Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XXV.

Justement effrayé par les paroles sinistres qui, sans trêve, retentissaient à son oreille, le marquis Francavilla ne douta point que ses ennemis n’eussent trouvé le moyen de lui faire quelque dangereuse blessure, qu’il ne connaissait pas encore, mais dont, avant peu, il ne manquerait pas de ressentir les cruelles atteintes. Dès ce moment, le repos ne put s’approcher de lui, et les premières clartés de l’aurore le trouvèrent debout.

Parmi les sujets de terreur qui étaient venus en foule assiéger son âme, le plus amer sans doute, fut la cruelle pensée qu’on avait voulu, en lui ravissant son amante, lui porter le plus rude coup ; aussi dès que le jour eut paru, sans songer à attendre le cortège brillant de ses amis qui avaient l’habitude de l’accompagner, il partit en toute hâte pour Rosa-Marini, et un tremblement d’effroi agita tous ses membres lorsqu’il aperçut les hautes tours du château.

Mais ses craintes sinistres ne se vérifièrent pas ; tout était profondément tranquille chez le duc Ferrandino ; sa venue produisit quelque étonnement parmi des gens peu accoutumés à le voir d’aussi bonne heure. Il ne manqua point de prétexte pour excuser sa prompte venue, et, comme on doit le croire, Ambrosia ne songea guère à l’en gronder. Plus heureux, parce qu’il se trouvait auprès d’elle, il oublia insensiblement l’impression douloureuse produite par les paroles, qui, jusqu’alors avaient retenti à son oreille comme un tonnerre de mauvais augure.

Mais si on était dans la joie à Rosa-Marini, il n’en était pas de même dans Altanéro. Le marquis Mazini remplissait cette demeure du bruit de ses recherches et de sa mauvaise humeur, qui avait commencé à l’annonce qu’on vint lui faire du départ matinal de Lorédan à l’heure où il faisait sa toilette, dans la pensée de partir avec lui.

Le marquis Mazini, comme on a pu s’en apercevoir, était très-délicat sur le chapitre des convenances et de l’étiquette ; il ne comprenait rien à ces résolutions promptes, à ces mouvemens impétueux par lesquels se signale parfois la jeunesse ; il croyait que tout devait être réglé, qu’il fallait se réjouir en mesure et s’appliquer en cérémonie : aussi se montra-t-il vivement piqué de ce que son neveu Francavilla était parti sans l’attendre.

Il crut pouvoir lui faire bien sentir ce manque d’égard en ne se mettant pas en route après lui, et il contremanda avec dignité les préparatifs de son voyage. Mais un plus grand chagrin se préparait pour lui.

L’heure a laquelle Grimani était dans l’usage de venir lui rendre ses devoirs accoutumés était passée, et il ne paraissait pas : Mazini crut satisfaire tout à la fois sa tendresse pour Amédéo, et son profond respect pour les usages, en envoyant un écuyer s’enquérir si ce jeune homme avait suivi son cousin. On vint lui répondre négativement, et alors sa mauvaise humeur redoubla ; elle fut poussée bien plus loin encore, lorsque le repas du matin n’amena pas Amédéo dans la salle à manger. Pour le coup, en sortant de table, il courut vers l’appartement de son neveu, afin d’interroger lui-même ses gens et d’apprendre d’eux la cause de cette absence, qui lui paraissait si extraordinaire.

Quel ne fut point l’étonnement de Mazini, lorsque le premier écuyer d’Amédéo lui annonça que, selon toute apparence, son maître devait être parti dans la soirée précédente du château, car on n’avait pas trouvé son lit défait ; et qu’en même temps cet officier lui remit une lettre, laissée par Grimani à l’adresse du marquis, son oncle, comme également il s’en trouvait une pour Lorédan Francavilla.

Mazini prenant la sienne, la lut avec empressement, il n’en tira pas de grandes lumières. Amédéo se contentait de lui faire savoir qu’un motif de la plus haute importance le contraignait à partir d’Altanéro, qu’il ne pouvait fixer l’époque où il reviendrait près de son oncle, mais il ne croyait pas que son retour pût avoir lieu avant une couple de mois. Il suppliait Mazini de lui pardonner, s’il était parti sans prendre ses ordres, mais que l’affaire qui lui commandait impérieusement, ne lui avait pas permis de donner à un parent, qui lui était bien cher, cette marque de son respect.

Malgré la colère du marquis, il se trouva un peu adouci par les formes respectueuses de l’épître. Un postscriptum lui prouva que son neveu n’assisterait point aux noces de Lorédan, et dès-lors il perdit l’espérance de son prompt retour. Cependant, croyant devoir, dans cette circonstance, déguiser une partie de son inquiétude au sujet d’un voyage auquel il ne manquait pas d’assigner quelque étourderie pour cause première, il dit à haute voix que le baron Grimani s’était éloigné pour mettre à fin une affaire majeure, et que maintenant il n’avait plus d’inquiétude sur son compte.

On avait remis en même-temps à Mazini la lettre d’Amédéo pour son cousin, et nonobstant son vif désir d’acquérir de plus précises lumières sur le voyage de son neveu, il avait trop le sentiment de ce qu’il se devait à lui-même, pour porter un œil téméraire et indiscret sur un écrit qui ne lui était pas adressé ; croyant néanmoins que le jeune homme aurait plus de confiance en Lorédan, et que ce dernier serait mieux instruit qu’il ne l’avait été lui-même.

Mais s’il respecta le cachet, il n’en garda pas moins la lettre dans sa poche, pour la donner à Lorédan sans intermédiaire, et ce fut sa première action lorsque Francavilla revint de Rosa-Marini. Le marquis Mazini le prenant à part lui confia ce qu’il appelait l’escapade de son neveu, commença par lui faire lire la lettre adressée à lui Mazini, et puis remit à Lorédan celle qui était pour lui.

La lecture qu’en fit Lorédan le plongea dans une profonde surprise ; il la recommença une seconde fois, et son étonnement ne parut pas diminuer. Mazini, debout devant lui, ne perdait pas un de ses mouvemens, il en parut alarmé, et prenant la parole, il demanda à Francavilla si Grimani lui annonçait quelque mauvaise nouvelle.

« Oui sans doute, répondit le marquis, la nouvelle que je reçois est bien funeste, dès qu’elle me donne l’assurance que j’ai perdu un ami. Séduit par une apparence dangereuse, mon cousin s’éloigne de moi, en m’appelant perfide ; ainsi on a pu m’enlever son cœur ; et voilà l’explication fatale de l’événement de la nuit dernière. » En prononçant ces mots, Lorédan se laissa tomber sur un siège, comme accablé par son extrême douleur ; il présenta la lettre à Mazini, qui était justement impatient de la parcourir ; elle était conçue en ces termes :

« Je croyais, marquis Lorédan, que toutes les âmes dissimulées pouvaient habiter le monastère de Santo Génaro ; je n’eusse jamais cru que, pendant le peu de temps que vous avez passé dans le monastère, vous eussiez pu vous former à l’indigne école des Frères Noirs. Malheureusement je viens d’acquérir la preuve de votre perfidie. On m’a éclairé sur vos secrets complots ; j’ai vu que vous ne rougissiez pas de causer les tourmens de mon cœur. Quoi ! à l’instant de vous unir à la parfaite Ambrosia, vous brûliez d’une flamme coupable, et votre indigne ardeur s’attachait à déshonorer la femme que votre ami vous avait dit aimer ; mais le ciel a pris leur double défense, et vos espérances sont renversées, je vous enlève cette belle infortunée. Adieu, je pars avec Elphyre, et vous ne me verrez que prêt à tirer vengeance de votre conduite, que par un reste d’affection je ne veux pas qualifier.

AMÉDÉO GRIMANI.

Mazini eut peine à achever la lecture de cette lettre, tant il était ému. « Au nom de Dieu, dit-il à Lorédan, expliquez-moi ce que cet insensé veut dire ; quelle faute avez-vous commise à son égard ? et qu’est cette Elphyre dont il vous parle ? »

– « Je serais dans un véritable embarras s’il fallait absolument, vous satisfaire, signor ; car je ne sais même pas où porter mes idées pour éclairer ce mystère ; je puis seulement vous jurer, par tout ce que l’honneur et la religion ont de plus sacré, que j’ignore les motifs qui ont pu diriger la conduite de Grimani. Mais, ce que je devine à merveille, c’est que mes ennemis, nullement arrêtés par l’absence de Ferdinand Valvano, sont parvenus à séduire mon cousin, à troubler son imagination, à lui faire soupçonner la franchise de ma tendre amitié. »

– » Quoi, dit Mazini ? vous n’avez aucune idée de cette Elphyre dont il vous parle ! cependant d’après sa lettre, il vous aurait confié le secret de son amour pour cette beauté.

– « Je ne disconviens pas, répliqua Lorédan, que plusieurs fois il ne m’ait parlé de cette jeune fille, qui vint chanter une romance sous mes croisées ; vous la vîtes comme moi ; et Amédéo, qui, à l’avance, avait pu l’admirer dans la campagne, en devint passionnément amoureux ; ce fut pour la retrouver principalement que nous fûmes d’abord dans la forêt, et qu’ensuite il m’entraîna jusqu’au monastère des Frères-Noirs : voilà toute ma science sur ce point. Je n’ai jamais depuis revu cette jeune personne ; j’ignorais le lieu où on la retenait ; j’ignorais son nom, et voilà pourtant Grimani qui m’accuse de l’avoir détenue, de l’avoir offensée ; et il me paraît, par la lettre de mon cousin, qu’elle ne devait pas être loin de ce château. Cela s’éclaircira peut-être, puisque Grimani parle de me revoir. »

– « Je me flatte, répondit Mazini, alarmé au souvenir de la dernière phrase de la lettre d’Amédéo, que vous n’oublierez point à quel sang mon neveu doit la vie ; vous aurez pitié de son erreur, et votre explication ne sera pas funeste à l’un ou à l’autre.

– » Soyez sans crainte sur ce point, repartit Lorédan, mon glaive ne se croisera jamais avec celui d’Amédéo ; j’en ai bien assez d’avoir à combattre mes actifs ennemis, sans encore vouloir y joindre ceux pour lesquels mon cœur ressent une tendresse sans pareille. Ce dernier événement néanmoins m’engagera, immédiatement après mon mariage, à partir pour Palerme, afin d’aller moi-même surveiller les progrès de la maladie de Ferdinand Valvano ; je ne veux pas, tout en lui conservant mon amitié, malgré ses injustices, qu’il puisse, en recouvrant la santé, ranimer encore la haine et l’astuce de ses agens ; car, mon oncle, tout ceci, n’en doutez pas, provient encore des machinations des Frères Noirs.

– » Eh ! de qui d’autres pourraient-ils venir, nos malheurs ? s’écria Mazini ; ah ! seuls ils sont capables de toutes ces infamies ; leur pouvoir diabolique est immense ; il paraît que l’enfer n’a rien à leur refuser. »

Ici la conversation de ces deux seigneurs fut interrompue par la venue du sénéchal Orsoni. Mazini, en le voyant, se retira ; et, dès qu’il fut sorti de la salle, l’officier de Lorédan lui dit : « Je viens, signor, avec un extrême désespoir vous annoncer la disparition de la dame que vous aviez confiée à ma garde et à celle de la signora Orsani. »

Cette dernière nouvelle parut à Lorédan le dernier coup dont on pût le frapper en ce moment ; il reprocha avec aigreur au sénéchal sa négligence, en lui disant ensuite : « Vous me répondrez de cette évasion ; elle n’a pu avoir lieu sans votre consentement, et vous, êtes sans doute coupable et d’intelligence avec ses ennemis. »

À ces mots, prononcés avec l’accent de la colère et du mépris, le Sénéchal se recule de deux pas, et, posant la main sur la garde de son épée : – « Signor marquis, dit-il, si je n’étais pas à votre solde, je vous demanderais raison de l’insulte que vous faites à un digne chevalier ; loin de moi tout soupçon de trahison, j’espérais, par soixante ans d’une conduite irréprochable, être au-dessus de toute attaque, et la vôtre vient de me percer le cœur. Il ne me reste plus qu’à quitter votre service, puisque je n’ai plus votre confiance ; et je vous demande sur-le-champ mon congé. »

Ce noble vieillard mit dans ce discours une telle chaleur, un si parfait accent de vérité, que Lorédan, humilié, comprit qu’en cédant aux premiers mouvemens de son émotion, il avait été trop loin ; mais son âme généreuse ne s’opiniâtrait pas à aggraver une faute plutôt que de la réparer ; il s’avança vers le sénéchal : – « Chevalier Orsani, lui dit-il, votre colère est juste ; j’ai eu tort, j’en conviens, et, pour le reconnaître, il ne me reste qu’à vous demander mon pardon ; je le fais ; vous en faut-il davantage ? je suis prêt à vous tout accorder. »

En disant ces mots, il présente la main au vieux guerrier qui, vaincu par cette réponse loyale, lui réplique : « J’ai pu moi-même, signor, mettre trop de chaleur dans ma réponse ; j’aurais du respecter votre douleur qui n’était pas maîtresse d’elle-même ; à mon tour, veuillez m’excuser, et que tout soit fini entre nous deux. »

Lorédan, pour toute réplique, l’embrassa, et puis lui dit : Ah ! chevalier, que vous m’eussiez à l’avance pardonné sans peine si la cause de mon trouble vous était connue ; je suis poursuivi, vous le savez, par des êtres pleins de malice, et acharnés à me nuire ; ils me blessent coup sur coup ; et à l’instant où vous veniez m’annoncer la disparition de cette dame à laquelle je tenais, car elle m’était recommandée par le meilleur de mes amis, je recevais aussi la triste nouvelle d’un événement de ce genre, peut-être encore plus fâcheux pour moi. Mais n’avez-vous pu avoir aucun indice des moyens employés par les ravisseurs de Palmina pour l’arracher à ma protection ? comment se sont-ils introduits dans un appartement où l’on ne pouvait pénétrer qu’en traversant le vôtre ? ont-ils employé la ruse, et leur adresse vous a-t-elle surpris ?

– » Vous êtes dans l’erreur, signor, ou je me suis mal expliqué, puisque vous paraissez croire que la dame Palmina nous a été ravie ; non, signor, la chose ne s’est point passée ainsi ; elle est partie volontairement, du moins s’il faut en croire une lettre laissée par elle, pour ma femme, dans laquelle elle la remercie de ses soins, et celle qui est pour vous viendra sans doute achever de nous convaincre que la force n’est en aucune manière entrée pour quelque chose en tout ceci. »

En disant ces mots, le sénéchal présente un papier roulé à Lorédan, qui, s’empressant de le prendre, y trouve ces mots écrits : « Vous le voulez, signor marquis, et je consens à chercher une autre retraite ; il serait en effet possible que les ennemis de mon époux se doutassent que j’habitais dans ces murailles ; d’ailleurs puis-je résister au plaisir de me réunir à ma chère Elphyre ? elle seule peut, par sa tendre amitié, adoucir les maux que je souffre, et j’aurais eu plus de peine à quitter ce château, si je n’avais pas eu l’assurance de me retrouver dans ses bras. »

Cette lettre, comme on peut le croire, ne fit qu’ajouter à toutes les inquiétudes de Lorédan ; elle contenait des obscurités qu’il ne pouvait éclaircir ; elle était pour lui encore le sujet de pénibles tourmens ; il voyait autour de lui des filets tendus adroitement par la malice, et qui tombaient sur lui sans qu’il put les apercevoir ; il sentait qu’une force supérieure agissait, et que vainement chercherait-il à la combattre, puisqu’il ne savait sur quel point il pourrait l’attaquer ; toute son espérance dans ce moment reposait sur l’archevêque de Palerme et sur l’assignation donnée aux Frères-Noirs, de se présenter au bout du mois devant le tribunal de la monarchie ; là, il se flattait de confondre ses ennemis en les contraignant à se découvrir.

Mais jusqu’à ce temps, le marquis vit bien qu’il lui fallait redoubler de vigilance pour ne pas se laisser surprendre ; et plus l’instant de son mariage approchait, plus il devait redouter les embûches de ses inexplicables ennemis. Il forma également le projet de ne point apprendre au marquis Mazini la disparition de Palmina, afin de ne pas augmenter les craintes de ce vieux seigneur : et il engagea le sénéchal à se taire sur ce point, ce qu’Orsoni n’eut pas de peine à comprendre.

Il paraissait, d’après la lettre de Palmina, qu’elle était partie avec cette Elphyre dont parlait Amédéo ; et celui-ci par conséquent devait se trouver avec elle. Ainsi les motifs de son éloignement seraient connus le jour où Grimani reviendrait vers Lorédan, comme il le lui avait annoncé.

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