Les Oberlé

Les Oberlé

de René Bazin

Chapitre 1 NUIT DE FÉVRIER EN ALSACE

La lune se levait au-dessus des brumes du Rhin. Un homme qui descendait, en ce moment, par un sentier des Vosges, grand chasseur, grand promeneur à qui rien n’échappait,venait de l’apercevoir dans l’échancrure des futaies. Il était aussitôt rentré dans l’ombre des sapinières. Mais ce simple coup d’œil jeté, au passage d’une clairière, sur la nuit qui devenait lumineuse, avait suffi pour lui rappeler la beauté de cette nature où il vivait. L’homme tressaillit de plaisir. Le temps était froid et calme. Un peu de brume montait aussi des ravins. Elle ne portait point encore le parfum des jonquilles et des fraisiers sauvages,mais l’autre seulement qui n’a pas de nom et n’a pas de saison, le parfum des résines, des feuilles mortes, des gazons reverdis, des écorces soulevées sur la peau neuve des arbres, et l’haleine de cette fleur éternelle qu’est la mousse des bois. Le voyageur respira profondément cette senteur qu’il aimait ; il la but à grands traits, la bouche ouverte, pendant plus de dix pas, et, si habitué qu’il fût à cette fête nocturne de la forêt, lueurs du ciel, parfums de la terre, frémissements de la vie silencieuse, il dit à demi-voix : « Bravo, l’hiver ! Bravo les Vosges ! Ils n’ont pas pu vous gâter ! » Et il mit sa canne sous son bras, afin de faire moins de bruit encore sur le sable et sur les aiguilles de sapin du sentier en lacet, puis,détournant la tête :

– Trotte avec précaution, Fidèle, mon bon ami : c’est trop beau !

À trois pas derrière, trottait un épagneulhaut sur pattes, efflanqué, fin de museau comme un lévrier, quiparaissait tout gris, mais qui était, en plein jour, feu et café aulait, avec des franges de poils souples qui dessinaient la ligne deses pattes, de son ventre et de sa queue. La bonne bête eut l’airde comprendre son maître, car elle continua de le suivre, sansfaire plus de bruit que la lune qui glissait sur les aigrettes dessapins.

Bientôt la lumière pénétra entre les branches,émietta l’ombre ou la balaya par larges places, s’allongea sur lespentes, enveloppa les troncs d’arbres ou les étoila, et, toutefroide, imprécise et bleue, créa, avec les mêmes arbres, une forêtnouvelle que le jour ne connaissait pas. Ce fut une créationimmense, enchanteresse et rapide. Dix minutes y suffirent. Pas unfrisson ne l’annonça. M. Ulrich Biehler continua de descendre,saisi d’une émotion grandissante, se baissant quelquefois pourmieux voir les sous-bois, se penchant au-dessus des ravins, le cœurbattant, la tête aux aguets, comme les chevreuils qui devaientquitter les combes et gagner le pacage.

Ce voyageur enthousiaste et jeune encored’esprit n’était cependant plus un homme jeune. M. UlrichBiehler, – qu’on appelait partout, dans la contrée, M. Ulrich,– avait soixante ans, et ses cheveux et sa barbe d’un gris presqueblanc en témoignaient ; mais il avait eu plus de jeunesse qued’autres, comme on a plus de bravoure ou de beauté, et il en avaitgardé quelque chose. Il habitait au milieu de la montagne deSainte-Odile, exactement à quatre cents mètres en l’air, une maisonforestière sans architecture et sans dépendance territorialed’aucune sorte, si ce n’est le pré en pente où elle était posée et,en arrière, un tout petit verger, ravagé périodiquement par lesgrands hivers. Il était demeuré fidèle à cette maison, héritée deson père qui l’avait achetée seulement pour y passer les vacances,et il y passait toute l’année, solitaire, bien que ses amis, commeses terres, fussent assez nombreux dans la plaine. Il n’était passauvage, mais il n’aimait pas livrer sa vie. Un peu de légendel’entourait donc. On racontait qu’en 1870, il avait fait toute lacampagne coiffé d’un casque d’argent au cimier duquel pendait, enguise de crinière, la chevelure d’une femme. Personne ne pouvaitdire si c’était de l’histoire. Mais vingt bonnes gens de la plained’Alsace pouvaient affirmer qu’il n’y avait point eu, parmi lesdragons français, un cavalier plus infatigable, un éclaireur plusaudacieux, un compagnon de misère plus tendre et plus oublieux desa propre souffrance que M. Ulrich, propriétaire deHeidenbruch dans la montagne de Sainte-Odile.

Il était resté Français sous la dominationallemande. C’était sa joie et la cause, également, de nombreusesdifficultés qu’il tâchait d’aplanir, ou de supporter encompensation de la faveur qu’on lui faisait de le laisser respirerl’air d’Alsace. Il savait demeurer digne, dans ce rôle de vaincutoléré et surveillé. Aucune concession qui eût trahi l’oubli ducher pays de France, mais aucune provocation, aucun goût dedémonstration inutile. M. Ulrich voyageait beaucoup dans lesVosges, où il possédait, çà et là, des parties de forêts, qu’iladministrait lui-même. Ses bois étaient réputés parmi les mieuxaménagés de la Basse-Alsace. Sa maison, depuis trente ans ferméepour cause de deuil, avait cependant une réputation de confort etde raffinement. Les quelques personnes, françaises ou alsaciennes,qui en avaient franchi le seuil, disaient l’urbanité de l’hôte etson art de bien recevoir. Les paysans surtout l’aimaient, ceux quiavaient fait la guerre avec lui, et même leurs fils, qui levaientleur chapeau quand M. Ulrich apparaissait au coin de leurvigne ou de leur luzerne. On le reconnaissait de loin, à cause desa taille élancée et mince, et de l’habitude qu’il avait de neporter que des vêtements légers, qu’il achetait à Paris et qu’ilchoisissait invariablement dans les couleurs brunes, depuis le brunfoncé du noyer jusqu’au brun clair des chênes. Sa barbe en pointe,très soignée, allongeait son visage, où il y avait peu de sang etpeu de rides ; la bouche souriait volontiers sous lesmoustaches ; le nez proéminent et droit d’arête disait larace ; les yeux gris, indulgents et fins, prenaient vite uneexpression de hauteur et de défi quand on parlait del’Alsace ; enfin, le front large mettait un peu de songe danscette physionomie d’homme de combat, et s’agrandissait de deuxclairières enfoncées en plein taillis de cheveux durs, serrés etcoupés droit.

Or, ce soir, M. Ulrich rentrait devisiter une coupe de bois dans les montagnes de la vallée de laBruche, et ses domestiques ne s’attendaient pas à le voir sortir denouveau, quand, après dîner, il avait dit à la femme de chambre, lavieille Lise, qui servait à table :

– Mon neveu Jean a dû arriver ce soir àAlsheim, et, sans doute, si j’attendais jusqu’à demain, je pourraisle voir ici, mais je préfère le voir là-bas, dès aujourd’hui. Et jepars. Laisse la clef sous la porte, et couche-toi.

Il avait aussitôt sifflé Fidèle, pris sa canneet descendu le sentier qui, à cinquante pas de Heidenbruch, entraitsous bois.

M. Ulrich était vêtu, selon sa coutume,d’une vareuse et d’une culotte couleur feuille morte, et coifféd’une bombe de chasse en velours. Il avait marché vite, et, enmoins d’une demi-heure, se trouvait rendu à un endroit où lesentier rejoignait une allée plus large, faite pour les promeneurset les pèlerins de Sainte-Odile. Le lieu était indiqué dans lesguides, parce que, sur cent mètres de longueur, on dominait lecours d’un torrent qui traversait plus bas, dans la plaine, levillage d’Alsheim ; parce que, surtout, dans l’ouverture duravin, dans l’angle que formaient les pentes rapprochées desterres, on pouvait apercevoir, en jour, un coin de l’Alsace, desvillages, des champs, des prés, très loin un vague trait d’argentqui était le Rhin, et les montagnes de la Forêt-Noire, bleues commedu lin et rondes comme un feston. Malgré la nuit qui bornait lavue, M. Ulrich, en arrivant dans l’allée, regarda devant lui,par la force de l’habitude, et ne vit qu’un triangle de nuit, de lacouleur de l’acier, où brillaient en haut de vraies étoiles, en basdes points lumineux de grosseur égale, mais légèrement voilés etentourés d’un halo, et qui étaient les lampes et les chandelles duvillage d’Alsheim. Le voyageur pensa à son neveu, qu’il allait toutà l’heure serrer contre son cœur, et se demanda : « Quivais-je trouver ? Que va-t-il être, après trois ans d’absence,et trois ans d’Allemagne ? »

Ce ne fut qu’un arrêt d’un instant.M. Ulrich traversa l’allée, et, voulant couper au plus court,entra sous les branches d’une futaie de hêtres qui descendait, enpente rapide, vers une nouvelle sapinière où il retrouverait lechemin. Quelques feuilles mortes tremblaient encore au bout desbasses branches, mais la plupart étaient tombées sur celles del’année précédente, qui ne laissaient pas à découvert un seul poucedu sol, et, devenues elles-mêmes minces comme de la soie, et toutespâles, elles ressemblaient à un dallage extrêmement uni etblond ; les troncs se dressaient, marbrés de mousses,réguliers comme des colonnes, et les cimes se rapprochaientau-dessus, bien haut, et s’unissaient par leurs rameaux ténus, quidessinaient seulement la voûte et laissaient passer la lumière.Quelques buissons rompaient l’harmonie des lignes. À une centainede mètres en contrebas, le barrage des arbres verts formait commele mur solide de cette cathédrale en ruines.

Tout à coup, M. Ulrich entendit un bruitléger et tel qu’un autre homme ne l’eût sans doute pas remarqué, enavant, dans les sapins vers lesquels il se dirigeait. C’était lebruit d’une pierre roulant sur les pentes, accélérant sa vitesse,heurtant des obstacles et rebondissant. Il diminua, et finit par unéclatement à la fois ténu et clair, qui prouvait que la pierreavait atteint le fond caillouteux d’un ravin et s’y brisait. Laforêt reprenait son silence, quand une seconde pierre, beaucoupmoins grosse encore, à en juger par le son qu’elle éveilla, se mit,elle aussi, à rouler dans l’ombre. En même temps, le chien hérissases poils, et revint en grognant vers son maître.

– Tais-toi, Fidèle, dit celui-ci, il nefaut pas qu’ils me voient !

M. Ulrich se jeta aussitôt derrière letronc d’un arbre, comprenant qu’un être vivant montait à traversbois, et devinant qui allait apparaître. En effet, trouant le noirdu rideau de sapins, il aperçut la tête, les deux pieds de devant,et bientôt le corps tout entier d’un cheval. Un souffle blanc,précipité, s’échappait des naseaux et fumait dans la nuit. L’animalfaisait effort pour grimper la pente trop raide. Tous les musclestendus, les pieds de devant en crochet, le ventre près de terre, ilavançait par soubresauts, mais presque sans bruit, enfonçant dansla mousse et dans l’épaisse toison végétale du sol, et ne déplaçantguère que des feuilles, qui coulaient les unes sur les autres avecun murmure de gouttes d’eau. Il portait un cavalier bleu clair,penché sur l’encolure et tenant sa lance presque horizontalementcomme si l’ennemi avait été proche. L’haleine de l’homme se mêlaità celle du cheval dans la nuit froide. Ils avancèrent, se démenantcomme s’ils luttaient. Bientôt le voyageur distingua les gansesjaunes cousues sur la tunique, les bottes noires au-dessous de laculotte sombre, le sabre droit pendu à l’arçon, et il reconnut uncavalier du régiment de hussards rhénans en garnison àStrasbourg ; puis plus près, il distingua, sur la flamme noireet blanche de la lance, un aigle jaune, indiquant unsous-officier ; il vit, sous le bonnet plat, un visageimberbe, sanguin, en sueur, des yeux roux inquiets, farouches,fouettés par la crinière en mouvement et fréquemment tournés àdroite, et il nomma tout bas Gottfried Hamm, fils de Hamm lepolicier d’Obernai, et maréchal des logis chef aux hussardsrhénans. L’homme passa, frôlant l’arbre derrière lequel se cachaitM. Ulrich ; l’ombre de son corps et de son chevals’allongea sur les pieds de l’Alsacien et sur les moussesvoisines ; une odeur de sueur et de harnais traînait enarrière. Au moment où il dépassait l’arbre, il tourna la tête,encore une fois, vers la droite. M. Ulrich regarda dans cettedirection, qui était celle de la plus grande longueur de la hêtrée.À une trentaine de mètres plus loin, il découvrit, montant sur lamême ligne, un second cavalier, puis un troisième, qui n’était déjàplus qu’une silhouette grise entre les colonnes, puis, à desmouvements d’ombre, plus loin encore, il devina d’autres soldats etd’autres chevaux qui escaladaient la montagne. Et soudain, il y eutun éclair dans les profondeurs du bois, comme si une luciole avaitvolé. C’était un ordre. Tous les hommes firent un à droite, et, semettant en file, silencieux, sans un mot, continuèrent leurmanœuvre mystérieuse.

Des ombres s’agitèrent encore un instant dansles profondeurs de la futaie ; le murmure des feuilles fouléeset croulantes diminua ; puis il cessa tout à fait, et la nuitparut, de nouveau, inhabitée.

– Redoutable, dit à demi-voixM. Ulrich, redoutable adversaire, qui s’exerce jour etnuit ! Il y avait un officier, bien sûr, là-bas, dans lesentier. C’est vers lui qu’ils regardaient tous. Il a levé sonsabre, clair sous la lune, et les plus proches l’ont vu. Tous onttourné. Comme ils faisaient peu de bruit ! J’en aurais tout demême démoli deux, si nous avions été en guerre.

Puis, remarquant son chien qui le regardait,tranquille à présent, le museau levé et remuant la queue :

– Oui, oui, ils sont partis… Tu ne lesaimes pas plus que moi…

Il attendit, pour reprendre sa route, qu’ilfût certain que les hussards ne reviendraient pas de son côté. Iln’aimait pas la rencontre des soldats allemands. Il en souffraitdans sa fierté ombrageuse de vaincu, dans sa fidélité à la France,dans son amour qui craignait toujours une guerre nouvelle, uneguerre dont il avait vu avec étonnement la date reculer et reculertoujours. Il lui arrivait de faire de longs détours pour éviter unetroupe en marche sur les routes. Pourquoi ces hussards étaient-ilsvenus troubler sa descente à Alsheim ? Encore des manœuvres,encore la pensée de l’Ouest qu’ils ont tenace, là-bas ; encorela bête carnassière qui rôde, souple, agile, au sommet des Vosges,et qui regarde si elle doit descendre…

M. Ulrich dévalait la hêtrée, baissant latête, l’esprit tout plein de souvenirs tristes qui revivaient pourun mot, pour moins encore, car hélas ! ils avaient, mêlée aveceux et prompte à se relever du passé, toute la jeunesse de cethomme… Il évitait, lui aussi, de faire du bruit, tenait son chienderrière lui et ne le caressait pas, quand la brave bête frottaitson museau contre la main pendante de son maître, pour dire :« Qu’avez-vous donc, puisqu’ils sont partis ? » Enun quart d’heure, par le chemin plus large qu’il retrouva au boutde la hêtrée, M. Ulrich gagna la lisière de la forêt. Unebrise plus froide et plus vive courait dans les tailles de chêneset de noisetiers qui bordaient la plaine. Il s’arrêta, écouta àdroite, et, mécontent, leva les épaules en disant :

– C’est comme ça qu’ilsreviendront ! Personne ne les aura entendus ! Pourl’instant, oublions-les, et allons dire bonjour à JeanOberlé !

M. Ulrich descendit un dernier raidillon.Quelques pas encore, et les écrans de baliveaux et de broussaillesqui cachaient l’espace furent franchis. Le ciel entier se dévoilaet, en dessous, devant, à gauche, à droite, quelque chose d’un bleuplus doux et plus brumeux, qui était la terre d’Alsace. L’odeur desguérets et des herbes mouillées par la rosée se levait du sol commeune moisson de la nuit. Le vent la poussait, le vent froid, passantfamilier de cette plaine, compagnon vagabond du Rhin. On ne pouvaitdistinguer aucun détail dans l’ombre où dormait l’Alsace, si cen’est, à quelques centaines de mètres, des lignes de toits ramasséset pressés autour d’un clocher gris, tout rond d’abord et terminéen pointe. C’était le village d’Alsheim. M. Ulrich se hâta,retrouva bientôt le cours du torrent, devenu un ruisseau rapide,qu’il avait côtoyé dans la montagne, le suivit, et vit se dégager,haute et massive, dans son parc d’arbres dépouillés par l’hiver, lapremière maison d’Alsheim, celle des Oberlé.

Elle était bâtie à droite de la route, dontelle était séparée d’abord par un mur blanc, puis par le ruisseauqui traversait le domaine sur plus de deux cents mètres delongueur, fournissant d’abord l’eau nécessaire aux machines, etcoulant ensuite, agrandi et dirigé savamment, parmi les arbres,jusqu’à la sortie. M. Ulrich franchit la large grille en ferforgé qui ouvrait sur la route, puis le pont, et, passant devant lepetit chalet du concierge, laissant à droite les chantiers pleinsde bois amoncelés, de planches levées en croix, de perches, dehangars, il prit à gauche l’avenue qui tournait entre les massifset la pelouse, et arriva devant le perron d’une maison à deuxétages, mansardée, construite en pierre rouge de Saverne et quidatait du milieu du siècle. Il était huit heures et demie. Il montavivement au premier, et frappa à la porte d’une chambre.

Une voix jeune répondit :

– Entrez !

M. Ulrich n’eut pas le temps d’enlever sabombe de chasse. Il fut saisi au cou, attiré et embrassé par sonneveu Jean Oberlé, qui disait :

– Bonjour, oncle Ulrich ! Ah !que je suis content ! Quelle bonne idée !

– Allons, lâche-moi ! Bonjour, monJean ! Tu viens d’arriver ?

– À trois heures cette après-midi.J’aurais été vous voir dès demain, vous savez ?

– J’en étais sûr. Mais je n’ai pas pu ytenir : il a fallu descendre et te voir. Trois ans que je net’ai vu, Jean ! Laisse que je te regarde !

– À votre aise ! répondit le jeunehomme en riant. Ai-je changé ?

Il avait avancé à son oncle un fauteuil decuir, et s’asseyait en face, sur un canapé revêtu d’une housse etplacé contre la muraille. Entre eux, il y avait une table detravail, sur laquelle brûlait une petite lampe à pétrole en métalciselé. Tout près, la fenêtre laissait voir, entre ses rideauxrelevés, le parc immobile et solitaire sous la lune. M. Ulrichconsidérait Jean avec une curiosité affectueuse et fière. Celui-ciavait encore grandi ; il dépassait un peu son oncle. Sonsolide visage d’Alsacien avait pris des lignes plus volontaires etplus fermes. La moustache brune était plus fournie, le geste tout àfait aisé, comme celui d’un homme qui a vu le monde. On eût pu leprendre pour un Méridional, à cause de la pâleur italienne de sesjoues rasées, de ses paupières cernées d’ombre, à cause de sescheveux foncés qu’il portait séparés sur le côté par une raie, deses lèvres pâles aussi, ouvertes sur de belles dents saines,transparentes, qu’il laissait voir lorsqu’il riait ou qu’ilparlait. Mais plusieurs signes le désignaient comme un enfant del’Alsace : la largeur du visage sur la ligne des pommettes,ses yeux verts comme les forêts des Vosges, et le menton carré despaysans de la vallée. Il gardait quelque chose d’eux, car sonbisaïeul avait tenu la charrue. Il avait leur corps de cavalierssolides. L’oncle devina aussi, à la jeunesse du regard qui croisaitle sien, que Jean Oberlé, l’homme de vingt-quatre ans qu’ilrevoyait, n’était pas très différent, moralement, de celui qu’ilavait connu autrefois.

– Non, dit-il après un long moment, tu esle même ; tu es seulement devenu homme. J’avais peur de plusgrands changements.

– Et pourquoi ?

– Parce que, mon petit, à l’âge que tu assurtout, il y a des voyages qui sont des épreuves… Mais, d’abord,d’où reviens-tu, au juste ?

– De Berlin, où j’ai passé monReferendar Examen.

L’oncle eut un rire saccadé qu’il réprimavite, et qui se perdit dans sa barbe grise.

– Appelons cela la licence en droit, situ veux bien ?

– Je veux très bien, mon oncle.

– Alors, donne-moi une explication pluscomplète, et surtout plus nouvelle, car, ta licence, voilà plusd’un an que tu l’as en poche. Qu’as-tu fait de ton temps ?

– Très simple. L’avant-dernière année, jel’ai passée, comme vous le savez, à Berlin, achevant mes études dedroit. La dernière, j’ai fait un stage chez un avocat, jusqu’aumois d’août. À cette époque, je suis parti pour un voyage enBohême, en Hongrie, en Croatie, et dans le Caucase, avec lapermission paternelle. J’y ai mis six mois ; j’ai retraverséBerlin pour reprendre mes bagages d’étudiant et faire quelquesvisites d’adieu, et j’arrive…

– En effet, ton père… Je ne t’ai pasdemandé, dans ma hâte de te revoir… Il va bien ?

– Il n’est pas ici.

– Comment, le soir de ton retour, il aété obligé de s’absenter ?

Jean répondit avec un peud’amertume :

– Il a été obligé d’assister à un granddîner chez M. le conseiller von Boscher… Il a emmené ma sœur.Il paraît que c’est une belle réception.

Il y eut un petit silence. Les deux hommes neriaient plus. Ils sentaient entre eux, toute proche, s’imposantaprès trois minutes d’entretien, la question maîtresse, irritanteet fatale, celle qu’on n’évite pas, celle qui unit et qui divise,qui est au fond de toutes les relations sociales, des honneurs, desvexations comme des institutions, celle qui tient, depuis trenteans, l’Europe en armes.

– J’ai dîné seul, reprit Jean…c’est-à-dire avec mon grand-père…

– À peine une présence, le pauvre homme.Toujours bien affaissé, bien infirme ?

– Très vivant par l’esprit, je vousassure.

Il y eut un second silence, après quoiM. Ulrich demanda, en hésitant :

– Et ma sœur, à moi ? Ta mère ?Elle est avec eux ?

Le jeune homme répondit affirmativement, d’unsigne de tête.

Et la douleur fut si vive chez l’autre, queM. Ulrich détourna les yeux pour ne pas laisser voir toute lasouffrance qu’ils exprimaient. Il les leva, par hasard, sur uneaquarelle du maître décorateur Spindler, pendue au mur, et quireprésentait trois belles filles d’Alsace s’amusant à labalançoire. Vite, il reporta son regard sur son neveu, il leregarda bien en face, et il dit, la voix fêlée parl’émotion :

– Et toi ?… Tu aurais pu dîner chezle conseiller von Boscher,… au point d’intimité où vous êtes avecces Allemands… Tu n’as pas eu envie de suivre tesparents ?

– Non.

Le mot fut dit nettement, simplement. MaisM. Ulrich ne trouva pas le renseignement qu’il cherchait. Oui,Jean Oberlé était devenu un homme. Il refusait de blâmer safamille, de donner son avis en accusant les autres. L’oncle reprit,avec le même accent d’ironie :

– Cependant, mon neveu, j’ai eu toutl’hiver dernier les oreilles rebattues de tes succèsberlinois ; on ne m’épargnait pas ; je savais que tufaisais danser là-bas nos blondes ennemies ; je connaissaisles noms…

– Oh ! je vous en prie, dit Jeansérieusement, ne plaisantons pas sur ces questions-là, comme desgens qui n’osent les regarder en face et dire leur avis. J’ai euune autre éducation que la vôtre, c’est vrai, mon oncle, uneéducation allemande. Mais cela ne m’empêche pas d’aimer tendrementce pays-ci… au contraire.

M. Ulrich, par-dessus la table, tendit lamain, et serra la main de Jean.

– Tant mieux ! dit-il.

– Vous en doutiez ?

– Je ne doutais pas, mon enfant,j’ignorais ; je vois tant de choses qui me peinent et tant deconvictions qui fléchissent !

– La preuve que j’aime notre Alsace,c’est que mon intention est d’habiter Alsheim.

– Comment ! dit M. Ulrichstupéfait, tu renonces à entrer dans l’administration allemande,comme ton père le veut ? C’est grave, mon ami, de te dérober àson ambition. Tu étais un sujet d’avenir… Il le sait ?

– Il s’en doute, mais nous ne nous sommespas encore expliqués là-dessus. Je n’ai pas eu le temps depuis monretour.

– Et que veux-tu faire ?

Le sourire jeune reparut sur les lèvres deJean Oberlé.

– Couper du bois, comme lui, comme mongrand-père Philippe ; m’établir parmi vous. Quand j’ai voyagé,en Allemagne et en Autriche, après mon examen, c’était beaucouppour étudier les forêts, les scieries, les usines pareilles à lanôtre… Vous pleurez ?

– Pas tout à fait.

M. Ulrich ne pleurait pas, mais il étaitobligé de sécher, du bout du doigt, ses paupières mouillées.

– Ça serait de joie, en tout cas, monpetit ; oh ! de vraie et grande joie !… Te voirfidèle à ce que j’aime le plus au monde… te garder près de nous… tevoir décidé à ne pas accepter de charges et d’honneurs de ceux quiont violenté ta patrie… oui, c’est le rêve que je n’osais plusfaire… Seulement, bien franchement, je ne m’explique pas… Je suissurpris… Pourquoi ne ressembles-tu pas à ton père, à Lucienne, quisont si ouvertement… ralliés ? Tu as fait tes études de droità Munich, à Bonn, à Heidelberg, à Berlin ; tu viens deséjourner quatre années en Allemagne, sans parler des années decollège. Comment n’es-tu pas devenu Allemand ?

– Je le suis moins que vous.

– Ce n’est guère.

– Moins que vous, parce que je lesconnais mieux. Je les ai jugés par comparaison.

– Eh bien ?

– Ils nous sont inférieurs.

– Sapristi, tu me fais plaisir ! Onn’entend jamais répéter que le contraire. En France surtout, ils netarissent pas d’éloges sur leurs vainqueurs de 1870 !

Le jeune homme, que l’émotion deM. Ulrich avait gagné, cessa de s’appuyer au dossier ducanapé, et, penché en avant, le visage illuminé par la lampe quirendait plus ardents ses yeux verts :

– Ne vous méprenez pas, oncleUlrich : je ne déteste pas les Allemands, et en cela jediffère de vous. Je les admire même, car ils ont des côtésadmirables. J’ai parmi eux des camarades pour lesquels j’aibeaucoup d’estime. J’en aurai d’autres. Je suis d’une générationqui n’a pas vu ce que vous avez vu, et qui a vécu autrement. Jen’ai pas été vaincu, moi !…

– Heureux, va !

– Seulement, plus je les ai connus, plusje me suis senti autre, d’une autre race, d’une catégorie d’idéaloù ils n’entraient pas, et que je trouve supérieure, et que, sanstrop savoir pourquoi, j’appelle la France.

– Bravo, mon Jean ! Bravo !

Le vieil officier de dragons s’était, penché,lui aussi, tout pâle, et les deux hommes n’étaient plus séparés quepar la largeur de la table.

– Ce que j’appelle la France, mon oncle,ce que j’ai dans le cœur comme un rêve, c’est un pays où il y a uneplus grande facilité de penser…

– Oui !

– De dire…

– C’est cela !

– De rire…

– Comme tu devines !

– Où les âmes ont des nuances infinies,un pays qui a le charme d’une femme qu’on aime, quelque chose commeune Alsace encore plus belle !

Ils s’étaient levés tous deux. M. Ulrichattira son neveu, et serra contre sa poitrine cette têteardente.

– Français ! dit-il, Français dansles moelles de tes os et dans les globules de ton sang !Pauvre cher petit !

Le jeune homme reprit, la tête encore appuyéecontre l’épaule du vieux :

– C’est pour cela que je ne peux pasvivre là-bas, au delà du Rhin, et que je vivrai ici.

– Alors, je dis bien : pauvrepetit ! répondit M. Ulrich… Tout a changé, hélas !…Ici même, dans ta maison… Tu souffriras, mon Jean, avec une naturecomme la tienne… Je comprends tout, à présent, tout…

Puis, laissant aller son neveu :

– Que je suis content d’être venu cesoir !… Assieds-toi là tout près de moi… Nous avons tant dechoses à nous dire !… Mon Jean ! Mon Jean !

Ils s’assirent côte à côte, heureux, sur lecanapé. M. Ulrich réparait le désordre de sa barbe en pointe,qu’il soignait beaucoup ; il se remettait de sonémotion ; il disait :

– Sais-tu que nous avons commis ce soirdes délits que j’adore commettre, en parlant de la France commenous avons fait ? Ce n’est pas permis… Si nous avions étédehors et que Hamm nous eût entendus, notre affaire étaitsûre : un procès-verbal !

– Je l’ai rencontré cette après-midi.

– Moi, j’ai vu apparaître le fils enplein bois, tout à l’heure. Il est sous-officier aux hussardsrhénans,… ton régiment prochain… N’est-ce pas la voiture quej’entends ?

– Non.

– Écoute donc ?

Ils écoutèrent, en regardant par la fenêtre leparc qu’éclairait la lune haute et pleine, la pelouse en forme delyre, avec ses deux avenues blanches, les massifs d’arbres, et,plus loin, les toits de tuile de la scierie. Rien ne bruissait, quela chute du ruisseau, à l’écluse de l’usine, bruit monotone quisemblait s’éloigner ou se rapprocher, selon la force et ladirection du vent qui fraîchissait, et qui devait venir, à présent,du nord-est, « de la plate-forme de la Cathédrale »,comme disait l’oncle Ulrich, en songeant à Strasbourg.

– Non, vous voyez bien, fit Jean Oberléaprès avoir écouté, c’est le bruit de l’écluse. Mon père a donnél’ordre au cocher d’aller l’attendre à Molsheim au train de onzeheures trente. Nous avons le temps de bavarder !

Ils avaient le temps, et ils en profitèrent.Ils se mirent à parler doucement, sans plus de hâte ni de trouble,comme ceux qui ont reconnu qu’ils s’entendaient sur l’essentiel, etqui peuvent aborder sans danger toutes les autres questions, lesmoindres. Ils causèrent du volontariat d’un an que Jean avait étéautorisé à retarder jusqu’à sa vingt-quatrième année, et de cetteexistence nouvelle qu’il allait commencer le premier octobre, d’unlogement qu’il comptait prendre à Strasbourg, de la facilité qu’ilaurait de revenir presque tous les dimanches à Alsheim. Puis, cecher nom ayant été répété, l’oncle et le neveu se complurent dansdes souvenirs du pays, d’abord d’Alsheim, puis de Sainte-Odile, del’habitation forestière de Heidenbruch, d’Obernai, de Saverne oùl’oncle avait des bois, de Guebwiller où il avait des parents.C’était l’Alsace qu’ils évoquaient. Ils s’entendaient bien. Ilsfumaient, les jambes croisées, assis aux deux coins du canapé,laissant librement aller leurs mots et leur voix, qui riaitsouvent. La causerie fut si longue que minuit sonna au coucou de laForêt-Noire pendu au-dessus de la porte.

– Pourvu que nous n’ayons pas réveilléton grand-père ? demanda M. Ulrich, en se levant, et endésignant de la main le mur qui séparait la chambre du jeune hommede celle du malade.

– Non, dit Jean. Il ne dort presque plus,maintenant. Je suis sûr qu’il a été content de m’entendre rire.Comme ma famille m’a quitté à cinq heures, j’ai passé avec lui unegrande partie de mon temps, et je l’ai observé. Il entend et ilcomprend tout. Il a reconnu votre voix, j’en suis sûr, et peut-êtrea-t-il saisi des mots…

– Cela lui aura fait plaisir, mon petit.Il est de la très vieille Alsace, lui, de celle qui vous paraît, àvous, fabuleuse, et à laquelle je me rattache, bien que je soisplus jeune que M. Oberlé. Elle était toute française,celle-là, et pas un homme de ce temps-là n’a varié. Vois tongrand-père, vois le vieux Bastian. Nous sommes la génération qui asouffert. Nous sommes la douleur, nous autres. Ton père est larésignation.

– Et moi ?

L’oncle Ulrich fixa le jeune homme, de sesyeux clairvoyants, et dit :

– Toi, tu es la légende !

Et ils auraient voulu sourire tous les deux,et ils ne purent pas, comme si ce mot avait été d’une justesse tropparfaite, que les jugements humains n’ont pas d’ordinaire, et commes’ils avaient senti que la destinée était là, dans cette chambre,invisible, qui leur répétait, au fond du cœur et en mêmetemps : « Oui, c’est vrai, celui-ci est lalégende. »

Le trouble qui les étreignit ne s’expliquaitque par ce voisinage du mystère de la vie. Il se dissipa.M. Ulrich tendit la main à son neveu, plus gravement qu’iln’eût fait avant cette parole qui lui avait presque échappé, qu’ilne regrettait pas, mais qui lui demeurait présente.

– Au revoir, mon cher Jean. Je préfère nepas attendre mon beau-frère ; je ne sais plus quelle attitudej’aurais avec lui. Tout ce que tu m’as dit me gênerait… Tu luisouhaiteras bonne nuit de ma part. Je vais rentrer dans mes boispar un clair de lune !… C’est dommage de ne pas avoir un fusilentre les mains et la chance de rencontrer une couple de coqs debruyère sur nos sapins !…

Ils firent quelques pas sur le tapis ducouloir, avec précaution, pour gagner l’escalier.

– Mon oncle, dit Jean tout bas, si vousentriez chez grand-père ? Je suis sûr qu’il serait content. Jesuis sûr qu’il ne dort pas.

L’oncle Ulrich, qui marchait devant, s’arrêtaet revint sur ses pas. Jean tourna le bouton de la porte près delaquelle il se trouvait, pénétra le premier dans la chambre, etdit, en modérant la voix :

– Grand-père, je vous amène unevisite : mon oncle Ulrich, qui a désiré vous voir.

Ils étaient dans la demi-obscurité d’unegrande pièce dont les rideaux avaient été fermés, et qu’éclairaitune veilleuse en porcelaine transparente, posée au fond, à gauche,entre la fenêtre close et un lit qui occupait le coin. Sur la tablede nuit, dans le halo lumineux et court qui enveloppait laveilleuse, se trouvaient un petit crucifix de cuivre et une montred’or, les seuls objets brillants de l’appartement. Dans le lit, unvieillard était plutôt assis que couché, le buste vêtu d’une vestecroisée en laine grise, le dos et la tête soutenus par desoreillers, les mains cachées sous les draps, qui avaient gardé lepli de l’armoire. Un ruban de tapisserie servant de cordon desonnette et terminé par une frange s’allongeait jusqu’au milieu dulit. Car l’homme qui dormait ou veillait là était un impotent. Chezlui, la vie se retirait de plus en plus à l’intérieur. Il marchaitet remuait difficilement. Il ne parlait plus. Au-dessous des jouesépaisses et pâles, la bouche ne s’agitait plus que pour manger etpour dire trois mots, trois cris, toujours les mêmes :« Faim ! Soif ! Va-t’en ! » Une sorte deparesse sénile laissait pendre cette mâchoire puissante qui avaitcommandé à beaucoup d’hommes. M. Ulrich et Jean s’approchèrentjusqu’au milieu de la chambre, sans qu’il eût donné le moindresigne révélant qu’il avait conscience de leur présence. Cettepauvre ruine humaine était cependant le même homme qui avait fondél’usine à Alsheim, qui s’était élevé au-dessus de la condition depetit propriétaire campagnard, qu’on avait élu députéprotestataire, qu’on avait vu et entendu, au Reichstag, revendiquerles droits méconnus de l’Alsace et demander justice pour elle auprince de Bismarck. L’intelligence veillait, prisonnière, comme laflamme qui éclairait la chambre cette nuit ; elle nes’exprimait plus. Dans ce songe ininterrompu, que d’hommes et quede choses devaient passer devant celui qui connaissait l’Alsaceentière, qui l’avait parcourue en tous sens, qui avait bu ses vinsblancs à toutes les tables des riches et des pauvres, voyageur,marchand, forestier, patriote !… Et c’était lui, cette têtechauve et ridée, ce visage tombant, ces paupières appesanties,entre lesquelles glissait, semblable à une bille dans la fenteimmobile d’un grelot, un œil lent et triste !

Cependant, les deux visiteurs eurentl’impression que le regard s’arrêtait sur eux avec une complaisanceinaccoutumée. Ils se turent, pour laisser l’ancien à la douceurd’une pensée qu’ils ignoreraient éternellement. Puis, l’oncleUlrich s’approcha du lit, et posant la main sur le bras de PhilippeOberlé, se baissant un peu, pour être plus près de l’oreille, pourmieux rencontrer aussi les yeux qui se levaient aveceffort :

– Nous venons de causer longuement,monsieur Oberlé, votre petit-fils et moi… C’est un brave garçon,votre Jean !

Un mouvement de tout le buste, lentement,déplaça la tête de l’ancien, qui cherchait à voir sonpetit-fils.

– Un brave garçon, reprit le forestier,que le séjour à Berlin n’a pas gâté. Il est demeuré digne de vous,un Alsacien, un patriote… Il vous fait honneur.

Malgré le peu de lumière qui flottait dans lachambre, l’oncle Ulrich et Jean crurent voir un sourire sur levisage du vieillard, réponse de l’âme encore jeune.

Ils se retirèrent sans bruit,disant :

– Bonsoir, monsieur Oberlé ;bonsoir, grand-père !

La veilleuse agita sa flamme, déplaça lesombres et les lueurs ; la porte se referma, et le songeinterrompu continua dans la chambre où n’entraient guère, depuis lecoucher du soleil, que les heures sonnées au clocher de l’églised’Alsheim.

M. Ulrich et son neveu se quittèrent aubas du perron. La nuit était glacée, les pelouses toutes blanchesde gelée.

– Beau temps pour marcher, ditM. Ulrich ; je t’attends à Heidenbruch.

Il siffla son chien, et lui dit, en caressantle museau couleur de feu :

– Ramène-moi, car je vais rêver tout letemps à ce que m’a dit cet enfant-là !

À peine s’était-il éloigné de quelquescentaines de mètres, on entendait encore son pas sur la route quimontait vers le bois d’Urlosen, quand Jean reconnut, dans la nuitcalme, le trot des chevaux qui venaient du côté d’Obernai. Le bruitde leurs sabots frappant le sol empierré sonnait comme celui desfléaux sur les aires, il était rural, il ne troublait rien, il nebrisait aucun sommeil. Fidèle, qui aboyait furieusement vers lalisière de la forêt, avait sûrement d’autres raisons de montrer lesdents et de donner de la voix… Jean écouta s’approcher la voiture.Bientôt le bruit diminué, amorti, lui apprit que l’équipage étaitentré dans le bourg, entre les murs, ou au moins dans le cercle devergers qui faisaient d’Alsheim, en été, un nid de pommiers, decerisiers et de noyers. Puis il s’enfla et sonna clair, subitement,comme celui d’un train qui sort d’un tunnel. Le sable cria au boutde l’avenue ; deux lanternes tournèrent et coururent à traversle parc ; des gazons, des arbustes, le bas des troncs d’arbressurgirent brusquement de la pénombre et brusquement y rentrèrent,et le coupé s’arrêta devant la maison. Jean, qui était resté sur lehaut du perron, descendit en courant et ouvrit la portière. Unejeune fille sortit aussitôt, toute rose de visage et enveloppée deblanc, mantille blanche, manteau de laine blanc, souliers blancs.En passant, presque en l’air, elle s’inclina à droite, frôla d’unbaiser le front de Jean, entr’ouvrit deux lèvres accablées desommeil :

– Bonsoir, frérot !

Et, relevant sa jupe, mollement, vacillante,la tête déjà sur l’oreiller, elle monta les marches et disparutdans le vestibule.

– Bonsoir, mon ami ! dit une voixd’homme autoritaire ; tu nous as attendus ; tu as eutort… Viens donc vite, Monique. Les chevaux ont très chaud…Auguste, vous leur donnerez demain douze litres, et vous lesconduirez à la forge… Tu aurais mieux fait, Jean, de nousaccompagner. C’était très bien. M. von Boscher a demandé deuxfois de tes nouvelles.

Le personnage qui parlait ainsi aux uns et auxautres avait eu le temps de descendre de voiture, de serrer la mainde Jean, de se retourner du côté de madame Oberlé, encore assisedans le fond du coupé, de monter jusqu’à la moitié du perron etd’inspecter, d’un coup d’œil de connaisseur, les deux percheronsnoirs dont le poil mouillé avait l’air frotté de savon. Ses favorisgris encadrant un masque plein et solide, son pardessus d’étédéboutonné, laissant saillir le gilet ouvert et la chemise oùluisaient trois cailloux du Rhin, la main oratoire, n’apparurentd’ailleurs qu’un instant. Après avoir donné son avis et ses ordres,Joseph Oberlé, patron vigilant, qui n’oubliait jamais rien, levaprestement son double menton et tendit tout l’effort de ses yeuxvers l’extrémité de l’enclos, où dormaient les pyramides d’arbresabattus, afin de voir si aucune menace de feu ne se révélait, siaucune ombre ne rôdait autour de la scierie ; puis, lestement,deux marches à la fois, il gravit la seconde volée du perron, etentra dans la maison. Son fils n’avait rien répondu. Il aidaitmadame Oberlé à descendre de voiture, lui prenait son éventail etses gants, demandait : « Vous n’êtes pas trop fatiguée,maman bien-aimée ? » Les chers yeux souriaient, la longuebouche mince et fine disait : « Pas trop, mais ce n’estplus de mon âge, mon chéri. Tu as une vieille maman. » Elles’appuyait sur le bras de son fils, par orgueil de mère plus quepar besoin ; elle avait une tristesse infinie au fond de sonsourire, et elle semblait demander à Jean, qu’elle regardait enmontant chaque marche : « Tu me pardonnes d’avoir étélà-bas ? Je n’ai pas pu faire autrement. J’ai souffert. »Elle portait une robe de satin noir ; elle avait des diamantsdans ses cheveux encore très noirs et un collet de renard bleu surles épaules. Jean lui trouvait un air de reine malheureuse, et iladmirait l’élégance de sa marche et le beau port de tête qu’avaitcette Alsacienne de vieille race, et il se sentait le fils de cettefemme avec une fierté qu’il voulait ne montrer qu’à elle. Ill’accompagna, lui donnant toujours le bras, pour avoir la joied’être plus près d’elle, et de l’arrêter presque à chaque marche del’escalier.

– Maman, j’ai passé une excellentesoirée ;… elle aurait été délicieuse, si vous aviez été là…Figurez-vous que mon oncle Ulrich est arrivé à huit heures etdemie, et qu’il n’est reparti qu’à minuit, tout à l’heure…

Madame Oberlé souriait mélancoliquement, etdisait :

– Il ne reste jamais aussi longtemps pournous. Il s’éloigne…

– Vous voulez dire qu’ils’éloignait ; je vous le ramènerai.

– Ah ! jeunesse, jeunesse, si tusavais tout ce que je vois s’éloigner…

Elle s’arrêtait à son tour, regardait ce filsqu’elle n’avait pas assez vu depuis l’après-midi, souriait plusgaiement.

– Tu l’aimes, mon frère ?

– Mieux encore qu’autrefois. Je l’aipresque découvert.

– Tu étais trop jeune, autrefois…

– Nous avons bavardé, vous pensez !Nous nous entendons sur tous les points.

Les doux yeux maternels cherchèrent ceux del’enfant, dans le demi-jour de l’escalier.

– Sur tous ? demanda-t-elle.

– Oui, maman, sur tous !

Ils arrivaient aux dernières marches.

Elle posa son doigt ganté sur sa bouche ;elle retira son bras qu’elle avait passé dans celui de son fils.Elle était devant la porte de sa chambre, en face de celle deM. Philippe Oberlé. Jean l’embrassa, se recula un peu, revintà elle, et la pressa de nouveau contre sa poitrine,silencieusement.

Puis il fit quelques pas vers le fond ducouloir, et regarda encore cette femme vêtue de noir, et à laquellele deuil allait naturellement bien, si simple, avec ses mains pâlestombantes, sa tête droite, si ferme de traits, si douced’expression.

Il murmura, gaiement :

– Sainte Monique Oberlé, priez pournous !

Elle n’eut pas l’air d’entendre. Mais elledemeura, la main sur le bouton de la porte, sans entrer, tant queJean put encore la voir, Jean qui s’enfonçait à reculons dansl’ombre du couloir.

Il rentra dans sa chambre, le cœur toutjoyeux, l’esprit plein de pensées qui étaient toutes celles de lasoirée, revenant à grand vol dans la solitude qui se faisait àprésent. Sentant qu’il ne dormirait pas tout de suite, il ouvrit lafenêtre. L’air froid passait, régulier et fixé au nord-est. Labrume s’était dissipée. De sa chambre, Jean pouvait apercevoir, audelà d’une large bande de terres cultivées et montantes, les forêtsoù l’ombre toute la nuit faisait et défaisait ses plis, jusqu’auxsommets que couronnait, çà et là, un épi de futaies qui rompait laligne des montagnes, et s’enveloppait d’étoiles. Il cherchait àdeviner la place où se cachait la maison de l’oncle Ulrich. Et ilrevoyait en pensée celui-ci, qui devait être maintenant bien prèsd’arriver chez lui, lorsque des voix se mirent à chanter sur lalisière de la forêt. Un frisson de plaisir secoua les nerfs dujeune homme, musicien passionné. Les voix étaient belles, jeunes,justes. Il y en avait plus de vingt ensemble, à coup sûr, peut-êtretrente ou cinquante. Les mots lui échappaient à cause de ladistance. C’était comme un bruit d’orgue dans la nuit. Elleslivraient au vent d’Alsace un Lied d’un rythme fier. Puis troismots vinrent, distincts, aux oreilles de Jean. Il leva les épaules,irrité contre lui-même de n’avoir pas compris tout de suite :c’était un chœur de soldats allemands qui revenaient de lamanœuvre, de ces hussards rhénans qu’avait croisés, en descendantla montagne, M. Ulrich Biehler. Suivant la coutume, ilschantaient pour se tenir mieux éveillés, et parce qu’il y avaitdans leurs chants la vertu du mot de Patrie. Le pas des chevauxfaisait à la mélodie comme un accompagnement de cymbales voilées.Les mots s’échappaient et vibraient :

 

Stimmt an mit hellemhohem Klang,

Stimmt an das Lied derLieder,

Des VaterlandesHochgesang,

Das Waldthal hall eswieder…

Entonnez d’une voix claireet haute,

Entonnez la chanson deschansons,

Afin que l’écho des valléesrépète

L’ode sublime à lapatrie !

C’est à toi, patrie desvieux bardes,

À toi, patrie del’honneur,

À toi, pays libre etindompté,

Que, de nouveau, nous nousconsacrons…

 

Cette chanson, Jean aurait voulu l’arrêter.Combien de fois, cependant, et dans toutes les provinces del’Allemagne, n’avait-il pas entendu chanter les soldats ?Pourquoi éprouvait-il une tristesse à la chanson de ceux-ci ?Pourquoi les paroles lui entraient-elles dans l’âme,douloureusement, bien qu’il les connût de longue date et qu’il eûtpu les redire de mémoire ? Ils se turent à deux cents mètresdu bourg. Seul, le piétinement des chevaux continua de s’approcheret de rouler au-dessus d’Alsheim.

Jean se pencha pour voir les cavaliers passerdans le bourg. Il pouvait les apercevoir par une large coupurepratiquée dans le mur de clôture du parc, et défendue par unegrille, un peu en avant de la maison. C’était une masse enmouvement dans une poussière brune, que le vent renvoyait enarrière et inclinait, comme des barbes de blé couchées sur l’épi.Les hommes ne se distinguaient guère les uns des autres, ni leschevaux. Jean pensait, avec une peine secrète etgrandissante : « Comme ils sont nombreux ! » ÀBerlin, à Munich, à Heidelberg, ils n’éveillaient qu’une idée deforce sans but immédiat. L’ennemi n’était pas désigné. C’était toutce qui s’opposerait à la grandeur de l’Empire allemand. JeanOberlé, plus d’une fois, avait même admiré le défilé des régiments,et la puissance effrayante de l’homme qui commandait à tantd’hommes. Mais ici, à la frontière, sur la terre encore sanglantede la dernière guerre, il y avait des souvenirs qui montraient tropbien qui on voulait menacer et atteindre. La vue ou le bruit dessoldats faisait songer à des tueries, à la mort, à l’affreux deuilqui demeure. Ils passaient entre les maisons. Le bruit desescadrons, des hommes et des bêtes, heurtait contre les vitres. Lebourg paraissait endormi. Ni les soldats ni les chefs neremarquèrent rien : mais, dans bien des maisons, une mères’éveilla et se redressa dans son lit, frissonnante ; un hommetendit le poing et maudit les vainqueurs anciens. Le drame ne futconnu que de Dieu seul. Ils passèrent. Quand le dernier escadroneut cessé de faire de l’ombre sur la route, entre les deux piliersde la grille, Jean crut voir là, dans la poussière qui s’abattait,un cavalier tourné vers la maison. Le cheval refusait-ild’avancer ? Non, il était au repos. Le cavalier devait être unofficier. Quelque chose de doré, posé à plusieurs rangs sur sapoitrine, étincelait. Il ne bougeait pas, bien en selle, grand,jeune certainement, et regardait devant lui. Cela dura une minute àpeine. Puis il abaissa le sabre qu’il tenait à la main, et, ayantsalué, donna de l’éperon dans les flancs du cheval, qui s’enleva.La scène avait été si rapide que Jean aurait pu croire à uneillusion, si le galop de la bête rejoignant le gros de la troupen’avait sonné dans la rue du village.

« Quelque plaisanterie teutonne,pensa-t-il, une manière qu’a trouvée cet officier de dire que lamaison lui plaît ! Grand merci ! »

Le régiment était déjà sorti du village, ets’éloignait dans la grande plaine. Les maisons avaient repris leursommeil. Le vent soufflait vers les Vosges vertes. À l’opposé, loindéjà, comme un hymne religieux, s’élevait de nouveau le chant dessoldats allemands, qui célébraient la patrie allemande en marchantvers Strasbourg.

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