Les Pieds Fourchus

Les Pieds Fourchus

de Gustave Aimard

Chapitre 1 UN MYSTÈRE

Les nombreuses superstitions qui régnaient dans la Nouvelle-Angleterre, avant la guerre de l’indépendance, ont survécu dans beaucoup de contrées. Malgré le progrès de la civilisation, elles maintiennent leur empire sur l’inculte population des frontières.

Si l’on eut consulté l’almanach, le printemps était arrivé ; mais on pouvait se croire en plein hiver dans le District du Maine, si l’on regardait les neiges entassées sur les montagnes, les glaces flottant sur les cours des rivières, sur les ondes paisibles des lacs ; l’horreur sombre des brouillards serpentait jour et nuit sur les montagnes, l’âpre concert des tempêtes rugissait dans les grands bois, le désert était sillonné par les tourmentes.

Au lieu de l’aubépine joyeuse, des fleurs de mai, des jeunes pousses de l’Érable à sucre, on voyait partout un blanc manteau de neige : c’était la joie des enfants, qui, peu soucieux de la saison, bâtissaient des maisons fondantes, se lançaient des boules faciles à briser, glissaient, tombaient et se poursuivaient joyeusement, se lançant en l’air leurs chaudes haleines qui formaient de petits nuages éphémères.

Cependant, à l’hôtellerie de l’Oncle Jerry,nonobstant nuages et tempêtes, se faisaient de merveilleuxpréparatifs de noces. Tous les voisins du New-Hampshire et duVermont, à quarante milles à la ronde, étaient prévenus qu’on nepouvait manquer un tel rendez-vous, les sentiers fussent-ilsrompus, les passages des montagnes interceptés, les ruisseauxdébordés : jamais pareille assemblées n’aurait été vue, depuisl’inauguration de la nouvelle église.

Confortablement installée à la cime d’un« bon et honnête coteau », la vieille maison était vastemais laide : on y trouvait toutes les dépendances qu’exige lapaisible installation du voyageur : écurie, remises, étables,bassins, et jusqu’au grand banc de pierre où l’on se repose ausoleil tout y était au grand complet.

Et elle n’était pas trop grande lorsqu’on ycélébrait une noce, une fête militaire, une réunion de trappeurs,ou lorsque quelques amis éprouvaient le besoin d’être en compagniede l’Oncle Jerry.

On l’appelait souvent le« Brigadier » ; d’autres le surnommaient le« Quadrumane ». Ce dernier sobriquet faisait allusion àsa stature gigantesque et à sa force prodigieuse ; c’était uneflatteuse assimilation avec l’orang-outang, ce terrible hôte del’Afrique centrale.

Il faut convenir qu’avec ses deux mains ilfaisait l’ouvrage de quatre, malgré son grand âge, qu’il s’agît delabourer, charpenter, bûcheronner ou boire.

Tout voyageur passant dans un rayon decinquante milles venait rendre visite à l’Oncle Jerry ; oninstallait chez lui mulets, chevaux, voitures, femmes, filles ousœurs ; et cela sans gêne ; il suffisait de lui dire« s’il vous plaît ! ». Le Brigadier objectait-il queson auberge était remplie, on restait quand même ; on campaitdans les cours, dans les greniers à foin, dans les magasins depaille ; les couvertures de chevaux servaient de tente ;il y en avait qui couchaient sous le manteau de la vastecheminée.

Souvent des personnages qu’il n’avait jamaisvus, qu’il ne devait jamais revoir, venaient gravement s’attablerchez lui, comme usant d’un droit indiscutable, et disparaissaientsans dire merci. Le vieux bonhomme, quoique né quaker, était connupour le méthodiste le plus hospitalier de la contrée ; deplus, il était un peu magistrat, ses portes étaient toujoursouvertes même pour le vagabond le plus délabré.

Tout ce monde là allait et venait,non-seulement sans lâcher un mot de ses affaires, mais encore sansse laisser voir pour ainsi dire, et ordinairement sans faireconnaître son nom. On pouvait reconnaître des« friends », se rendant au « meeting » le plusproche, ou à quelque marché : des « méthodistes »,prêcheurs en plein air ; des étrangers qui avaient entenduparler du sire Jérémiah, et qui venaient vérifier de leurs propreyeux, le point intéressant de savoir si tout était gigantesquecomme on le disait, l’hôte et l’hôtellerie.

L’Oncle Jérémiah était né quaker, ainsi quenous l’avons dit, dans les environs de « Porchmouth »(Portsmouth). Nous avertissons le lecteur que cet hommeconsidérable avait un faible, consistant à prononcer l’anglaiscomme un flamand ou un allemand : il aimait à« germaniser » dans le langage.

Sa patrie, néanmoins, était leNew-Hampshire : ayant épousé, en premières noces, une jeune etjolie méthodiste, pour lui plaire il se lança dans les affaires demilice qui l’entraînèrent si loin qu’il fallut quitter le pays.Sans proférer une plainte, sans dire mot, le Brigadier pritdélicatement sa chère petite femme sous un bras, sa petite mallesous l’autre, et disparut aussi soudainement et aussimystérieusement que si la terre l’eut englouti comme les filsd’Éliab : son départ devint une légende chez lesméthodistes.

Toute une génération grandit et vieillit sansavoir reçu de ses nouvelles ; à la longue, on finit par neplus s’en occuper ; le bruit courait qu’il avait émigré ducôté de l’Est est que là, il dirigeait une grande et belle ferme duDistrict du Maine ; on disait encore qu’il s’était établi prèsde la baie des Français, où il avait épousé une seconde, peut-êtreune troisième femme beaucoup plus jeune que lui.

On faisait encore, sur son compte, lescommentaires les plus étranges et les hypothèses les plusmystérieuses ; et plus d’un esprit faible se sentait effrayéen l’approchant : sans doute, ses larges épaules et sa naturecolossale étaient de nature a inspirer des sentiments sérieux etcirconspects. Cela n’empêchait point les curieux de chuchoter surlui de le comparer au Juif-Errant, et même, « en vérité »de se demander s’il ne serait point le Juif-Errant en personne.

Car avait-il ou non cent trente ans… ?C’est ce qu’on ne pouvait décider… Mais on pouvais croire, d’aprèsses discours, qu’il avait servi dans la guerre del’Indépendance ; il pouvait bien avoir vu le siège deLouisbourg, la mort de Montgomery ou celle de Wolfe ;peut-être avait-il connu le père d’Aaron-Burr, et avait-il pilotéle fils dans le désert du Nord, sur la route de Kennebec lorsqu’ilcourait au secours de Montgomery ; il n’était pas impossiblequ’il eût été à l’école de Bénédict Arnold ; et sûrement ildevait connaître le secret du fameux trésor du Capitaine Kidd.

Ce qu’il y avait d’affligeant, c’est que lebonhomme, avec son allure pesante et tranquille, ne disait que cequ’il voulait, et parfois, après quelques mots bref, regardait sesinterlocuteurs dans le blanc des yeux, de façon à lesdéconcerter.

Une fois le ministre tressaillit dejoie : il put croire que le Brigadier allait trahir sonsecret. On parlait d’Ethan Allen et de la prise de Ticonderoga. Lesyeux du vieillard étincelèrent, il lâcha quelques phrases indiquantqu’il aurait combattu parmi les « Gars de laMontagne-Verte », aux côtés du terrible Vermonter lorsquecelui-ci foudroya le commandant par la réponse commençantainsi : « Au nom du Dieu tout-puissant et du CongrèsContinental… ». Alors, raconta le Ministre, alors, levieillard emporté par le feu de ses souvenirs s’oublia un instant…mais pas assez pour satisfaire notre curiosité, et depuis, cela nelui est plus arrivé.

Une chose certaine, c’était qu’il possédaitune belle ferme, obtenue à des conditions parfaitementignorées : de plus, il avait quelque juridiction seigneurialeet judiciaire on ne savait pourquoi : cela faisait égalementchuchoter, et même hausser les épaules. Néanmoins on ne savait riende clair sur toutes ces matières, malgré la persévérance canine quela meute des curieux mettaient dans ses recherches.

En définition, l’Oncle Jerry était plutôtcraint qu’aimé : cependant comme habituellement il disait cequ’il pensait, il faisait ce qu’il disait, on ajoutait foi à sesparoles. D’autres part il n’inquiétait personne pour opinionpolitiques ou religieuses, laissant chacun libre comme il voulaitl’être lui même : il resta donc en bon termes avec les« Amis » qui lui pardonnèrent ses deux ou trois mariages,et le traitant toujours comme l’un des leurs, continuèrent del’appeler « Jérémiah ». De tout cela il résulta quel’Oncle Jerry était en butte à tous les désagréments qu’éprouve unchef de taverne, sans y joindre les bénéfices d’un seigneur. Mais,tout plein de courtoisie chrétienne, et conciliant par nature, ilfaisait tout à tous, pourvu qu’on ne l’ennuyât pas trop :gardant son chapeau sur sa tête, dans sa maison ; disanttu et toi avec les quakers, quelque fois mêmeavec sa femme. D’ordinaire il affectait de parler le langage dupeuple, et quelque fois il en faisait usage avec une verve et unesaveur toute martiale.

Et maintenant supposons le rideau levé.

La famille est à table se disposant aurepas ; l’Oncle Jerry est plongé dans un vaste fauteuil encuir ; un bol plein de lait et de rôties de pain noir grilléest devant lui ; et devant lui sur un réchaud bouillonne unegrande mesure de cidre ; un plat de pommes cuites complète lasymétrie du service. À côté du Brigadier est immense échiquiergarni de ses pions, comme si un partenaire était attendu. Et eneffet, il ne craignait personne au « noble jeu », danstout le voisinage on savait bien que l’honorable« squire » n’avait pas encore trouvé son homme.

Autour de la cheminée qu’illumine un feupétillant, sont rangés des bancs en bois, des blocs en troncsd’arbres servant de tabourets aux enfants, et une arméed’ustensiles de ménage.

Au coin du foyer est assis un grand jeunehomme, au visage pâle et sérieux, aux longs cheveux, boutonnéjusqu’au cou comme un prédicateur méthodiste ; il esttellement absorbé dans la contemplation d’une ardoise toutegriffonnée et d’un gros livre, qu’il reste complètement étranger àla conversation.

Un peu plus loin de l’âtre est une jeune femmeaux longs et abondants cheveux noirs, aux yeux brillants, mais ausévère visage ; autour de sa bouche se joue une espèce desourire sarcastique, déplaisant, et triste. Son pied tient enrespect un rouet à filer, pendant qu’elle dispose une botte de linautour de sa quenouille.

À côté d’elle est assise la Tante SarahHooper, ou la grand’mère comme on l’appelle ; devant lavénérable matrone est un baquet plein de pommes qu’elles pèle etcoupe en morceaux pour faire une marmelade.

Le plancher, soigneusement sablé, frotté,balayé, balayé artistement avec un balai de ciguë combiné à cetteintention, offre à l’œil les dessins onduleux d’une petite meragitée, tant le sable a été semé avec symétrie. Cette mosaïque dubalai est du dernier genre et du suprême bon goût ;la gentilhommerie du voisinage a adopté cette mode.

Deux ou trois brassés de sapins résineux,mélangés à d’autres broussailles toutes incrustées de neige et deglace, sont empilées dans un coin. Au dehors, gronde la tempête quiébranle le vieil édifice jusque dans ses fondations ; uneneige fine et serrée crépite sur les vitres, on dirait la grêle oudes coups de becs d’oiseaux. Il fait bon de se pelotonner au coinde ce bon feu brillant et chaud dans cette cuisine bien close, sousce toit hospitalier.

Toute la famille était depuis quelques momentsdans un profond silence, lorsque, dans le vestibule, s’élevèrentsoudain des clameurs confuses suivies d’un tumulte extraordinaire.Le Brigadier sauta sur son siège, et poussa une formidableinterjection ; son petit banc roula au loin sur leplancher.

– Ho ! là ! Ho ! qu’est-cequ’il y a encore par là ?… grommela-t-il ; je croyais lesenfants couchés depuis au moins une demi-heure.

– Voyez ça vous même, mon mari ! ilsne m’écoutent pas, moi, répliqua la Tante Sarah, en activant sonfuseau d’une main, pendant que de l’autre elle rajustait seslunettes ; oh ! les méchantes petitespestes ! !

– Boule de neige, grand’Man, crièrentplusieurs petites voix fraîches et animées ; en même temps,avec de bruyants éclats de rire, une demi douzaine de diablotinsdes deux sexes firent irruption dans la salle.

– Merci de nous ! s’écria la jeunefemme aux cheveux noirs, que faites vous donc ?

Par la porte grande ouverte, la troupeturbulente poussait avec grands efforts une masse énorme, statue deneige glissant sur ses pieds comme sur des traîneaux. Le colosseeffleura en passant les lunettes de la grand’mère ; donna unsoufflet sur la joue de la jeune femme occupée à garnir de pommesune large étagère, et vint s’abattre tête première sur le jeunehomme qui, depuis une heure, s’exténuait à dessiner aux méchantesclartés d’une branche fumeuse de pin. La maison trembla sous cettechute, de la cave au grenier ; l’ardoise, chargée descientifique hiéroglyphes, tomba par terre et se brisa malgré soncadre aux coins argentés ; le livre vola dans lescendres ; un nuage de vapeur et de neige obscurcitl’air : le fragile chef-d’œuvre venait de se briser en millemorceaux.

La jeune femme recula en poussant un faiblecri ; le jeune homme ne dit rien, ne fit même pas un gested’impatience ; il se contenta de regarder avec un tristesourire les débris lamentables de sa pauvre vieille ardoise ;il se hâta de ramasser trois ou quatre feuillets, qui échappés deson livre, volaient vers le feu. Néanmoins un éclair fugitifs’était allumé dans ses yeux, mais il avait aussitôt disparu, pluséphémère qu’une étincelle.

– Qu’est-ce donc encore ? s’écria laTante Sarah, voyez ce que vous avez fait, petits fléaux !Voyez ! affreux polissons ! Voyez ! raceendiablée ! les figures de Master Burleigh sonttoutes éclaboussées, et son ardoise est perdue !

Le jeune homme releva la tête, sans faireattention aux ruines éparses du « bonhomme deneige » ; ses grands yeux expressifs se fixèrent sur lajeune femme avec inquiétude : celle-ci répondit par unsourire, et regarda la porte entr’ouverte comme si elle se fûtattendue à voir entrer quelqu’un.

– N’y pensons plus, Tante Sarah, dit-ild’une voix basse et douce, en rejetant en arrière sa bellechevelure noire, d’un mouvement de tête ; la pauvre ardoiseavait vu de meilleurs jours avant d’arriver en ma possession.

– Ton père s’en était servi longtemps,hein ? demanda l’Oncle Jérémiah.

– Oui ; et… et… il se servait duvieux Pike, murmura le jeune homme d’une voix émue en détournantson visage de la lumière.

Le « Spire » hocha la tête en signed’assentiment ; la Tante Sarah poursuivit :

– Mais, le vieux Pike est hors deservice, Master Burleigh…

Et ôtant ses lunettes elle les essuya aveccomponction.

– C’est vrai ; soupira le maîtred’école partageant l’émotion de la bonne Tante Sarah… J’aimaiscette ardoise parce qu’elle avait servi à mon père.

Ces derniers mots furent dits d’une voixtremblante. La jeune femme quitta son rouet, et s’approchant delui, posa sa main sur son épaule : un douloureux sourire luirépondit.

– Et tu as raison, Iry Burleigh, répliquale Brigadier, car ton père était fameux aux échecs, au trictrac, àtous les jeux ; je n’ai jamais vu son pareil.

– Et son écriture ressemblait àl’imprimé, continua la Tante Sarah ; Iry est la vivante imagede son père… je m’en souviens… il me semble le voir au lutrin, avecsa superbe, longue et soyeuse chevelure, avec ses grands yeuxsolennels, et son allure sérieuse.

Le maître d’école avait recueilli les débrisde l’ardoise, il s’exerçait patiemment à les rajuster l’un àl’autre ; quand il eut fini, il les contempla en silence.

Tout-à-coup, un tumulte extraordinaire s’élevadans l’escalier, des cris et des trépignements troublèrent laconversation ; un bruit semblable se fit entendre dans leschambres de l’étage supérieur ; enfin le même tapage sereproduisit dans le cellier, puis dans le grenier à fourrages.

Le Brigadier échangea un regard avec safemme ; le maître d’école avec la jeune femme, mais personnene bougea.

– Femme, va donc voir ce qu’il fontencore, dit le Brigadier.

– Que n’y vas-tu toi même ? Aprèstout, ce ne sont pas mes enfants ; ils me rendent la viemalheureuse ! je le déclare, quelques fois je ne sais si jemarche sur mes pieds ou sur ma tête.

– On s’y fait avec le temps, femme.

– Oh ! jamais, jamais ! Jepense qu’ils sont écervelés !

– Pooh ! Pooh ! fit leBrigadier en se renversant sur son fauteuil avec un rire caverneuxplus semblable au glouglou d’une énorme bouteille qu’à la voixhumaine.

Quand il eut donné cours à son hilarité, iltrouva bon de commencer ses préparatifs pour se mettre au lit, etdéboutonnant son pantalon étala autour de sa vaste personne, salongue et ample chemise : puis, il déboucla ses jarretières.Alors, douillettement étendu sur son siège, il promena lentementautour de lui ses yeux bleus-clairs, enfin il les fixa sur la jeunefemme d’une façon significative, comme s’il y avait eu un moyenmystérieux de correspondance entre eux. Elle rougit faiblement etregarda Burleigh par dessus son rouet ; mais en rencontrantses yeux, elle détourna ses regards avec une sorte detressaillement, comme si elle eut été mécontente d’elle-même.

– Encore ! Les voilà encore !s’écria la Tante Sarah, personne n’ira donc pas voir ce qu’ilsfont ? Lucy, mon enfant, voulez-vous ?… avant qu’ilsmettent la maison sans dessus dessous.

Lucy se leva en sursaut, et renversant unelourde chaise, courut à la porte d’entrée, suivie du Brigadier quimarchait les mains sur les hanches, par rapport à ses rhumatismes,disait-il, et qui la poursuivait de son œil malin.

Il était facile de deviner à ses lèvresplissés, à l’allure tourmentée de son chapeau écrasé d’un coup depoing sur l’oreille, que l’Oncle Jerry ne détestait pas le bruit,et ne partait en guerre que pour la forme, c’est-à-dire pourapaiser la grand-mère : au fond, les instincts égrillards desa progéniture lui agréaient fort. S’il eut été maître de lasituation, il en aurait fait tout juste pour satisfaire sa femme,et enhardir les gamins sans quitter son fauteuil où il auraitpiétiné un instant, il aurait mis son chapeau de travers, roulé degros yeux ; puis il aurait ri, à laisser rouler ses béquillessur le plancher : tout cela au grand scandale de Watch levieux chien de garde blotti dans les cendres.

Mais Lucy et le Brigadier arrivèrent troptard : à leur approche les enfants avaient dégringolél’escalier, criant, riant, se culbutant, les mains pleines deneige.

Dans le corridor, il y avait deux ou troissentiers neigeux attestant que cette petite racaille y avait passé,les uns pieds nus, d’autres en sabots, les poches pleines deprovisions fondantes qui s’étaient semées en route, mais quefaire ? le mal était accompli ; dans leur fuite, lespetits scélérats avaient emporté jusqu’à leur lit.

– En vérité ! dit la Tante Sarah, àla vue de tout ce criminel dégât, je ne supporterai pas cela pluslongtemps. Je vais mettre demain toute cette vermine à laporte.

– Oh ! tu ne voudrais pas,mère !

– Je ne voudrais pas ! oui-dà !vous le verrez ! vous le verrez ! Brigadier Hooper.

Le vieux Squire savait bien à quoi s’en tenirsur ce point ; il connaissait l’excellent cœur de sa bonnefemme : bien crier, bien oublier, c’était ça, et tout étaitpour le mieux.

– Oh ! Seigneur ! encore !cria-t-elle une dernière fois, peu d’instant après que tout lemonde fut rentré dans la cuisine, Lucy, courez là-haut, chère,parlez-leur, couchez-les, dites-leur d’être de gentils enfants, etde ne pas faire mourir leur pauvre grand-mère de chagrin.

Lucy partit de nouveau, tirant derrière elleun peloton de laine bleue : le petit chat trouva bon dequitter la place où il se rôtissait à loisir, pour faire des farcesavec ce jouet imprévu : Watch ne vit point cela de bonœil ; quoique ayant beaucoup vécu, il n’aurait jamais eu lafaiblesse de commettre une telle inconvenance ; se bienchauffer, le nez entre ses deux grosses pattes de devant, telleétait sa préoccupation sincère.

Lucy en arrivant au grenier trouva les enfantsdans un étrange pêle-mêle, l’un avait les pieds surl’oreiller ; deux autres étaient en croix sur le bord dulit ; tous affectaient d’êtres plongés dans un profondsommeil, ronflant, soufflant à qui mieux mieux. Ils s’étaientfourrés dans le premier lit venu, dans leurs plus bizarresaccoutrements : le plus jeune, vêtu d’une chemise en flanellejaune avait étalé sur le traversin ses petits talons rouges ethumides ; tout en suçant avec ardeur son pouce mouillé, ilpétrissait une boule de neige pour en faire un bonhomme ; maisil ne pouvait réussir.

Les filles avaient jeté leur dévolu sur lesdeux meilleurs lits des plus belles chambres, et s’étaientdisposées pour la nuit, en apparence du moins : jupons,casaques, tout était éparpillé sur une commode ; mais, sur lescouvertures, on avait façonné sournoisement des tartes, des pâtés,des gâteaux de neige, et on attendait qu’ils fussent cuits pour lesmanger.

Tout ce joyeux petit peuple ne s’inquiétaitguère du vent furieux qui faisait frissonner la maison, gémir lesvolets, grincer la girouette ; pendant que les grand sapinsbalançaient leur longues tiges sifflantes, que la neige brillanteargentait montagnes et vallées, chaque enfant était si absorbé dansses graves manipulations de neige, qu’il ne prenait garde qu’aubruit sourd de la porte, la porte de Tante Sarah, et aux bondstriomphants du voisin dans son lit.

Il suffisait à ces jolies petites créaturesd’être couvées par l’œil paternel, dans une bonne chambreclose ; avec une fête, une noce ! en perspective, pendantlaquelle tout serait en l’air dans la maison. Bien sûr ! ilsallaient s’en donner à cœur joie ! on taquinerait le cousinLuther, Hooper, la Tante Loo-Loo, le vieux Watch, ce cher vieuxWatch, et le reste de la famille. Et puis, quel bon temps on allaitavoir avec les jeunes veaux, les petits agneaux ! avec lespommes d’hiver, les noix, les gâteaux, les flans, les fritures, etmille autres bonne choses ! – « Oh my » – sanscompter les culbutes dans la neige, les rondes autour du poulailleret de ses œufs, les glorieuses dégringolades sur les meules defoin, depuis le toit jusqu’à terre. Après l’orage, il y aurait dela glace, et on irait en traîneau, du sommet de la colline jusqu’àla rivière, franchissant comme une flèche, troncs d’arbres,clôtures, broussailles, sans respirer, sans prendre haleine.

Oui, elles étaient trop occupées ces petitestêtes pour penser à autre chose.

– Gamins ! polissons !

– Grand-mère ! ce n’est pasmoi ! criaille la troupe remuante, en se fourrant au hasarddans les lits, comme une nichée de poulets effrayés.

– Au lit ! méchante race ! aulit, de suite ! dit sévèrement Lucy en tirant les couvertureset jetant par terre leur chef-d’œuvre de neige.

– Ah ! très-bien ! voyez ce quevous faites, dit l’aînée en se couvrant la tête avec lesdraps : je vous déclare que vous devriez rougir de vous-même,cousine Loo ! voilà sur le plancher nos gâteaux, nos tourtesglacées, nos brioches ! c’est joli ce que vous avez faitlà !

– Pas un mot de plus, Jerutha Jane Pope,répondit la cousine Loo, ayant peine à garder son sérieuxlorsqu’elle entendait cette grande fille prendre ainsi la chose surun ton grave ; si je vous entends encore j’amèneraigrand’mère. Ah ! voilà grand-père lui-même ! il écoute enbas. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous tenirtranquilles.

Un coup de sifflet aigu arrivé de l’escalier,suivit des pas pesants de grand’père, produisit un effet magique.Les chuchotements s’éteignirent, tout rentra dans le silence etl’immobilité.

La cousine Loo descendit triomphante pourraconter son succès et s’asseoir auprès d’une corbeille de pommesqu’elle préparait pour le marché.

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