouche et du regard. C’est assurémentune voisine et des plus familières. Elle tient dans ses bras unjoli enfant, un petit garçon tout nu, comme un fils dedéesse&|160;; il porte au cou une médaille attachée par unechaînette d’argent. Je le vois qui suce ses pouces et me regardeavec ses grands yeux ouverts sur ce vieil univers nouveau pour lui.La mère me regarde en même temps d’un air mystérieux etmutin&|160;; elle s’arrête, rougit à ce que je crois, et me tend lapetite créature. Le bébé a un joli pli entre le poignet et le bras,un pli au cou&|160;; et de la tête aux pieds ce sont de joliesfossettes qui rient dans la chair rose.

La maman me le montre avec orgueil&|160;:

–&|160;Monsieur, me dit-elle d’une voix mélodieuse, n’est-ce pasqu’il est bien joli, mon petit garçon&|160;?

Elle lui prend la main, la lui met sur la bouche, puis conduitvers moi les mignons doigts roses, en disant&|160;:

–&|160;Bébé, envoie un baiser au monsieur. Le monsieur estbon&|160;; il ne veut pas que les petits enfants aient froid.Envoie-lui un baiser.

Et, serrant le petit être dans ses bras, elle s’échappe avecl’agilité d’une chatte et s’enfonce dans un corridor qui, si j’encrois l’odeur, mène à une cuisine.

J’entre chez moi.

–&|160;Thérèse, qui peut donc être cette jeune mère que j’ai vuenu-tête dans l’escalier avec un joli petit garçon&|160;?

Et Thérèse me répond que c’est madame Coccoz.

Je regarde le plafond comme pour y chercher quelque lumière.Thérèse me rappelle le petit colporteur qui, l’an passé, m’apportades almanachs pendant que sa femme accouchait.

–&|160;Et Coccoz&|160;? demandai-je.

Il me fut répondu que je ne le verrais plus. Le pauvre petithomme avait été mis en terre, à mon insu et à l’insu de biend’autres personnes, peu de temps après l’heureuse délivrance demadame Coccoz. J’appris que sa veuve s’était consolée&|160;; je fiscomme elle.

–&|160;Mais, Thérèse, demandai-je, madame Coccoz nemanque-t-elle de rien dans son grenier&|160;?

–&|160;Vous seriez une grande dupe, monsieur, me répondit magouvernante, si vous preniez souci de cette créature. On lui adonné congé du grenier, dont le toit est réparé. Mais elle y restemalgré le propriétaire, le gérant, le concierge et l’huissier. Jecrois qu’elle les a ensorcelés tous. Elle sortira de son grenier,monsieur, quand il lui plaira, mais elle en sortira en carrosse.C’est moi qui vous le dis.

Thérèse réfléchit un moment&|160;; puis elle prononça cettesentence&|160;:

«&|160;Une jolie figure est une malédiction duciel&|160;!&|160;»

Bien que sachant à n’en point douter que Thérèse avait été laideet dépourvue de tout agrément dès sa jeune saison, je hochai latête et lui dis avec une détestable malice&|160;:

–&|160;Hé&|160;! hé&|160;! Thérèse, j’ai appris que, vous aussi,vous eûtes en votre temps une jolie figure.

Il ne faut tenter nulle créature au monde, fût-ce la plussainte.

Thérèse baissa les yeux et répondit&|160;:

–&|160;Sans être ce qu’on appelle jolie, je ne déplaisais pas.Et si j’avais voulu j’aurais fait comme les autres.

–&|160;Qui donc en oserait douter&|160;? Mais prenez ma canne etmon chapeau. Je vais lire, pour me récréer, quelques pages duMoréri. Si j’en crois mon flair de vieux renard, nous aurons àdîner une poularde d’un fumet délicat. Donnez vos soins, ma fille,à cette estimable volaille et épargnez le prochain afin qu’il nousépargne, vous et votre vieux maître.

Ayant ainsi parlé, je m’appliquai à suivre les rameaux touffusd’une généalogie princière.

&|160;

7 mai 1863.

J’ai passé l’hiver au gré des sages, in angello cumlibello, et voici que les hirondelles du quai Malaquais metrouvent à leur retour tel à peu près qu’elles m’ont laissé. Quivit peu change peu, et ce n’est guère vivre que d’user ses jourssur de vieux textes.

Pourtant je me sens aujourd’hui un peu plus imprégné que jamaisde cette vague tristesse que distille la vie. L’économie de monintelligence (je n’ose me l’avouer à moi-même) est troublée depuisl’heure caractéristique à laquelle l’existence du manuscrit de JeanToutmouillé m’a été révélée.

Il est étrange que, pour quelques feuillets de vieux parchemin,j’aie perdu le repos&|160;; mais rien n’est plus vrai. Le pauvresans désirs possède le plus grand des trésors&|160;: il se possèdelui-même. Le riche qui convoite n’est qu’un esclave misérable. Jesuis cet esclave-là. Les plaisirs les plus doux, celui de causeravec un homme d’un esprit fin et modéré, celui de dîner avec un amine me font pas oublier le manuscrit qui me manque depuis que jesais qu’il existe. Il me manque le jour, il me manque lanuit&|160;; il me manque dans la joie et dans la tristesse&|160;;il me manque dans le travail et dans le repos.

Je me rappelle mes désirs d’enfant. Comme je comprendsaujourd’hui les envies toutes-puissantes de mon premierâge&|160;!

Je revois avec une singulière précision une poupée qui, lorsquej’avais dix ans, s’étalait dans une méchante boutique de la rue deSeine. Comment il arriva que cette poupée me plut, je ne sais.J’étais très fier d’être un garçon&|160;; je méprisais les petitesfilles et j’attendais avec impatience le moment (qui hélas&|160;!est venu) où une barbe piquante me hérisserait le menton. Je jouaisaux soldats, et, pour nourrir mon cheval à bascule, je ravageaisles plantes que ma pauvre mère cultivait sur sa fenêtre. C’étaientlà des jeux mâles, je pense&|160;! Et pourtant j’eus envie d’unepoupée. Les Hercules ont de ces faiblesses. Celle que j’aimaisétait-elle belle au moins&|160;? Non. Je la vois encore. Elle avaitune tache de vermillon sur chaque joue, des bras mous et courts,d’horribles mains de bois et de longues jambes écartées. Sa jupe àfleurs était fixée à la taille par deux épingles. Je vois encoreles têtes noires de ces deux épingles. C’était une poupée demauvais ton, sentant le faubourg. Je me rappelle bien que, toutbambin que j’étais et n’ayant pas encore usé beaucoup de culottes,je sentais, à ma manière, mais très vivement, que cette poupéemanquait de grâce, de tenue&|160;; qu’elle était grossière, qu’elleétait brutale. Mais je l’aimais malgré cela, je l’aimais pour cela.Je n’aimais qu’elle. Je la voulais. Mes soldats et mes tambours nem’étaient plus de rien. Je ne mettais plus dans la bouche de moncheval à bascule des branches d’héliotrope et de véronique. Cettepoupée était tout pour moi. J’imaginais des ruses de sauvage pourobliger Virginie, ma bonne, à passer avec moi devant la petiteboutique de la rue de Seine. J’appuyais mon nez à la vitre, et ilfallait que ma bonne me tirât par le bras. «&|160;MonsieurSylvestre, il est tard et votre maman vous grondera.&|160;»M.&|160;Sylvestre se moquait bien alors des gronderies et desfessées. Mais sa bonne l’enlevait comme une plume, etM.&|160;Sylvestre cédait à la force. Depuis, avec l’âge, il s’estgâté et cède à la crainte. Il ne craignait rien alors.

J’étais malheureux. Une honte irréfléchie mais irrésistiblem’empêchait d’avouer à ma mère l’objet de mon amour. De là messouffrances. Pendant quelques jours la poupée, sans cesse présenteà mon esprit, dansait devant mes yeux, me regardait fixement,m’ouvrait les bras, prenait dans mon imagination une sorte de viequi me la rendait mystérieuse et terrible, et d’autant plus chèreet plus désirable.

Enfin, un jour, jour que je n’oublierai jamais, ma bonne meconduisit chez mon oncle, le capitaine Victor, qui m’avait invité àdéjeuner. J’admirais beaucoup mon oncle, le capitaine, tant parcequ’il avait brûlé la dernière cartouche française à Waterloo queparce qu’il apprêtait de ses propres mains, à la table de ma mère,des chapons à l’ail, qu’il mettait ensuite dans la salade dechicorée. Je trouvais cela très beau. Mon oncle Victor m’inspiraitaussi beaucoup de considération par ses redingotes à brandebourgset surtout par une certaine manière de mettre toute la maison sensdessus dessous dès qu’il y entrait. Encore aujourd’hui, je ne saistrop comment il s’y prenait, mais j’affirme que, quand mon oncleVictor se trouvait dans une assemblée de vingt personnes, on nevoyait, on n’entendait que lui. Mon excellent père ne partageaitpas, à ce que je crois, mon admiration pour l’oncle Victor, quil’empoisonnait avec sa pipe, lui donnait par amitié de grands coupsde poing dans le dos et l’accusait de manquer d’énergie. Ma mère,tout en gardant au capitaine une indulgence de sœur, l’invitaitparfois à moins caresser les flacons d’eau-de-vie. Mais jen’entrais ni dans ces répugnances ni dans ces reproches, et l’oncleVictor m’inspirait le plus pur enthousiasme. C’est donc avec unsentiment d’orgueil que j’entrai dans le petit logis qu’il habitaitrue Guénégaud. Tout le déjeuner, dressé sur un guéridon au coin dufeu, consistait en charcuterie et en sucreries.

Le capitaine me gorgea de gâteaux et de vin pur. Il me parla desnombreuses injustices dont il avait été victime. Il se plaignitsurtout des Bourbons, et comme il négligea de me dire qui étaientles Bourbons, je m’imaginai, je ne sais trop pourquoi, que lesBourbons étaient des marchands de chevaux établis à Waterloo. Lecapitaine, qui ne s’interrompait que pour nous verser à boire,accusa par surcroît une quantité de morveux, de jean-fesse et depropres-à-rien que je ne connaissais pas du tout et que je haïssaisde tout mon cœur. Au dessert, je crus entendre dire au capitaineque mon père était un homme que l’on menait par le bout dunez&|160;; mais je ne suis pas bien sûr d’avoir compris. J’avaisdes bourdonnements dans les oreilles, et il me semblait que leguéridon dansait.

Mon oncle mit sa redingote à brandebourgs, prit son chapeautromblon, et nous descendîmes dans la rue, qui m’avait l’airextraordinairement changée. Il me semblait qu’il y avait trèslongtemps que je n’y étais venu. Toutefois, quand nous fûmes dansla rue de Seine, l’idée de ma poupée me revint à l’esprit et mecausa une exaltation extraordinaire. Ma tête était en feu. Jerésolus de tenter un grand coup. Nous passâmes devant laboutique&|160;; elle était là, derrière la vitre, avec ses jouesrouges, avec sa jupe à fleurs et ses grandes jambes.

–&|160;Mon oncle, dis-je avec effort, voulez-vous m’achetercette poupée&|160;?

Et j’attendis.

–&|160;Acheter une poupée à un garçon, sacrebleu&|160;! s’écriamon oncle d’une voix de tonnerre. Tu veux donc te déshonorer&|160;!Et c’est cette Margot-là encore qui te fait envie. Je te faiscompliment, mon bonhomme. Si tu gardes ces goûts-là, et si à vingtans tu choisis tes poupées comme à dix, tu n’auras guère d’agrémentdans la vie, je t’en préviens, et les camarades diront que tu es unfameux jobard. Demande-moi un sabre, un fusil, je te les payerai,mon garçon, sur le dernier écu blanc de ma pension de retraite.Mais te payer une poupée, mille tonnerres&|160;! pour te couvrir dehonte&|160;! Jamais de la vie&|160;! Si je te voyais jouer avec unemargoton ficelée comme celle-là, monsieur le fils de ma sœur, je nevous reconnaîtrais plus pour mon neveu.

En entendant ces paroles, j’eus le cœur si serré que l’orgueil,un orgueil diabolique, m’empêcha seul de pleurer.

Mon oncle, subitement calmé, revint à ses idées sur lesBourbons&|160;; mais moi, resté sous le coup de son indignation,j’éprouvais une honte indicible. Ma résolution fut bientôt prise.Je me promis de ne pas me déshonorer&|160;; je renonçai fermementet pour jamais à la poupée aux joues rouges. Ce jour-là je connusl’austère douceur du sacrifice.

Capitaine, s’il est vrai que de votre vivant vous jurâtes commeun païen, fumâtes comme un Suisse et bûtes comme un sonneur, quenéanmoins votre mémoire soit honorée, non seulement parce que vousfûtes un brave, mais aussi parce que vous avez révélé à votre neveuen pantalons courts le sentiment de l’héroïsme&|160;! L’orgueil etla paresse vous avaient rendu à peu près insupportable, ô mon oncleVictor&|160;! mais un grand cœur battait sous les brandebourgs devotre redingote. Vous portiez, il m’en souvient, une rose à laboutonnière. Cette fleur que vous tendiez si volontiers auxdemoiselles de boutiques, cette fleur au grand cœur ouvert quis’effeuillait à tous les vents, était le symbole de votre glorieusejeunesse. Vous ne méprisiez ni le vin ni le tabac, mais vousméprisiez la vie. On ne pouvait apprendre de vous, capitaine, ni lebon sens ni la délicatesse, mais vous me donnâtes, à l’âge où mabonne me mouchait encore, une leçon d’honneur et d’abnégation queje n’oublierai jamais.

Vous reposez depuis longtemps déjà dans le cimetière duMont-Parnasse, sous une humble dalle qui porte cetteépitaphe&|160;:

CI-GÎT

ARISTIDE-VICTOR MALDENT

CAPITAINE D’INFANTERIE

CHEVALIER DE LA LÉGION D’HONNEUR

Mais ce n’est pas là, capitaine, l’inscription que vousréserviez à vos vieux os tant roulés sur les champs de bataille etdans les lieux de plaisir. On trouva dans vos papiers cette amèreet fière épitaphe que, malgré votre dernière volonté, on n’osamettre sur votre tombe&|160;:

CI-GÎT

UN BRIGAND DE LA LOIRE

–&|160;Thérèse, nous porterons demain une couronne d’immortellessur la tombe du brigand de la Loire.

Mais Thérèse n’est pas ici. Et comment serait-elle près de moi,sur le rond-point des Champs-Élysées&|160;? Là-bas, au bout del’avenue, l’Arc de Triomphe, qui porte sous ses voûtes les noms descompagnons d’armes de l’oncle Victor, ouvre sur le ciel sa portegigantesque. Les arbres de l’avenue déploient, au soleil duprintemps, leurs premières feuilles encore pâles et frileuses. Àmon côté, les calèches roulent vers le bois de Boulogne. J’aipoussé ma promenade sur cette avenue mondaine, et me voici arrêtésans raison devant une boutique en plein air où sont des painsd’épice et des carafes de coco bouchées par un citron. Un petitmisérable, couvert de loques qui laissent voir sa peau gercée,ouvre de grands yeux devant ces somptueuses douceurs qui ne sontpoint pour lui. Il montre son envie avec l’impudeur de l’innocence.Ses yeux ronds et fixes contemplent un bonhomme de pain d’épiced’une haute taille. C’est un général, et il ressemble un peu àl’oncle Victor. Je le prends, je le paye et je le tends au petitpauvre, qui n’ose y porter la main, car, par une précoceexpérience, il ne croit pas au bonheur&|160;; il me regarde de cetair qu’on voit aux gros chiens et qui veut dire&|160;: «&|160;Vousêtes cruel de vous moquer de moi.&|160;»

–&|160;Allons, petit nigaud, lui dis-je de ce ton bourru quim’est ordinaire, prends, prends et mange, puisque, plus heureux queje ne fus à ton âge, tu peux satisfaire tes goûts sans tedéshonorer.

Et vous, oncle Victor, vous, dont ce général de pain d’épice m’arappelé la mâle figure, venez, ombre glorieuse, me faire oublier manouvelle poupée. Nous sommes d’éternels enfants et nous couronssans cesse après des jouets nouveaux.

&|160;

Même jour.

C’est de la façon la plus bizarre que la famille Coccoz estassociée dans mon esprit au clerc Jean Toutmouillé.

–&|160;Thérèse, dis-je en me jetant dans mon fauteuil,apprenez-moi si le jeune Coccoz se porte bien et s’il a sespremières dents, et donnez-moi mes pantoufles.

–&|160;Il doit les avoir depuis longtemps, monsieur, me réponditThérèse, mais je ne les ai pas vues. Au premier beau jour deprintemps, la mère a disparu avec l’enfant, laissant meubles ethardes. On a trouvé dans son grenier trente-huit pots de pommadevides. Cela passe l’imagination. Elle recevait des visites, dansces derniers temps, et vous pensez bien qu’elle n’est pas à cetteheure dans un couvent de nonnes. La nièce de la concierge ditl’avoir rencontrée en calèche sur les boulevards. Je vous avaisbien dit qu’elle finirait mal.

–&|160;Thérèse, répondis-je, cette jeune femme n’a fini ni enmal ni en bien. Attendez le terme de sa vie pour la juger. Etprenez garde de trop parler chez la concierge. Madame Coccoz, quej’ai aperçue une fois dans l’escalier, m’a semblé bien aimer sonenfant. Cet amour doit lui être compté.

–&|160;Pour cela, monsieur, le petit ne manquait de rien. Onn’en aurait pas trouvé dans tout le quartier un seul mieux gavé,mieux bichonné et mieux léché que lui. Elle lui met une bavetteblanche tous les jours que Dieu fait, et lui chante du matin ausoir des chansons qui le font rire.

–&|160;Thérèse, un poète a dit&|160;: «&|160;L’enfant à qui n’apoint souri sa mère n’est digne ni de la table des dieux ni du litdes déesses.&|160;»

&|160;

8 juillet 1863.

Ayant appris qu’on refaisait le dallage de la chapelle de laVierge à Saint-Germain-des-Prés, je me rendis dans l’église avecl’espoir de trouver quelques inscriptions mises à découvert par lesouvriers. Je ne me trompais pas. L’architecte me montra une pierrequ’il avait fait poser de chant, contre le mur. Je m’agenouillaipour déchiffrer l’inscription gravée sur cette pierre, et c’est àmi-voix, dans l’ombre de la vieille abside, que je lus ces mots quime firent battre le cœur&|160;:

Cy gist Jehan Toutmouillé, moyne de ceste église, qui fistmettre en argent le menton de saint Vincent et de saint Amant et lepié des Innocens&|160;; qui toujours en son vivant fut preud’hommeet vayllant. Priez pour l’âme de lui.

J’essuyai doucement avec mon mouchoir la poussière qui souillaitcette dalle funéraire&|160;: j’aurais voulu la baiser.

–&|160;C’est lui, c’est Jean Toutmouillé&|160;! m’écriai-je.

Et, du haut des voûtes, ce nom retomba sur ma tête avec fracas,comme brisé.

La face grave et muette du suisse, que je vis s’avançant versmoi, me fit honte de mon enthousiasme, et je m’enfuis à travers lesdeux goupillons croisés sur ma poitrine par deux rats d’égliserivaux.

Pourtant c’était bien mon Jean Toutmouillé&|160;! plus dedoute&|160;; le traducteur de la Légende dorée, l’auteurdes vies des saints Germain, Vincent, Ferréol, Ferrution etDroctovée, était, comme je l’avais pensé, un moine deSaint-Germain-des-Prés. Et quel bon moine encore, pieux etlibéral&|160;! Il fit faire un menton d’argent, une tête d’argent,un pied d’argent pour que des restes précieux fussent couvertsd’une enveloppe incorruptible&|160;! Mais pourrai-je jamaisconnaître son œuvre, ou cette nouvelle découverte ne doit-ellequ’augmenter mes regrets&|160;?

&|160;

20 août 1869.

«&|160;Moi qui plais à quelques-uns et qui éprouve tous leshommes, la joie des bons et la terreur des méchants&|160;; moi quifais et détruis l’erreur, je prends sur moi de déployer mes ailes.Ne me faites pas un crime si, dans mon vol rapide, je glissepar-dessus des années.&|160;»

Qui parle ainsi&|160;? C’est un vieillard que je connais trop,c’est le Temps.

Shakespeare, après avoir terminé le troisième acte du Conted’Hiver, s’arrête pour laisser à la petite Perdita le temps decroître en sagesse et en beauté, et quand il rouvre la scène, il yévoque l’antique Porte-faux, pour rendre raison aux spectateurs deslongs jours qui ont pesé sur la tête du jaloux Léontes.

J’ai laissé dans ce journal, comme Shakespeare dans sa comédie,un long intervalle dans l’oubli, et je fais, à l’exemple du poète,intervenir le Temps, pour expliquer l’omission de six années. Voilàsix ans, en effet, que je n’ai écrit une ligne dans ce cahier, etje n’ai pas, hélas&|160;! en reprenant la plume, à décrire unePerdita «&|160;grandie dans la grâce&|160;». La jeunesse et labeauté sont les compagnes fidèles des poètes. Ces fantômescharmants nous visitent à peine, nous autres, l’espace d’unesaison. Nous ne savons pas les fixer. Si l’ombre de quelque Perditas’avisait, par un inconcevable caprice, de traverser ma cervelle,elle s’y froisserait horriblement à des tas de parchemin racorni.Heureux les poètes&|160;! leurs cheveux blancs n’effarouchent pointles ombres flottantes des Hélène, des Francesca, des Juliette, desJulie et des Dorothée&|160;! Et le nez seul de Sylvestre Bonnardmettrait en fuite tout l’essaim des grandes amoureuses.

J’ai pourtant, comme un autre, senti la beauté&|160;; j’aipourtant éprouvé le charme mystérieux que l’incompréhensible naturea répandu sur des formes animées&|160;; une vivante argile m’adonné le frisson qui fait les amants et les poètes. Mais je n’ai suni aimer ni chanter. Dans mon âme, encombrée d’un fatras de vieuxtextes et de vieilles formules, je retrouve, comme une miniaturedans un grenier, un clair visage avec deux yeux de pervenche…Bonnard, mon ami, vous êtes un vieux fou. Lisez ce catalogue qu’unlibraire de Florence vous envoya ce matin même. C’est un cataloguede manuscrits, et il vous promet la description de quelques piècesnotables, conservées par des curieux d’Italie et de Sicile. Voilàqui vous convient et va à votre mine&|160;!

Je lis, je pousse un cri. Hamilcar, qui a pris avec l’âge unegravité qui m’intimide, me regarde d’un air de reproche et sembleme demander si le repos est de ce monde, puisqu’il ne peut legoûter auprès de moi, qui suis vieux comme il est vieux.

Dans la joie de ma découverte, j’ai besoin d’un confident, etc’est au tranquille Hamilcar que je m’adresse avec l’effusion d’unhomme heureux.

–&|160;Non, Hamilcar, non, le repos n’est pas de ce monde, et laquiétude à laquelle vous aspirez est incompatible avec les travauxde la vie. Et qui vous dit que nous sommes vieux&|160;? Écoutez ceque je lis dans ce catalogue, et dites après s’il est temps de sereposer&|160;:

«&|160;La Légende dorée de Jacques de Voragine&|160;;traduction française du XIVe siècle, par le clerc JehanToutmouillé.

»&|160;Superbe manuscrit, orné de deux miniatures,merveilleusement exécutées et dans un parfait état de conservation,représentant, l’une la Purification de la Vierge et l’autre lecouronnement de Proserpine.

»&|160;À la suite de la Légende dorée on trouve lesLégendes des saints Ferréol, Ferrution, Germain et Droctovée,xxviij pages, et la Sépulture miraculeuse de monsieur Saint-Germaind’Auxerre, xij pages.

»&|160;Ce précieux manuscrit, qui faisait partie de lacollection de sir Thomas Raleigh, est actuellement conservé dans lecabinet de M.&|160;Michel-Angelo Polizzi, de Girgenti.&|160;»

–&|160;Vous entendez, Hamilcar. Le manuscrit de JehanToutmouillé est en Sicile, chez Michel-Angelo Polizzi. Puisse cethomme aimer les savants&|160;! Je vais lui écrire.

Ce que je fis aussitôt. Par ma lettre, je priais le seigneurPolizzi de me communiquer le manuscrit du clerc Toutmouillé, luidisant à quels titres j’osais me croire digne d’une telle faveur.Je mettais en même temps à sa disposition quelques textes inéditsque je possède et qui ne sont pas dénués d’intérêt. Je le suppliaisde me favoriser d’une prompte réponse, et j’inscrivis, au-dessousde ma signature, tous mes titres honorifiques.

–&|160;Monsieur&|160;! monsieur&|160;! où courez-vousainsi&|160;? s’écriait Thérèse effarée, en descendant quatre àquatre, à ma poursuite, les marches de l’escalier, mon chapeau à lamain.

–&|160;Je vais mettre une lettre à la poste, Thérèse.

–&|160;Seigneur Dieu&|160;! s’il est permis de s’échapper ainsi,nu-tête, comme un fou&|160;!

–&|160;Je suis fou, Thérèse. Mais qui ne l’est pas&|160;?Donne-moi vite mon chapeau.

–&|160;Et vos gants, monsieur&|160;! et votreparapluie&|160;!

J’étais au bas de l’escalier que je l’entendais encore s’écrieret gémir.

&|160;

10 octobre 1869.

J’attendais la réponse du seigneur Michel-Angelo Polizzi avecune impatience que je contenais mal. Je ne tenais pas enplace&|160;; je faisais des mouvements brusques&|160;; j’ouvrais etje fermais bruyamment mes livres. Il m’arriva un jour de culbuterdu coude un tome du Moreri. Hamilcar, qui se léchait,s’arrêta soudain et, la patte par-dessus l’oreille, me regarda d’unœil fâché. Était-ce donc à cette vie tumultueuse qu’il devaits’attendre sous mon toit&|160;? N’étions-nous pas tacitementconvenus de mener une existence paisible&|160;? J’avais rompu lepacte.

–&|160;Mon pauvre compagnon, lui répondis-je, je suis en proie àune passion violente, qui m’agite et me mène. Les passions sontennemies du repos, j’en conviens&|160;; mais, sans elles, il n’yaurait ni industries ni arts en ce monde. Chacun sommeillerait nusur un tas de fumier, et tu ne dormirais pas tout le jour,Hamilcar, sur un coussin de soie, dans la cité des livres.

Je n’exposai pas plus avant à Hamilcar la théorie des passions,parce que ma gouvernante m’apporta une lettre. Elle était timbréede Naples et disait&|160;:

«&|160;Illustrissime seigneur,

»&|160;Je possède en effet l’incomparable manuscrit de laLégende dorée, qui n’a point échappé à votre lucideattention. Des raisons capitales s’opposent impérieusement ettyranniquement à ce que je m’en dessaisisse pour un seul jour, pourune seule minute. Ce sera pour moi une joie et une gloire de vousle communiquer dans mon humble maison de Girgenti, laquelle seraembellie et illuminée par votre présence. C’est donc dansl’impatiente espérance de votre venue que j’ose me dire, seigneuracadémicien, votre humble et dévoué serviteur.

MICHEL-ANGELO POLIZZI,

négociant en vins et archéologue

à Girgenti (Sicile).&|160;»

&|160;

Eh bien&|160;! j’irai en Sicile&|160;:

Extremum hunc, Arethusa, mihiconcede laborem.

&|160;

25 octobre 1869.

Ma résolution étant prise et mes arrangements faits, il ne merestait plus qu’à avertir ma gouvernante. J’avoue que j’hésitailongtemps à lui annoncer mon départ. Je craignais ses remontrances,ses railleries, ses objurgations, ses larmes. «&|160;C’est unebrave fille, me disais-je&|160;; elle m’est attachée&|160;; ellevoudra me retenir, et Dieu sait que quand elle veut quelque chose,les paroles, les gestes et les cris lui coûtent peu. En cettecirconstance, elle appellera à son aide la concierge, le frotteur,la cardeuse de matelas et les sept fils du fruitier&|160;; ils semettront tous à genoux, en rond, à mes pieds&|160;; ils pleurerontet ils seront si laids que je leur céderai pour ne plus lesvoir.&|160;»

Tels étaient les affreuses images, les songes de malade que lapeur assemblait dans mon imagination. Oui, la peur, la peurféconde, comme dit le poète, enfantait ces monstres dans moncerveau. Car, je le confesse en ces pages intimes&|160;: j’ai peurde ma gouvernante. Je sais qu’elle sait que je suis faible, et celam’ôte tout courage dans mes luttes avec elle. Ces luttes sontfréquentes et j’y succombe invariablement.

Mais il fallait bien annoncer mon départ à Thérèse. Elle vintdans la bibliothèque avec une brassée de bois pour allumer un petitfeu, «&|160;une flambée&|160;», disait-elle. Car les matinées sontfraîches. Je l’observais du coin de l’œil, tandis qu’elle étaitaccroupie, la tête sous le tablier de la cheminée. Je ne sais d’oùme vint alors mon courage, mais je n’hésitai pas. Je me levai, etme promenant de long en large dans la chambre&|160;:

–&|160;À propos, dis-je d’un ton léger, avec cette crânerieparticulière aux poltrons, à propos, Thérèse, je pars pour laSicile.

Ayant parlé, j’attendis, fort inquiet. Thérèse ne répondait pas.Sa tête et son vaste bonnet restaient enfouis dans la cheminée, etrien dans sa personne, que j’observais, ne trahissait la moindreémotion. Elle fourrait du petit bois sous les bûches, voilàtout.

Enfin, je revis son visage&|160;; il était calme, si calme queje m’en irritai.

«&|160;Vraiment, pensai-je, cette vieille fille n’a guère decœur. Elle me laisse partir sans seulement dire«&|160;Ah&|160;!&|160;» Est-ce donc si peu pour elle que l’absencede son vieux maître&|160;?&|160;»

–&|160;Allez, monsieur, me dit-elle enfin, mais revenez à sixheures. Nous avons aujourd’hui, à dîner, un plat qui n’attendpas.

&|160;

Naples, 10 novembre 1869.

–&|160;Co tra calle vive, magne e lave a faccia.

–&|160;J’entends, mon ami&|160;; je puis, pour trois centimes,boire, manger et me laver le visage, le tout au moyen d’une tranchede ces pastèques que tu étales sur une petite table. Mais despréjugés occidentaux m’empêcheraient de goûter avec assez decandeur cette simple volupté. Et comment sucerais-je despastèques&|160;? J’ai assez à faire de me tenir debout dans cettefoule. Quelle nuit lumineuse et bruyante à Santa Lucia&|160;! Lesfruits s’élèvent en montagnes dans les boutiques éclairées defalots multicolores. Sur les fourneaux, allumés en plein vent,l’eau fume dans les chaudrons et la friture chante dans les poêles.L’odeur des poissons frits et des viandes chaudes me chatouille lenez et me fait éternuer. Je m’aperçois, en cette circonstance, quemon mouchoir a quitté la poche de ma redingote. Je suis poussé,soulevé et viré dans tous les sens par le peuple le plus gai, leplus bavard, le plus vif et le plus adroit qu’on puisse imaginer,et voici précisément une jeune commère qui, tandis que j’admire sesmagnifiques cheveux noirs, m’envoie, d’un coup de son épauleélastique et puissante, à trois pas en arrière, sans m’endommager,dans les bras d’un mangeur de macaroni qui me reçoit ensouriant.

Je suis à Naples. Comment j’y parvins avec quelques restesinformes et mutilés de mes bagages, je ne puis le dire, pour laraison que je ne le sais pas moi-même. J’ai voyagé dans uneffarement perpétuel, et je crois bien que j’avais tantôt en cetteville claire la mine d’un hibou au soleil. Cette nuit, c’est bienpis&|160;! Voulant observer les mœurs populaires, j’allai dans laStrada di Porto, où je suis présentement. Autour de moi,des groupes animés se pressent devant les boutiques de victuailles,et je flotte comme une épave au gré de ces flots vivants qui, quandils submergent, caressent encore. Car ce peuple napolitain a, danssa vivacité, je ne sais quoi de doux et de flatteur. Je ne suispoint bousculé, je suis bercé, et je pense que, à force de mebalancer deçà delà, ces gens vont m’endormir debout. J’admire, enfoulant les dalles de lave de la Strada, ces portefaix etces pêcheurs qui vont, parlent, chantent, fument, gesticulent, sequerellent et s’embrassent avec une étonnante rapidité. Ils viventà la fois par tous les sens et, sages sans le savoir, mesurentleurs désirs à la brièveté de la vie. Je m’approchai d’un cabaretfort achalandé et je lus sur la porte ce quatrain en patois deNaples&|160;:

Amice, alliegre magnammo ebevimmo

Nfin che n’ce stace noglio a lalucerna&|160;:

Chi sa s’a l’autro munno nc’evedimmo&|160;?

Chi sa s’a l’autro munno n’cetavema&|160;?

Amis, mangeons et buvonsjoyeusement

Tant qu’il y a de l’huile dans lalampe&|160;:

Qui sait si dans l’autre mondenous nous reverrons&|160;?

Qui sait si dans l’autre monde ily a une taverne&|160;?

Horace donnait de semblables conseils à ses amis. Vous lesreçûtes, Postumus&|160;; vous les entendîtes, Leuconoé, bellerévoltée qui vouliez savoir les secrets de l’avenir. Cet avenir estmaintenant le passé et nous le connaissons. En vérité, vous aviezbien tort de vous tourmenter pour si peu, et votre ami se montraithomme de sens en vous conseillant d’être sage et de filtrer vosvins grecs. Sapias, vina liques. C’est ainsi qu’une belleterre et qu’un ciel pur conseillent les calmes voluptés. Mais il ya des âmes tourmentées d’un sublime mécontentement&|160;; ce sontles plus nobles. Vous fûtes de celles-là, Leuconoé&|160;; et, venusur le déclin de ma vie dans la ville où brilla votre beauté, jesalue avec respect votre ombre mélancolique. Les âmes semblables àla vôtre qui parurent dans la chrétienté furent des âmes desaintes, et leurs miracles emplissent la Légende dorée.Votre ami Horace a laissé une postérité moins généreuse, et je voisun de ses petits-fils en la personne du cabaretier poète qui,présentement, verse du vin dans des tasses, sous son enseigneépicurienne.

Et pourtant la vie donne raison à l’ami Flaccus, et saphilosophie est la seule qui s’accommode au train des choses.Voyez-moi ce gaillard qui, appuyé à un treillis couvert de pampres,mange une glace en regardant les étoiles. Il ne se baisserait paspour ramasser ce vieux manuscrit que je vais chercher à traverstant de fatigues. Et en vérité l’homme est fait plutôt pour mangerdes glaces que pour compulser de vieux textes.

Je continuais à errer autour des buveurs et des chanteurs. Il yavait des amoureux qui mordaient à de beaux fruits en se tenant parla taille. Il faut bien que l’homme soit naturellement mauvais, cartoute cette joie étrangère m’attristait profondément. Cette fouleétalait un goût si naïf de la vie que toutes mes pudeurs de vieuxscribe s’en effarouchaient. Puis, j’étais désespéré de ne riencomprendre aux paroles qui résonnaient dans l’air. C’était pour unphilologue une humiliante épreuve. J’étais donc fort maussade,quand quelques mots prononcés derrière moi me firent dresserl’oreille.

–&|160;Ce vieillard est certainement un Français, Dimitri. Sonair embarrassé me fait peine. Voulez-vous lui parler&|160;?… Il aun bon dos rond, ne trouvez-vous pas, Dimitri&|160;?

Cela était dit en français par une voix de femme. Il me futassez désagréable tout d’abord de m’entendre traiter de vieillard.Est-on un vieillard à soixante-deux ans&|160;? L’autre jour, sur lepont des Arts, mon collègue Perrot d’Avrignac me fit compliment dema jeunesse, et il s’entend mieux en âges, apparemment, que cettejeune alouette qui chante sur mon dos, si toutefois les alouetteschantent la nuit. Mon dos est rond, dit-elle. Ah&|160;! ah&|160;!j’en avais quelque soupçon&|160;; mais je n’en crois plus riendepuis que c’est l’avis d’une oiselle. Je ne tournerai certes pasla tête pour voir qui a parlé, mais je suis sûr que c’est une joliefemme. Pourquoi&|160;?

Parce que la voix des femmes qui sont belles ou le furent, quiplaisent ou qui plurent, peut seule avoir cette abondanced’inflexions heureuses et le son argentin qui est un rire encore.De la bouche d’une laide coulera, peut-être, une parole plus suaveet plus mélodieuse, mais non point certes aussi vive, ni d’un telgazouillis.

Ces idées se formèrent dans mon esprit en moins d’une secondeet, tout aussitôt, pour fuir ces deux inconnus, je me jetai dans leplus épais de la foule napolitaine et enfilai un vicolettotortueux qu’éclairait seulement une lampe allumée devant la niched’une Madone. Là, songeant plus à loisir, je reconnus que cettejolie femme (assurément elle était jolie) avait exprimé à mon égardune pensée bienveillante, qui méritait ma reconnaissance.

«&|160;Ce vieillard est certainement un Français, Dimitri. Sonair embarrassé me fait peine. Voulez-vous lui parler&|160;?… Il aun bon dos rond, ne trouvez-vous pas, Dimitri&|160;?&|160;»

En entendant ces paroles gracieuses, je ne devais pas prendreune fuite soudaine. Il me convenait bien plutôt d’aborder de façoncourtoise la dame au parler clair, de m’incliner devant elle et delui tenir ce langage&|160;: «&|160;Madame, j’ai entendu malgré moice que vous venez de dire. Vous vouliez rendre un bon office à unpauvre vieillard. Cela est fait, madame&|160;: seul le son d’unevoix française me fait un plaisir dont je vous remercie.&|160;»Assurément je lui devais adresser ces paroles ou d’autressemblables. Sans doute elle est Française, car sa voix estfrançaise. La voix des dames de France est la plus agréable dumonde. Comme nous, les étrangers en éprouvent le charme. Philippede Bergame a dit en 1483 de Jeanne la Pucelle&|160;: «&|160;Sonlangage était doux comme celui des femmes de son pays.&|160;» Lecompagnon à qui elle parlait s’appelle Dimitri. Sans doute il estRusse. Ce sont des gens riches, qui promènent leur ennui par lemonde. Il faut plaindre les riches&|160;: leurs biens lesenvironnent et ne les pénètrent pas&|160;; ils sont pauvres etdénués au-dedans d’eux-mêmes. La misère des riches estlamentable.

Au bout de ces réflexions, je me trouvai dans une venelle, ou,pour parler napolitain, dans un sotto-portico quicheminait sous des arches si nombreuses et sous des balcons d’unetelle saillie qu’aucune lueur du ciel n’y descendait. J’étais perduet condamné selon toute apparence à chercher mon chemin toute lanuit. Quant à le demander, il m’eût fallu pour cela rencontrer unvisage humain et je désespérais d’en voir un seul. Dans mondésespoir je pris une rue au hasard, une rue ou pour mieux dire unaffreux coupe-gorge. C’en avait tout l’air, et c’en était un, carj’y étais engagé depuis quelques minutes quand je vis deux hommesqui jouaient du couteau. Ils s’attaquaient de la langue plus encoreque de la lame, et je compris aux injures qu’ils échangeaient quec’étaient deux amoureux. J’enfilai prudemment une ruelle voisinependant que ces braves gens continuaient à s’occuper de leuraffaire, sans se soucier le moins du monde des miennes. Je cheminaiquelque temps à l’aventure et m’assis découragé sur un banc depierre, où je me lamentai d’avoir fui si éperdument et par tant dedétours Dimitri et sa compagne à la voix claire.

–&|160;Bonjour, signor. Revenez-vous de San-Carlo&|160;?Avez-vous entendu la diva&|160;? Il n’y a qu’à Naplesqu’on chante comme elle.

Je levai la tête et reconnus mon hôte. J’étais assis contre lafaçade de mon hôtel, sous ma propre fenêtre.

&|160;

Monte-Allegro, 30 novembre1869.

Nous nous reposions, moi, mes guides et leurs mules, sur laroute de Sciacca à Girgenti, dans une auberge du pauvre village deMonte-Allegro, dont les habitants, consumés par lamal’aria, grelottent au soleil. Mais ce sont des Grecsencore, et leur gaieté résiste à tout. Quelques-uns d’entre euxentouraient l’auberge avec une curiosité souriante. Un conte, sij’avais su leur en conter un, leur eût fait oublier les maux de lavie. Ils avaient l’air intelligent, et les femmes, bien que hâléeset flétries, portaient avec grâce un long manteau noir.

Je voyais devant moi des ruines rongées par le vent de la mer etsur lesquelles l’herbe même ne croît pas. La morne tristesse dudésert règne sur cette terre aride dont le sein gercé nourrit àpeine quelques mimosas dépouillés, des cactus et des palmiersnains. À vingt pas de moi, le long d’une ravine, des caillouxblanchissaient comme une traînée d’ossements. Mon guide m’appritque c’était un ruisseau.

J’étais depuis quinze jours en Sicile. Entré dans cette baie dePalerme, qui s’ouvre entre les deux masses arides et puissantes duPellegrino et du Catalfano et qui se creuse le long de la Conqued’or, pleine de myrtes et d’orangers, je ressentis une telleadmiration que je résolus de visiter cette île, si noble par sessouvenirs et si belle par les lignes de ses collines. Vieuxpèlerin, blanchi dans l’Occident barbare, j’osai m’aventurer surcette terre classique et, m’arrangeant avec un guide, j’allai dePalerme à Trapani, de Trapani à Sélinonte, de Sélinonte à Sciacca,que j’ai quitté ce matin pour me rendre à Girgenti, où je doistrouver le manuscrit de Jean Toutmouillé. Les belles choses quej’ai vues sont si présentes à mon esprit, que je considère commeune vaine fatigue le soin de les décrire. Pourquoi gâter mon voyageen amassant des notes&|160;? Les amants qui aiment bien n’écriventpas leur bonheur.

Tout à la mélancolie du présent et à la poésie du passé, l’âmeornée de belles images et les yeux pleins de lignes harmonieuses etpures, je goûtais dans l’auberge de Monte-Allegro l’épaisse roséed’un vin de feu, quand je vis entrer dans la salle une belle jeunefemme coiffée d’un chapeau de paille et vêtue d’une robe de foulardécru. Sa chevelure était sombre, son regard noir et brillant. À safaçon de marcher, je la reconnus pour une Parisienne. Elle s’assit.L’hôte posa près d’elle un verre d’eau fraîche avec un bouquet deroses. M’étant levé dès sa venue, je m’écartai un peu de la table,par discrétion, et fis mine d’examiner les images pieusesaccrochées aux murs. Je m’aperçus fort bien qu’alors, me voyant dedos, elle fit un petit mouvement de surprise. Je m’approchai de lafenêtre et regardai passer les carrioles peintes sur le cheminpierreux bordé de cactus et de figuiers de Barbarie.

Tandis qu’elle buvait de l’eau glacée, je regardais le ciel. Ongoûte, en Sicile, une volupté inexprimable à boire de l’eau fraîcheet à respirer le jour. Je murmurai au-dedans de moi-même le vers dupoète athénien&|160;:

Ô sainte lumière, œil du jourd’or.

Cependant, la dame française m’observait avec une curiositésingulière et, bien que je me défendisse de la regarder plus qu’iln’était convenable, je sentais ses yeux sur moi. J’ai le don,paraît-il, de deviner les regards qui m’atteignent sans rencontrerles miens. Beaucoup de gens croient posséder aussi cette facultémystérieuse&|160;; mais, en réalité il n’y a point de mystère, etnous sommes avertis par quelque indice si léger qu’il nous échappe.Il n’est pas impossible que j’aie vu les beaux yeux de cette damereflétés dans les vitres de la fenêtre.

Quand je me retournai vers elle nos regards serencontrèrent.

Une poule noire vint picorer dans la chambre mal balayée.

–&|160;Tu veux du pain, sorcière, dit la jeune femme en luijetant des miettes qui restaient sur la table.

Je reconnus la voix que j’avais entendue la nuit àSanta-Lucia.

–&|160;Excusez, madame, dis-je aussitôt. Bien qu’inconnu devous, je dois acquitter un devoir en vous remerciant de lasollicitude que vous a inspirée un vieux compatriote errant sur letard, dans les rues de Naples.

–&|160;Vous me reconnaissez, monsieur, répondit-elle, je vousreconnais aussi.

–&|160;À mon dos, madame&|160;?

–&|160;Ah&|160;! vous avez entendu quand j’ai dit à mon mari quevous aviez le dos bon. Cela ne peut pas vous déplaire. Je seraisdésolée de vous avoir fâché.

–&|160;Vous m’avez flatté, au contraire, madame. Et votreobservation me semble, tout au moins dans son principe, juste etprofonde. La physionomie n’est pas que dans les traits du visage.Il y a des mains spirituelles et des mains sans imagination. Il y ades genoux hypocrites, des coudes égoïstes, des épaules arroganteset de bons dos.

–&|160;C’est vrai, me dit-elle. Mais je vous reconnais devisage. Nous nous étions déjà rencontrés auparavant, en Italie ouailleurs, je ne sais plus. Le prince et moi, nous voyageonsbeaucoup.

–&|160;Je ne crois pas avoir jamais eu l’heureuse fortune devous rencontrer, madame, lui répondis-je. Je suis un vieuxsolitaire. J’ai passé ma vie sur des livres et n’ai guère voyagé.Vous l’avez vu à mon embarras, qui vous a fait pitié. Je regretted’avoir mené une vie recluse et sédentaire. On apprend sans doutequelque chose dans les livres, mais on apprend beaucoup plus envoyant du pays.

–&|160;Vous êtes Parisien&|160;?

–&|160;Oui, madame. J’habite depuis quarante ans la même maisonet je n’en sors guère. Il est vrai que cette maison est située surle bord de la Seine, dans le lieu le plus illustre et le plus beaudu monde. Je vois de ma fenêtre les Tuileries et le Louvre, lePont-Neuf, les tours de Notre-Dame, les tourelles du Palais dejustice et la flèche de la Sainte-Chapelle. Toutes ces pierresparlent&|160;: elles me content la prodigieuse histoire desFrançais.

À ce discours, la jeune femme semblait émerveillée.

–&|160;Votre appartement est sur le quai&|160;? me dit-ellevivement.

–&|160;Sur le quai Malaquais, lui répondis-je, au troisièmeétage, dans la maison du marchand de gravures. Je me nommeSylvestre Bonnard. Mon nom est peu connu, mais c’est celui d’unmembre de l’Institut, et c’est assez pour moi que mes amis nel’oublient pas.

Elle me regarda avec une expression extraordinaire de surprise,d’intérêt, de mélancolie et d’attendrissement, et je ne pouvaisconcevoir qu’un si simple récit pût donner à cette jeune inconnuedes émotions si diverses et si vives.

J’attendais qu’elle expliquât sa surprise, mais un colossesilencieux, doux et triste entra dans la salle.

–&|160;Mon mari, me dit-elle&|160;; le prince Trépof.

Et me désignant à lui&|160;:

–&|160;Monsieur Sylvestre Bonnard, membre de l’Institut deFrance.

Le prince salua des épaules. Il les avait hautes, larges etmornes.

–&|160;Ma chère amie, dit-il, je suis désolé de vous arracher àla conversation de M.&|160;Sylvestre Bonnard. Mais la voiture estattelée et il faut que nous arrivions à Mello avant la nuit.

Elle se leva, prit les roses que son hôte lui avait offertes etsortit de l’auberge. Je la suivis, tandis que le prince surveillaitl’attelage des mules et éprouvait la solidité des sangles et descourroies. Demeurée sous la treille, elle me dit ensouriant&|160;:

–&|160;Nous allons à Mello&|160;; c’est un horrible village àsix lieues de Girgenti, et vous ne devineriez jamais pourquoi nousy allons. N’essayez pas. Nous allons chercher une boîted’allumettes. Dimitri collectionne les boîtes d’allumettes. Il aessayé de toutes les collections, les colliers de chien, lesboutons d’uniforme, les timbres-poste. Mais il n’y a plus que lesboîtes d’allumettes qui l’intéressent…, les petites boîtes encarton avec des chromos. Nous avons déjà réuni cinq mille deux centquatorze types différents. Il y en a qui nous ont donné une peineaffreuse à trouver. Ainsi, nous savions qu’on avait fait à Naplesdes boîtes avec les portraits de Mazzini et de Garibaldi et que lapolice avait saisi les boîtes et emprisonné le fabricant. À forcede chercher et de demander, nous avons trouvé une de ces boîteschez un contadin, qui nous l’a vendue cent lires et nous a dénoncésà la police. Les sbires visitèrent nos bagages. Ils ne trouvèrentpas la boîte, mais ils emportèrent mes bijoux. Alors j’ai pris goûtà cette collection. Nous irons, l’été, en Suède pour compléter nosséries.

J’éprouvai (dois-je le dire&|160;?) quelque pitié sympathiquepour ces opiniâtres collectionneurs. Sans doute j’eusse préférévoir monsieur et madame Trépof recueillir en Sicile des marbresantiques, des vases peints ou des médailles. J’eusse aimé les voiroccupés des ruines d’Agrigente et des traditions poétiques del’Éryx. Mais enfin ils faisaient une collection, ils étaient de laconfrérie, et pouvais-je les railler sans me railler un peumoi-même&|160;?

–&|160;Vous savez maintenant, ajouta-t-elle, pourquoi nousvoyageons dans cet affreux pays.

À ce coup, ma sympathie cessa et je ressentis quelqueindignation.

–&|160;Ce pays n’est pas affreux, madame, répondis-je. Cetteterre est une terre de gloire. La beauté est une si grande et siauguste chose, que des siècles de barbarie ne peuvent l’effacer àce point qu’il n’en reste des vestiges adorables. La majesté del’antique Cérès plane encore sur ces collines arides, et la Musegrecque, qui fit résonner de ses accents divins Aréthuse et leMénale, chante encore à mes oreilles sur la montagne dénudée etdans la source tarie. Oui, madame, aux derniers jours de la terre,quand notre globe inhabité, comme aujourd’hui la lune, roulera dansl’espace son cadavre blême, le sol qui porte les ruines deSélinonte gardera dans la mort universelle les signes de la beauté,et alors, alors du moins, il n’y aura plus de bouche frivole pourblasphémer ses grandeurs solitaires.

À peine eus-je prononcé ces paroles que j’en sentis la sottise.«&|160;Bonnard, me dis-je, un vieil homme, qui, comme toi, consumasa vie sur les livres, ne sait pas converser avec lesfemmes.&|160;» Heureusement pour moi, madame Trépof n’avait pasplus compris mon discours que si c’eût été du grec.

Elle me dit avec douceur&|160;:

–&|160;Dimitri s’ennuie et, moi, je m’ennuie. Nous avons lesboîtes d’allumettes. Mais on se lasse même des boîtes d’allumettes.Autrefois j’avais des ennuis et je ne m’ennuyais pas&|160;; lesennuis, c’est une grande distraction.

Attendri par la misère morale de cette jolie personne&|160;:

–&|160;Madame, lui dis-je, je vous plains de n’avoir pointd’enfant. Si vous en aviez un, le but de votre vie vousapparaîtrait et vos pensées seraient en même temps plus graves etplus consolantes.

–&|160;J’ai un fils, me répondit-elle. Il est grand, monGeorges, c’est un homme&|160;: il a huit ans. Je l’aime autant quequand il était tout petit, mais ce n’est plus la même chose.

Elle me tendit une rose de sa gerbe, sourit et me dit en montantdans sa voiture&|160;:

–&|160;Vous ne pouvez pas savoir, monsieur Bonnard, la joie quej’ai eue de vous voir. Je compte bien vous retrouver àGirgenti.

&|160;

Girgenti, même jour.

Je m’arrangeai de mon mieux dans ma lettica. Lalettica est une voiture sans roues ou, si l’on veut, unelitière, une chaise portée par deux mules, l’une à l’avant etl’autre à l’arrière. L’usage en est ancien. J’ai vu parfois de ceslitières figurées dans des manuscrits du XIVe siècle. Jene savais pas alors qu’une litière toute semblable me porterait unjour de Monte-Allegro à Girgenti. Il ne faut jurer de rien.

Trois heures durant, les mules firent sonner leurs clochettes etbattirent de leurs sabots un sol calciné. Tandis qu’à mes côtés sedéroulaient lentement, entre deux haies d’aloès, les formes aridesd’une nature africaine, je songeais au manuscrit du clerc JeanToutmouillé, et je le désirais avec une ardeur candide, dontj’étais moi-même attendri, tant j’y découvrais d’innocenceenfantine et de puérilité touchante.

Une odeur de rose, qui se fit mieux sentir vers le soir, merappela madame Trépof. Vénus commençait à briller dans le ciel. Jesongeais. Madame Trépof est une jolie personne fort simple et toutprès de la nature. Elle a des idées de chatte. Je n’ai pasdécouvert en elle la moindre de ces curiosités nobles qui agitentles âmes pensantes. Et pourtant elle a exprimé à sa manière unepensée profonde&|160;: «&|160;On ne s’ennuie pas quand on a desennuis.&|160;» Elle sait donc qu’en ce monde l’inquiétude et lasouffrance sont nos plus sûrs divertissements. Les grandes véritésne se découvrent pas sans peine ni travail. Par quels travaux laprincesse Trépof a-t-elle acquis celle-là&|160;?

&|160;

Girgenti, 1er décembre1869.

Je me réveillai le lendemain à Girgenti, chez Gellias. Gelliasfut un riche citoyen de l’ancienne Agrigente. Il était aussicélèbre par sa générosité que par sa magnificence, et il dota laville d’un grand nombre d’hôtelleries gratuites. Gellias est mortdepuis treize cents ans, et il n’y a plus aujourd’hui d’hospitalitégratuite chez les peuples policés. Mais le nom de Gellias estdevenu celui d’un hôtel où, la fatigue aidant, je pus dormir manuit.

La moderne Girgenti élève sur l’acropole de l’antique Agrigenteses maisons étroites et serrées, que domine une sombre cathédraleespagnole. Je voyais de mes fenêtres, à mi-côte, vers la mer, lablanche rangée des temples à demi détruits. Ces ruines seules ontquelque fraîcheur. Tout le reste est aride. L’eau et la vie ontabandonné Agrigente. L’eau, la divine Nestis de l’agrigentinEmpédocle, est si nécessaire aux êtres animés que rien ne vit loindes fleuves et des fontaines. Mais le port de Girgenti, situé àtrois kilomètres de la ville, fait un grand commerce. C’est donc,me disais-je, dans cette ville morne, sur ce rocher abrupt, qu’estle manuscrit du clerc Jean Toutmouillé&|160;! Je me fis indiquer lamaison de M.&|160;Michel-Angelo Polizzi et m’y rendis.

Je trouvai M.&|160;Polizzi vêtu de jaune des pieds à la tête etfaisant cuire des saucisses dans une poêle à frire. À ma vue, illâcha la queue de la poêle, éleva les bras en l’air et poussa descris d’enthousiasme. C’était un petit homme dont la facebourgeonnée, le nez busqué, le menton saillant et les yeux rondsformaient une physionomie remarquablement expressive.

Il me traita d’Excellence, dit qu’il marquerait ce jour d’uncaillou blanc et me fit asseoir. La salle où nous étions procédaità la fois de la cuisine, du salon, de la chambre à coucher, del’atelier et du cellier. On y voyait des fourneaux, un lit, destoiles, un chevalet, des bouteilles et des piments rouges. Je jetaiun regard sur les tableaux qui couvraient les murs.

–&|160;Les arts&|160;! les arts&|160;! s’écria M.&|160;Polizzi,en levant de nouveau les bras vers le ciel&|160;; les arts&|160;!quelle dignité&|160;! quelle consolation&|160;! Je suis peintre,Excellence&|160;!

Et il me montra un saint François qui était inachevé et qui eûtpu le rester sans dommage pour l’art et pour le culte. Il me fitvoir ensuite quelques vieux tableaux d’un meilleur style, mais quime semblèrent restaurés avec indiscrétion.

–&|160;Je répare, me dit-il, les tableaux anciens. Oh&|160;! lesvieux maîtres&|160;! quelle âme&|160;! quel génie&|160;!

–&|160;Il est donc vrai&|160;? lui dis-je, vous êtes à la foispeintre, antiquaire et négociant en vins.

–&|160;Pour servir Votre Excellence, me répondit-il. J’ai en cemoment un zucco dont chaque goutte est une perle de feu. Je veux lefaire goûter à Votre Seigneurie.

–&|160;J’estime les vins de Sicile, répondis-je, mais ce n’estpas pour des flacons que je viens vous voir, monsieur Polizzi.

Lui&|160;:

–&|160;C’est donc pour des peintures. Vous êtes amateur. Ma joieest immense de recevoir des amateurs de peinture. Je vais vousmontrer le chef-d’œuvre du Monrealese&|160;; oui, Excellence, sonchef-d’œuvre&|160;! Une Adoration des bergers&|160;! C’estla perle de l’école sicilienne&|160;!

Moi&|160;:

–&|160;Je verrai cet ouvrage avec plaisir&|160;; mais parlonsd’abord de ce qui m’amène.

Ses petits yeux agiles s’arrêtèrent sur moi avec curiosité, etce n’est pas sans une cruelle angoisse que je m’aperçus qu’il nesoupçonnait pas même l’objet de ma visite.

Très troublé et sentant la sueur glacer mon front, jebredouillai pitoyablement une phrase qui revenait à peu près àcelle-ci&|160;:

–&|160;Je viens exprès de Paris pour prendre communication d’unmanuscrit de la Légende dorée que vous m’aviez ditposséder.

À ces mots, il leva les bras, ouvrit démesurément la bouche etles yeux et donna les marques de la plus vive agitation.

–&|160;Oh&|160;! le manuscrit de la Légendedorée&|160;! une perle, Excellence, un rubis, undiamant&|160;! Deux miniatures si parfaites qu’elles font entrevoirle paradis. Quelle suavité&|160;! Ces couleurs ravies à la corolledes fleurs font un miel pour les yeux&|160;! Julio Clovio n’a pasfait mieux.

–&|160;Montrez-le-moi, dis-je, sans pouvoir dissimuler ni moninquiétude ni mon espoir.

–&|160;Vous le montrer&|160;! s’écria Polizzi. Et le puis-je,Excellence&|160;? Je ne l’ai plus&|160;! Je ne l’ai plus&|160;!

Et il semblait vouloir s’arracher les cheveux. Il se les seraitbien tous tirés du cuir sans que je l’en empêchasse. Mais ils’arrêta de lui-même avant de s’être fait grand mal.

–&|160;Comment&|160;? lui dis-je en colère, comment&|160;? Vousme faites venir de Paris à Girgenti pour me montrer un manuscrit,et, quand je viens, vous me dites que vous ne l’avez plus. C’estindigne, monsieur. Je laisse votre conduite à juger à tous leshonnêtes gens.

Qui m’eût vu alors se fût fait une idée assez juste d’un moutonenragé.

–&|160;C’est indigne&|160;! c’est indigne&|160;! répétai-je enétendant mes bras qui tremblaient.

Michel-Angelo Polizzi se laissa tomber sur une chaise dansl’attitude d’un héros mourant. Je vis ses yeux se gonfler de larmeset ses cheveux, jusque-là flambants au-dessus de sa tête, tomber endésordre sur son front.

–&|160;Je suis père, Excellence, je suis père&|160;!s’écria-t-il enjoignant les mains.

Il ajouta avec des sanglots&|160;:

–&|160;Mon fils Rafaello, le fils de ma pauvre femme, dont jepleure depuis quinze ans la mort, Rafaello, Excellence, il a voulus’établir à Paris&|160;; il a loué une boutique rue Laffitte pour yvendre des curiosités. Je lui ai donné tout ce que je possédais deprécieux, je lui ai donné mes plus belles majoliques, mes plusbelles faïences d’Urbino, mes tableaux de maître, et quelstableaux, signor&|160;! Ils m’éblouissent encore quand je lesrevois en imagination&|160;! Et tous signés&|160;! Enfin, je lui aidonné le manuscrit de la Légende dorée. Je lui auraisdonné ma chair et mon sang. Un fils unique&|160;! le fils de mapauvre sainte femme.

–&|160;Ainsi, dis-je, pendant que, sur votre foi, monsieur,j’allais chercher dans le fond de la Sicile le manuscrit du clercToutmouillé, ce manuscrit était exposé dans une vitrine de la rueLaffitte, à quinze cents mètres de chez moi&|160;!

–&|160;Il y était, c’est la sainte vérité, me réponditM.&|160;Polizzi, soudainement rasséréné, et il y est encore, dumoins je le pense, Excellence.

Il prit sur une tablette une carte qu’il m’offrit en medisant&|160;:

–&|160;Voici l’adresse de mon fils. Faites la connaître à vosamis et vous m’obligerez. Faïences, émaux, étoffes, tableaux, ilpossède un assortiment complet d’objets d’art, toute laroba, et antique, sur mon honneur. Allez le voir&|160;: ilvous montrera le manuscrit de la Légende dorée. Deuxminiatures d’une fraîcheur miraculeuse.

Je pris lâchement la carte qu’il me tendait.

Cet homme abusa de ma faiblesse en m’invitant de nouveau àrépandre dans les sociétés le nom de Rafaello Polizzi.

J’avais déjà la main sur le bouton de la porte, quand monSicilien me saisit le bras. Il avait l’air inspiré&|160;:

–&|160;Ah&|160;! Excellence, me dit-il, quelle cité que lanôtre&|160;! Elle a donné naissance à Empédocle. Empédocle&|160;!quel grand homme et quel grand citoyen&|160;! Quelle audace depensée, quelle vertu&|160;! quelle âme&|160;! Il y a là-bas, sur leport, une statue d’Empédocle devant laquelle je me découvre chaquefois que je passe. Quand Rafaello, mon fils, fut sur le point departir pour fonder un établissement d’antiquités dans la rueLaffitte, à Paris, je l’ai conduit sur le port de notre ville, etc’est au pied de la statue d’Empédocle que je lui ai donné mabénédiction paternelle. «&|160;Souviens-toi d’Empédocle&|160;», luiai-je dit. Ah&|160;! signor, c’est un nouvel Empédocle qu’ilfaudrait aujourd’hui à notre malheureuse patrie&|160;! Voulez-vousque je vous conduise à sa statue, Excellence&|160;? Je vousservirai de guide pour visiter les ruines. Je vous montrerai letemple de Castor et Pollux, le temple de Jupiter Olympien, letemple de Junon Lucinienne, le puits antique, le tombeau de Théronet la Porte d’or. Les guides des voyageurs sont tous des ânes. Moi,je suis un bon guide, nous ferons des fouilles, si vous voulez, etnous découvrirons des trésors. J’ai la science, le don desfouilles. Je découvre des chefs-d’œuvre dans des excavations où lessavants n’avaient rien trouvé.

Je parvins à me dégager. Mais il courut après moi, m’arrêta aupied de l’escalier et me dit à l’oreille&|160;:

–&|160;Excellence, écoutez&|160;: je vous conduirai dans laville&|160;; je vous ferai voir nos Girgentines&|160;! DesSiciliennes, signor, la beauté antique&|160;! Et je vous montreraide petites contadines, vous voulez&|160;?

–&|160;Le diable vous emporte&|160;! m’écriai-je indigné.

Et je m’enfuis dans la rue, le laissant les bras ouverts.

Quand je fus hors de sa vue, je m’affaissai sur une pierre et memis à songer, la tête dans mes mains.

–&|160;Était-ce donc, pensais-je, était-ce donc pour m’entendrefaire de telles offres que j’étais venu en Sicile&|160;?

Assurément ce Polizzi était un coquin, son fils en était unautre. Mais qu’avaient-ils tramé&|160;? Je ne pouvais le démêler.En attendant, étais-je assez humilié et contristé.

Un pas léger dans un bruit d’étoffes me fit lever la tête, et jevis venir à moi la princesse Trépof. Elle me retint sur mon banc,me prit la main et me dit avec douceur&|160;:

–&|160;Je vous cherchais, monsieur Sylvestre Bonnard. C’est unegrande joie pour moi de vous avoir rencontré. Je voudrais vouslaisser un souvenir agréable de notre rencontre. Vraiment, je levoudrais.

Et, tandis qu’elle parlait, je crus voir sous son voile unelarme et un sourire.

Le prince s’approcha à son tour et nous couvrit de son ombrecolossale.

–&|160;Montrez, Dimitri, montrez à monsieur Bonnard votre butinprécieux.

Et le géant docile me tendit une boîte d’allumettes, une vilainepetite boîte de carton, ornée d’une tête bleue et rouge quel’inscription disait être celle d’Empédocle.

–&|160;Je vois, madame, je vois. Mais l’abominable Polizzi, chezqui je vous conseille de ne pas envoyer M.&|160;Trépof, m’abrouillé pour la vie avec Empédocle, et ce portrait n’est pas desorte à me rendre cet ancien philosophe plus agréable.

–&|160;C’est laid, fit-elle, mais c’est rare. Ces boîtes sontintrouvables. Il faut les acheter sur place. À sept heures dumatin, Dimitri était à la fabrique. Vous voyez que nous n’avons pasperdu notre temps.

–&|160;Je le vois certes bien, madame, répondis-je d’un tonamer&|160;; mais j’ai perdu le mien et je n’ai pas trouvé ce quej’étais venu chercher si loin&|160;!

Elle parut s’intéresser à ma déconvenue.

–&|160;Vous avez un ennui&|160;? me demanda-t-elle vivement.Puis-je vous aider en quelque chose&|160;? Ne voulez-vous pas,monsieur, me conter votre peine&|160;?

Je la lui contai. Mon récit fut long&|160;; mais elle en futtouchée, car elle me fit ensuite une quantité de questionsminutieuses que je pris comme autant de témoignages d’intérêt. Ellevoulut savoir le titre exact du manuscrit, son format, son aspect,son âge&|160;; elle me demanda l’adresse de M.&|160;RafaelloPolizzi.

Et je la lui donnai, faisant de la sorte (ô destin&|160;!) ceque l’abominable Michel-Angelo Polizzi m’avait recommandé.

Il est parfois difficile de s’arrêter. Je recommençai mesplaintes et mes imprécations. Cette fois madame Trépof se mit àrire.

–&|160;Pourquoi riez-vous&|160;? lui dis-je.

–&|160;Parce que je suis une méchante femme, merépondit-elle.

Et elle prit son vol, me laissant seul et consterné sur mapierre.

&|160;

Paris, 8 décembre 1869.

Mes malles encore pleines encombraient la salle à manger.

J’étais assis devant une table chargée de ces bonnes choses quele pays de France produit pour les gourmets. Je mangeais d’un pâtéde Chartres, qui seul ferait aimer la patrie. Thérèse, deboutdevant moi, les mains jointes sur son tablier blanc, me regardaitavec bienveillance, inquiétude et pitié. Hamilcar se frottaitcontre mes jambes en bavant de joie.

Ce vers d’un vieux poète me revint à la mémoire&|160;:

Heureux qui, comme Ulysse, a faitun beau voyage.

–&|160;Eh bien, pensai-je, je me suis promené en vain, je rentreles mains vides&|160;; mais j’ai fait, comme Ulysse, un beauvoyage.

Et, ayant avalé ma dernière gorgée de café, je demandai àThérèse ma canne et mon chapeau, qu’elle me donna avecdéfiance&|160;; elle redoutait un nouveau départ. Je la rassurai enl’invitant à tenir le dîner prêt pour six heures.

Ce m’était déjà un sensible plaisir que d’aller le nez au ventpar ces rues de Paris dont j’aime avec piété tous les pavés ettoutes les pierres. Mais j’avais un but, et j’allai droit rueLaffitte. Je ne tardai pas à y apercevoir la boutique de RafaelloPolizzi. Elle se faisait remarquer par un grand nombre de tableauxanciens qui, bien que signés de noms diversement illustres,présentaient toutefois entre eux un certain air de famille qui eûtdonné l’idée de la touchante fraternité des génies, si elle n’avaitpas attesté plutôt les artifices du pinceau de M.&|160;Polizzipère. Enrichie de ces chefs-d’œuvre suspects, la boutique étaitégayée par de menus objets de curiosité, poignards, buires, hanaps,figulines, chaudrons de cuivre et plats hispano-arabes à refletsmétalliques.

Posé sur un fauteuil portugais en cuir armorié, un exemplairedes Heures de Simon Vostre était ouvert au feuillet quiporte une figure d’astrologie, et un vieux Vitruve étalait sur unbahut ses magistrales gravures de cariatides et de télamons. Cedésordre apparent qui cachait des dispositions savantes, ce fauxhasard avec lequel les objets étaient jetés sous leur jour le plusfavorable aurait accru ma défiance, mais celle que m’inspirait lenom seul de Polizzi ne pouvait croître, étant sans limites.

M.&|160;Rafaello, qui était là comme l’âme unique de toutes cesformes disparates et confuses, me parut un jeune homme flegmatique,une espèce d’Anglais. Il ne montrait à aucun degré les facultéstranscendantes que son père déployait dans la mimique et ladéclamation.

Je lui dis ce qui m’amenait&|160;; il ouvrit une armoire et entira un manuscrit, qu’il posa sur une table, où je pus l’examiner àloisir.

Je n’éprouvai de ma vie une émotion semblable, si j’exceptequelques mois de ma jeunesse dont le souvenir, dussé-je vivre centans, restera jusqu’à ma dernière heure aussi frais dans mon âme quele premier jour.

C’était bien le manuscrit décrit par le bibliothécaire de sirThomas Raleigh&|160;; c’était bien le manuscrit du clerc JeanToutmouillé que je voyais, que je touchais&|160;! L’œuvre deVoragine y était sensiblement écourtée, mais cela m’importait peu.Les inestimables additions du moine de Saint-Germain-des-Prés yfiguraient. C’était le grand point&|160;! Je voulus lire la légendede saint Droctovée&|160;; je ne pus&|160;; je lisais toutes leslignes à la fois, et ma tête faisait le bruit d’un moulin à eau, lanuit, dans la campagne. Je reconnus cependant que le manuscritprésentait les caractères de la plus indéniable authenticité. Lesdeux figures de la Purification de la Vierge et du couronnement deProserpine étaient lourdes de dessin et criardes de couleur. Fortendommagées en 1824, comme l’attestait le catalogue de sir Thomas,elles avaient repris depuis lors une fraîcheur nouvelle. Ce miraclene me surprit guère. Et que m’importaient d’ailleurs les deuxminiatures&|160;! Les légendes et le poème de Jean Toutmouillé,c’était là le trésor. J’en prenais du regard tout ce que mes yeuxpouvaient en contenir.

J’affectai un air indifférent pour demander à M.&|160;Rafaellole prix de ce manuscrit et je faisais des vœux, en attendant saréponse, pour que ce prix ne dépassât pas mon épargne, déjà fortdiminuée par un voyage coûteux. M.&|160;Polizzi me répondit qu’ilne pouvait disposer de cet objet qui ne lui appartenait plus, etqui devait être mis aux enchères, à l’Hôtel des ventes, avecd’autres manuscrits et quelques incunables.

Ce fut un rude coup pour moi. Je m’efforçai de me remettre et jepus répondre à peu près ceci&|160;:

–&|160;Vous me surprenez, monsieur. Votre père, que je visrécemment à Girgenti, m’affirma que vous étiez possesseur de cemanuscrit. Il ne vous appartiendra pas de me faire douter de laparole de monsieur votre père.

–&|160;Je l’étais en effet, me répondit Rafaello avec unesimplicité parfaite, mais je ne le suis plus. J’ai vendu cemanuscrit précieux à un amateur qu’il m’est défendu de nommer etqui, pour des raisons que je dois taire, se voit obligé de vendresa collection. Honoré de la confiance de mon client, je fus chargépar lui de dresser le catalogue et de diriger la vente, qui auralieu le 24 décembre prochain. Si vous voulez bien me donner votreadresse, j’aurai l’honneur de vous faire envoyer le catalogue quiest sous presse, et dans lequel vous trouverez la Légendedorée décrite sous le numéro 42.

Je donnai mon adresse et sortis.

La décente gravité du fils me déplaisait à l’égal de l’impudentemimique du père. Je détestai dans le fond de mon âme les ruses deces vils trafiquants. Il était clair pour moi que les deux coquinss’entendaient et qu’ils avaient imaginé cette vente aux enchères,par le ministère d’un huissier priseur, pour faire monter à un priximmodéré, sans qu’on pût le leur reprocher, le manuscrit dont jesouhaitais la possession. J’étais entre leurs mains. Les désirs,même les plus innocents, ont cela de mauvais qu’ils nous soumettentà autrui et nous rendent dépendants. Cette réflexion me futcruelle, mais elle ne m’ôta pas l’envie de posséder l’œuvre duclerc Toutmouillé. Tandis que je méditais ainsi, pensant traverserla chaussée, je m’arrêtai pour laisser passer une voiture quimontait la rue que je descendais, et je reconnus derrière la glacemadame Trépof que deux chevaux noirs et un cocher fourré comme unboyard menaient grand train. Elle ne me vit pas.

–&|160;Puisse-t-elle, me dis-je, trouver ce qu’elle cherche ouplutôt ce qui lui convient. C’est le souhait que je forme, enretour du rire cruel avec lequel elle a accueilli ma déconvenue àGirgenti. Elle a une âme de mésange.

Et triste, je gagnai les ponts.

Éternellement indifférente, la nature amena sans hâte ni retardla journée du 24 décembre. Je me rendis à l’hôtel Bullion, et jepris place dans la salle n°&|160;4, au pied même du bureau oùdevaient siéger le commissaire-priseur Boulouze et l’expertPolizzi.

Je vis la salle se garnir peu à peu de figures à moi connues. Jeserrai la main à quelques vieux libraires des quais&|160;; mais laprudence, que tout grand intérêt inspire aux plus confiants, me fittaire la raison de ma présence insolite dans une des salles del’hôtel Bullion. Par contre, je questionnai ces messieurs surl’intérêt qu’ils pouvaient prendre à la vente Polizzi, et j’eus lasatisfaction de les entendre parler de tout autre article que dumien.

La salle se remplit lentement d’intéressés et de curieux, etaprès une demi-heure de retard le commissaire-priseur armé de sonmarteau d’ivoire, le clerc chargé de bordereaux, l’expert avec soncatalogue et le crieur muni d’une sébile fixée au bout d’uneperche, prirent place sur l’estrade avec une solennité bourgeoise.Les garçons de salle se rangèrent au pied du bureau. L’officierministériel ayant annoncé que la vente était commencée, il se fitun demi-silence.

On vendit d’abord, à des prix médiocres, une suite assez banalede Preces piae avec miniatures. Il est inutile de dire queces miniatures étaient d’une entière fraîcheur.

L’humilité des enchères encouragea la troupe des petitsbrocanteurs, qui se mêlèrent à nous et devinrent familiers. Leschaudronniers vinrent à leur tour, en attendant que les portesd’une salle voisine fussent ouvertes, et les gaietés auvergnatescouvrirent la voix du crieur.

Un magnifique codex de la Guerre des Juifs ranimal’attention. Il fut longtemps disputé. «&|160;Cinq mille francs,cinq mille&|160;», annonçait le crieur au milieu du silence deschaudronniers saisis d’admiration. Sept ou huit antiphonaires nousfirent retomber dans les bas prix. Une grosse revendeuse en tailleet en cheveux, encouragée par la grandeur du livre et la modicitéde l’enchère, se fit adjuger un de ces antiphonaires à trentefrancs.

Enfin, l’expert Polizzi mit sur table le n°&|160;42&|160;: LaLégende dorée, manuscrit français, inédit, deux superbesminiatures, trois mille francs marchand.

–&|160;Trois mille&|160;! trois mille&|160;! glapit lecrieur.

–&|160;Trois mille, reprit sèchement le commissaire-priseur.

Mes tempes bourdonnaient, et j’aperçus à travers un nuage unemultitude de figures sérieuses qui se tournaient toutes vers lemanuscrit, qu’un garçon promenait ouvert dans la salle.

–&|160;Trois mille cinquante&|160;! dis-je.

Je fus effrayé du son de ma voix et confus de voir tous lesvisages se tourner vers moi.

–&|160;Trois mille cinquante à droite&|160;! dit le crieurrelevant mon enchère.

–&|160;Trois mille cent&|160;! reprit M.&|160;Polizzi.

Alors commença un duel héroïque entre l’expert et moi.

–&|160;Trois mille cinq cents&|160;!

–&|160;Six cents.

–&|160;Sept cents.

–&|160;Quatre mille&|160;!

–&|160;Quatre mille cinq cents&|160;!

Puis, par un bond formidable, M.&|160;Polizzi sauta tout à coupà six mille.

Six mille francs, c’était tout ce que j’avais à ma disposition.C’était pour moi le possible. Je risquai l’impossible.

–&|160;Six mille cent&|160;! m’écriai-je.

Hélas&|160;! l’impossible même ne suffisait pas.

–&|160;Six mille cinq cents, répliqua M.&|160;Polizzi aveccalme.

Je baissai la tête et restai la bouche pendante, n’osant dire nioui ni non au crieur qui me criait&|160;:

–&|160;Six mille cinq cents, par moi&|160;; ce n’est pas parvous à droite, c’est par moi&|160;! pas d’erreur&|160;! Six millecinq cents&|160;!

–&|160;C’est bien vu&|160;! reprit le commissaire-priseur. Sixmille cinq cents. C’est bien vu, bien entendu… Le mot&|160;?… Iln’y a pas d’acquéreur au-dessus de six mille cinq centsfrancs&|160;?

Un silence solennel régnait dans la salle. Tout à coup, jesentis mon crâne se fendre. C’était le marteau de l’officierministériel qui, frappant un coup sec sur l’estrade, adjugeaitirrévocablement le numéro 42 à M.&|160;Polizzi. Aussitôt la plumedu clerc, courant sur le papier timbré, enregistra ce grand fait enune ligne.

J’étais accablé, j’avais besoin d’air et de repos. Toutefois jene quittai pas ma place. Peu à peu la réflexion me revint. L’espoirest tenace. J’eus un espoir. Je pensai que le nouvel acquéreur dela Légende dorée pouvait être un bibliophile intelligentet libéral qui me donnerait communication du manuscrit et mepermettrait même d’en publier les parties essentielles. C’estpourquoi, quand la vente fut finie, je m’approchai de l’expert quidescendait de l’estrade.

–&|160;Monsieur l’expert, lui dis-je, avez-vous acheté le numéro42 pour votre compte ou par commission&|160;?

–&|160;Par commission. J’avais ordre de ne le lâcher à aucunprix.

–&|160;Pouvez-vous me dire le nom de l’acquéreur&|160;?

–&|160;Je suis désolé de ne pouvoir vous satisfaire. Mais celam’est tout à fait interdit.

Je le quittai désespéré.

&|160;

30 décembre 1869.

–&|160;Thérèse, vous n’entendez donc pas qu’on sonne depuis unquart d’heure à notre porte&|160;?

Thérèse ne me répond pas. Elle jase dans la loge du concierge.Cela est sûr. Est-ce ainsi que vous souhaitez la fête de votrevieux maître&|160;? Vous m’abandonnez pendant la veillée de laSaint-Sylvestre&|160;! Hélas&|160;! s’il me vient en ce jour dessouhaits affectueux, ils sortiront de terre, car tout ce quim’aimait est depuis longtemps enseveli. Je ne sais trop ce que jefais en ce monde. On sonne encore. Je quitte mon feu lentement, ledos rond, et je vais ouvrir ma porte. Que vois-je sur lepalier&|160;? Ce n’est pas l’Amour mouillé, et je ne suis pas levieil Anacréon, mais un joli petit garçon de huit ou neuf ans. Ilest tout seul&|160;; il lève la tête pour me voir. Ses jouesrougissent, mais son petit nez éventé vous a un air fripon. Il ades plumes à son chapeau et une grande fraise de dentelles sur sablouse. Le joli petit bonhomme&|160;! Il tient à deux bras unpaquet aussi gros que lui et me demande si je suisM.&|160;Sylvestre Bonnard. Je lui réponds que oui&|160;; il meremet le paquet, dit que c’est de la part de sa maman et s’enfuitdans l’escalier.

Je descends quelques marches, je me penche sur la rampe et jevois le petit chapeau tournoyer dans la spirale de l’escalier commeune plume au vent. Bonsoir, mon petit garçon&|160;! J’aurais étébien aise de lui parler. Mais que lui aurais-je demandé&|160;? Iln’est pas délicat de questionner les enfants. D’ailleurs, le paquetm’instruira mieux que le messager.

C’est un très gros paquet, mais pas très lourd. Je défais dansma bibliothèque les faveurs et le papier qui l’entourent et jetrouve… quoi&|160;? une bûche, une maîtresse bûche, une vraie bûchede Noël, mais si légère que je la crois creuse. Je découvre, eneffet, qu’elle est composée de deux morceaux qui sont joints pardes crochets et s’ouvrent sur charnières. Je tourne les crochets etme voilà inondé de violettes. Il en coule sur ma table, sur mesgenoux, sur mon tapis. Il s’en glisse dans mon gilet, dans mesmanches. J’en suis tout parfumé.

–&|160;Thérèse&|160;! Thérèse&|160;! apportez des vases pleinsd’eau&|160;! Voici des violettes qui nous viennent de je ne saisquel pays, ni de quelle main, mais ce doit être d’un pays parfuméet d’une main gracieuse. Vieille corneille,m’entendez-vous&|160;?

J’ai mis les violettes sur ma table, qu’elles recouvrent toutentière de leur buisson parfumé. Il y a encore quelque chose dansla bûche, un livre, un manuscrit. C’est… je ne puis le croire et nepuis en douter… C’est la Légende dorée, c’est le manuscritdu clerc Jean Toutmouillé. Voici la Purification de laVierge et le Couronnement de Proserpine, voici lalégende de saint Droctovée. Je contemple cette relique parfumée deviolettes. Je tourne les feuillets entre lesquels de petites fleurspâles se sont glissées, et je trouve, contre la légende de sainteCécile, une carte portant ce nom&|160;: PRINCESSE TRÉPOF.

Princesse Trépof&|160;! vous qui riiez et pleuriez tour à toursi joliment sous le beau ciel d’Agrigente, vous qu’un vieillardmorose croyait être une petite folle, je suis certain aujourd’huide votre belle et rare folie, et le bonhomme que vous comblez dejoie ira vous baiser les mains en vous rendant ce précieuxmanuscrit dont la science et lui vous devront une exacte etsomptueuse publication.

Thérèse entra en ce moment dans mon cabinet&|160;: elle étaittrès agitée.

–&|160;Monsieur, me cria-t-elle, devinez qui je viens de voir àl’instant dans une voiture armoriée qui stationnait devant la portede la maison.

–&|160;Madame Trépof, parbleu&|160;! m’écriai-je.

–&|160;Je ne connais pas de madame Trépof, me répondit magouvernante. La femme que je viens de voir est mise comme uneduchesse, avec un petit garçon qui a des dentelles sur toutes lescoutures. Et c’est cette petite madame Coccoz à qui vous avezenvoyé une bûche quand elle accouchait, il y a de cela huit ans. Jel’ai bien reconnue.

–&|160;C’est, demandai-je vivement, c’est, dites-vous, madameCoccoz&|160;? la veuve du marchand d’almanachs&|160;?

–&|160;C’est elle, monsieur, la portière était ouverte pendantque son petit garçon, qui sortait de cette maison-ci, remontait envoiture. Elle n’a guère changé. Pourquoi ces femmes-làvieilliraient-elles&|160;? elles ne se donnent point de souci. LaCoccoz est seulement un peu plus grasse que par le passé. Une femmequ’on a reçue ici par charité, venir étaler ses velours et sesdiamants dans une voiture armoriée&|160;! N’est-ce pas unehonte&|160;?

–&|160;Thérèse, m’écriai-je d’une voix terrible, si vous meparlez de cette dame autrement qu’avec une profonde vénération,nous sommes brouillés ensemble. Apportez ici mes vases de Sèvrespour y mettre ces violettes qui donnent à la cité des livres unegrâce qu’elle n’avait jamais eue.

Pendant que Thérèse cherchait en soupirant les vases de Sèvres,je contemplais ces belles violettes éparses, dont l’odeur répandaitautour de moi comme le parfum d’une âme charmante, et je medemandais comment je n’avais pas reconnu madame Coccoz en laprincesse Trépof. Mais ç’avait été pour moi une vision bien rapideque celle de la jeune veuve me montrant son petit enfant nu dansl’escalier. J’avais plus de raison de m’accuser d’avoir passéauprès d’une âme gracieuse et belle, sans l’avoir devinée.

–&|160;Bonnard, me disais-je, tu sais déchiffrer les vieuxtextes, mais tu ne sais pas lire dans le livre de la vie. Cettepetite étourdie de madame Trépof, à qui tu n’accordais qu’une âmed’oiseau, a dépensé, par reconnaissance, plus de zèle et d’espritque tu n’en as jamais mis à obliger personne. Elle t’a payéroyalement la bûche des relevailles… Thérèse, vous étiez une pie,vous devenez une tortue&|160;! Venez donner de l’eau à cesviolettes de Parme&|160;!

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