Le Lys dans la vallée

Le Lys dans la vallée

d’ Honoré de Balzac

A MONSIEUR J.B. NACQUART, MEMBRE DE L’ACADEMIE ROYALE DE MEDECINE.

’’ Cher docteur, voici l’une des pierres les plus travaillées dans la seconde assise d’un édifice littéraire lentement et laborieusement construit ; j’y veux inscrire votre nom, autant pour remercier le savant qui me sauva jadis, que pour célébrer l’ami de tous les jours’’. DE BALZAC.

A MADAME LA COMTESSE NATALIE DEMANERVILLE.

 » Je cède à ton désir. Le privilége de la femme que nous aimons plus qu’elle ne nous aime est de nous faire oublier à tout propos les règles du bon sens. Pour ne pas voir un pli se former sur vos fronts, pour dissiper la boudeuse expression de vos lèvres que le moindre refus attriste, nous franchissons miraculeusement les distances, nous donnons notre sang, nous dépensons l’avenir.Aujourd’hui tu veux mon passé, le voici. Seulement, sache-le bien,Natalie: en t’obéissant, j’ai dû fouler aux pieds des répugnances inviolées. Mais pourquoi suspecter les soudaines et longues rêveries qui me saisissent parfois en plein bonheur ?pourquoi ta jolie colère de femme aimée, à propos d’un silence ? Ne pouvais-tu jouer avec les contrastes de mon caractère sans en demander les causes ? As-tu dans le cœur des secrets qui, pour se faire absoudre, aient besoin des miens ?Enfin, tu l’as deviné, Natalie, et peut-être vaut-il mieux que tu saches tout: oui, ma vie est dominée par un fantôme, il se dessine vaguement au moindre mot qui le provoque, il s’agite souvent de lui-même au-dessus de moi. J’ai d’imposants souvenirs ensevelis au fond de mon âme comme ces productions marines qui s’aperçoivent par les temps calmes, et que les flots de la tempête jettent par fragments sur la grève. Quoique le travail que nécessitent les idées pour être exprimées ait contenu ces anciennes émotions qui me font tant de mal quand elles se réveillent tropsoudainement, s’il y avait dans cette confession des éclats qui teblessassent, souviens-toi que tu m’as menacé si je ne t’obéissaispas, ne me punis donc point de t’avoir obéi&|160;? Je voudrais quema confidence redoublât ta tendresse. A ce soir.

 » FELIX. « 

A quel talent nourri de larmes devrons-nous un jour la plusémouvante élégie, la peinture des tourments subits en silence parles âmes dont les racines tendres encore ne rencontrent que de durscailloux dans le sol domestique dont les premières frondaisons sontdéchirées par des mains haineuses, dont les fleurs sont atteintespar la gelée au moment où elles s’ouvrent&|160;? Quel poète nousdira les douleurs de l’enfant dont les lèvres sucent un sein amer,et dont les sourires sont réprimés par le feu dévorant d’un œilsévère&|160;? La fiction qui représenterait ces pauvres cœursopprimés par les êtres placés autour d’eux pour favoriser lesdéveloppements de leur sensibilité, serait la véritable histoire dema jeunesse. Quelle vanité pouvais-je blesser, moinouveau-né&|160;? quelle disgrâce physique ou morale me valait lafroideur de ma mère&|160;? étais-je donc l’enfant du devoir, celuidont la naissance est fortuite, ou celui dont la vie est unreproche&|160;? Mis en nourrice à la campagne, oublié par mafamille pendant trois ans, quand je revins à la maison paternelle,j’y comptai pour si peu de chose que j’y subissais la compassiondes gens. Je ne connais ni le sentiment, ni l’heureux hasard àl’aide desquels j’ai pu me relever de cette premièredéchéance&|160;: chez moi l’enfant ignore et l’homme ne sait rien.Loin d’adoucir mon sort mon frère et mes deux sœurs s’amusèrent àme faire souffrir. Le pacte en vertu duquel les enfants cachentleurs peccadilles et qui leur apprend déjà l’honneur, fut nul à monégard&|160;; bien plus je me vis souvent puni pour les fautes demon frère sans pouvoir réclamer contre cette injustice&|160;; lacourtisanerie, en germe chez les enfants, leur conseillait-elle decontribuer aux persécutions qui m’affligeaient pour se ménager lesbonnes grâces d’une mère également redoutée par eux&|160;? était-ceun effet de leur penchant à l’imitation&|160;? était-ce besoind’essayer leurs forces ou manque de pitié&|160;? Peut-être cescauses réunies me privèrent-elles des douceurs de la fraternité.Déjà déshérité de toute affection, je ne pouvais rien aimer et lanature m’avait fait aimant&|160;! Un ange recueille-t-il lessoupirs de cette sensibilité sans cesse rebutée&|160;? Si dansquelques âmes les sentiments méconnus tournent en haine, dans lamienne ils se concentrèrent et s’y creusèrent un lit d’où plus tardils jaillirent sur ma vie. Suivant les caractères, l’habitude detrembler relâche les fibres, engendre la crainte et la crainteoblige à toujours céder. De là vient une faiblesse qui abâtarditl’homme et lui communique je ne sais quoi d’esclave. Mais cescontinuelles tourmentes m’habituèrent à déployer une force quis’accrut par son exercice et prédisposa mon âme aux résistancesmorales. Attendant toujours une douleur nouvelle, comme les martyrsattendaient un nouveau coup, tout mon être dut exprimer unerésignation morne sous laquelle les grâces et les mouvements del’enfance furent étouffés, attitude qui passa pour un symptômed’idiotie et justifia les sinistres pronostics de ma mère. Lacertitude de ces injustices excita prématurément dans mon âme lafierté, ce fruit de la raison qui sans doute arrêta les mauvaispenchants qu’une semblable éducation encourageait. Quoique délaissépar ma mère, j’étais parfois l’objet de ses scrupules, parfois elleparlait de mon instruction et manifestait le désir de s’enoccuper&|160;; il me passait alors des frissons horribles ensongeant aux déchirements que me causerait un contact journalieravec elle. Je bénissais mon abandon, et me trouvais heureux depouvoir rester dans le jardin à jouer avec des cailloux, à observerdes insectes, à regarder le bleu du firmament. Quoique l’isolementdût me porter à la rêverie, mon goût pour les contemplations vintd’une aventure qui vous peindra mes premiers malheurs. Il était sipeu question de moi que souvent la gouvernante oubliait de me fairecoucher. Un soir, tranquillement blotti sous un figuier, jeregardais une étoile avec cette passion qui saisit les enfants, età laquelle ma précoce mélancolie ajoutait une sorte d’intelligencesentimentale. Mes sœurs s’amusaient et criaient, j’entendais leurlointain tapage comme un accompagnement à mes idées. Le bruitcessa, la nuit vint. Par hasard, ma mère s’aperçut de mon absence.Pour éviter un reproche, notre gouvernante, une terriblemademoiselle Caroline légitima les fausses appréhensions de ma mèreen prétendant que j’avais la maison en horreur&|160;; que si ellen’eût pas attentivement veillé sur moi, je me serais enfuidéjà&|160;; je n’étais pas imbécile, mais sournois&|160;; parmitous les enfants commis à ses soins, elle n’en avait jamaisrencontré dont les dispositions fussent aussi mauvaises que lesmiennes. Elle feignit de me chercher et m’appela, jerépondis&|160;; elle vint au figuier où elle savait que j’étais. —Que faisiez-vous donc là&|160;? me dit-elle. — Je regardais uneétoile. — Vous ne regardiez pas une étoile, dit ma mère qui nousécoutait du haut de son balcon, connaît-on l’astronomie à votreâge&|160;? — Ah&|160;! madame, s’écria mademoiselle Caroline, il alâché le robinet du réservoir, le jardin est inondé. Ce fut unerumeur générale. Mes sœurs s’étaient amusées à tourner ce robinetpour voir couler l’eau&|160;; mais, surprises par l’écartementd’une gerbe qui les avait arrosées de toutes parts, elles avaientperdu la tête et s’étaient enfuies sans avoir pu fermer le robinet.Atteint et convaincu d’avoir imaginé cette espièglerie, accusé demensonge quand j’affirmais mon innocence, je fus sévèrement puni.Mais châtiment horrible&|160;! je fus persiflé sur mon amour pourles étoiles, et ma mère me défendit de rester au jardin le soir.Les défenses tyranniques aiguisent encore plus une passion chez lesenfants que chez les hommes&|160;; les enfants ont sur euxl’avantage de ne penser qu’à la chose défendue, qui leur offrealors des attraits irrésistibles. J’eus donc souvent le fouet pourmon étoile. Ne pouvant me confier à personne, je lui disais meschagrins dans ce délicieux ramage intérieur par lequel un enfantbégaie ses premières idées, comme naguère il a bégayé ses premièresparoles. A l’âge de douze ans, au collège, je la contemplais encoreen éprouvant d’indicibles délices, tant les impressions reçues aumatin de la vie laissent de profondes traces au cœur.

De cinq ans plus âgé que moi, Charles fut aussi bel enfant qu’ilest bel homme, il était le privilégié de mon père, l’amour de mamère, l’espoir de ma famille, partant le roi de la maison. Bienfait et robuste, il avait un précepteur. Moi, chétif et malingre, àcinq ans je fus envoyé comme externe dans une pension de la ville,conduit le matin et ramené le soir par le valet de chambre de monpère. Je partais en emportant un panier peu fourni, tandis que mescamarades apportaient d’abondantes provisions. Ce contraste entremon dénûment et leur richesse engendra mille souffrances. Lescélèbres rillettes et rillons de Tours formaient l’élémentprincipal du repas que nous faisions au milieu de la journée, entrele déjeuner du matin et le dîner de la maison dont l’heurecoïncidait avec notre rentrée. Cette préparation, si prisée parquelques gourmands, paraît rarement à Tours sur les tablesaristocratiques&|160;; si j’en entendis parler avant d’être mis enpension, je n’avais jamais eu le bonheur de voir étendre pour moicette brune confiture sur une tartine de pain&|160;; mais ellen’aurait pas été de mode à la pension, mon envie n’en eût pas étémoins vive, car elle était devenue comme une idée fixe, semblableau désir qu’inspiraient à l’une des plus élégantes duchesses deParis les ragoûts cuisinés par les portières, et qu’en sa qualitéde femme, elle satisfit. Les enfants devinent la convoitise dansles regards aussi bien que vous y lisez l’amour&|160;: je devinsalors un excellent sujet de moquerie. Mes camarades, qui presquetous appartenaient à la petite bourgeoisie, venaient me présenterleurs excellentes rillettes en me demandant si je savais commentelles se faisaient, où elles se vendaient, pourquoi je n’en avaispas. Ils se pourléchaient en vantant les rillons, ces résidus deporc sautés dans sa graisse et qui ressemblent à des truffescuites&|160;; ils douanaient mon panier, n’y trouvaient que desfromages d’Olivet, ou des fruits secs, et m’assassinaientd’un&|160;: — ’’ Tu n’as donc pas de quoi&|160;?’’

qui m’apprit à mesurer la différence mise entre mon frère etmoi. Ce contraste entre mon abandon et le bonheur des autres asouillé les roses de mon enfance, et flétri ma verdoyante jeunesse.La première fois que, dupe d’un sentiment généreux, j’avançai lamain pour accepter la friandise tant souhaitée qui me fut offerted’un air hypocrite, mon mystificateur retira sa tartine aux riresdes camarades prévenus de ce dénoûment. Si les esprits les plusdistingués sont accessibles à la vanité, comment ne pas absoudrel’enfant qui pleure de se voir méprisé, goguenardé&|160;? A ce jeu,combien d’enfants seraient devenus gourmands, quêteurs,lâches&|160;! Pour éviter les persécutions, je me battis. Lecourage du désespoir me rendit redoutable, mais je fus un objet dehaine, et restai sans ressources contre les traîtrises. Un soir ensortant, je reçus dans le dos un coup de mouchoir roulé, plein decailloux. Quand le valet de chambre, qui me vengea rudement, appritcet événement à ma mère, elle s’écria&|160;: — Ce maudit enfant nenous donnera que des chagrins&|160;! J’entrai dans une horribledéfiance de moi-même, en trouvant là les répulsions que j’inspiraisen famille. Là, comme à la maison, je me repliai sur moi-même. Uneseconde tombée de neige retarda la floraison des germes semés enmon âme. Ceux que je voyais aimés étaient de francs polissons, mafierté s’appuya sur cette observation, je demeurai seul. Ainsi secontinua l’impossibilité d’épancher les sentiments dont mon pauvrecœur était gros. En me voyant toujours assombri, haï, solitaire, lemaître confirma les soupçons erronés que ma famille avait de mamauvaise nature. Dès que je sus écrire et lire, ma mère me fitexporter à Pont-le-Voy, collége dirigé par des Oratoriens quirecevaient les enfants de mon âge dans une classe nommée la classedes ’’ Pas latins’’ , où restaient aussi les écoliers de quil’intelligence tardive se refusait au rudiment. Je demeurai là huitans, sans voir personne, et menant une vie de paria. Voici commentet pourquoi. Je n’avais que trois francs par mois pour mes menusplaisirs, somme qui suffisait à peine aux plumes, canifs, règles,encre et papier dont il fallait nous pourvoir. Ainsi, ne pouvantacheter ni les échasses, ni les cordes, ni aucune des chosesnécessaires aux amusements du collège, j’étais banni desjeux&|160;; pour y être admis, j’aurais dû flagorner les riches ouflatter les forts de ma division. La moindre de ces lâchetés, quese permettent si facilement les enfants, me faisait bondir le cœur.Je séjournais sous un arbre, perdu dans de plaintives rêveries, jelisais là les livres que nous distribuait mensuellement lebibliothécaire. Combien de douleurs étaient cachées au fond decette solitude monstrueuse, quelles angoisses engendrait monabandon&|160;? Imaginez ce que mon âme tendre dut ressentir à lapremière distribution de prix où j’obtins les deux plus estimés, leprix de thème et celui de version&|160;? En venant les recevoir surle théâtre au milieu des acclamations et des fanfares, je n’eus nimon père ni ma mère pour me fêter, alors que le parterre étaitrempli par les parents de tous mes camarades. Au lieu de baiser ledistributeur, suivant l’usage, je me précipitai dans son sein etj’y fondis en larmes. Le soir, je brûlai mes couronnes dans lepoêle. Les parents demeuraient en ville pendant la semaine employéepar les exercices qui précédaient la distribution des prix, ainsimes camarades décampaient tous joyeusement le matin&|160;; tandisque moi, de qui les parents étaient à quelques lieues de là, jerestais dans les cours avec les Outre-mer, nom donné aux écoliersdont les familles se trouvaient aux îles ou à l’étranger. Le soir,durant la prière, les barbares nous vantaient les bons dîners faitsavec leurs parents. Vous verrez toujours mon malheur s’agrandissanten raison de la circonférence des sphères sociales où j’entrerai.Combien d’efforts n’ai-je pas tentés pour infirmer l’arrêt qui mecondamnait à ne vivre qu’en moi&|160;! Combien d’espéranceslong-temps conçues avec mille élancements d’âme et détruites en unjour&|160;! Pour décider mes parents à venir au collège, je leurécrivais des épîtres pleines de sentiments, peut-êtreemphatiquement exprimés mais ces lettres auraient-elles dûm’attirer les reproches de ma mère qui me réprimandait avec ironiesur mon style&|160;? Sans me décourager, je promenais de remplirles conditions que ma mère et mon père mettaient à leur arrivée,j’implorais l’assistance de mes sœurs à qui j’écrivais aux jours deleur fête et de leur naissance, avec l’exactitude des pauvresenfants délaissés, mais avec une vaine persistance. Aux approchesde la distribution des prix, je redoublais mes prières, je parlaisde triomphes pressentis. Trompé par le silence de mes parents, jeles attendais en m’exaltant le cœur, je les annonçais à mescamarades&|160;; et quand, à l’arrivée des familles, le pas duvieux portier qui appelait les écoliers retentissait dans lescours, j’éprouvais alors des palpitations maladives. Jamais cevieillard ne prononça mon nom. Le jour où je m’accusai d’avoirmaudit l’existence, mon confesseur me montra le ciel où fleurissaitla palme promise par le ’’ Beati qui lugent&|160;!’’ du Sauveur.Lors de ma première communion, je me jetai donc dans lesmystérieuses profondeurs de la prière, séduit par les idéesreligieuses dont les féeries morales enchantent les jeunes esprits.Animé d’une ardente foi, je priais Dieu de renouveler en ma faveurles miracles fascinateurs que je lisais dans le Martyrologe. A cinqans je m’envolais dans une étoile, à douze ans j’allais frapper auxportes du Sanctuaire. Mon extase fit éclore en moi des songesinénarrables qui meublèrent mon imagination, enrichirent matendresse et fortifièrent mes facultés pensantes. J’ai souventattribué ces sublimes visions à des anges chargés de façonner monâme à de divines destinées, elles ont doué mes yeux de la facultéde voir l’esprit intime des choses&|160;; elles ont préparé moncœur aux magies qui font le poète malheureux, quand il a le fatalpouvoir de comparer ce qu’il sent à ce qui est, les grandes chosesvoulues au peu qu’il obtient&|160;; elles ont écrit dans ma tête unlivre où j’ai pu lire ce que je devais exprimer, elles ont mis surmes lèvres le charbon de l’improvisateur.

Mon père conçu quelques doutes sur la portée de l’enseignementoratorien, et vint m’enlever de Pont-le-Voy pour me mettre à Parisdans une Institution située au Marais. J’avais quinze ans. Examenfait de ma capacité, le rhétoricien de Pont-le-Voy fut jugé digned’être en troisième. Les douleurs que j’avais éprouvées en famille,à l’école, au collége, je les retrouvai sous une nouvelle formependant mon séjour à la pension Lepître. Mon père ne m’avait pointdonné d’argent. Quand mes parents savaient que je pouvais êtrenourri, vêtu, gorgé de latin, bourré de grec, tout était résolu.Durant le cours de ma vie collégiale, j’ai connu mille camaradesenviron, et n’ai rencontré chez aucun l’exemple d’une pareilleindifférence. Attaché fanatiquement aux Bourbons, monsieur Lepîtreavait eu des relations avec mon père à l’époque où des royalistesdévoués essayèrent d’enlever au Temple la reineMarie-Antoinette&|160;; ils avaient renouvelé connaissance&|160;;monsieur Lepître se crut donc obligé de réparer l’oubli de monpère, mais la somme qu’il me donna mensuellement fut médiocre, caril ignorait les intentions de ma famille. La pension étaitinstallée à l’ancien hôtel Joyeuse, où, comme dans toutes lesanciennes demeures seigneuriales, il se trouvait une loge desuisse. Pendant la récréation qui précédait l’heure où le ’’gâcheux’’ nous conduisait au lycée Charlemagne, les camaradesopulents allaient déjeuner chez notre portier, nommé Doisy.Monsieur Lepître ignorait ou souffrait le commerce de Doisy,véritable contrebandier que les élèves avaient intérêt àchoyer&|160;: il était le secret chaperon de nos écarts, leconfident des rentrées tardives, notre intermédiaire entre lesloueurs de livres défendus. Déjeuner avec une tasse de café au laitétait un goût aristocratique, expliqué par le prix excessif auquelmontèrent les denrées coloniales sous Napoléon. Si l’usage du sucreet du café constituait un luxe chez les parents, il annonçait parminous une supériorité vaniteuse qui aurait engendré notre passion,si la pente à l’imitation, si la gourmandise, si la contagion de lamode n’eussent pas suffi. Doisy nous faisait crédit, il noussupposait à tous des sœurs ou des tantes qui approuvent le pointd’honneur des écoliers et payent leurs dettes. Je résistailong-temps aux blandices de la buvette. Si mes juges eussent connula force des séductions, les héroïques aspirations de mon âme versle stoïcisme, les rages contenues pendant ma longue résistance, ilseussent essuyé mes pleurs au lieu de les faire couler. Mais,enfant, pouvais-je avoir cette grandeur d’âme qui fait mépriser lemépris d’autrui&|160;? Puis je sentis peut-être les atteintes deplusieurs vices sociaux dont la puissance fut augmentée par maconvoitise. Vers la fin de la deuxième année, mon père et ma mèrevinrent à Paris. Le jour de leur arrivée me fut annoncé par monfrère&|160;: il habitait Paris et ne m’avait pas fait une seulevisite. Mes sœurs étaient du voyage, et nous devions voir Parisensemble. Le premier jour nous irions dîner au Palais-Royal afind’être tout portés au Théâtre-Français. Malgré l’ivresse que mecausa ce programme de fêtes inespérées, ma joie fut détendue par levent d’orage qui impressionne si rapidement les habitués dumalheur. J’avais à déclarer cent francs de dettes contractées chezle sieur Doisy, qui me menaçait de demander lui-même son argent àmes parents. J’inventai de prendre mon frère pour drogman de Doisy,pour interprète de mon repentir, pour médiateur de mon pardon. Monpère pencha vers l’indulgence. Mais ma mère fut impitoyable, sonœil bleu foncé me pétrifia, elle fulmina de terribles prophéties. « Que serais-je plus tard, si dès l’âge de dix-sept ans je faisais desemblables équipées&|160;! Etais-je bien son fils&|160;? Allais-jeruiner ma famille&|160;? Etais-je donc seul au logis&|160;? Lacarrière embrassée par mon frère Charles n’exigeait-elle pas unedotation indépendante, déjà méritée par une conduite qui glorifiaitsa famille, tandis que j’en serais la honte&|160;? Mes deux sœursse marieraient-elles sans dot&|160;? Ignorais-je donc le prix del’argent et ce que je coûtais&|160;? A quoi servaient le sucre etle café dans une éducation&|160;? Se conduire ainsi, n’était-ce pasapprendre tous les vices&|160;?  » Marat était un ange encomparaison de moi. Après avoir subi le choc de ce torrent quicharria mille terreurs en mon âme, mon frère me reconduisit à mapension, je perdis le dîner aux Frères Provençaux et fus privé devoir Talma dans ’’ Britannicus.’’

Telle fut mon entrevue avec ma mère après une séparation dedouze ans.

Quand j’eus fini mes humanités, mon père me laissa sous latutelle de monsieur Lepître&|160;: je devais apprendre lesmathématiques transcendantes, faire une première année de Droit etcommencer de hautes études. Pensionnaire en chambre et libéré desclasses, je crus à une trêve entre la misère et moi. Mais malgrémes dix-neuf ans, ou peut-être à cause de mes dix-neuf ans, monpère continua le système qui m’avait envoyé jadis à l’école sansprovisions de bouche, au collége sans menus plaisirs, et donnéDoisy pour créancier. J’eus peu d’argent à ma disposition. Quetenter à Paris sans argent&|160;? D’ailleurs, ma liberté futsavamment enchaînée. Monsieur Lepître me faisait accompagner àl’Ecole de Droit par un gâcheux qui me remettait aux mains duprofesseur, et venait me reprendre. Une jeune fille aurait étégardée avec moins de précautions que les craintes de ma mère n’eninspirèrent pour conserver ma personne. Paris effrayait à bon droitmes parents. Les écoliers sont secrètement occupés de ce quipréoccupe aussi les demoiselles dans leurs pensionnats&|160;; quoiqu’on fasse, celles-ci parleront toujours de l’amant, et ceux-là dela femme. Mais à Paris, et dans ce temps, les conversations entrecamarades étaient dominées par le monde oriental et sultanesque duPalais-Royal&|160;; Le Palais-Royal était un Eldorado d’amour où lesoir les lingots couraient tout monnayés. Là cessaient les doutesles plus vierges, là pouvaient s’apaiser nos curiositésallumées&|160;! Le Palais-Royal et moi nous fûmes deux asymptotes,dirigées l’une vers l’autre sans pouvoir se rencontrer. Voicicomment le sort déjoua mes tentatives. Mon père m’avait présentéchez une de mes tantes qui demeurait dans l’île Saint-Louis, où jedus aller dîner les jeudis et les dimanches, conduit par madame oupar monsieur Lepître, qui, ces jours-là, sortaient et mereprenaient le soir en revenant chez eux. Singulièresrécréations&|160;! La marquise de Listomère était une grande damecérémonieuse qui n’eut jamais la pensée de m’offrir un écu. Vieillecomme une cathédrale, peinte comme une miniature, somptueuse danssa mise, elle vivait dans son hôtel comme si Louis XV ne fût pasmort, et ne voyait que des vieilles femmes et des gentilshommes,société de corps fossiles où je croyais être dans un cimetière.Personne ne m’adressait la parole, et je ne me sentais pas la forcede parler le premier. Les regards hostiles ou froids me rendaienthonteux de ma jeunesse qui semblait importune à tous. Je basai lesuccès de mon escapade sur cette indifférence, en me proposant dem’esquiver un jour, aussitôt le dîner fini, pour voler aux Galeriesde bois. Une fois engagée dans un whist, ma tante ne faisait plusattention à moi. Jean, son valet de chambre, se souciait peu demonsieur Lepître&|160;; mais ce malheureux dîner se prolongeaitmalheureusement en raison de la vétusté des mâchoires ou del’imperfection des râteliers. Enfin un soir, entre huit et neufheures, j’avais gagné l’escalier, palpitant comme Bianca Capello lejour de sa fuite&|160;; mais quand le suisse m’eut tiré le cordon,je vis le fiacre de monsieur Lepître dans la rue, et le bonhommequi me demandait de sa voix poussive. Trois fois le hasards’interposa fatalement entre l’enfer du Palais-Royal et le paradisde ma jeunesse. Le jour où, me trouvant honteux à vingt ans de monignorance, je résolus d’affronter tous les périls pour enfinir&|160;; au moment où faussant compagnie à monsieur Lepîtrependant qu’il montait en voiture, opération difficile, il étaitgros comme Louis XVIII et pied-bot&|160;; eh&|160;! bien, ma mèrearrivait en chaise de poste&|160;! Je fus arrêté par son regard etdemeurai comme l’oiseau devant le serpent. Par quel hasard larencontrai-je&|160;? Rien de plus naturel. Napoléon tentait sesderniers coups. Mon père, qui pressentait le retour des Bourbons,venait éclairer mon frère employé déjà dans la diplomatieimpériale. Il avait quitté Tours avec ma mère. Ma mère s’étaitchargée de m’y reconduire pour me soustraire aux dangers dont lacapitale semblait menacée à ceux qui suivaient intelligemment lamarche des ennemis. En quelques minutes je fus enlevé de Paris, aumoment où son séjour allait m’être fatal. Les tourments d’uneimagination sans cesse agitée de désirs réprimés, les ennuis d’unevie attristée par de constantes privations, m’avaient contraint àme jeter dans l’étude, comme les hommes lassés de leur sort seconfinaient autrefois dans un cloître. Chez moi, l’étude étaitdevenue une passion qui pouvait m’être fatale en m’emprisonnant àl’époque où les jeunes gens doivent se livrer aux activitésenchanteresses de leur nature printanière.

Ce léger croquis d’une jeunesse, où vous devinez d’innombrablesélégies, était nécessaire pour expliquer l’influence qu’elle exerçasur mon avenir. Affecté par tant d’éléments morbides, à vingt anspassés, j’étais encore petit, maigre et pâle. Mon âme pleine devouloirs se débattait avec un corps débile en apparence&|160;; maisqui, selon le mot d’un vieux médecin de Tours, subissait ladernière fusion d’un tempérament de fer. Enfant par le corps etvieux par la pensée, j’avais tant lu, tant médité, que jeconnaissais métaphysiquement la vie dans ses hauteurs au moment oùj’allais apercevoir les difficultés tortueuses de ses défilés etles chemins sablonneux de ses plaines. Des hasards inouïs m’avaientlaissé dans cette délicieuse période où surgissent les premierstroubles de l’âme, où elle s’éveille aux voluptés, où pour elletout est sapide et frais. J’étais entre ma puberté prolongée parmes travaux et ma virilité qui poussait tardivement ses rameauxverts. Nul jeune homme ne fut, mieux que je ne l’étais, préparé àsentir, à aimer. Pour bien comprendre mon récit, reportez-vous doncà ce bel âge où la bouche est vierge de mensonges, où le regard estfranc, quoique voilé par des paupières qu’alourdissent lestimidités en contradiction avec le désir, où l’esprit ne se pliepoint au jésuitisme du monde, où la couardise du cœur égale enviolence les générosités du premier mouvement. Je ne vous parleraipoint du voyage que je fis de Paris à Tours avec ma mère. Lafroideur de ses façons réprima l’essor de mes tendresses. Enpartant de chaque nouveau relais, je me promettais de parler&|160;;mais un regard, un mot effarouchaient les phrases prudemmentméditées pour mon exorde. A Orléans, au moment de se coucher, mamère me reprocha mon silence. Je me jetai à ses pieds, j’embrassaises genoux en pleurant à chaudes larmes, je lui ouvris mon cœur,gros d’affection&|160;; j’essayai de la toucher par l’éloquenced’une plaidoirie affamée d’amour, et dont les accents eussent remuéles entrailles d’une marâtre. Ma mère me répondit que je jouais lacomédie. Je me plaignis de son abandon, elle m’appela filsdénaturé. J’eus un tel serrement de cœur qu’à Blois je courus surle pont pour me jeter dans la Loire. Mon suicide fut empêché par lahauteur du parapet.

A mon arrivée, mes deux sœurs, qui ne me connaissaient point,marquèrent plus d’étonnement que de tendresse&|160;; cependant plustard, par comparaison, elles me parurent pleines d’amitié pour moi.Je fus logé dans une chambre, au troisième étage. Vous aurezcompris l’étendue de mes misères je vous aurai dit que ma mère melaissa, moi, jeune homme de vingt ans, sans autre linge que celuide mon misérable trousseau de pension, sans autre garde-robe quemes vêtements de Paris. Si je volais d’un bout du salon à l’autrepour lui ramasser son mouchoir, elle ne me disait que le froidmerci qu’une femme accorde à son valet. Obligé de l’observer pourreconnaître s’il y avait eu son cœur des endroits friables où jepusse attacher quelques rameaux d’affection, je vis en elle unegrande femme sèche et mince, joueuse, égoïste, impertinente commetoutes les Listomère chez qui l’impertinence se compte dans la dot.Elle ne voyait dans la vie que des devoirs à remplir&|160;; toutesles femmes froides que j’ai rencontrées se faisaient comme elle unereligion du devoir&|160;; elle recevait nos adorations comme unprêtre reçoit l’encens à la messe&|160;; mon frère aîné semblaitavoir absorbé le peu de maternité qu’elle avait au cœur. Elle nouspiquait sans cesse par les traits d’une ironie mordante, l’arme desgens sans cœur, et de laquelle elle se servait contre nous qui nepouvions lui rien répondre. Malgré ces barrières épineuses, lessentiments instinctifs tiennent par tant de racines, la religieuseterreur inspirée par une mère de laquelle il coûte trop dedésespérer conserve tant de liens, que la sublime erreur de notreamour se continua jusqu’au jour où, plus avancés dans la vie, ellefut souverainement jugée. En ce jour commencent les représaillesdes enfants dont l’indifférence engendrée par les déceptions dupassé, grossie des épaves limoneuses qu’ils en ramènent, s’étendjusque sur la tombe. Ce terrible despotisme chassa les idéesvoluptueuses que j’avais follement médité de satisfaire à Tours. Jeme jetai désespérément dans la bibliothèque de mon père, où je memis à lire tous les livres que je ne connaissais point. Mes longuesséances de travail m’épargnèrent tout contact avec ma mère, maiselles aggravèrent ma situation morale. Parfois, ma sœur aînée,celle qui a épousé notre cousin le marquis de Listomère, cherchaità me consoler sans pouvoir calmer l’irritation à laquelle j’étaisen proie. Je voulais mourir. De grands événements, auxquels j’étaisétranger, se préparaient alors. Parti de Bordeaux pour rejoindreLouis XVIII à Paris, le duc d’Angoulême recevait, à son passagedans chaque ville, des ovations préparées par l’enthousiasme quisaisissait la vieille France au retour des Bourbons. La Touraine enémoi pour ses princes légitimes, la ville en rumeur, les fenêtrespavoisées, les habitants endimanchés, les apprêts d’une fête, et ceje ne sais quoi répandu dans l’air et qui grise, me donnèrentl’envie d’assister au bal offert au prince. Quand je me mis del’audace au front pour exprimer ce désir à ma mère, alors tropmalade pour pouvoir assister à la fête, elle se courrouçagrandement. Arrivais-je du Congo pour ne rien savoir&|160;? Commentpouvais-je imaginer que notre famille ne serait pas représentée àce bal&|160;? En l’absence de mon père et de mon frère, n’était-cepas à moi d’y aller&|160;? N’avais-je pas une mère&|160;? nepensait-elle pas au bonheur de ses enfants&|160;? En un moment lefils quasi désavoué devenait un personnage. Je fus autant abasourdide mon importance que du déluge de raisons ironiquement déduitespar lesquelles ma mère accueillit ma supplique. Je questionnai messœurs, j’appris que ma mère, à laquelle plaisaient ces coups dethéâtre, s’était forcément occupée de ma toilette. Surpris par lesexigences de ses pratiques, aucun tailleur de Tours n’avait pu secharger de mon équipement. Ma mère avait mandé son ouvrière à lajournée, qui, suivant l’usage des provinces, savait faire touteespèce de couture. Un habit bleu-barbeau me fut secrètementconfectionné tant bien que mal. Des bas de soie et des escarpinsneufs furent facilement trouvés&|160;; les gilets d’homme seportaient courts, je pus mettre un des gilets de mon père&|160;;pour la première fois j’eus une chemise à jabot dont les tuyauxgonflèrent ma poitrine et s’entortillèrent dans le nœud de macravate. Quand je fus habillé, je me ressemblais si peu, que messœurs me donnèrent par leurs compliments le courage de paraîtredevant la Touraine assemblée. Entreprise ardue&|160;! Cette fêtecomportait trop d’appelés pour qu’il y eût beaucoup d’élus. Grâce àl’exiguïté de ma taille, je me faufilai sous une tente construitedans les jardins de la maison Papion et j’arrivai près du fauteuiloù trônait le prince. En un moment je fus suffoqué par la chaleur,ébloui par les lumières, par les tentures rouges, par les ornementsdorés, par les toilettes et les diamants de la première fêtepublique à laquelle j’assistais. J’étais poussé par une fouled’hommes et de femmes qui se ruaient les uns sur les autres et seheurtaient dans un nuage de poussière. Les cuivres ardents et leséclats bourboniens de la musique militaire étaient étouffés sousles hourra de&|160;: — Vive le duc d’Angoulême&|160;! vive leroi&|160;! vivent les Bourbons&|160;! Cette fête était une débâcled’enthousiasme où chacun s’efforçait de se surpasser dans le féroceempressement de courir au soleil levant des Bourbons, véritableégoïsme de parti qui me laissa froid, me rapetissa, me replia surmoi-même.

Emporté comme un fétu dans ce tourbillon, j’eus un enfantindésir d’être duc d’Angoulême, de me mêler ainsi à ces princes quiparadaient devant un public ébahi. La niaise envie du Tourangeaufit éclore une ambition que mon caractère et les circonstancesennoblirent. Qui n’a pas jalousé cette adoration dont unerépétition grandiose me fut offerte quelques mois après, quandParis tout entier se précipita vers l’Empereur à son retour del’île d’Elbe&|160;? Cet empire exercé sur les masses dont lessentiments et la vie se déchargent dans une seule âme, me vouasoudain à la gloire, cette prêtresse qui égorge les Françaisaujourd’hui, comme autrefois la druidesse sacrifiait les Gaulois.Puis tout à coup je rencontrai la femme qui devait aiguillonnersans cesse mes ambitieux désirs, et les combler en me jetant aucœur de la Royauté. Trop timide pour inviter une danseuse, etcraignant d’ailleurs de brouiller les figures, je devinsnaturellement très-grimaud et ne sachant que faire de ma personne.Au moment où je souffrais du malaise causé par le piétinementauquel nous oblige une foule, un officier marcha sur mes piedsgonflés autant par la compression du cuir que par la chaleur. Cedernier ennui me dégoûta de la fête. Il était impossible de sortir,je me réfugiai dans un coin au bout d’une banquette abandonnée, oùje restai les yeux fixes, immobile et boudeur. Trompée par machétive apparence, une femme me prit pour un enfant prêt às’endormir en attendant le bon plaisir de sa mère, et se posa prèsde moi par un mouvement d’oiseau qui s’abat sur son nid. Aussitôtje sentis un parfum de femme qui brilla dans mon âme comme y brilladepuis la poésie orientale. Je regardai ma voisine, et fus plusébloui par elle que je ne l’avais été par la fête&|160;; elledevint toute ma fête. Si vous avez bien compris ma vie antérieure,vous devinerez les sentiments qui sourdirent en mon cœur. Mes yeuxfurent tout à coup frappés par de blanches épaules rebondies surlesquelles j’aurais voulu pouvoir me rouler, des épaules légèrementrosées qui semblaient rougir comme si elles se trouvaient nues pourla première fois, de pudiques épaules qui avaient une âme, et dontla peau satinée éclatait à la lumière comme un tissu de soie. Cesépaules étaient partagées par une raie, le long de laquelle coulamon regard, plus hardi que ma main. Je me haussai tout palpitantpour voir le corsage et fus complétement fasciné par une gorgechastement couverte d’une gaze, mais dont les globes azurés etd’une rondeur parfaite étaient douillettement couchés dans desflots de dentelle. Les plus légers détails de cette tête furent desamorces qui réveillèrent en moi des jouissances infinies&|160;: lebrillant des cheveux lissés au-dessus d’un cou velouté comme celuid’une petite fille, les lignes blanches que le peigne y avaitdessinées et où mon imagination courut comme en de frais sentiers,tout me fit perdre l’esprit. Après m’être assuré que personne ne mevoyait, je me plongeai dans ce dos comme un enfant qui se jettedans le sein de sa mère, et je baisai toutes ces épaules en roulantma tête. Cette femme poussa un cri perçant, que la musique empêchad’entendre, elle se retourna, me vit et me dit&|160;: « Monsieur&|160;?  » Ah&|160;! si elle avait dit&|160;:  » — Mon petitbonhomme qu’est-ce qui vous prend donc&|160;?  » je l’aurais tuéepeut-être&|160;; mais à ce ’’ monsieur&|160;!’’ des larmes chaudesjaillirent de mes yeux. Je fus pétrifié par un regard animé d’unesainte colère, par une tête sublime couronnée d’un diadème decheveux cendrés, en harmonie avec ce dos d’amour. La pourpre de lapudeur offensée étincela sur son visage, que désarmait déjà lepardon de la femme qui comprend une frénésie quand elle en est leprincipe, et devine des adorations infinies les larmes du repentir.Elle s’en alla par un mouvement de reine. Je sentis alors leridicule de ma position&|160;; alors seulement je compris quej’étais fagotté comme le singe d’un Savoyard. J’eus honte de moi.Je restai tout hébété, savourant la pomme que je venais de voler,gardant sur mes lèvres la chaleur de ce sang que j’avais aspiré, neme repentant de rien, et suivant du regard cette femme descenduedes cieux. Saisi par le premier accès charnel de la grande fièvredu cœur, j’errai dans le bal devenu désert, sans pouvoir yretrouver mon inconnue. Je revins me coucher métamorphosé.

Une âme nouvelle, une âme aux ailes diaprées avait brisé salarve. Tombée des steppes bleus où je l’admirais, ma chère étoiles’était donc faite femme en conservant sa clarté, sesscintillements et sa fraîcheur. J’aimai soudain sans rien savoir del’amour. N’est-ce pas une étrange chose que cette premièreirruption du sentiment le plus vif de l’homme&|160;? J’avaisrencontré dans le salon de ma tante quelques jolies femmes, aucunene m’avait causé la moindre impression. Existe-t-il donc une heure,une conjonction d’astres, une réunion de circonstances expresses,une certaine femme entre toutes, pour déterminer une passionexclusive, au temps où la passion embrasse le sexe entier&|160;? Enpensant que mon élue vivait en Touraine, j’aspirais l’air avecdélices, je trouvai au bleu du temps une couleur que je ne lui aiplus vue nulle part. Si j’étais ravi mentalement, je parussérieusement malade, et ma mère eut des craintes mêlées de remords.Semblable aux animaux qui sentent venir le mal, j’allai m’accroupirdans un coin du jardin pour y rêver au baiser que j’avais volé.Quelques jours après ce bal mémorable, ma mère attribua l’abandonde mes travaux, mon indifférence à ses regards oppresseurs, moninsouciance de ses ironies et ma sombre attitude, aux crisesnaturelles que doivent subir les jeunes gens de mon âge. Lacampagne, cet éternel remède des affections auxquelles la médecinene connaît rien, fut regardée comme le meilleur moyen de me sortirde mon apathie. Ma mère décida que j’irais passer quelques jours àFrapesle, château situé sur l’Indre entre Montbazon etAzay-le-Rideau chez l’un de ses amis, à qui sans doute elle donnades instructions secrètes. Le jour où j’eus ainsi la clef deschamps, j’avais si drument nagé dans l’océan de l’amour que jel’avais traversé. J’ignorais le nom de mon inconnue, comment ladésigner, où la trouver&|160;? d’ailleurs, à qui pouvais-je parlerd’elle&|160;? Mon caractère timide augmentait encore les craintesinexpliquées qui s’emparent des jeunes cœurs au début de l’amour,et me faisait commencer par la mélancolie qui termine les passionssans espoir. Je ne demandais pas mieux que d’aller, venir, courir àtravers champs. Avec ce courage d’enfant qui ne doute de rien etcomporte je ne sais quoi de chevaleresque, je me proposais defouiller tous les châteaux de la Touraine, en y voyageant à pied,en me disant à chaque jolie tourelle&|160;: — C’est là&|160;!

Donc, un jeudi matin je sortis de Tours par la barrièreSaint-Eloy, je traversai les ponts Saint-Sauveur, j’arrivai dansPoncher en levant le nez à chaque maison, et gagnai la route deChinon. Pour la première fois de ma vie, je pouvais m’arrêter sousun arbre, marcher lentement ou vite à mon gré sans être questionnépar personne. Pour un pauvre être écrasé par les différentsdespotismes qui, peu ou prou, pèsent sur toutes les jeunesses, lepremier usage du libre arbitre, exercé même sur des riens,apportait à l’âme je ne sais quel épanouissement. Beaucoup deraisons se réunirent pour faire de ce jour une fête pleined’enchantements. Dans mon enfance, mes promenades ne m’avaient pasconduit à plus d’une lieue hors la ville. Mes courses aux environsde Pont-le-Voy, ni celles que je fis dans Paris, ne m’avaient gâtésur les beautés de la nature champêtre. Néanmoins il me restait,des premiers souvenirs de ma vie, le sentiment du beau qui respiredans le paysage de Tours avec lequel je m’étais familiarisé.Quoique complétement neuf à la poésie des sites, j’étais doncexigeant à mon insu, comme ceux qui sans avoir la pratique d’un arten imaginent tout d’abord l’idéal. Pour aller au château deFrapesle, les gens à pied ou à cheval abrègent la route en passantpar les landes dites de Charlemagne, terres en friche, situées ausommet du plateau qui sépare le bassin du Cher et celui de l’Indre,et où mène un chemin de traverse que l’on prend à Champy. Ceslandes plates et sablonneuses, qui vous attristent durant une lieueenviron, joignent par un bouquet de bois le chemin de Saché, nom dela commune d’où dépend Frapesle. Ce chemin, qui débouche sur laroute de Chinon, bien au delà de Ballan, longe une plaine onduléesans accidents remarquables, jusqu’au petit pays d’Artanne. Là sedécouvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, etsemble bondir sous les châteaux posés sur ces doublescollines&|160;; une magnifique coupe d’émeraude au fond de laquellel’Indre se roule par des mouvements de serpent. A cet aspect, jefus saisi d’un étonnement voluptueux que l’ennui des landes ou lafatigue du chemin avait préparé. — Si cette femme, la fleur de sonsexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici&|160;? Acette pensée je m’appuyai contre un noyer sous lequel, depuis cejour, je me repose toutes les fois que je reviens dans ma chèrevallée. Sous cet arbre confident de mes pensées, je m’interroge surles changements que j’ai subis pendant le temps qui s’est écoulédepuis le dernier jour où j’en suis parti. Elle demeurait là, moncœur ne me trompait point&|160;: le premier castel que je vis aupenchant d’une lande était son habitation. Quand je m’assis sousmon noyer, le soleil de midi faisait pétiller les ardoises de sontoit et les vitres de ses fenêtres. Sa robe de percale produisaitle point blanc que je remarquai dans ses vignes&|160;! sous unhallebergier. Elle était, comme vous le savez déjà, sans riensavoir encore, ’’ le lys de cette vallée’’ où elle croissait pourle ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. L’amour infini,sans autre aliment qu’un objet à peine entrevu dont mon âme étaitremplie, je le trouvais exprimé par ce long ruban d’eau quiruisselle au soleil entre deux rives vertes, par ces lignes depeupliers qui parent de leurs dentelles mobiles ce val d’amour, parles bois de chênes qui s’avancent entre les vignobles sur descoteaux que la rivière arrondit toujours différemment, et par ceshorizons estompés qui fuient en se contrariant. Si vous voulez voirla nature belle et vierge comme une fiancée, allez là par un jourde printemps, si vous voulez calmer les plaies saignantes de votrecœur, revenez-y par les derniers jours de l’automne&|160;; auprintemps, l’amour y bat des ailes à plein ciel, en automne on ysonge à ceux qui ne sont plus. Le poumon malade y respire unebienfaisante fraîcheur, la vue s’y repose sur des touffes doréesqui communiquent à l’âme leurs paisibles douceurs. En ce moment,les moulins situés sur les chutes de l’Indre donnaient une voix àcette vallée frémissante, les peupliers se balançaient en riant,pas un nuage au ciel, les oiseaux chantaient, les cigales criaient,tout y était mélodie. Ne me demandez plus pourquoi j’aime laTouraine&|160;? je ne l’aime ni comme on aime son berceau, ni commeon aime une oasis dans le désert&|160;; je l’aime comme un artisteaime l’art&|160;; je l’aime moins que je ne vous aime, mais sans laTouraine, peut-être ne vivrais-je plus. Sans savoir pourquoi, mesyeux revenaient au point blanc, à la femme qui brillait dans cevaste jardin comme au milieu des buissons verts éclatait laclochette d’un convolvulus, flétrie si l’on y touche. Je descendis,l’âme émue, au fond de cette corbeille, et vis bientôt un villageque la poésie qui surabondait en moi me fit trouver sans pareil.Figurez-vous trois moulins posés parmi des îles gracieusementdécoupées, couronnées de quelques bouquets d’arbres au milieu d’uneprairie d’eau&|160;; quel autre nom donner à ces végétationsaquatiques, si vivaces, si bien colorées, qui tapissent la rivière,surgissent au-dessus, ondulent avec elle, se laissent aller à sescaprices et se plient aux tempêtes de la rivière fouettée par laroue des moulins&|160;! Cà et là, s’élèvent des masses de graviersur lesquelles l’eau se brise en y formant des franges où reluit lesoleil. Les amaryllis, le nénuphar, le lys d’eau, les joncs, lesflox décorent les rives de leurs magnifiques tapisseries. Un ponttremblant composé de poutrelles pourries, dont les piles sontcouvertes de fleurs, dont les garde-fous plantés d’herbes vivaceset de mousses veloutées se penchent sur la rivière et ne tombentpoint&|160;; des barques usées, des filets de pécheurs, le chantmonotone d’un berger, les canards qui voguaient entre les îles ous’épluchaient sur le jard, nom du gros sable que charrie laLoire&|160;: des garçons meuniers, le bonnet sur l’oreille, occupésà charger leurs mulets&|160;; chacun de ces détails rendait cettescène d’une naïveté surprenante. Imaginez au delà du pont deux outrois fermes, un colombier, des tourterelles, une trentaine demasures séparées par des jardins, par des haies de chèvrefeuilles,de jasmins et de clématites&|160;; puis du fumier fleuri devanttoutes les portes, des poules et des coqs par les chemins&|160;?voilà le village du Pont-de-Ruan, joli village surmonté d’unevieille église pleine de caractère, une église du temps descroisades, et comme les peintres en cherchent pour leurs tableaux.Encadrez le tout de noyers antiques, de jeunes peupliers auxfeuilles d’or pâle, mettez de gracieuses fabriques au milieu deslongues prairies où l’œil se perd sous un ciel chaud et vaporeux,vous aurez une idée d’un des mille points de vue de ce beau pays.Je suivis le chemin de Saché sur la gauche de la rivière, enobservant les détails des collines qui meublent la rive opposée.Puis enfin j’atteignis un parc orné d’arbres centenaires quim’indiqua le château de Frapesle. J’arrivai précisément à l’heureoù la cloche annonçait le déjeuner. Après le repas, mon hôte, nesoupçonnant pas que j’étais venu de Tours à pied, me fit parcourirles alentours de sa terre où de toutes parts je vis la vallée soustoutes ses formes&|160;: ici par une échappée là toutentière&|160;; souvent mes yeux furent attirés à l’horizon par labelle lame d’or de la Loire où parmi les roulées les voilesdessinaient de fantasques figures qui fuyaient emportées par levent. En gravissant une crête j’admirai pour la première fois lechâteau d’Azay diamant taillé à facettes serti par l’Indre montésur des pilotis masqués de fleurs. Puis je vis dans un fond lesmasses romantiques du château de Saché mélancolique séjour pleind’harmonies, trop graves pour les gens superficiels, chères auxpoètes dont l’âme est endolorie. Aussi, plus tard, en aimai-je lesilence, les grands arbres chenus, et ce je ne sais quoi mystérieuxépandu dans son vallon solitaire&|160;! Mais chaque fois que jeretrouvais au penchant de la côte voisine le mignon castel aperçu,choisi par mon premier regard, je m’y arrêtais complaisamment.

— Hé&|160;! me dit mon hôte en lisant dans mes yeux l’un de cespétillants désirs toujours si naïvement exprimés à mon âge voussentez de loin une jolie femme comme un chien flaire le gibier.

Je n’aimai pas ce dernier mot mais je demandai le nom du castelet celui du propriétaire.

— Ceci est Clochegourde, me dit-il, une jolie maison appartenantau comte de Mortsauf, le représentant d’une famille historique enTouraine, dont la fortune date de Louis XI, et dont le nom indiquel’aventure à laquelle il doit et ses armes et son illustration. Ildescend d’un homme qui survécut à la potence. Aussi les Mortsaufportent-ils ’’ d’or, à la croix de sable alezée potencée etcontre-potencée, chargée en cœur d’une fleur de lys d’or au piednourri’’, avec&|160;: ’’ Dieu saulve le Roi notre Sire’’, pourdevise. Le comte est venu s’établir sur ce domaine au retour del’émigration. Ce bien est à sa femme, une demoiselle de Lenoncourtde la maison de Lenoncourt-Givry, qui va s’éteindre&|160;: madamede Mortsauf est fille unique. Le peu de fortune de cette famillecontraste si singulièrement avec l’illustration des noms, que, parorgueil ou par nécessité peut-être, ils restent toujours àClochegourde et n’y voient personne. Jusqu’à présent leurattachement aux Bourbons pouvait justifier leur solitude&|160;;mais je doute que le retour du roi change leur manière de vivre. Envenant m’établir ici l’année dernière, je suis allé leur faire unevisite de politesse&|160;; ils me l’ont rendue et nous ont invitésà dîner&|160;; l’hiver nous a séparés pour quelques mois&|160;;puis les événements politiques ont retardé notre retour, car je nesuis à Frapesle que depuis peu de temps. Madame de Mortsauf est unefemme qui pourrait occuper partout la première place.

— Vient-elle souvent à Tours&|160;?

— Elle n’y va jamais. Mais, dit-il en se reprenant, elle y estallée dernièrement, au passage du duc d’Angoulême qui s’est montréfort gracieux pour monsieur de Mortsauf.

— C’est elle&|160;! m’écriai-je.

— Qui, elle&|160;?

— Une femme qui a de belles épaules.

— Vous rencontrerez en Touraine beaucoup de femmes qui ont debelles épaules, dit-il en riant. Mais si vous n’êtes pas fatigué,nous pouvons passer la rivière et monter à Clochegourde où vousaviserez à reconnaître vos épaules.

J’acceptai non sans rougir de plaisir et de honte. Vers quatreheures nous arrivâmes au petit château que mes yeux caressaientdepuis si long-temps. Cette habitation, qui fait un bel effet dansle paysage est en réalité modeste. Elle a cinq fenêtres de face,chacune de celles qui terminent la façade exposée au midi s’avanced’environ deux toises, artifice d’architecture qui simule deuxpavillons et donne de la grâce au logis&|160;; celle du milieu sertde porte, et on en descend par un double perron dans des jardinsétagés qui atteignent à une étroite prairie située le long del’Indre. Quoiqu’un chemin communal sépare cette prairie de ladernière terrasse ombragée par une allée d’acacias et de vernis duJapon, elle semble faire partie des jardins&|160;; car le cheminest creux, encaissé d’un côté par la terrasse, et bordé de l’autrepar une haie normande. Les pentes bien ménagées mettent assez dedistance entre l’habitation et la rivière pour sauver lesinconvénients du voisinage des eaux sans en ôter l’agrément. Sousla maison se trouvent des remises, des écuries, des resserres, descuisines dont les diverses ouvertures dessinent des arcades. Lestoits sont gracieusement contournés aux angles, décorés demansardes à croisillons sculptés et de bouquets en plomb sur lespignons. La toiture, sans doute négligée pendant la Révolution, estchargée de cette rouille produite par les mousses plates etrougeâtres qui croissent sur les maisons exposées au midi. Laporte-fenêtre du perron est surmontée d’un campanile où restesculpté l’écusson des Blamont-Chauvry&|160;: ’’ écartelé de gueulesà un pal de vair, flanqué de deux mains appaumées de carnation etd’or à deux lances de sable mises en chevron’’. La devise&|160;: ’’Voyez tous, nul ne touche&|160;!’’me frappa vivement. Les supports,qui sont un griffon et un dragon de gueules enchaînés d’or,faisaient un joli effet sculptés. La Révolution avait endommagé lacouronne ducale et le cimier, qui se compose d’un palmier desinople fruité d’or. Senart, secrétaire du Comité de Salut public,était bailli de Saché avant 1781, ce qui explique cesdévastations.

Ces dispositions donnent une élégante physionomie à ce castelouvragé comme une fleur, et qui semble ne pas peser sur le sol. Vude la vallée, le rez-de-chaussée semble être au premierétage&|160;; mais du côté de la cour, il est de plain-pied avec unelarge allée sablée donnant sur un boulingrin animé par plusieurscorbeilles de fleurs. A droite et à gauche, les clos de vignes, lesvergers et quelques pièces de terres labourables plantées denoyers, descendent rapidement, enveloppent la maison de leursmassifs, et atteignent les bords de l’Indre, que garnissent en cetendroit des touffes d’arbres dont les verts ont été nuancés par lanature elle-même. En montant le chemin qui côtoie Clochegourde,j’admirais ces masses si bien disposées, j’y respirais un airchargé de bonheur. La nature morale a-t-elle donc, comme la naturephysique, ses communications électriques et ses rapides changementsde température&|160;? Mon cœur palpitait à l’approche desévénements secrets qui devaient le modifier à jamais, comme lesanimaux s’égaient en prévoyant un beau temps. Ce jour si marquantdans ma vie ne fut dénué d’aucune des circonstances qui pouvaientle solenniser. La Nature s’était parée comme une femme allant à larencontre du bien-aimé, mon âme avait pour la première fois entendusa voix, mes yeux l’avaient admirée aussi féconde, aussi variée quemon imagination me la représentait dans mes rêves de collége dontje vous ai dit quelques mots inhabiles à vous en expliquerl’influence, car ils ont été comme une Apocalypse où ma vie me futfigurativement prédite&|160;: chaque événement heureux oumalheureux s’y rattache par des images bizarres, liens visibles auxyeux de l’âme seulement. Nous traversâmes une première courentourée des bâtiments nécessaires aux exploitations rurales, unegrange, un pressoir, des étables, des écuries. Averti par lesaboiements du chien de garde, un domestique vint à notre rencontre,et nous dit que monsieur le comte, parti pour Azay dès le matin,allait sans doute revenir, et que madame la comtesse était aulogis. Mon hôte me regarda. Je tremblais qu’il ne voulût pas voirmadame de Mortsauf en l’absence de son mari, mais il dit audomestique de nous annoncer. Poussé par une avidité d’enfant, je meprécipitai dans la longue antichambre qui traverse la maison.

— Entrez donc, messieurs&|160;! dit alors une voix d’or.

Quoique madame de Mortsauf n’eût prononcé qu’un mot au bal, jereconnus sa voix qui pénétra mon âme et la remplit comme un rayonde soleil remplit et dore le cachot d’un prisonnier. En pensantqu’elle pouvait se rappeler ma figure, je voulus m’enfuir&|160;; iln’était plus temps, elle apparut sur le seuil de la porte, nos yeuxse rencontrèrent. Je ne sais qui d’elle ou de moi rougit le plusfortement. Assez interdite pour ne rien dire, elle revint s’asseoirà sa place devant un métier à tapisserie, après que le domestiqueeut approché deux fauteuils&|160;; elle acheva de tirer sonaiguille afin de donner un prétexte à son silence, compta quelquespoints et releva sa tête, à la fois douce et altière, vers monsieurde Chessel en lui demandant à quelle heureuse circonstance elledevait sa visite. Quoique curieuse de savoir la vérité sur monapparition, elle ne nous regarda ni l’un ni l’autre&|160;; ses yeuxfurent constamment attachés sur la rivière, mais à la manière dontelle écoulait, vous eussiez dit que, semblable aux aveugles, ellesavait reconnaître les agitations de l’âme dans les imperceptiblesaccents de la parole. Et cela était vrai. Monsieur de Chessel ditmon nom et fit ma biographie. J’étais arrivé depuis quelques mois àTours, où mes parents m’avaient ramené chez eux quand la guerreavait menacé Paris. Enfant de la Touraine à qui la Touraine étaitinconnue, elle voyait en moi un jeune homme affaibli par destravaux immodérés, envoyé à Frapesle pour s’y divertir, et auquelil avait montré sa terre, où je venais pour la première fois. Aubas du coteau seulement, je lui avais appris ma course de Tours àFrapesle, et craignant pour ma santé déjà si faible, il s’étaitavisé d’entrer à Clochegourde en pensant qu’elle me permettrait dem’y reposer. Monsieur de Chessel disait la vérité, mais un hasardheureux semble si fort cherché que madame de Mortsauf garda quelquedéfiance, elle tourna sur moi des yeux froids et sévères qui mefirent baisser les paupières d’humiliation autant par je ne saisquel sentiment d’humiliation que pour cacher des larmes que jeretins entre mes cils. L’imposante châtelaine me vit le front ensueur&|160;; peut-être aussi devina-t-elle les larmes, car ellem’offrit ce dont je pouvais avoir de besoin, en exprimant une bontéconsolante qui me rendit la parole. Je rougissais comme une jeunefille en faute, et d’une voix chevrotante comme celle d’unvieillard, je répondis par un remercîment négatif.

— Tout ce que je souhaite, lui dis-je en levant les yeux sur lessiens que je rencontrai pour la seconde fois, mais pendant unmoment aussi rapide qu’un éclair, c’est de n’être pas renvoyéd’ici&|160;; je suis tellement engourdi par la fatigue, que je nepourrais marcher.

— Pourquoi suspectez-vous l’hospitalité de notre beaupays&|160;? me dit-elle. Vous nous accorderez sans doute le plaisirde dîner à Clochegourde&|160;? ajouta-t-elle en se tournant versson voisin.

Je jetai sur mon protecteur un regard où éclatèrent tant deprières qu’il se mit en mesure d’accepter cette proposition, dontla formule voulait un refus. Si l’habitude du monde permettait àmonsieur de Chessel de distinguer ces nuances, un jeune homme sansexpérience croit si fermement à l’union de la parole et de lapensée chez une belle femme, que je fus bien étonné quand, enrevenant le soir, mon hôte me dit&|160;: — Je suis resté, parce quevous en mouriez d’envie&|160;; mais si vous ne raccommodez pas leschoses, je suis brouillé peut-être avec mes voisins. Ce ’’ si vousne raccommodez pas les choses’’ me fit long-temps rêver. Si jeplaisais à madame de Mortsauf, elle ne pourrait pas en vouloir àcelui qui m’avait introduit chez elle. Monsieur de Chessel mesupposait donc le pouvoir de l’intéresser, n’était-ce pas me ledonner&|160;? Cette explication corrobora mon espoir en un momentoù j’avais besoin de secours.

— Ceci me semble difficile, répondit-il, madame de Chessel nousattend.

— Elle vous a tous les jours, reprit la comtesse, et nouspouvons l’avertir. Est-elle seule&|160;?

— Elle a monsieur l’abbé de Quélus.

— Eh&|160;! bien, dit-elle en se levant pour sonner, vous dînezavec nous.

Cette fois monsieur de Chessel la crut franche et me jeta desregards complimenteurs. Dès que je fus certain de rester pendantune soirée sous ce toit, j’eus à moi comme une éternité. Pourbeaucoup d’êtres malheureux, demain est un mot vide de sens, etj’étais alors au nombre de ceux qui n’ont aucune foi dans lelendemain&|160;; quand j’avais quelques heures à moi, j’y faisaistenir toute une vie de voluptés. Madame de Mortsauf entama sur lepays, sur les récoltes, sur les vignes, une conversation à laquellej’étais étranger. Chez une maîtresse de maison, cette façon d’agiratteste un manque d’éducation ou son mépris pour celui qu’elle metainsi comme à la porte du discours&|160;; mais ce fut embarras chezla comtesse. Si d’abord je crus qu’elle affectait de me traiter enenfant, si j’enviai le privilège des hommes de trente ans quipermettait à monsieur de Chessel d’entretenir sa voisine de sujetsgraves auxquels je ne comprenais rien, si je me dépitai en medisant que tout était pour lui&|160;; à quelques mois de là, je suscombien est significatif le silence d’une femme, et combien depensées couvre une diffuse conversation. D’abord j’essayai de memettre à mon aise dans mon fauteuil&|160;; puis je reconnus lesavantages de ma position en me laissant aller au charme d’entendrela voix de la comtesse. Le souffle de son âme se déployait dans lesreplis des syllabes, comme le son se divise sous les clefs d’uneflûte&|160;; il expirait onduleusement à l’oreille d’où ilprécipitait l’action du sang. Sa façon de dire les terminaisons en’’ i’’ faisait croire à quelque chant d’oiseau&|160;; le ’’ ch’’prononcé par elle était comme une caresse, et la manière dont elleattaquait les ’’ t’’ accusait le despotisme du cœur. Elle étendaitainsi, sans le savoir, le sens des mots, et vous entraînait l’âmedans un monde surhumain. Combien de fois n’ai-je pas laissécontinuer une discussion que je pouvais finir, combien de fois neme suis-je pas fait injustement gronder pour écouter ces concertsde voix humaine, pour aspirer l’air qui sortait de sa lèvre chargéde son âme, pour étreindre cette lumière parlée avec l’ardeur quej’aurais mise à serrer la comtesse sur mon sein&|160;! Quel chantd’hirondelle joyeuse, quand elle pouvait rire&|160;! mais quellevoix de cygne appelant ses compagnes, quand elle parlait de seschagrins&|160;! L’inattention de la comtesse me permit del’examiner. Mon regard se régalait en glissant sur la belleparleuse, il pressait sa taille, baisait ses pieds, et se jouaitdans les boucles de sa chevelure. Cependant j’étais en proie à uneterreur que comprendront ceux qui, dans leur vie, ont éprouvé lesjoies illimitées d’une passion vraie. J’avais peur qu’elle ne mesurprit les yeux attachés à la place de ses épaules que j’avais siardemment embrassée. Cette crainte avivait la tentation, et j’ysuccombais, je les regardais&|160;! mon œil déchirait l’étoffe, jerevoyais la lentille qui marquait la naissance de la jolie raie parlaquelle son dos était partagé, mouche perdue dans du lait, et quidepuis le bal flamboyait toujours le soir dans ces ténèbres oùsemble ruisseler le sommeil des jeunes gens dont l’imagination estardente, dont la vie est chaste.

Je puis vous crayonner les traits principaux qui partout eussentsignalé la comtesse aux regards&|160;; mais le dessin le pluscorrect, la couleur la plus chaude n’en exprimeraient rien encore.Sa figure est une de celles dont la ressemblance exigel’introuvable artiste de qui la main sait peindre le reflet desfeux intérieurs, et sait rendre cette vapeur lumineuse que nie lascience, que la parole ne traduit pas, mais que voit un amant. Sescheveux fins et cendrés la faisaient souvent souffrir, et cessouffrances étaient sans doute causées par de subites réactions dusang vers la tête. Son front arrondi, proéminent comme celui de laJoconde, paraissait plein d’idées inexprimées, de sentimentscontenus, de fleurs noyées dans des eaux amères. Ses yeuxverdâtres, semés de points bruns, étaient toujours pâles&|160;;mais s’il s’agissait de ses enfants, s’il lui échappait de cesvives effusions de joie ou de douleur, rares dans la vie des femmesrésignées, son œil lançait alors une lueur subtile qui semblaits’enflammer aux sources de la vie et devait les tarir&|160;; éclairqui m’avait arraché des larmes quand elle me couvrit de son dédainformidable et qui lui suffisait pour abaisser les paupières auxplus hardis. Un nez grec, comme dessiné par Phidias et réuni par undouble arc à des lèvres élégamment sinueuses, spiritualisait sonvisage de forme ovale, et dont le teint, comparable au tissu descamélias blancs, se rougissait aux joues par de jolis tons roses.Son embonpoint ne détruisait ni la grâce de sa taille, ni larondeur voulue pour que ses formes demeurassent belles quoiquedéveloppées. Vous comprendrez soudain ce genre de perfection,lorsque vous saurez qu’en s’unissant à l’avant-bras leséblouissants trésors qui m’avaient fasciné paraissaient ne devoirformer aucun pli. Le bas de sa tête n’offrait point ces creux quifont ressembler la nuque de certaines femmes à des troncs d’arbres,ses muscles n’y dessinaient point de cordes et partout les ligness’arrondissaient en flexuosités désespérantes pour le regard commepour le pinceau. Un duvet follet se mourait le long de ses joues,dans les méplats du col, en y retenant la lumière qui s’y faisaitsoyeuse. Ses oreilles petites et bien contournées étaient, suivantson expression, des oreilles d’esclave et de mère. Plus tard, quandj’habitai son cœur, elle me disait&|160;:  » Voici monsieur deMortsauf&|160;!  » et avait raison, tandis que je n’entendais rienencore, moi dont l’ouïe possède une remarquable étendue. Ses brasétaient beaux, sa main aux doigts recourbés était longue, et, commedans les statues antiques, la chair dépassait ses ongles à finescôtes. Je vous déplairais en donnant aux tailles plates l’avantagesur les tailles rondes, si vous n’étiez pas une exception. Lataille ronde est un signe de force, mais les femmes ainsiconstruites sont impérieuses, volontaires, plus voluptueuses quetendres. Au contraire, les femmes à taille plate sont dévouées,pleines de finesse, enclines à la mélancolie&|160;; elles sontmieux femmes que les autres. La taille plate est souple et molle,la taille ronde est inflexible et jalouse. Vous savez maintenantcomment elle était faite. Elle avait le pied d’une femme comme ilfaut, ce pied qui marche peu, se fatigue promptement et réjouit lavue quand il dépasse la robe. Quoiqu’elle fût mère de deux enfants,je n’ai jamais rencontré dans son sexe personne de plus jeune fillequ’elle. Son air exprimait une simplesse, jointe à je ne sais quoid’interdit et de songeur qui ramenait à elle comme le peintre nousramène à la figure où son génie a traduit un monde de sentiments.Ses qualités visibles ne peuvent d’ailleurs s’exprimer que par descomparaissons. Rappelez-vous le parfum chaste et sauvage de cettebruyère que nous avons cueillie en revenant de la villa Diodati,cette fleur dont vous avez tant loué le noir et le rose, vousdevinerez comment cette femme pouvait être élégante loin du monde,naturelle dans ses expressions, recherchée dans les choses quidevenaient siennes, à la fois rose et noire. Son corps avait laverdeur que nous admirons dans les feuilles nouvellement dépliées,son esprit avait la profonde concision du sauvage&|160;; elle étaitenfant par le sentiment, grave par la souffrance, châtelaine etbachelette. Aussi plaisait-elle sans artifice, par sa manière des’asseoir, de se lever, de se taire ou de jeter un mot.Habituellement recueillie, attentive comme la sentinelle sur quirepose le salut de tous et qui épie le malheur, il lui échappaitparfois des sourires qui trahissaient en elle un naturel rieurenseveli sous le maintien exigé par sa vie. Sa coquetterie étaitdevenue du mystère, elle faisait rêver au lieu d’inspirerl’attention galante que sollicitent les femmes, et laissaitapercevoir sa première nature de flamme vive, ses premiers rêvesbleus, comme on voit le ciel par des éclaircies de nuages. Cetterévélation involontaire rendait pensifs ceux qui ne se sentaientpas une larme intérieure séchée par le feu des désirs. La rareté deses gestes, et surtout celle de ses regards (excepté ses enfants,elle ne regardait personne) donnaient une incroyable solennité à cequ’elle faisait ou disait, quand elle faisait ou disait une choseavec cet air que savent prendre les femmes au moment où ellescompromettent leur dignité par un aveu. Ce jour-là madame deMortsauf avait une robe rose à mille raies, une collerette à largeourlet, une ceinture noire et des brodequins de cette même couleur.Ses cheveux simplement tordus sur sa tête étaient retenus par unpeigne d’écaille. Telle est l’imparfaite esquisse promise. Mais laconstante émanation de son âme sur les siens, cette essencenourrissante épandue à flots comme le soleil émet sa lumière&|160;;mais sa nature intime, son attitude aux heures sereines, sarésignation aux heures nuageuses, tous ces tournoiements de la vieoù le caractère se déploie, tiennent comme les effets du ciel à descirconstances inattendues et fugitives qui ne se ressemblent entreelles que par le fond d’où elles détachent, et dont la peinturesera nécessairement mêlée aux événements de cette histoire&|160;;véritable épopée domestique, aussi grande aux yeux du sage que lesont les tragédies aux yeux de la foule, et dont le récit vousattachera autant pour la part que j’y ai prise, que par sasimilitude avec un grand nombre de destinées féminines.

Tout à Clochegourde portait le cachet d’une propreté vraimentanglaise. Le salon où restait la comtesse était entièrement boisé,peint en gris de deux nuances. La cheminée avait pour ornement unependule contenue dans un bloc d’acajou surmonté d’une coupe, etdeux grands vases en porcelaine blanche à filets d’or, d’oùs’élevaient des bruyères du Cap. Une lampe était sur la console. Ily avait un trictrac en face de la cheminée. Deux larges embrassesen coton retenaient les rideaux de percale blanche, sans franges.Des housses grises, bordées d’un galon vert, recouvraient lessiéges, et la tapisserie tendue sur le métier de la comtesse disaitassez pourquoi son meuble était ainsi caché. Cette simplicitéarrivait à la grandeur. Aucun appartement, parmi ceux que j’ai vusdepuis, ne m’a causé des impressions aussi fertiles, aussi touffuesque celles dont j’étais saisi dans ce salon de Clochegourde, calmeet recueilli comme la vie de la comtesse, et où l’on devinait larégularité conventuelle de ses occupations. La plupart de mesidées, et même les plus audacieuses en science ou en politique,sont nées là, comme les parfums émanent des fleurs&|160;; mais làverdoyait la plante inconnue qui jeta sur mon âme sa fécondepoussière, là brillait la chaleur solaire qui développa mes bonneset dessécha mes mauvaises qualités. De la fenêtre, l’œil embrassaitla vallée depuis la colline où s’étale Pont-de-Ruan, jusqu’auchâteau d’Azay, en suivant les sinuosités de la côte opposée quevarient les tours de Frapesle, puis l’église, le bourg et le vieuxmanoir de Saché dont les masses dominent la prairie. En harmonieavec cette vie reposée et sans autres émotions que celles donnéespar la famille, ces lieux communiquaient à l’âme leur sérénité. Sije l’avais rencontrée là pour la première fois, entre le comte etses deux enfants, au lieu de la trouver splendide dans sa robe debal, je ne lui aurais pas ravi ce délirant baiser dont j’eus alorsdes remords en croyant qu’il détruirait l’avenir de monamour&|160;! Non, dans les noires dispositions où me mettait lemalheur, j’aurais plié le genou, j’aurais baisé ses brodequins, j’yaurais laissé quelques larmes, et je serais allé me jeter dansl’Indre. Mais après avoir effleuré le frais jasmin de sa peau et bule lait de cette coupe pleine d’amour, j’avais dans l’âme le goûtet l’espérance de voluptés surhumaines&|160;; je voulais vivre etattendre l’heure du plaisir comme le sauvage épie l’heure de lavengeance, je voulais me suspendre aux arbres, ramper dans lesvignes, me tapir dans l’Indre&|160;; je voulais avoir pour complicele silence de la nuit, la lassitude de la vie, la chaleur du soleilafin d’achever la pomme délicieuse où j’avais déjà mordu.M’eût-elle demandé la fleur qui chante ou les richesses enfouiespar les compagnons de Morgan l’exterminateur, je les lui auraisapportées afin d’obtenir les richesses certaines et la fleur muetteque je souhaitais&|160;! Quand cessa le rêve où m’avait plongé lalongue contemplation de mon idole, et pendant lequel un domestiquevint et lui parla, je l’entendis causant du comte. Je pensaiseulement alors qu’une femme devait appartenir à son mari. Cettepensée me donna des vertiges. Puis j’eus une rageuse et sombrecuriosité de voir le possesseur de ce trésor. Deux sentiments medominèrent, la haine et la peur&|160;; une haine qui ne connaissaitaucun obstacle et les mesurait tous sans les craindre&|160;; unepeur vague, mais réelle du combat, de son issue, et d’ELLE surtout.En proie à d’indicibles pressentiments, je redoutais ces poignéesde main qui déshonorent, j’entrevoyais déjà ces difficultésélastiques où se heurtent les plus rudes volontés et où elless’émoussent&|160;; je craignais cette force d’inertie qui dépouilleaujourd’hui la vie sociale des dénoûments que recherchent les âmespassionnées.

— Voici monsieur de Mortsauf, dit-elle.

Je me dressai sur mes jambes comme un cheval effrayé. Quoique cemouvement n’échappât ni à monsieur de Chessel ni à la comtesse, ilne me valut aucune observation muette, car il y eut une diversionfaite par une jeune fille à qui je donnai six ans, et qui entradisant&|160;: — Voilà mon père.

— Eh&|160;! bien, Madeleine&|160;? fit sa mère.

L’enfant tendit à monsieur de Chessel la main qu’il demandait,et me regarda fort attentivement après m’avoir adressé son petitsalut plein d’étonnement.

— Etes-vous contente de sa santé&|160;? dit monsieur de Chesselà la comtesse.

— Elle va mieux, répondit-elle en caressant la chevelure de lapetite déjà blottie dans son giron.

Une interrogation de monsieur de Chessel m’apprit que Madeleineavait neuf ans&|160;; je marquai quelque surprise de mon erreur, etmon étonnement amassa des nuages sur le front de la mère. Monintroducteur me jeta l’un de ces regards significatifs par lesquelsles gens du monde nous font une seconde éducation. Là, sans douteétait une blessure maternelle dont l’appareil devait être respecté.Enfant malingre dont les yeux étaient pâles, dont la peau étaitblanche comme une porcelaine éclairée par une lueur, Madeleinen’aurait sans doute pas vécu dans l’atmosphère d’une ville. L’airde la campagne, les soins de sa mère qui semblait la couver,entretenaient la vie dans ce corps aussi délicat que l’est uneplante venue en serre malgré les rigueurs d’un climat étranger.Quoiqu’elle ne rappelât en rien sa mère, Madeleine paraissait enavoir l’âme, et cette âme la soutenait. Ses cheveux rares et noirs,ses veux caves, ses joues creuses, ses bras amaigris, sa poitrineétroite annonçaient un débat entre la vie et la mort, duel sanstrêve où jusqu’alors la comtesse était victorieuse. Elle se faisaitvive, sans doute pour éviter des chagrins à sa mère&|160;; car, encertains moments où elle ne s’observait plus, elle prenaitl’attitude d’un saule-pleureur. Vous eussiez dit d’une petiteBohémienne souffrant la faim, venue de son pays en mendiant,épuisée, mais courageuse et parée pour son public.

— Où donc avez-vous laissé Jacques&|160;? lui demanda sa mère enla baisant sur la raie blanche qui partageait ses cheveux en deuxbandeaux semblables aux ailes d’un corbeau.

— Il vient avec mon père.

En ce moment le comte entra suivi de son fils qu’il tenait parla main. Jacques, vrai portrait de sa sœur, offrait les mêmessymptômes de faiblesse. En voyant ces deux enfants frêles aux côtésd’une mère si magnifiquement belle, il était impossible de ne pasdeviner les sources du chagrin qui attendrissait les tempes de lacomtesse et lui faisait taire une de ces pensées qui n’ont que Dieupour confident, mais qui donnent au front de terriblessignifiances. En me saluant, monsieur de Mortsauf me jeta le coupd’œil moins observateur que maladroitement inquiet d’un homme dontla défiance provient de son peu d’habitude à manier l’analyse.Après l’avoir mis au courant et m’avoir nommé, sa femme lui céda saplace, et nous quitta. Les enfants dont les yeux s’attachaient àceux de leur mère, comme s’ils en tiraient leur lumière, voulurentl’accompagner, elle leur dit&|160;: — Restez, chers anges&|160;! etmit son doigt sur ses lèvres. Ils obéirent, mais leurs regards sevoilèrent. Ah&|160;! pour s’entendre dire ce mot ’’ chers’’,quelles tâches n’aurait-on pas entreprises&|160;? Comme lesenfants, j’eus moins chaud quand elle ne fut plus là. Mon nomchangea les dispositions du comte à mon égard. De froid etsourcilleux il devint, sinon affectueux, du moins polimentempressé, me donna des marques de considération et parut heureux deme recevoir. Jadis mon père s’était dévoué pour nos maîtres à jouerun rôle grand mais obscur, dangereux mais qui pouvait êtreefficace. Quand tout fut perdu par l’accès de Napoléon au sommetdes affaires, comme beaucoup de conspirateurs secrets il s’étaitréfugié dans les douceurs de la province et de la vie privée, enacceptant des accusations aussi dures qu’imméritées&|160;; salaireinévitable des joueurs qui jouent le tout pour le tout, etsuccombent après avoir servi de pivot à la machine politique. Nesachant rien de la fortune, rien des antécédents ni de l’avenir dema famille, j’ignorais également les particularités de cettedestinée perdue dont se souvenait le comte de Mortsauf. Cependant,si l’antiquité du nom, la plus précieuse qualité d’un homme à sesyeux, pouvait justifier l’accueil qui me rendit confus, je n’enappris la raison véritable que plus tard. Pour le moment, cettetransition subite me mit à l’aise. Quand les deux enfants virent laconversation reprise entre nous trois, Madeleine dégagea sa têtedes mains de son père, regarda la porte ouverte, se glissa dehorscomme une anguille, et Jacques la suivit. Tous deux rejoignirentleur mère, car j’entendis leurs voix et leurs mouvements,semblables, dans le lointain, aux bourdonnements des abeillesautour de la ruche aimée.

Je contemplai le comte en tâchant de deviner son caractère, maisje fus assez intéressé par quelques traits principaux pour enrester à l’examen superficiel de sa physionomie. Agé seulement dequarante-cinq ans, il paraissait approcher de la soixantaine, tantil avait promptement vieilli dans le grand naufrage qui termina ledix-huitième siècle. La demi-couronne, qui ceignait monastiquementl’arrière de sa tête dégarnie de cheveux, venait mourir auxoreilles en caressant les tempes par des touffes grises mélangéesde noir. Son visage ressemblait vaguement à celui d’un loup blancqui a du sang au museau, car son nez était enflammé comme celuid’un homme dont la vie est altérée dans ses principes, dontl’estomac est affaibli, dont les humeurs sont viciées pard’anciennes maladies. Son front plat, trop large pour sa figure quifinissait en pointe, ridé transversalement par marches inégales,annonçait les habitudes de la vie en plein air et non les fatiguesde l’esprit, le poids d’une constante infortune et non les effortsfaits pour la dominer. Ses pommettes, saillantes et brunes aumilieu des tons blafards de son teint, indiquaient une charpenteassez forte pour lui assurer une longue vie. Son œil clair, jauneet dur tombait sur vous comme un rayon du soleil en hiver, lumineuxsans chaleur, inquiet sans pensée, défiant sans objet. Sa boucheétait violente et impérieuse, son menton était droit et long.Maigre et de haute taille, il avait l’attitude d’un gentilhommeappuyé sur une valeur de convention, qui se sait au-dessus desautres par le droit, au-dessous par le fait. Le laissez-aller de lacampagne lui avait fait négliger son extérieur. Son habillementétait celui du campagnard en qui les paysans aussi bien que lesvoisins ne considèrent plus que la fortune territoriale Ses mainsbrunies et nerveuses attestaient qu’il ne mettait de gants que pourmonter à cheval ou le dimanche pour aller à la messe. Sa chaussureétait grossière. Quoique les dix années d’émigration et les dixannées de l’agriculteur eussent influé sur son physique, ilsubsistait en lui des vestiges de noblesse. Le libéral le plushaineux, mot qui n’était pas encore monnayé, aurait facilementreconnu chez lui la loyauté chevaleresque, les convictionsimmarcessibles du lecteur à jamais acquis à la QUOTIDIENNE. Il eûtadmiré l’homme religieux, passionné pour sa cause, franc dans sesantipathies politiques, incapable de servir personnellement sonparti, très-capable de le perdre, et sans connaissance des chosesen France. Le comte était en effet un de ces hommes droits qui nese prêtent à rien et barrent opiniâtrement tout, bons à mourirl’arme au bras dans le poste qui leur serait assigné, mais assezavares pour donner leur vie avant de donner leurs écus. Pendant ledîner je remarquai, dans la dépression de ses joues flétries etdans certains regards jetés à la dérobée sur ses enfants, lestraces de pensées importunes dont les élancements expiraient à lasurface. En le voyant, qui ne l’eût compris&|160;? Qui ne l’auraitaccusé d’avoir fatalement transmis à ses enfants ces corps auxquelsmanquait la vie&|160;? S’il se condamnait lui-même, il déniait auxautres le droit de le juger. Amer comme un pouvoir qui se saitfautif, mais n’ayant pas assez de grandeur ou de charme pourcompenser la somme de douleur qu’il avait jetée dans la balance, savie intime devait offrir les aspérités que dénonçaient en lui sestraits anguleux et ses yeux incessamment inquiets. Quand sa femmerentra, suivie des deux enfants attachés à ses flancs, jesoupçonnai donc un malheur, comme lorsqu’en marchant sur les voûtesd’une cave les pieds ont en quelque sorte la conscience de laprofondeur. En voyant ces quatre personnes réunies, en lesembrassant de mes regards, allant de l’une à l’autre, étudiantleurs physionomies et leurs attitudes respectives, des penséestrempées de mélancolie tombèrent sur mon cœur comme une pluie fineet grise embrume un joli pays après quelque beau lever de soleil.Lorsque le sujet de la conversation fut épuisé, le comte me mitencore en scène au détriment de monsieur de Chessel, en apprenant àsa femme plusieurs circonstances concernant ma famille et quim’étaient inconnues. Il me demanda mon âge. Quand je l’eus dit, lacomtesse me rendit mon mouvement de surprise à propos de sa fille.Peut-être me donnait-elle quatorze ans. Ce fut, comme je le susdepuis, le second lien qui l’attacha si fortement à moi. Je lusdans son âme. Sa maternité tressaillit, éclairée par un tardifrayon de soleil que lui jetait l’espérance. En me voyant, à vingtans passés, si malingre, si délicat et néanmoins si nerveux, unevoix lui cria peut-être&|160;: — ’’ Ils vivront’’&|160;! Elle meregarda curieusement, et je sentis qu’en ce moment il se fondaitbien des glaces entre nous. Elle parut avoir mille questions à mefaire et les garda toutes.

— Si l’étude vous a rendu malade, dit-elle, l’air de notrevallée vous remettra.

— L’éducation moderne est fatale aux enfants, reprit le comte.Nous les bourrons de mathématiques, nous les tuons à coups descience, et les usons avant le temps. Il faut vous reposer ici, medit-il, vous êtes écrasé sous l’avalanche d’idées qui a roulé survous. Quel siècle nous prépare cet enseignement mis à la portée detous, si l’on ne prévient le mal en rendant l’instruction publiqueaux corporations religieuses&|160;!

Ces paroles annonçaient bien le mot qu’il dit un jour auxélections en refusant sa voix à un homme dont les talents pouvaientservir la cause royaliste&|160;: — Je me défierai toujours des gensd’esprit, répondit-il à l’entremetteur des voix électorales. Ilnous proposa de faire le tour de ses jardins, et se leva.

— Monsieur… lui dit la comtesse.

— Eh&|160;! bien, ma chère&|160;?… répondit-il en se retournantavec une brusquerie hautaine qui dénotait combien il voulait êtreabsolu chez lui, mais combien alors il l’était peu.

— Monsieur est venu de Tours à pied, monsieur de Chessel n’ensavait rien, et l’a promené dans Frapesle.

— Vous avez fait une imprudence, me dit-il, quoique à votreâge&|160;!… Et il hocha la tête en signe de regret.

La conversation fut reprise. Je ne tardai à reconnaître combienson royalisme était intraitable, et de combien de ménagements ilfallait user pour demeurer sans choc dans ses eaux. Le domestique,qui avait promptement mis une livrée, annonça le dîner. Monsieur deChessel présenta son bras à madame de Mortsauf, et le comte saisitgaiement le mien pour passer dans la salle à manger, qui, dansl’ordonnance du rez-de-chaussée, formait le pendant du salon.

Carrelée en carreaux blancs fabriqués en Touraine, et boisée àhauteur d’appui, la salle à manger était tendue d’un papier verniqui figurait de grands panneaux encadrés de fleurs et defruits&|160;; les fenêtres avaient des rideaux de percale ornés degalons rouges&|160;; les buffets étaient de vieux meubles deBoulle, et le bois des chaises, garnies en tapisserie faite à lamain, était de chêne sculpté. Abondamment servie, la table n’offritrien de luxueux&|160;: de l’argenterie de famille sans unité deforme, de la porcelaine de Saxe qui n’était pas encore redevenue àla mode, des carafes octogones, des couteaux à manche en agate,puis sous les bouteilles des ronds en laque de la Chine&|160;; maisdes fleurs dans des seaux vernis et dorés sur leurs découpures àdents de loup. J’aimai ces vieilleries, je trouvai le papierRéveillon et ses bordures de fleurs superbes. Le contentement quienflait toutes mes voiles m’empêcha de voir les inextricablesdifficultés mises entre elle et moi par la vie si cohérente de lasolitude et de la campagne. J’étais près d’elle, à sa droite, jelui servais à boire. Oui, bonheur inespéré&|160;! je frôlais sarobe, je mangeais son pain. Au bout de trois heures, ma vie semêlait à sa vie&|160;! Enfin nous étions liés par ce terriblebaiser, espèce de secret qui nous inspirait une honte mutuelle. Jefus d’une lâcheté glorieuse&|160;: je m’étudiais à plaire au comte,qui se prêtait à toutes mes courtisaneries&|160;; j’aurais caresséle chien, j’aurais fait la cour aux moindres désirs desenfants&|160;; je leur aurais apporté des cerceaux, des billesd’agate&|160;; je leur aurais servi de cheval&|160;; je leur envoulais de ne pas s’emparer déjà de moi comme d’une chose à eux.L’amour a ses intuitions comme le génie a les siennes, et je voyaisconfusément que la violence, la maussaderie, l’hostilitéruineraient mes espérances. Le dîner se passa tout en joiesintérieures pour moi. En me voyant chez elle, je ne pouvais songerni à sa froideur réelle, ni à l’indifférence que couvrit lapolitesse du comte. L’amour a, comme la vie, une puberté pendantlaquelle il se suffit à lui-même. Je fis quelques réponses gauchesen harmonie avec les secrets tumultes de la passion, mais quepersonne ne pouvait deviner, pas même ’’ elle’’, qui ne savait riende l’amour. Le reste du temps fut comme un rêve. Ce beau rêve cessaquand, au clair de la lune et par un soir chaud et parfumé, jetraversai l’Indre au milieu des blanches fantaisies qui décoraientles prés, les rives, les collines&|160;; en entendant le chantclair, la note unique, pleine de mélancolie que jette incessammentpar temps égaux une rainette dont j’ignore le nom scientifique,mais que depuis ce jour solennel je n’écoute pas sans des délicesinfinies. Je reconnus un peu tard là, comme ailleurs, cetteinsensibilité de marbre contre laquelle s’étaient jusqu’alorsémoussés mes sentiments&|160;; je me demandai s’il en seraittoujours ainsi&|160;; je crus être sous une fatale influence&|160;;les sinistres événements du passé se débattirent avec les plaisirspurement personnels que j’avais goûtés. Avant de regagner Frapesle,je regardai Clochegourde et vis au bas une barque, nommée enTouraine une ’’ toue’’, attachée à un frêne, et que l’eaubalançait. Cette toue appartenait à monsieur de Mortsauf qui s’enservait pour pêcher. — Eh&|160;! bien, me dit monsieur de Chesselquand nous fûmes sans danger d’être écoutés, je n’ai pas besoin devous demander si vous avez retrouvé vos belles épaules&|160;; ilfaut vous féliciter de l’accueil que vous a fait monsieur deMortsauf&|160;! Diantre, vous êtes du premier coup au cœur de laplace.

Cette phrase, suivie de celle dont je vous ai parlé, ranima moncœur abattu. Je n’avais pas dit un mot depuis Clochegourde, etmonsieur de Chessel attribuait mon silence à mon bonheur.

— Comment&|160;! répondis-je avec un ton d’ironie qui pouvaitaussi bien paraître dicté par la passion contenue.

— Il n’a jamais si bien reçu qui que ce soit.

— Je vous avoue que je suis moi-même étonné de cette réception,lui dis-je en sentant l’amertume intérieure que me dévoilait cedernier mot.

Quoique je fusse trop inexpert des choses mondaines pourcomprendre la cause du sentiment qu’éprouvait monsieur de Chessel,je fus néanmoins frappé de l’expression par laquelle il letrahissait. Mon hôte avait l’infirmité de s’appeler Durand, et sedonnait le ridicule de renier le nom de son père, illustrefabricant, qui pendant la Révolution avait fait une immensefortune. Sa femme était l’unique héritière des Chessel, vieillefamille parlementaire, bourgeoise sous Henri IV, comme celle de laplupart des magistrats parisiens. En ambitieux de haute portée,monsieur de Chessel voulut tuer son Durand originel pour arriveraux destinées qu’il rêvait. Il s’appela d’abord Durand de Chessel,puis D. de Chessel&|160;; il était alors monsieur de Chessel. Sousla Restauration, il établit un majorat au titre de comte, en vertude lettres octroyées par Louis XVIII. Ses enfants recueilleront lesfruits de son courage sans en connaître la grandeur. Un mot decertain prince caustique a souvent pesé sur sa tête. — Monsieur deChessel se montre généralement peu en Durant, dit-il. Cette phrasea long-temps régalé la Touraine. Les parvenus sont comme les singesdesquels ils ont l’adresse&|160;: on les voit en hauteur, on admireleur agilité pendant l’escalade&|160;; mais, arrivés à la cime, onn’aperçoit plus que leurs côtés honteux. L’envers de mon hôte s’estcomposé de petitesses grossies par l’envie. La pairie et lui sontjusqu’à présent deux tangentes impossibles. Avoir une prétention etla justifier est l’impertinence de la force&|160;; mais êtreau-dessous de ses prétentions avouées constitue un ridiculeconstant dont se repaissent les petits esprits. Or, monsieur deChessel n’a pas eu la marche rectiligne de l’homme fort&|160;: deuxfois député, deux fois repoussé aux élections&|160;; hierdirecteur-général, aujourd’hui rien, pas même préfet, ses succès ouses défaites ont gâté son caractère et lui ont donné l’âpreté del’ambitieux invalide. Quoique galant homme, homme spirituel, etcapable de grandes choses, peut-être l’envie qui passionnel’existence en Touraine, où les naturels du pays emploient leuresprit à tout jalouser, lui fut-elle funeste dans les hautessphères sociales où réussissent peu ces figures crispées par lesuccès d’autrui, ces lèvres boudeuses, rebelles au compliment etfaciles à l’épigramme. En voulant moins, peut-être aurait-il obtenudavantage&|160;; mais malheureusement il avait assez de supérioritépour vouloir marcher toujours debout. En ce moment monsieur deChessel était au crépuscule de son ambition, le royalisme luisouriait. Peut-être affectait-il les grandes manières, mais il futparfait pour moi. D’ailleurs il me plut par une raison bien simple,je trouvais chez lui le repos pour la première fois. L’intérêt,faible peut-être, qu’il me témoignait, me parut, à moi malheureuxenfant rebuté, une image de l’amour paternel. Les soins del’hospitalité contrastaient tant avec l’indifférence qui m’avaitjusqu’alors accablé, que j’exprimais une reconnaissance enfantinede vivre sans chaînes et quasiment caressé. Aussi les maîtres deFrapesle sont-ils si bien mêlés à l’aurore de mon bonheur que mapensée les confond dans les souvenirs où j’aime à revivre. Plustard, et précisément dans l’affaire des lettres-patentes, j’eus leplaisir de rendre quelques services à mon hôte. Monsieur de Chesseljouissait de sa fortune avec un faste dont s’offensaientquelques-uns de ses voisins&|160;; il pouvait renouveler ses beauxchevaux et ses élégantes voitures&|160;; sa femme était recherchéedans sa toilette&|160;; il recevait grandement&|160;; sondomestique était plus nombreux que ne le veulent les habitudes dupays, il tranchait du prince. La terre de Frapesle est immense. Enprésence de son voisin et devant tout ce luxe, le comte deMortsauf, réduit au cabriolet de famille, qui en Touraine tient lemilieu entre la patache et la chaise de poste, obligé par lamédiocrité de sa fortune à faire valoir Clochegourde, fut doncTourangeau jusqu’au jour où les faveurs royales rendirent à safamille un éclat peut être inespéré. Son accueil au cadet d’unefamille ruinée dont l’écusson date des croisades lui servait àhumilier la haute fortune, à rapetisser les bois, les guérets etles prairies de son voisin, qui n’était pas gentilhomme. Monsieurde Chessel avait bien compris le comte. Aussi se sont-ils toujoursvus poliment mais sans aucun de ces rapports journaliers sans cetteagréable intimité qui aurait dû s’établir entre Clochegourde etFrapesle, deux domaines séparés par l’Indre et d’où chacune deschâtelaines pouvait, de sa fenêtre faire un signe à l’autre.

La jalousie n’était pas la seule raison de la solitude où vivaitle comte de Mortsauf. Sa première éducation fut celle de la plupartdes enfants de grande famille une incomplète et superficielleinstruction à laquelle suppléaient les enseignements du monde, lesusages de la cour, l’exercice des grandes charges de la couronne oudes places éminentes. Monsieur de Mortsauf avait émigré précisémentà l’époque où commençait sa seconde éducation, elle lui manqua. Ilfut de ceux qui crurent au prompt rétablissement de la monarchie enFrance&|160;; dans cette persuasion, son exil avait été la plusdéplorable des oisivetés. Quand se dispersa l’armée de Condé, oùson courage le fit inscrire parmi les plus dévoués, il s’attendit àbientôt revenir sous le drapeau blanc, et ne chercha pas commequelques émigrés à se créer une vie industrieuse. Peut-être aussin’eut-il pas la force d’abdiquer son nom, pour gagner son pain dansles sueurs d’un travail méprisé. Ses espérances toujours appointéesau lendemain, et peut-être aussi l’honneur, l’empêchèrent de semettre au service des puissances étrangères. La souffrance mina soncourage. De longues courses entreprises à pied sans nourrituresuffisante, sur des espoirs toujours déçus, altérèrent sa santé,découragèrent son âme. Par degrés son dénûment devint extrême. Sipour beaucoup d’hommes la misère est un tonique, il en est d’autrespour qui elle est un dissolvant et le comte fut de ceux-ci. Enpensant à ce pauvre gentilhomme de Touraine allant et couchant parles chemins de la Hongrie, partageant un quartier de mouton avecles bergers du prince Esterhazy, auxquels le voyageur demandait lepain que le gentilhomme n’aurait pas accepté du maître, et qu’ilrefusa maintes fois des mains ennemies de la France, je n’ai jamaissenti dans mon cœur de fiel pour l’émigré même quand je le visridicule dans le triomphe. Les cheveux blancs de monsieur deMortsauf m’avaient dit d’épouvantables douleurs et je sympathisetrop avec les exilés pour pouvoir les juger. La gaieté française ettourangelle succomba chez le comte&|160;; il devint morose tombamalade et fut soigné par charité dans je ne sais quel hospiceallemand. Sa maladie était une inflammation du mésentère, cassouvent mortel, mais dont la guérison entraîne des changementsd’humeur, et cause presque toujours l’hypocondrie. Ses amours,ensevelis dans le plus profond de son âme et que moi seul aidécouverts, furent des amours de bas étage qui n’attaquèrent passeulement sa vie, ils en ruinèrent encore l’avenir. Après douze ansde misères, il tourna les yeux vers la France où le décret deNapoléon lui permit de rentrer. Quand en passant le Rhin le piétonsouffrant aperçut le clocher de Strasbourg par une belle soirée, ildéfaillit. —  » La France&|160;! France&|160;! Je criai&|160;: « Voilà la France&|160;!  » me dit-il, comme un enfant crie&|160;: « Ma mère&|160;! quand il est blessé « . Riche avant de naître il setrouvait pauvre&|160;; fait pour commander un régiment ou gouvernerl’Etat il était sans autorité, sans avenir&|160;; né sain etrobuste il revenait infirme et tout usé. Sans instruction au milieud’un pays où les hommes et les choses avaient grandi,nécessairement sans influence possible il se vit dépouillé de tout,même de ses forces corporelles et morales. Son manque de fortunelui rendit son nom pesant. Ses opinions inébranlables, sesantécédents à l’armée de Condé, ses chagrins, ses souvenirs, sasanté perdue, lui donnèrent une susceptibilité de nature à être peuménagée en France, le pays des railleries. A demi mourant, ilatteignit le Maine, où, par un hasard dû peut-être à la guerrecivile, le gouvernement révolutionnaire avait oublié de fairevendre une ferme considérable en étendue, et que son fermier luiconservait en laissant croire qu’il en était le propriétaire. Quandla famille de Lenoncourt, qui habitait Givry, château situé près decette ferme, sut l’arrivée du comte de Mortsauf, le duc Lenoncourtalla lui proposer de demeurer à Givry pendant le temps nécessairepour s’arranger une habitation. La famille Lenoncourt fut noblementgénéreuse envers le comte qui se répara là durant plusieurs mois deséjour et fit des efforts pour cacher ses douleurs pendant cettepremière halte. Les Lenoncourt avaient perdu leurs immenses biens.Par le nom, monsieur de Mortsauf était un parti sortable pour leurfille. Loin de s’opposer à son mariage avec un homme âgé detrente-cinq ans, maladif et vieilli, mademoiselle de Lenoncourt enparut heureuse. Un mariage lui acquérait le droit de vivre avec satante la duchesse de Verneuil, sœur du prince de Blamont-Chauvry,qui pour elle était une mère d’adoption.

Amie intime de la duchesse de Bourbon, madame de Verneuilfaisait partie d’une société sainte dont l’âme était monsieurSaint-Martin, né en Touraine, et surnommé le ’’ Philosopheinconnu’’ . Les disciples de ce philosophe pratiquaient les vertusconseillées par les hautes spéculations de l’illuminisme mystique.Cette doctrine donne la clef des mondes divins, expliquel’existence par des transformations où l’homme s’achemine à desublimes destinées, libère le devoir de sa dégradation légale,applique aux peines de la vie la douceur inaltérable du quaker, etordonne le mépris de la souffrance en inspirant je ne sais quoi dematernel pour l’ange que nous portons au ciel. C’est le stoïcismeayant un avenir. La prière active et l’amour pur sont les élémentsde cette foi qui sort du catholicisme de l’Eglise romaine pourrentrer dans le christianisme de l’Eglise primitive. Mademoisellede Lenoncourt resta néanmoins au sein de l’Eglise apostolique, àlaquelle sa tante fut toujours également fidèle. Rudement éprouvéepar les tourmentes révolutionnaires, la duchesse de Verneuil avaitpris, dans les derniers jours de sa vie, une teinte de piétépassionnée qui versa dans l’âme de son enfant chéri ’’ la lumièrede l’amour céleste et l’huile de la joie intérieure’’ , pouremployer les expressions mêmes de Saint-Martin. La comtesse reçutplusieurs fois cet homme de paix et de vertueux savoir àClochegourde après la mort de sa tante, chez laquelle il venaitsouvent. Saint-Martin surveilla de Clochegourde ses derniers livresimprimés à Tours chez Letourmy. Inspirée par la sagesse desvieilles femmes qui ont expérimenté les détroits orageux de la vie,madame de Verneuil donna Clochegourde à la jeune mariée, pour luifaire un chez-elle. Avec la grâce des vieillards qui est toujoursparfaite quand ils sont gracieux, la duchesse abandonna tout à sanièce, en se contentant d’une chambre au-dessus de celle qu’elleoccupait auparavant et que prit la comtesse. Sa mort presque subitejeta des crêpes sur les joies de cette union, et imprimad’ineffaçables tristesses sur Clochegourde comme sur l’âmesuperstitieuse de la mariée. Les premiers jours de sonétablissement en Touraine furent pour la comtesse le seul temps nonpas heureux, mais insoucieux de sa vie.

Après les traverses de son séjour à l’étranger, monsieur deMortsauf, satisfait d’entrevoir un clément avenir, eut comme uneconvalescence d’âme&|160;; il respira dans cette vallée lesenivrantes odeurs d’une espérance fleurie. Forcé de songer à safortune, il se jeta dans les préparatifs de son entrepriseagronomique et commença par goûter quelque joie&|160;; mais lanaissance de Jacques fut un coup de foudre qui ruina le présent etl’avenir&|160;: le médecin condamna le nouveau-né. Le comte cachasoigneusement cet arrêt à la mère&|160;; puis, il consulta pourlui-même et reçut de désespérantes réponses que confirma lanaissance de Madeleine. Ces deux événements, une sorte de certitudeintérieure sur la fatale sentence, augmentèrent les dispositionsmaladives de l’émigré. Son nom à jamais éteint, une jeune femmepure, irréprochable, malheureuse à ses côtés, vouée aux angoissesde la maternité, sans en avoir les plaisirs&|160;; cet humus de sonancienne vie d’où germaient de nouvelles souffrances lui tomba surle cœur, et paracheva sa destruction. La comtesse devina le passépar le présent et lut dans l’avenir. Quoique rien ne soit plusdifficile que de rendre heureux un homme qui se sent fautif, lacomtesse tenta cette entreprise digne d’un ange. En un jour, elledevint stoïque. Après être descendue dans l’abîme d’où elle putvoir encore le ciel, elle se voua, pour un seul homme, à la missionqu’embrasse la sœur de charité pour tous&|160;; et afin de leréconcilier avec lui-même, elle lui pardonna ce qu’il ne separdonnait pas. Le comte devint avare, elle accepta les privationsimposées&|160;; il avait la crainte d’être trompé, comme l’ont tousceux qui n’ont connu la vie du monde que pour en rapporter desrépugnances, elle resta dans la solitude et se plia sans murmure àses défiances&|160;; elle employa les ruses de la femme à lui fairevouloir ce qui était bien, il se croyait ainsi des idées et goûtaitchez lui les plaisirs de la supériorité qu’il n’aurait eue nullepart. Puis, après s’être avancée dans la voie du mariage, elle serésolut à ne jamais sortir de Clochegourde, en reconnaissant chezle comte une âme hystérique dont les écarts pouvaient, dans un paysde malice et de commérage, nuire à ses enfants. Aussi, personne nesoupçonnait-il l’incapacité réelle de monsieur de Mortsauf, elleavait paré ses ruines d’un épais manteau de lierre. Le caractèrevariable, non pas mécontent, mais mal content du comte, rencontradonc chez sa femme une terre douce et facile où il s’étendit en ysentant ses secrètes douleurs amollies par la fraîcheur desbaumes.

Cet historique est la plus simple expression des discoursarrachés à monsieur de Chessel par un secret dépit. Sa connaissancedu monde lui avait fait entrevoir quelques-uns des mystèresensevelis à Clochegourde. Mais si, par sa sublime attitude, madamede Mortsauf trompait le monde, elle ne put tromper les sensintelligents de l’amour. Quand je me trouvai dans ma petitechambre, la prescience de la vérité me fit bondir dans mon lit, jene supportai pas d’être à Frapesle lorsque je pouvais voir lesfenêtres de sa chambre&|160;; je m’habillai, descendis à pas deloup, et sortis du château par la porte d’une tour où se trouvaitun escalier en colimaçon. Le froid de la nuit me rasséréna. Jepassai l’Indre sur le pont du moulin Rouge, et j’arrivai dans labienheureuse toue en face de Clochegourde où brillait une lumière àla dernière fenêtre du côté d’Azay. Je retrouvai mes anciennescontemplations, mais paisibles, mais entremêlées par les rouladesdu chantre des nuits amoureuses, et par la note unique du rossignoldes eaux. Il s’éveillait en moi des idées qui glissaient comme desfantômes en enlevant les crêpes qui jusqu’alors m’avaient dérobémon bel avenir. L’âme et les sens étaient également charmés. Avecquelle violence mes désirs montèrent jusqu’à elle&|160;! Combien defois je me dis comme un insensé son refrain&|160;: —L’aurai-je&|160;? Si durant les jours précédents l’univers s’étaitagrandi pour moi, dans une seule nuit il eut un centre. A elle, serattachèrent mes vouloirs et mes ambitions, je souhaitai d’êtretout pour elle, afin de refaire et de remplir son cœur déchiré.Belle fut cette nuit passée sous ses fenêtres, au milieu du murmuredes eaux passant à travers les vannes des moulins, et entrecoupépar la voix des heures sonnées au clocher de Saché&|160;! Pendantcette nuit baignée de lumière où cette fleur sidérale m’éclaira lavie, je lui fiançai mon âme avec la foi du pauvre chevaliercastillan de qui nous nous moquons dans Cervantès, et par laquellenous commençons l’amour. A la première lueur dans le ciel, aupremier cri d’oiseau, je me sauvai dans le parc de Frapesle&|160;;je ne fus aperçu par aucun homme de la campagne, personne nesoupçonna mon escapade, et je dormis jusqu’au moment où la clocheannonça le déjeuner. Malgré la chaleur, après le déjeuner, jedescendis dans la prairie afin d’aller revoir l’Indre et ses îles,la vallée et ses coteaux dont je parus un admirateurpassionné&|160;; mais avec cette vélocité de pieds qui défie celledu cheval échappé, je retrouvai mon bateau, mes saules et monClochegourde. Tout y était silencieux et frémissant comme est lacampagne à midi. Les feuillages immobiles se découpaient nettementsur le fond bleu du ciel&|160;; les insectes qui vivent de lumière,demoiselles vertes, cantharides, volaient à leurs frênes, à leursroseaux&|160;; les troupeaux ruminaient à l’ombre, les terresrouges de la vigne brûlaient, et les couleuvres glissaient le longdes talus.

Quel changement dans ce paysage si frais et si coquet avant monsommeil&|160;! Tout à coup je sautai hors de la barque et remontaile chemin pour tourner autour de Clochegourde d’où je croyais avoirvu sortir le comte. Je ne me trompais point, il allait le longd’une haie, et gagnait sans doute une porte donnant sur le chemind’Azay, qui longe la rivière.

— Comment vous portez-vous ce matin, monsieur lecomte&|160;?

Il me regarda d’un air heureux, il ne s’entendait pas souventnommer ainsi.

— Bien&|160;? dit-il, mais vous aimez donc la campagne, pourvous promener par cette chaleur&|160;?

— Ne m’a-t-on pas envoyé ici pour vivre en plein air&|160;?

— Hé&|160;! bien, voulez-vous venir voir couper messeigles&|160;?

— Mais volontiers, lui dis-je. Je suis, je vous l’avoue, d’uneignorance incroyable. Je ne distingue pas le seigle du blé, ni lepeuplier du tremble&|160;; je ne sais rien des cultures, ni desdifférentes manières d’exploiter une terre.

— Hé&|160;! bien, venez, dit-il joyeusement en revenant sur sespas. Entrez par la petite porte d’en haut.

Il remonta le long de sa haie en dedans, moi en dehors.

— Vous n’apprendriez rien chez monsieur de Chessel, me dit-il,il est trop grand seigneur pour s’occuper d’autre chose que derecevoir les comptes de son régisseur.

Il me montra donc ses cours et ses bâtiments, les jardinsd’agrément, les vergers et les potagers. Enfin, il me mena verscette longue allée d’acacias et de vernis du Japon, bordée par larivière, où j’aperçus à l’autre bout, sur un banc, madame deMortsauf occupée avec ses deux enfants. Une femme est bien bellesous ces menus feuillages tremblants et découpés&|160;! Surprisepeut-être de mon naïf empressement, elle ne se dérangea pas,sachant bien que nous irions à elle. Le comte me fit admirer la vuede la vallée, qui, de là, présente un aspect tout différent de ceuxqu’elle avait déroulés selon les hauteurs où nous avions passé. Là,vous eussiez dit d’un petit coin de la Suisse La prairie, sillonnéepar les ruisseaux qui se jettent dans l’Indre, se découvre dans salongueur, et se perd en lointains vaporeux. Du côté de Montbazon,l’œil aperçoit une immense étendue verte, et sur tous les autrespoints se trouve arrêté par des collines, par des masses d’arbres,par des rochers. Nous allongeâmes le pas pour aller saluer madamede Mortsauf, qui laissa tomber tout à coup le livre où lisaitMadeleine, et prit sur ses genoux Jacques en proie à une touxconvulsive.

— Hé&|160;! bien, qu’y a-t-il&|160;? s’écria le comte endevenant blême.

— Il a mal à la gorge, répondit la mère qui semblait ne pas mevoir, ce ne sera rien.

Elle lui tenait à la fois la tête et le dos, et de ses yeuxsortaient deux rayons qui versaient la vie à cette pauvre faiblecréature.

— Vous êtes d’une incroyable imprudence, reprit le comte avecaigreur, vous l’exposez au froid de la rivière et l’asseyez sur unbanc de pierre.

— Mais, mon père, le banc brûle, s’écria Madeleine.

— Ils étouffaient là-haut, dit la comtesse.

— Les femmes veulent toujours avoir raison&|160;! dit-il en meregardant.

Pour éviter de l’approuver ou de l’improuver par mon regard, jecontemplais Jacques qui se plaignait de souffrir dans la gorge, etque sa mère emporta. Avant de nous quitter, elle put entendre sonmari.

— Quand on a fait des enfants si mal portants, on devrait savoirles soigner&|160;! dit-il.

Paroles profondément injustes&|160;; mais son amour-propre lepoussait à se justifier aux dépens de sa femme. La comtesse volaiten montant les rampes et les perrons. Je la vis disparaissant parla porte-fenêtre. Monsieur de Mortsauf s’était assis sur le banc,la tête inclinée, songeur&|160;; ma situation devenait intolérable,il ne me regardait ni ne me parlait. Adieu cette promenade pendantlaquelle je comptais me mettre si bien dans son esprit. Je ne mesouviens pas d’avoir passé dans ma vie un quart d’heure plushorrible que celui-là. Je suais à grosses gouttes, me disant&|160;:M’en irai je&|160;? ne m’en irai-je pas&|160;? Combien de penséestristes s’élevèrent en lui pour lui faire oublier d’aller savoircomment se trouvait Jacques&|160;! Il se leva brusquement et vintauprès de moi. Nous nous retournâmes pour regarder la riantevallée.

— Nous remettrons à un autre jour notre promenade, monsieur lecomte, lui dis-je alors avec douceur.

— Sortons&|160;! répondit-il. Je suis malheureusement habitué àvoir souvent de semblables crises, moi qui donnerais ma vie sansaucun regret pour conserver celle de cet enfant.

— Jacques va mieux, il dort, mon ami, dit la voix d’or. Madamede Mortsauf se montra soudain au bout de l’allée, elle arriva sansfiel, sans amertume, et me rendit mon salut. Je vois avec plaisir,me dit-elle, que vous aimez Clochegourde.

— Voulez-vous, ma chère, que je monte à cheval et que j’aillechercher monsieur Deslandes&|160;? lui dit-il en témoignant ledésir de se faire pardonner son injustice.

— Ne vous tourmentez point, dit-elle, Jacques n’a pas dormicette nuit, voilà tout. Cet enfant est très-nerveux, il a fait unvilain rêve, et j’ai passé tout le temps à lui conter des histoirespour le rendormir. Sa toux est purement nerveuse, je l’ai calméeavec une pastille de gomme, et le sommeil l’a gagné.

— Pauvre femme&|160;! dit-il en lui prenant la main dans lessiennes et lui jetant un regard mouillé, je n’en savais rien.

A quoi bon vous inquiéter pour des riens&|160;? allez à vosseigles. Vous savez&|160;! Si vous n’êtes pas là, les métayerslaisseront les glaneuses étrangères au bourg entrer dans le champavant que les gerbes n’en soient enlevées.

— Je vais faire mon premier cours d’agriculture, madame, luidis-je.

— Vous êtes à bonne école, répondit-elle en montrant le comte dequi la bouche se contracta pour exprimer ce sourire de contentementque l’on nomme familièrement ’’ faire la bouche en cœur’’ .

&|160;

Deux mois après seulement, je sus qu’elle avait passé cette nuiten d’horrible anxiétés, elle avait craint que son fils n’eût lecroup. Et moi, j’étais dans ce bateau, mollement bercé par despensées d’amour, imaginant que de sa fenêtre, elle me verraitadorant la lueur de cette bougie qui éclairait alors son frontlabouré par de mortelles alarmes. Le croup régnait à Tours, et yfaisait d’affreux ravages. Quand nous fûmes à la porte, le comte medit d’une voix émue&|160;: — Madame de Mortsauf est un ange&|160;!Ce mot me fit chanceler. Je ne connaissais encore quesuperficiellement cette famille, et le remords si naturel dont estsaisie une âme jeune en pareille occasion, me cria&|160;:  » De queldroit troublerais-tu cette paix profonde&|160;?  »

Heureux de rencontrer pour auditeur un jeune homme sur lequel ilpouvait remporter de faciles triomphes, le comte me parla del’avenir que le retour des Bourbons préparait à la France.

Nous eûmes une conversation vagabonde dans laquelle j’entendisde vrais enfantillages qui me surprirent étrangement. Il ignoraitdes faits d’une évidence géométrique&|160;; il avait peur des gensinstruits&|160;; les supériorités, il les niait&|160;; il semoquait, peut-être avec raison, des progrès&|160;; enfin jereconnus en lui une grande quantité de fibres douloureuses quiobligeaient à prendre tant de précautions pour ne le point blesser,qu’une conversation suivie devenait un travail d’esprit. Quandj’eus pour ainsi dire palpé ses défauts, je m’y pliai avec autantde souplesse qu’en mettait la comtesse à les caresser. A une autreépoque de ma vie, je l’eusse indubitablement froissé, mais, timidecomme un enfant, croyant ne rien savoir, ou croyant que les hommesfaits savaient tout, je m’ébahissais des merveilles obtenues àClochegourde par ce patient agriculteur. J’écoutais ses plans avecadmiration. Enfin, flatterie involontaire qui me valut labienveillance du vieux gentilhomme, j’enviais cette jolie terre, saposition, ce paradis terrestre en le mettant bien au-dessus deFrapesle.

— Frapesle, lui dis-je, est une massive argenterie, maisClochegourde est un écran de pierres précieuses&|160;!

Phrase qu’il répéta souvent depuis en citant l’auteur.

— Hé&|160;! bien, avant que nous y vinssions, c’était unedésolation, disait-il.

J’étais tout oreilles quand il me parlait de ses semis, de sespépinières. Neuf aux travaux de la campagne, je l’accablais dequestions sur les prix des choses, sur les moyens d’exploitation,et il me parut heureux d’avoir à m’apprendre tant de détails.

— Que vous enseigne-t-on donc&|160;? me demandait-il avecétonnement.

Dès cette première journée, le comte dit à sa femme enrentrant&|160;:

— Monsieur Félix est un charmant jeune homme&|160;!

Le soir, j’écrivis à ma mère de m’envoyer des habillements et dulinge, en lui annonçant que je restais à Frapesle. Ignorant lagrande révolution qui s’accomplissait alors, et ne comprenant pasl’influence qu’elle devait exercer sur mes destinées, je croyaisretourner à Paris pour y achever mon Droit et l’Ecole ne reprenaitses cours que dans les premiers jours du mois de novembre, j’avaisdonc deux mois et demi devant moi.

Pendant les premiers moments de mon séjour, je tentai de m’unirintimement au comte, et ce fut un temps d’impressions cruelles. Jedécouvris en cet homme une irascibilité sans cause, une promptituded’action dans un cas désespéré, qui m’effrayèrent. Il serencontrait en lui des retours soudains du gentilhomme si valeureuxà l’armée de Condé, quelques éclairs paraboliques de ces volontésqui peuvent, au jour des circonstances graves, trouer la politiqueà la manière des bombes, et qui, par les hasards de la droiture etdu courage, font d’un homme condamné à vivre dans sa gentilhommièreun d’Elbée, un Bonchamp, un Charette. Devant certainessuppositions, son nez se contractait, son front s’éclairait, et sesyeux lançaient une foudre aussitôt amollie. J’avais peur qu’ensurprenant le langage de mes yeux, monsieur de Mortsauf ne me tuâtsans réflexion. A cette époque, j’étais exclusivement tendre. Lavolonté, qui modifie si étrangement les hommes, commençaitseulement à poindre en moi. Mes excessifs désirs m’avaientcommuniqué ces rapides ébranlements de la sensibilité quiressemblent aux secousses de la peur. La lutte ne me faisait pastrembler, mais je ne voulais pas perdre la vie sans avoir goûté lebonheur d’un amour partagé. Les difficultés et mes désirsgrandissaient sur deux lignes parallèles. Comment parler de messentiments&|160;? J’étais en proie à de navrantes perplexités.J’attendais un hasard, j’observais, je me familiarisais avec lesenfants de qui je me fis aimer, je tâchais de m’identifier auxchoses de la maison. Insensiblement le comte se contint moins avecmoi. Je connus donc ses soudains changements d’humeur, sesprofondes tristesses sans motif, ses soulèvements brusques, sesplaintes amères et cassantes, sa froideur haineuse, ses mouvementsde folie réprimés, ses gémissements d’enfant, ses cris d’homme audésespoir, ses colères imprévues. La nature morale se distingue dela nature physique en ceci, que rien n’y est absolu&|160;:l’intensité des effets est en raison de la portée des caractères,ou des idées que nous groupons autour d’un fait. Mon maintien àClochegourde, l’avenir de ma vie, dépendaient de cette volontéfantasque. Je ne saurais vous exprimer quelles angoisses pressaientmon âme, alors aussi facile à s’épanouir qu’à se contracter, quanden entrant, je me disais&|160;: Comment va-t-il me recevoir&|160;?Quelle anxiété de cœur me brisait alors que tout à coup un orages’amassait sur ce front neigeux&|160;! C’était un qui-vivecontinuel. Je tombai donc sous le despotisme de cet homme. Messouffrances me firent deviner celles de madame de Mortsauf. Nouscommençâmes à échanger des regards d’intelligence, mes larmescoulaient quelquefois quand elle retenait les siennes. La comtesseet moi, nous nous éprouvâmes ainsi par la douleur. Combien dedécouvertes n’ai je pas faites durant ces quarante premiers jourspleins d’amertumes réelles, de joies tacites, d’espérances tantôtabîmées, tantôt surnageant&|160;! Un soir je la trouvaireligieusement pensive devant un coucher de soleil qui rougissaitsi voluptueusement les cimes en laissant voir la vallée comme unlit, qu’il était impossible de ne pas écouter la voix de cetéternel Cantique des Cantiques par lequel la nature convie sescréatures à l’amour. La jeune fille reprenait-elle des illusionsenvolées&|160;? la femme souffrait-elle de quelque comparaisonsecrète&|160;? Je crus voir dans sa pose un abandon profitable auxpremiers aveux, et lui dis&|160;: — Il est des journéesdifficiles&|160;!

— Vous avez lu dans mon âme, me dit-elle, maiscomment&|160;?

— Nous nous touchons par tant de points&|160;! répondis-je.N’appartenons-nous pas au petit nombre de créatures privilégiéespour la douleur et pour le plaisir, de qui les qualités sensiblesvibrent toutes à l’unisson en produisant de grands retentissementsintérieurs, et dont la nature nerveuse est en harmonie constanteavec le principe des choses&|160;! Mettez-les dans un milieu oùtout est dissonance, ces personnes souffrent horriblement, commeaussi leur plaisir va jusqu’à l’exaltation quand elles rencontrentles idées, les sensations ou les êtres qui leur sont sympathiques.Mais il est pour nous un troisième état dont les malheurs ne sontconnus que des âmes affectées par la même maladie, et chezlesquelles se rencontrent de fraternelles compréhensions. Il peutnous arriver de n’être impressionnés ni en bien ni en mal. Un orgueexpressif doué de mouvement s’exerce alors en nous dans le vide, sepassionne sans objet, rend des sons sans produire de mélodie, jettedes accents qui se perdent dans le silence&|160;! espèce decontradiction terrible d’une âme qui se révolte contre l’inutilitédu néant. Jeux accablants dans lesquels notre puissance s’échappetout entière sans aliment, comme le sang par une blessure inconnue.La sensibilité coule à torrents, il en résulte d’horriblesaffaiblissements, d’indicibles mélancolies pour lesquelles leconfessionnal n’a pas d’oreilles. N’ai-je pas exprimé nos communesdouleurs&|160;?

Elle tressaillit, et, sans cesser de regarder le couchant, elleme répondit&|160;: — Comment si jeune savez-vous ces choses&|160;?Avez-vous donc été femme&|160;?

— Ah&|160;! lui répondis-je d’une voix émue, mon enfance a étécomme une longue maladie.

— J’entends tousser Madeleine, me dit-elle en me quittant avecprécipitation.

La comtesse me vit assidu chez elle sans en prendre del’ombrage, par deux raisons. D’abord elle était pure comme unenfant, et sa pensée ne se jetait dans aucun écart. Puis j’amusaisle comte, je fus une pâture à ce lion sans ongles et sans crinière.Enfin, j’avais fini par trouver une raison de venir qui nous parutplausible à tous. Je ne savais pas le trictrac, monsieur deMortsauf me proposa de me l’enseigner, j’acceptai. Dans le momentoù se fit notre accord, la comtesse ne put s’empêcher de m’adresserun regard de compassion qui voulait dire&|160;:  » Mais vous vousjetez dans la gueule du loup&|160;!  » Si je n’y compris riend’abord, le troisième jour je sus à quoi je m’étais engagé. Mapatience que rien ne lasse, ce fruit de mon enfance, se mûritpendant ce temps d’épreuves. Ce fut un bonheur pour le comte que dese livrer à de cruelles railleries quand je ne mettais pas enpratique le principe ou la règle qu’il m’avait expliqué&|160;; sije réfléchissais, il se plaignait de l’ennui que cause un jeulent&|160;; si je jouais vite, il se fâchait d’être pressé&|160;;si je faisais des écoles, il me disait, en en profitant, que je medépêchais trop. Ce fut une tyrannie de magister, un despotisme deférule dont je ne puis vous donner une idée qu’en me comparant àEpictète tombé sous le joug d’un enfant méchant. Quand nous jouâmesde l’argent, ses gains constants lui causèrent des joiesdéshonorantes, mesquines. Un mot de sa femme me consolait de tout,et le rendait promptement au sentiment de la politesse et desconvenances. Bientôt je tombai dans les brasiers d’un suppliceimprévu. A ce métier, mon argent s’en alla. Quoique le comte restâttoujours entre sa femme et moi jusqu’au moment où je les quittais,quelquefois fort tard, j’avais toujours l’espérance de trouver unmoment où je me glisserais dans son cœur&|160;; mais pour obtenircette heure attendue avec la douloureuse patience du chasseur, nefallait-il pas continuer ces taquines parties où mon âme étaitconstamment déchirée, et qui emportaient tout mon argent&|160;!Combien de fois déjà n’étions-nous pas demeurés silencieux, occupésà regarder un effet de soleil dans la prairie, des nuées dans unciel gris, les collines vaporeuses, ou les tremblements de la lunedans les pierreries de la rivière, sans nous dire autre choseque&|160;: — La nuit est belle&|160;!

— La nuit est femme, madame.

— Quelle tranquillité&|160;!

— Oui, l’on ne peut pas être tout à fait malheureux ici.

A cette réponse elle revenait à sa tapisserie. J’avais fini parentendre en elle des remuements d’entrailles causés par uneaffection qui voulait sa place. Sans argent, adieu les soirées.J’avais écrit à ma mère de m’en envoyer&|160;; ma mère me gronda,et ne m’en donna pas pour huit jours. A qui donc en demander&|160;?Et il s’agissait de ma vie&|160;! Je retrouvais donc, au sein demon premier grand bonheur, les souffrances qui m’avaient assaillipartout&|160;; mais à Paris, au collége, à la pension, j’y avaiséchappé par une pensive abstinence, mon malheur avait éténégatif&|160;; à Frapesle il devint actif&|160;; je connus alorsl’envie du vol, ces crimes rêvés, ces épouvantables rages quisillonnent l’âme et que nous devons étouffer sous peine de perdrenotre propre estime. Les souvenirs des cruelles méditations, desangoisses que m’imposa la parcimonie de ma mère, m’ont inspiré pourles jeunes gens la sainte indulgence de ceux qui, sans avoirfailli, sont arrivés sur le bord de l’abîme comme pour en mesurerla profondeur. Quoique ma probité, nourrie de sueurs froides, sesoit fortifiée en ces moments où la vie s’entr’ouvre et laisse voirl’aride gravier de son lit, toutes les fois que la terrible justicehumaine a tiré son glaive sur le cou d’un homme, je me suisdit&|160;: Les lois pénales ont été faites par des gens qui n’ontpas connu le malheur. En cette extrémité, je découvris, dans labibliothèque de monsieur de Chessel, le traité du trictrac, etl’étudiai&|160;; puis mon hôte voulut bien me donner quelquesleçons&|160;; moins durement mené, je pus faire des progrès,appliquer les règles et les calculs que j’appris par cœur. En peude jours je fus en état de dompter mon maître&|160;; mais quand jele gagnai, son humeur devint exécrable&|160;; ses yeux étincelèrentcomme ceux des tigres, sa figure se crispa, ses sourcils jouèrentcomme je n’ai vu jouer les sourcils de personne. Ses plaintesfurent celles d’un enfant gâté. Parfois il jetait les dés, semettait en fureur, trépignait, mordait son cornet et me disait desinjures. Ces violences eurent un terme. Quand j’eus acquis un jeusupérieur, je conduisis la bataille à mon gré&|160;; je m’arrangeaipour qu’à la fin tout fût à peu près égal, en le laissant gagnerdurant la première moitié de la partie, et rétablissant l’équilibrependant la seconde moitié. La fin du monde aurait moins surpris lecomte que la rapide supériorité de son écolier&|160;: mais il ne lareconnut jamais. Le dénoûment constant de nos parties fut unepâture nouvelle dont son esprit s’empara.

— Décidément, disait-il, ma pauvre tête se fatigue. Vous gagneztoujours vers la fin de la partie, parce qu’alors j’ai perdu mesmoyens.

La comtesse, qui savait le jeu, s’aperçut de mon manége dès lapremière fois, et devina d’immenses témoignages d’affection. Cesdétails ne peuvent être appréciés que par ceux à qui les horriblesdifficultés du trictrac sont connues. Que ne disait pas cettepetite chose&|160;! Mais l’amour, comme le Dieu de Bossuet, metau-dessus des plus riches victoires le verre d’eau du pauvre,l’effort du soldat qui périt ignoré. La comtesse me jeta l’un deces remercîments muets qui brisent un cœur jeune&|160;: ellem’accorda le regard qu’elle réservait à ses enfants&|160;! Depuiscette bienheureuse soirée, elle me regarda toujours en me parlant.Je ne saurais expliquer dans quel état je fus en m’en allant. Monâme avait absorbé mon corps, je ne pesais pas, je ne marchaispoint, je volais. Je sentais en moi-même ce regard, il m’avaitinondé de lumière, comme son ’’ adieu, monsieur’’&|160;! avait faitretentir en mon âme les harmonies que contient l’’’ O filii, ôfilioe’’&|160;! de la résurrection pascale. Je naissais à unenouvelle vie. J’étais donc quelque chose pour elle&|160;! Jem’endormis en des langes de pourpre. Des flammes passèrent devantmes yeux fermés en se poursuivant dans les ténèbres comme les jolisvermisseaux de feu qui courent les uns après les autres sur lescendres du papier brûlé. Dans mes rêves, sa voix devint je ne saisquoi de palpable, une atmosphère qui m’enveloppa de lumière et deparfums, une mélodie qui me caressa l’esprit. Le lendemain, sonaccueil exprima la plénitude des sentiments octroyés, et je fus dèslors initié dans les secrets de sa voix. Ce jour devait être un desplus marquants de ma vie. Après le dîner, nous nous promenâmes surles hauteurs, nous allâmes dans une lande où rien ne pouvait venir,le sol en était pierreux, desséché, sans terre végétale&|160;;néanmoins il s’y trouvait quelques chênes et des buissons pleins desinelles&|160;; mais, au lieu d’herbes, s’étendait un tapis demousses fauves, crépues, allumées par les rayons du soleilcouchant, et sur lequel les pieds glissaient. Je tenais Madeleinepar la main pour la soutenir, et madame de Mortsauf donnait le brasà Jacques. Le comte, qui allait en avant, se retourna, frappa laterre avec sa canne, et me dit avec un accent horrible&|160;: —Voilà ma vie&|160;! Oh&|160;! mais avant de vous avoir connue,reprit-il en jetant un regard d’excuse sur sa femme. Réparationtardive, la comtesse avait pâli. Quelle femme n’aurait pas chancelécomme elle en recevant ce coup&|160;?

— Quelles délicieuses odeurs arrivent ici, et les beaux effetsde lumière&|160;! m’écriai-je&|160;; je voudrais bien avoir à moicette lande, j’y trouverais peut-être des trésors en lasondant&|160;; mais la plus certaine richesse serait votrevoisinage. Qui d’ailleurs ne payerait pas cher une vue siharmonieuse à l’œil, et cette rivière serpentine où l’âme se baigneentre les frênes et les aulnes. Voyez la différence desgoûts&|160;? Pour vous, ce coin de terre est une lande&|160;; pourmoi, c’est un paradis.

Elle me remercia par un regard.

— Eglogue&|160;! fit-il d’un ton amer, ici n’est pas la vie d’unhomme qui porte votre nom. Puis il s’interrompit et dit&|160;: —Entendez-vous les cloches d’Azay&|160;? J’entends positivementsonner des cloches.

Madame de Mortsauf me regarda d’un air effrayé, Madeleine meserra la main.

— Voulez-vous que nous rentrions faire un trictrac&|160;? luidis-je, le bruit des dés vous empêchera d’entendre celui descloches.

Nous revînmes à Clochegourde en parlant à bâtons rompus. Lecomte se plaignait de douleurs vives sans les préciser. Quand nousfûmes au salon, il y eut entre nous tous une indéfinissableincertitude. Le comte était plongé dans un fauteuil, absorbé dansune contemplation respectée par sa femme, qui se connaissait auxsymptômes de la maladie et savait en prévoir les accès. J’imitaison silence. Si elle ne me pria point de m’en aller, peut-êtrecrut-elle que la partie de trictrac égaierait le comte etdissiperait ces fatales susceptibilités nerveuses dont les éclatsla tuaient. Rien n’était plus difficile que de faire faire au comtecette partie de trictrac, dont il avait toujours grande envie.Semblable à une petite maîtresse, il voulait être prié, forcé, pourne pas avoir l’air d’être obligé, peut-être par cela même qu’il enétait ainsi. Si, par suite d’une conversation intéressante,j’oubliais pour un moment mes ’’ salamalek’’ , il devenaitmaussade, âpre, blessant, et s’irritait de la conversation encontredisant tout. Averti par sa mauvaise humeur, je lui proposaisune partie&|160;; alors il coquetait&|160;:  » D’abord il était troptard, disait-il, puis je ne m’en souciais pas.  » Enfin dessimagrées désordonnées, comme chez les femmes qui finissent parvous faire ignorer leurs véritables désirs. Je m’humiliais, je lesuppliais de m’entretenir dans une science si facile à oublierfaute d’exercice. Cette fois j’eus besoin d’une gaieté folle pourle décider à jouer. Il se plaignait d’étourdissements quil’empêcheraient de calculer, il avait le crâne serré comme dans unétau, il entendait des sifflements, il étouffait et poussait dessoupirs énormes. Enfin il consentit à s’attabler. Madame deMortsauf nous quitta pour coucher ses enfants et faire dire lesprières à sa maison. Tout alla bien pendant son absence, jem’arrangeai pour que monsieur de Mortsauf gagnât, et son bonheur ledérida brusquement. Le passage subit d’une tristesse qui luiarrachait de sinistres prédictions sur lui-même, à cette joied’homme ivre, à ce rire fou et presque sans raison, m’inquiéta, meglaça. Je ne l’avais jamais vu dans un accès si franchement accusé.Notre connaissance intime avait porté ses fruits, il ne se gênaitplus avec moi. Chaque jour il essayait de m’envelopper dans satyrannie, d’assurer une nouvelle pâture à son humeur, car il semblevraiment que les maladies morales soient des créatures qui ontleurs appétits, leurs instincts, et veulent augmenter l’espace deleur empire comme un propriétaire veut augmenter son domaine. Lacomtesse descendit, et vint près du trictrac pour mieux éclairer satapisserie, mais elle se mit à son métier dans une appréhension maldéguisée. Un coup funeste, et que je ne pus empêcher, changea laface du comte&|160;: de gaie, elle devint sombre&|160;; de pourpre,elle devint jaune, ses yeux vacillèrent. Puis arriva un derniermalheur que je ne pouvais ni prévoir ni réparer. Monsieur deMortsauf amena pour lui-même un de foudroyant qui décida sa ruine.Aussitôt il se leva, jeta la table sur moi, la lampe à terre,frappa du poing sur la console, et sauta par le salon, je nesaurais dire qu’il marcha. Le torrent d’injures, d’imprécations,d’apostrophes, de phrases incohérentes qui sortit de sa bouche,aurait fait croire à quelque antique possession, comme au MoyenAge. Jugez de mon attitude&|160;!

— Allez dans le jardin, me dit elle en me pressant la main.

Je sortis sans que le comte s’aperçût de ma disparition. De laterrasse où je me rendis à pas lents, j’entendis les éclats de savoix et ses gémissements qui partaient de sa chambre contiguë à lasalle à manger. A travers la tempête, j’entendis aussi la voix del’ange qui, par intervalles, s’élevait comme un chant de rossignolau moment où la pluie va cesser. Je me promenais sous les acaciaspar la plus belle nuit du mois d’août finissant, en attendant quela comtesse m’y rejoignît. Elle allait venir, son geste me l’avaitpromis.

Depuis quelques jours une explication flottait entre nous, etsemblait devoir éclater au premier mot qui ferait jaillir la sourcetrop pleine en nos âmes. Quelle honte retardait l’heure de notreparfaite entente&|160;? Peut-être aimait-elle autant que jel’aimais ce tressaillement semblable aux émotions de la peur, quimeurtrit la sensibilité, pendant ces moments où l’on retient sa vieprès de déborder, où l’on hésite à dévoiler son intérieur, enobéissant à la pudeur qui agite les jeunes filles avant qu’elles nese montrent à l’époux aimé. Nous avions agrandi nous-mêmes par nospensées accumulées cette première confidence devenue nécessaire.Une heure se passa. J’étais assis sur la balustrade en briques,quand le retentissement de son pas mêlé au bruit onduleux de larobe flottante anima l’air calme du soir. C’est des sensationsauxquelles le cœur ne suffit pas.

— Monsieur de Mortsauf est maintenant endormi, me dit-elle.Quand il est ainsi, je lui donne une tasse d’eau dans laquelle on afait infuser quelques têtes de pavots, et les crises sont assezéloignées pour que ce remède si simple ait toujours la même vertu.Monsieur, me dit-elle en changeant de ton et prenant sa pluspersuasive inflexion de voix, un hasard malheureux vous a livré dessecrets jusqu’ici soigneusement gardés, promettez-moi d’ensevelirdans votre cœur le souvenir de cette scène. Faites-le pour moi, jevous en prie. Je ne vous demande pas de serment, dites-moi le ’’oui’’ de l’homme d’honneur, je serai contente.

— Ai-je donc besoin de prononcer ce ’’ oui’’&|160;? lui dis-je.Ne nous sommes-nous jamais compris&|160;?

— Ne jugez point défavorablement monsieur de Mortsauf en voyantles effets de longues souffrances endurées pendant l’émigration,reprit-elle. Demain il ignorera complétement les choses qu’il auradites, et vous le trouverez excellent et affectueux.

— Cessez, madame, lui répondis-je, de vouloir justifier lecomte, je ferai tout ce que vous voudrez. Je me jetterais àl’instant dans l’Indre, si je pouvais ainsi renouveler monsieur deMortsauf et vous rendre à une vie heureuse. La seule chose que jene puisse refaire est mon opinion, rien n’est plus fortement tissuen moi. Je vous donnerais ma vie, je ne puis vous donner maconscience&|160;; je puis ne pas l’écouter, mais puis-je l’empêcherde parler&|160;? or, dans mon opinion, monsieur de Mortsaufest…

— Je vous entends, dit-elle, en m’interrompant avec unebrusquerie insolite, vous avez raison. Le comte est nerveux commeune petite maîtresse, reprit-elle pour adoucir l’idée de la folieen adoucissant le mot, mais il n’est ainsi que par intervalles, unefois au plus par année, lors des grandes chaleurs. Combien de mauxa causés l’émigration&|160;! Combien de belles existencesperdues&|160;! Il eût été, j’en suis certaine, un grand homme deguerre, l’honneur de son pays.

— Je le sais, lui dis-je en l’interrompant à mon tour, et luifaisant comprendre qu’il était inutile de me tromper.

Elle s’arrêta, posa l’une de ses mains sur son front, et medit&|160;: — Qui vous a donc ainsi produit dans notreintérieur&|160;? Dieu veut-il m’envoyer un secours, une vive amitiéqui me soutienne&|160;? reprit-elle en appuyant sa main sur lamienne avec force, car vous êtes bon, généreux… Elle leva les yeuxvers le ciel, comme pour invoquer un visible témoignage qui luiconfirmât ses secrètes espérances, et les reporta sur moi.Electrisé par ce regard qui jetait une âme dans la mienne, j’eus,selon la jurisprudence mondaine, un manque de tact&|160;; mais,chez certaines âmes, n’est-ce pas souvent précipitation généreuseau-devant d’un danger, envie de prévenir un choc, crainte d’unmalheur qui n’arrive pas, et plus souvent encore n’est-ce pasl’interrogation brusque faite à un cœur, un coup donné pour savoirs’il résonne à l’unisson&|160;? Plusieurs pensées s’élevèrent enmoi comme des lueurs, et me conseillèrent de laver la tache quisouillait ma candeur, au moment où je prévoyais une complèteinitiation.

— Avant d’aller plus loin, lui dis-je d’une voix altérée par despalpitations facilement entendues dans le profond silence où nousétions, permettez-moi de purifier un souvenir du passé&|160;?

— Taisez-vous, me dit-elle vivement en me mettant sur les lèvresun doigt qu’elle ôta aussitôt. Elle me regarda fièrement comme unefemme trop haut située pour que l’injure puisse l’atteindre, et medit d’une voix troublée&|160;: — Je sais de quoi vous voulezparler. Il s’agit du premier, du dernier, du seul outrage quej’aurai reçu&|160;! Ne parlez jamais de ce bal. Si la chrétiennevous a pardonné, la femme souffre encore.

— Ne soyez pas plus impitoyable que ne l’est Dieu, lui dis-je engardant entre mes cils les larmes qui me vinrent aux yeux.

— Je dois être plus sévère, je suis plus faible,répondit-elle.

— Mais, repris-je avec une manière de révolte enfantine,écoutez-moi, quand ce ne serait que pour la première, la dernièreet la seule fois de votre vie.

— Eh&|160;! bien, dit-elle, parlez&|160;! Autrement, vouscroiriez que je crains de vous entendre.

Sentant alors que ce moment était unique en notre vie, je luidis avec cet accent qui commande l’attention, que les femmes au balm’avaient été toutes indifférentes comme celles que j’avaisaperçues jusqu’alors&|160;; mais qu’en la voyant, moi de qui la vieétait si studieuse, de qui l’âme était si peu hardie, j’avais étécomme emporté par une frénésie qui ne pouvait être condamnée quepar ceux qui ne l’avaient jamais éprouvée, que jamais cœur d’hommene fut si bien empli du désir auquel ne résiste aucune créature etqui fait tout vaincre, même la mort…

— Et le mépris&|160;? dit-elle en m’arrêtant.

— Vous m’avez donc méprisé&|160;? lui demandai-je.

— Ne parlons plus de ces choses, dit-elle.

— Mais parlons-en&|160;! lui répondis-je avec une exaltationcausée par une douleur surhumaine. Il s’agit de tout moi-même, dema vie inconnue, d’un secret que vous devez connaître&|160;;autrement je mourrais de désespoir&|160;! Ne s’agit-il pas aussi devous, qui, sans le savoir, avez été la Dame aux mains de laquellereluit la couronne promise aux vainqueurs du tournoi.

Je lui contai mon enfance et ma jeunesse, non comme je vous l’aidite, en la jugeant à distance&|160;; mais avec les parolesardentes du jeune homme de qui les blessures saignaient encore. Mavoix retentit comme la hache des bûcherons dans une forêt. Devantelle tombèrent à grand bruit les années mortes, les longuesdouleurs qui les avaient hérissées de branches sans feuillages. Jelui peignis avec des mots enfiévrés une foule de détails terriblesdont je vous ai fait grâce. J’étalai le trésor de mes vœuxbrillants, l’or vierge de mes désirs, tout un cœur brûlant conservésous les glaces de ces Alpes entassées par un continuel hiver.Lorsque, courbé sous le poids de mes souffrances redites avec lescharbons d’Isaïe, j’attendis un mot de cette femme qui m’écoutaitla tête baissée, elle éclaira les ténèbres par un regard, elleanima les mondes terrestres et divins par un seul mot.

— Nous avons eu la même enfance&|160;! dit-elle en me montrantun visage où reluisait l’auréole des martyrs. Après une pause oùnos âmes se marièrent dans cette même pensée consolante&|160;: Jen’étais donc pas seul à souffrir&|160;! la comtesse me dit de savoix réservée pour parler à ses chers petits, comment elle avait eule tort d’être une fille quand les fils étaient morts. Ellem’expliqua les différences que son état de fille sans cesseattachée aux flancs d’une mère mettait entre ses douleurs et cellesd’un enfant jeté dans le monde des colléges. Ma solitude avait étécomme un paradis, comparée au contact de la meule sous laquelle sonâme fut sans cesse meurtrie, jusqu’au jour où sa véritable mère, sabonne tante l’avait sauvée en l’arrachant à ce supplice dont elleme raconta les renaissantes douleurs. C’était les inexplicablespointilleries insupportables aux natures nerveuses qui ne reculentpas devant un coup de poignard et meurent sous l’épée deDamoclès&|160;: tantôt une expansion généreuse arrêtée par un ordreglacial, tantôt un baiser froidement reçu&|160;; un silence imposé,reproché tour à tour&|160;; des larmes dévorées qui lui restaientsur le cœur&|160;; enfin les mille tyrannies du couvent, cachéesaux yeux des étrangers sous les apparences d’une maternitéglorieusement exaltée. Sa mère tirait vanité d’elle, et lavantait&|160;; mais elle payait cher le lendemain ces flatteriesnécessaires au triomphe de l’Institutrice. Quand, à forced’obéissance et de douceur, elle croyait avoir vaincu le cœur de lamère, et qu’elle s’ouvrait à elle, le tyran reparaissait armé deces confidences. Un espion n’eût pas été si lâche ni si traître.Tous ses plaisirs de jeune fille, ses fêtes lui avaient étéchèrement vendues, car elle était grondée d’avoir été heureuse,comme elle l’eût été pour une faute. Jamais les enseignements de sanoble éducation ne lui avaient été donnés avec amour, mais avec uneblessante ironie. Elle n’en voulait point à sa mère, elle sereprochait seulement de ressentir moins d’amour que de terreur pourelle. Peut-être, pensait cet ange, ces sévérités étaient-ellesnécessaires&|160;? ne l’avaient-elles pas préparée à sa vieactuelle&|160;? En l’écoutant, il me semblait que la harpe de Jobde laquelle j’avais tiré de sauvages accords, maintenant maniée pardes doigts chrétiens, y répondait en chantant les litanies de laVierge au pied de la croix.

— Nous vivions dans la même sphère avant de nous retrouver ici,vous partie de l’orient et moi de l’occident.

Elle agita la tête par un mouvement désespéré&|160;: — A vousl’orient, à moi l’occident, dit-elle. Vous vivrez heureux, jemourrai de douleur&|160;! Les hommes font eux-mêmes les événementsde leur vie, et la mienne est à jamais fixée. Aucune puissance nepeut briser cette lourde chaîne à laquelle la femme tient par unanneau d’or, emblème de la pureté des épouses.

Nous sentant alors jumeaux du même sein, elle ne conçut pointque les confidences se fissent à demi entre frères abreuvés auxmêmes sources. Après le soupir naturel aux cœurs purs au moment oùils s’ouvrent, elle me raconta les premiers jours de son mariage,ses premières déceptions, tout le ’’ renouveau’’ du malheur. Elleavait, comme moi, connu les petits faits, si grands pour les âmesdont la limpide substance est ébranlée tout entière au moindrechoc, de même qu’une pierre jetée dans un lac en agite également lasurface et la profondeur. En se mariant, elle possédait sesépargnes, ce peu d’or qui représente les heures joyeuses&|160;; lesmille désirs du jeune âge&|160;; en un jour de détresse, ellel’avait généreusement donné sans dire que c’était des souvenirs etnon des pièces d’or&|160;; jamais son mari ne lui en avait tenucompte, il ne se savait pas son débiteur&|160;! En échange de cetrésor englouti dans les eaux dormantes de l’oubli, elle n’avaitpas obtenu ce regard mouillé qui solde tout, qui pour les âmesgénéreuses est comme un éternel joyau dont les feux brillent auxjours difficiles. Comme elle avait marché de douleur endouleur&|160;! Monsieur de Mortsauf oubliait de lui donner l’argentnécessaire à la maison&|160;; il se réveillait d’un rêve quand,après avoir vaincu toutes ses timidités de femme, elle lui endemandait&|160;; et jamais il ne lui avait une seule fois évité cescruels serrements de cœur&|160;! Quelle terreur vint la saisir aumoment où la nature maladive de cet homme ruiné s’étaitdévoilée&|160;! elle avait été brisée par le premier éclat de sesfolles colères. Par combien de réflexions dures n’avait-elle pointpassé avant de regarder comme nul son mari, cette imposante figurequi domine l’existence d’une femme&|160;! De quelles horriblescalamités furent suivies ses deux couches&|160;! Quel saisissementà l’aspect de deux enfants mort-nés&|160;? Quel courage pour sedire&|160;:  » Je leur soufflerai la vie je les enfanterai denouveau tous les jours&|160;?  » Puis quel désespoir de sentir unobstacle dans le cœur et dans la main d’où les femmes tirent leurssecours&|160;! Elle avait vu cet immense malheur déroulant sessavanes épineuses à chaque difficulté vaincue. A la montée dechaque rocher, elle avait aperçu de nouveaux déserts à franchirjusqu’au jour où elle eut bien connu son mari, l’organisation deses enfants, et le pays où elle devait vivre&|160;; jusqu’au jouroù, comme l’enfant arraché par Napoléon aux tendres soins du logis,elle eut habitué ses pieds à marcher dans la boue et dans la neige,accoutumé son front aux boulets, toute sa personne à la passiveobéissance du soldat. Ces choses que je vous résume, elle me lesdit alors dans leur ténébreuse étendue, avec leur cortège de faitsdésolants, de batailles conjugales perdues, d’essaisinfructueux.

— Enfin, me dit elle en terminant, il faudrait demeurer iciquelques mois pour savoir combien de peines me coûtent lesaméliorations de Clochegourde, combien de patelineries fatigantespour lui faire vouloir la chose la plus utile à ses intérêts&|160;!Quelle malice d’enfant le saisit quand une chose due à mes conseilsne réussit pas tout d’abord&|160;! Avec quelle joie il s’attribuele bien&|160;! Quelle patience m’est nécessaire pour toujoursentendre des plaintes quand je me tue à lui sarcler ses heures, àlui embaumer son air, à lui sabler, à lui fleurir les chemins qu’ila semés de pierres. Ma récompense est ce terrible refrain&|160;: « — Je vais mourir, la vie me pèse&|160;!  » S’il a le bonheur d’avoirdu monde chez lui, tout s’efface, il est gracieux et poli. Pourquoin’est-il pas ainsi pour sa famille&|160;? Je ne sais commentexpliquer ce manque de loyauté chez un homme parfois vraimentchevaleresque. Il est capable d’aller secrètement à franc étrier mechercher à Paris une parure comme il le fit dernièrement pour lebal de la ville. Avare pour sa maison, il serait prodigue pour moi,si je le voulais. Ce devrait être l’inverse&|160;: je n’ai besoinde rien, et sa maison est lourde. Dans le désir de lui rendre lavie heureuse, et sans songer que je serais mère, peut-être l’ai-jehabitué à me prendre pour sa victime&|160;; moi qui en usant dequelques cajoleries, le mènerais comme un enfant, si je pouvaism’abaisser à jouer un rôle qui me semble infâme&|160;! Maisl’intérêt de la maison exige que je sois calme et sévère comme unestatue de la Justice, et cependant, moi aussi, j’ai l’âme expansiveet tendre&|160;!

— Pourquoi, lui dis-je, n’usez-vous pas de cette influence pourvous rendre maîtresse de lui, pour le gouverner&|160;?

— S’il ne s’agissait que de moi seule, je ne saurais ni vaincreson silence obtus, opposé pendant des heures entières à desarguments justes, ni répondre à des observations sans logique, devéritables raisons d’enfant. Je n’ai de courage ni contre lafaiblesse ni contre l’enfance&|160;; elles peuvent me frapper sansque je leur résiste&|160;; peut-être opposerais-je la force à laforce, mais je suis sans énergie contre ceux que je plains. S’ilfallait contraindre Madeleine à quelque chose pour la sauver jemourrais avec elle. La pitié détend toutes mes fibres et mollifiemes nerfs. Aussi les violentes secousses de ces dix annéesm’ont-elles abattue, maintenant ma sensibilité si souvent attaquéeest parfois sans consistance, rien ne la régénère&|160;; parfoisl’énergie, avec laquelle je supportais les orages, me manque. Oui,parfois je suis vaincue. Faute de repos et de bains de mer où jeretremperais mes fibres, je périrai. Monsieur de Mortsauf m’auratuée et il mourra de ma mort.

— Pourquoi ne quittez-vous pas Clochegourde pour quelquesmois&|160;? Pourquoi n’iriez-vous pas, accompagnée de vos enfants,au bord de la mer&|160;?

— D’abord, monsieur de Mortsauf se croirait perdu si jem’éloignais. Quoiqu’il ne veuille pas croire à sa situation, il ena la conscience. Il se rencontre en lui l’homme et le malade, deuxnatures différentes dont les contradictions expliquent bien desbizarreries&|160;! Puis, il aurait raison de trembler. Tout iraitmal ici. Vous avez vu peut-être en moi la mère de famille occupée àprotéger ses enfants contre le milan qui plane sur eux. Tâcheécrasante, augmentée des soins exigés par monsieur de Mortsauf quiva toujours demandant&|160;: — Où est madame&|160;? Ce n’est rien.Je suis aussi le précepteur de Jacques, la gouvernante deMadeleine. Ce n’est rien encore&|160;! Je suis intendant etrégisseur. Vous connaîtrez un jour la portée de mes paroles quandvous saurez que l’exploitation d’une terre est ici la plusfatigante des industries. Nous avons peu de revenus en argent, nosfermes sont cultivées à moitié, système qui veut une surveillancecontinuelle. Il faut vendre soi-même ses grains, ses bestiaux, sesrécoltes de toute nature. Nous avons pour concurrents nos propresfermiers qui s’entendent au cabaret avec les consommateurs et fontles prix après avoir vendu les premiers. Je vous ennuierais si jevous expliquais les mille difficultés de notre agriculture. Quelque soit mon dévouement, je ne puis veiller à ce que nos colonsn’amendent pas leurs propres terres avec nos fumiers&|160;; je nepuis, ni aller voir si nos métiviers ne s’entendent pas avec euxlors du partage des récoltes, ni savoir le moment opportun pour lavente. Or, si vous venez à penser au peu de mémoire de monsieur deMortsauf, aux peines que vous m’avez vue prendre pour l’obliger às’occuper de ses affaires, vous comprendrez la lourdeur de monfardeau, l’impossibilité de le déposer un moment. Si jem’absentais, nous serions ruinés. Personne ne l’écouterait&|160;;la plupart du temps, ses ordres se contredisent&|160;; d’ailleurspersonne ne l’aime, il est trop grondeur, il fait tropl’absolu&|160;; puis, comme tous les gens faibles, il écoute tropfacilement ses inférieurs pour inspirer autour de lui l’affectionqui unit les familles. Si je partais, aucun domestique ne resteraitici huit jours. Vous voyez bien que je suis attachée à Clochegourdecomme ces bouquets de plomb le sont à nos toits. Je n’ai pas eud’arrière-pensée avec vous, monsieur. Toute la contrée ignore lessecrets de Clochegourde, et maintenant vous les savez. N’en ditesrien que de bon et d’obligeant, et vous aurez mon estime, mareconnaissance, ajouta-t-elle encore d’une voix adoucie. A ce prix,vous pouvez toujours revenir à Clochegourde, vous y trouverez descœurs amis.

— Mais, dis-je, moi je n’ai jamais souffert&|160;! Vousseule…

— Non&|160;! reprit-elle en laissant échapper ce sourire desfemmes résignées qui fendrait le granit, ne vous étonnez pas decette confidence, elle vous montre la vie comme elle est, et noncomme votre imagination vous l’a fait espérer. Nous avons tous nosdéfauts et nos qualités. Si j’eusse épousé quelque prodigue, ilm’aurait ruinée. Si j’eusse été donnée à quelque jeune homme ardentet voluptueux, il aurait eu des succès, peut-être n’aurais-je passu le conserver, il m’aurait abandonnée, je serais morte dejalousie. Je suis jalouse&|160;! dit-elle avec un accentd’exaltation qui ressemblait au coup de tonnerre d’un orage quipasse. Hé&|160;! bien, monsieur m’aime autant qu’il peutm’aimer&|160;; tout ce que son cœur enferme d’affection, il leverse à mes pieds, comme la Madeleine a versé le reste de sesparfums aux pieds du Sauveur. Croyez-le&|160;! une vie d’amour estune fatale exception à la loi terrestre&|160;; toute fleur périt,les grandes joies ont un lendemain mauvais, quand elles ont unlendemain. La vie réelle est une vie d’angoisses&|160;: son imageest dans cette ortie, venue au pied de la terrasse, et qui, sanssoleil, demeure verte sur sa tige. Ici, comme dans les patries dunord, il est des sourires dans le ciel, rares il est vrai, mais quipaient bien des peines. Enfin les femmes qui sont exclusivementmères ne s’attachent-elles pas plus par les sacrifices que par lesplaisirs&|160;? Ici j’attire sur moi les orages que je vois prêts àfondre sur les gens ou sur mes enfants, et j’éprouve en lesdétournant je ne sais quel sentiment qui me donne une forcesecrète. La résignation de la veille a toujours préparé celle dulendemain. Dieu ne me laisse d’ailleurs point sans espoir. Sid’abord la santé de mes enfants m’a désespérée, aujourd’hui plusils avancent dans la vie, mieux ils se portent. Après tout, notredemeure s’est embellie, la fortuné se répare. Qui sait si lavieillesse de monsieur ne sera pas heureuse par moi&|160;?Croyez-le&|160;! l’être qui se présente devant le Grand Juge, unepalme verte à la main, lui ramenant consolés ceux qui maudissaientla vie, cet être a converti ses douleurs en délices. Si messouffrances servent au bonheur de la famille, est-ce bien dessouffrances&|160;?

— Oui, lui dis-je, mais elles étaient nécessaires comme le sontles miennes pour me faire apprécier les saveurs du fruit mûri dansnos roches&|160;; maintenant peut-être le goûterons-nous ensemble,peut-être en admirerons-nous les prodiges&|160;? ces torrentsd’affection dont il inonde les âmes, cette sève qui ranime lesfeuilles jaunissantes. La vie ne pèse plus alors, elle n’est plus ànous. Mon Dieu&|160;! ne m’entendez-vous pas&|160;? repris-je en meservant du langage mystique auquel notre éducation religieuse nousavait habitués. Voyez par quelles voies nous avons marché l’un versl’autre&|160;? quel aimant nous a dirigés sur l’océan des eauxamères, vers la source d’eau douce, coulant au pied des monts surun sable pailleté, entre deux rives vertes et fleuries&|160;?N’avons-nous pas, comme les Mages, suivi la même étoile&|160;? Nousvoici devant la crèche d’où s’éveille un divin enfant qui lancerases flèches au front des arbres nus, qui nous ranimera le monde parses cris joyeux, qui par des plaisirs incessants donnera du goût àla vie, rendra aux nuits leur sommeil, aux jours leur allégresse.Qui donc a serré chaque année de nouveaux nœuds entre nous&|160;?Ne sommes-nous pas plus que frère et sœur&|160;? Ne déliez jamaisce que le ciel a réuni. Les souffrances dont vous parlez étaient legrain répandu à flots par la main du Semeur pour faire éclore lamoisson déjà dorée par le plus beau des soleils. Voyez&|160;!voyez&|160;! N’irons-nous pas ensemble tout cueillir brin àbrin&|160;? Quelle force en moi, pour que j’ose vous parlerainsi&|160;! Répondez-moi donc, ou je ne repasserai pasl’Indre.

— Vous m’avez évité le mot ’’ amour’’ , dit-elle enm’interrompant d’une voix sévère&|160;; mais vous avez parlé d’unsentiment que j’ignore et qui ne m’est point permis. Vous êtes unenfant, je vous pardonne encore, mais pour la dernière fois.Sachez-le, monsieur, mon cœur est comme cuivré de maternité&|160;!Je n’aime monsieur de Mortsauf ni par devoir social, ni par calculde béatitudes éternelles à gagner&|160;; mais par un irrésistiblesentiment qui l’attache à toutes les fibres de mon cœur. Ai-je étéviolentée à mon mariage&|160;? Il fut décidé par ma sympathie pourles infortunes. N’était-ce pas aux femmes à réparer les maux dutemps, à consoler ceux qui coururent sur la brèche et revinrentblessés&|160;? Que vous dirai-je&|160;? j’ai ressenti je ne saisquel contentement égoïste en voyant que vous l’amusiez&|160;:n’est-ce pas la maternité pure&|160;? Ma confession ne vousa-t-elle donc pas assez montré les ’’ trois’’ enfants auxquels jene dois jamais faillir, sur lesquels je dois faire pleuvoir unerosée réparatrice, et faire rayonner mon âme sans en laisseradultérer la moindre parcelle&|160;? N’aigrissez pas le lait d’unemère&|160;! Quoique l’épouse soit invulnérable en moi, ne me parlezdonc plus ainsi. Si vous ne respectiez pas cette défense si simple,je vous en préviens, l’entrée de cette maison vous serait à jamaisfermée. Je croyais à de pures amitiés, à des fraternitésvolontaires, plus certaines que ne le sont les fraternitésimposées. Erreur&|160;! Je voulais un ami qui ne fût pas un juge,un ami pour m’écouter en ces moments de faiblesse où la voix quigronde est une voix meurtrière, un ami saint avec qui je n’eusserien à craindre. La jeunesse est noble, sans mensonges&|160;;capable de sacrifices, désintéressée&|160;: en voyant votrepersistance, j’ai cru, je l’avoue, à quelque dessein du ciel&|160;;j’ai cru que j’aurais une âme qui serait à moi seule comme unprêtre est à tous, un cœur où je pourrais épancher mes douleursquand elles surabondent, crier quand mes cris sont irrésistibles etm’étoufferaient si je continuais à les dévorer. Ainsi monexistence, si précieuse à ces enfants, aurait pu se prolongerjusqu’au jour où Jacques serait devenu homme. Mais n’est-ce pasêtre trop égoïste&|160;? La Laure de Pétrarque peut-elle serecommencer&|160;? Je me suis trompée, Dieu ne le veut pas. Ilfaudra mourir à mon poste, comme le soldat sans ami. Mon confesseurest rude, austère&|160;; et… ma tante n’est plus&|160;!

Deux grosses larmes éclairées par un rayon de lune sortirent deses yeux, roulèrent sur ses joues, en atteignirent le bas&|160;;mais je tendis la main assez à temps pour les recevoir, et les busavec une avidité pieuse qu’excitèrent ces paroles déjà signées pardix ans de larmes secrètes, de sensibilité dépensée, de soinsconstants, d’alarmes perpétuelles, l’héroïsme le plus élevé devotre sexe&|160;! Elle me regarda d’un air doucement stupide.

— Voici, lui dis-je, la première, la sainte communion del’amour. Oui, je viens de participer à vos douleurs, de m’unir àvotre âme, comme nous nous unissons au Christ en buvant sa divinesubstance. Aimer sans espoir est encore un bonheur. Ah&|160;!quelle femme sur la terre pourrait me causer une joie aussi grandeque celle d’avoir aspiré ces larmes&|160;! J’accepte ce contrat quidoit se résoudre en souffrances pour moi. Je me donne à vous sansarrière-pensée et serai ce que vous voudrez que je sois.

Elle m’arrêta par un geste et me dit de sa voix profonde&|160;:— Je consens à ce pacte si vous voulez ne jamais presser les liensqui nous attacheront.

— Oui, lui dis-je, mais moins vous m’accorderez, pluscertainement dois-je posséder.

— Vous commencez par une méfiance, répondit-elle en exprimant lamélancolie du doute.

— Non, mais par une jouissance pure. Ecoutez&|160;! je voudraisde vous un nom qui ne fût à personne, comme doit être le sentimentque nous nous vouons.

— C’est beaucoup, dit-elle, mais je suis moins petite que vousne le croyez. Monsieur de Mortsauf m’appelle Blanche. Une seulepersonne au monde, celle que j’ai le plus aimée, mon adorable tanteme nommait Henriette. Je redeviendrai donc Henriette pour vous.

Je lui pris la main et la baisai. Elle me l’abandonna dans cetteconfiance qui rend la femme si supérieure à nous, confiance quinous accable. Elle s’appuya sur la balustrade en briques et regardal’Indre.

— N’avez-vous pas tort, mon ami, dit-elle, d’aller du premierbond au bout de la carrière&|160;? Vous avez épuisé, par votrepremière aspiration, une coupe offerte avec candeur. Mais un vraisentiment ne se partage pas, il doit être entier ou il n’est pas.Monsieur de Mortsauf, me dit-elle après un moment de silence, estpar-dessus tout loyal et fier. Peut-être seriez-vous tenté, pourmoi, d’oublier ce qu’il a dit&|160;; s’il n’en sait rien, moidemain je l’en instruirai. Soyez quelque temps sans vous montrer àClochegourde, il vous en estimera davantage. Dimanche prochain, ausortir de l’église il ira lui-même à vous&|160;; je le connais, ileffacera ses torts&|160;; et vous aimera de l’avoir traité comme unhomme responsable de ses actions et de ses paroles.

— Cinq jours sans vous voir, sans vous entendre&|160;!

— Ne mettez jamais cette chaleur aux paroles que vous me direz,dit-elle.

Nous fîmes deux fois le tour de la terrasse en silence. Puiselle me dit d’un ton de commandement qui me prouvait qu’elleprenait possession de mon âme&|160;: — Il est tard,séparons-nous.

Je voulais lui baiser la main, elle hésita, me la rendit et medit d’une voix de prière&|160;: — Ne la prenez que lorsque je vousla donnerai&|160;; laissez-moi mon libre arbitre, sans quoi jeserais une chose à vous et cela ne doit pas être.

— Adieu, lui dis-je.

Je sortis par la petite porte d’en bas qu’elle m’ouvrit. Aumoment où elle l’allait fermer, elle la rouvrit, me tendit sa mainen me disant&|160;: — En vérité vous avez été bien bon ce soir,vous avez consolé tout mon avenir&|160;; prenez, mon ami,prenez&|160;!

Je baisai sa main à plusieurs reprises&|160;; et quand je levailes yeux, je vis des larmes dans les siens. Elle remonta sur laterrasse et me regarda encore un moment à travers la prairie. Quandje fus dans le chemin de Frapesle, je vis encore sa robe blancheéclairée par la lune&|160;; puis quelques instants après unelumière illumina sa chambre.

— O mon Henriette&|160;! me dis-je, à toi l’amour le plus purqui jamais aura brillé sur cette terre&|160;!

Je regagnai Frapesle en me retournant à chaque pas. Je sentaisen moi je ne sais quel contentement ineffable. Une brillantecarrière s’ouvrait enfin au dévouement dont est gros tout jeunecœur et qui chez moi fut si long-temps une force inerte&|160;!Semblable au prêtre qui par un seul pas s’est avancé dans une vienouvelle, j’étais consacré, voué. Un simple ’’ oui’’ , ’’madame’’&|160;! m’avait engagé à garder pour moi seul en mon cœurun amour irrésistible, à ne jamais abuser de l’amitié pour amener àpetits pas cette femme dans l’amour. Tous les sentiments noblesréveillés faisaient entendre en moi-même leurs voix confuses. Avantde me retrouver à l’étroit dans une chambre, je voulusvoluptueusement rester sous l’azur ensemencé d’étoiles entendreencore en moi-même ces chants de ramier blessé les tons simples decette confidence ingénue rassembler dans l’air les effluves decette âme qui toutes devaient venir à moi. Combien elle me parutgrande, cette femme, avec son oubli profond du moi, sa religionpour les êtres blessés, faibles ou souffrants, avec son dévouementallégé des chaînes légales&|160;! Elle était là, sereine sur sonbûcher de sainte et de martyre&|160;! J’admirais sa figure quim’apparut au milieu des ténèbres, quand soudain je crus deviner unsens à ses paroles, une mystérieuse signifiance qui me la renditcomplétement sublime. Peut-être voulait-elle que je fusse pour ellece qu’elle était pour son petit monde&|160;? Peut-être voulait-elletirer de moi sa force et sa consolation, me mettant ainsi dans sasphère, sur sa ligne ou plus haut&|160;? Les astres, disentquelques hardis constructeurs des mondes, se communiquent ainsi lemouvement et la lumière. Cette pensée m’éleva soudain à deshauteurs éthérées. Je me retrouvai dans le ciel de mes ancienssonges, et je m’expliquai les peines de mon enfance par le bonheurimmense où je nageais.

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