Michel Strogoff

Michel Strogoff

de Jules Verne

Partie 1

 

Chapitre 1 Une fête au palais-neuf

«Sire, une nouvelle dépêche.

—D’où vient-elle?

—De Tomsk.

—Le fil est coupé au delà de cette ville?

—Il est coupé depuis hier.

—D’heure en heure, général, fais passer un télégramme à Tomsk,et que l’on me tienne au courant.

—Oui, sire,» répondit le général Kissoff.

Ces paroles étaient échangées à deux heures du matin, au moment où la fête, donnée au Palais-Neuf, était dans toute sa magnificence.

Pendant cette soirée, la musique des régiments de Préobrajensky et de Paulowsky n’avait cessé de jouer ses polkas, ses mazurkas,ses scottischs et ses valses, choisies parmi les meilleures du répertoire. Les couples de danseurs et de danseuses se multipliaient à l’infini à travers les splendides salons de ce palais, élevé a quelques pas de la «vieille maison de pierres», où tant de drames terribles s’étaient accomplis autrefois, et dont leséchos se réveillèrent, cette nuit-là, pour répercuter des motifs dequadrilles.

Le grand maréchal de la cour était, d’ailleurs, bien secondédans ses délicates fonctions. Les grands-ducs et leurs aides decamp, les chambellans de service, les officiers du palaisprésidaient eux-mêmes à l’organisation des danses. Lesgrandes-duchesses, couvertes de diamants, les dames d’atour,revêtues de leurs costumes de gala, donnaient vaillamment l’exempleaux femmes des hauts fonctionnaires militaires et civils del’ancienne «ville aux blanches pierres». Aussi, lorsque le signalde la «polonaise» retentit, quand les invité de tout rang prirentpart à cette promenade cadencée, qui, dans les solennités de cegenre, a toute l’importance d’une danse nationale, le mélange deslongues robes étagées de dentelles et des uniformes chamarrés dedécorations offrit-il un coup d’oeil indescriptible, sous lalumière de cent lustres que décuplait la réverbération desglaces.

Ce fut un éblouissement.

D’ailleurs, le grand salon, le plus beau de tous ceux quepossède le Palais-Neuf, faisait à ce cortège de hauts personnageset de femmes splendidement parées un cadre digne de leurmagnificence. La riche voûte, avec ses dorures, adoucies déjà sousla patine du temps, était comme étoilée de points lumineux. Lesbrocarts des rideaux et des portières, accidentés de plis superbes,s’empourpraient de tons chauds, qui se cassaient violemment auxangles de la lourde étoffe.

A travers les vitres des vastes baies arrondies en plein cintre,la lumière dont les salons étaient imprégnés, tamisée par une buéelégère, se manifestait au dehors comme un reflet d’incendie ettranchait vivement avec la nuit qui, pendant quelques heures,enveloppait ce palais étincelant. Aussi, ce contraste attirait-ill’attention de ceux des invités que les danses ne réclamaient pas.Lorsqu’ils s’arrêtaient aux embrasures des fenêtres, ils pouvaientapercevoir quelques clochers, confusément estompés dans l’ombre,qui profilaient çà et là leurs énormes silhouettes. Au-dessous desbalcons sculptés, ils voyaient se promener silencieusement denombreuses sentinelles, le fusil horizontalement couché surl’épaule, et dont le casque pointu s’empanachait d’une aigrette deflamme sous l’éclat des feux lancés au dehors. Ils entendaientaussi le pas des patrouilles qui marquait la mesure sur les dallesde pierre, avec plus de justesse peut-être que le pied des danseurssur le parquet des salons. De temps en temps, le cri desfactionnaires se répétait de poste en poste, et, parfois, un appelde trompette, se mêlant aux accords de l’orchestre, jetait sesnotes claires au milieu de l’harmonie générale.

Plus bas encore, devant la façade, des masses sombres sedétachaient sur les grands cônes de lumière que projetaient lesfenêtres du Palais-Neuf. C’étaient des bateaux qui descendaient lecours d’une rivière, dont les eaux, piquées par la lueur vacillantede quelques fanaux, baignaient les premières assises desterrasses.

Le principal personnage du bal, celui qui donnait cette fête, etauquel le général Kissoff avait attribué une qualification réservéeaux souverains, était simplement vêtu d’un uniforme d’officier deschasseurs de la garde. Ce n’était point affectation de sa part,mais habitude d’un homme peu sensible aux recherches de l’apparat.Sa tenue contrastait donc avec les costumes superbes qui semélangeaient autour de lui, et c’est même ainsi qu’il se montrait,la plupart du temps, au milieu de son escorte de Géorgiens, deCosaques, de Lesghiens, éblouissants escadrons, splendidementrevêtus des brillants uniformes du Caucase.

Ce personnage, haut de taille, l’air affable, la physionomiecalme, le front soucieux cependant, allait d’un groupe à l’autre,mais il parlait peu, et même il ne semblait prêter qu’une vagueattention, soit aux propos joyeux des jeunes invités, soit auxparoles plus graves des hauts fonctionnaires ou des membres ducorps diplomatique qui représentaient près de lui les principauxÉtats de l’Europe. Deux ou trois de ces perspicaces hommespolitiques—physionomistes par état—avaient bien cru observer sur levisage de leur hôte quelque symptôme d’inquiétude, dont la causeleur échappait, mais pas un seul ne se fût permis de l’interroger àce sujet. En tout cas, l’intention de l’officier des chasseurs dela garde était, à n’en pas douter, que ses secrètes préoccupationsne troublassent cette fête en aucune façon, et comme il était un deces rares souverains auxquels presque tout un monde s’est habitué àobéir, même en pensée, les plaisirs du bal ne se ralentirent pas uninstant.

Cependant, le général Kissoff attendait que l’officier auquel ilvenait de communiquer la dépêche expédiée de Tomsk lui donnâtl’ordre de se retirer, mais celui-ci restait silencieux. Il avaitpris le télégramme, il l’avait lu, et son front s’assombritdavantage. Sa main se porta même involontairement à la garde de sonépée et remonta vers ses yeux, qu’elle voila un instant. On eût ditque l’éclat des lumières le blessait et qu’il recherchaitl’obscurité pour mieux voir en lui-même.

«Ainsi, reprit-il après avoir conduit le général Kissoff dansl’embrasure d’une fenêtre, depuis hier nous sommes sanscommunication avec le grand-duc mon frère?

—Sans communication, sire, et il est à craindre que les dépêchesne puissent bientôt plus passer la frontière sibérienne.

—Mais les troupes des provinces de l’Amour et d’Iakoutsk, ainsique celles de la Transbaikalie, ont reçu l’ordre de marcherimmédiatement sur Irkoutsk?

—Cet ordre a été donné par le dernier télégramme que nous avonspu faire parvenir au delà du lac Baïkal.

—Quant aux gouvernements de l’Yeniseisk, d’Omsk, deSémipalatinsk, de Tobolsk, nous sommes toujours en communicationdirecte avec eux depuis le début de l’invasion?

—Oui, sire, nos dépêches leur parviennent, et nous avons lacertitude, à l’heure qu’il est, que les Tartares ne se sont pasavancés au delà de l’Irtyche et de l’Obi.

—Et du traître Ivan Ogareff, on n’a aucune nouvelle?

—Aucune, répondit le général Kissoff. Le directeur de la policene saurait affirmer s’il a passé ou non la frontière.

—Que son signalement soit immédiatement envoyé à Nijni-Novgorod,à Perm, à Ékaterinbourg, à Kassimow, à Tioumen, à Ichim, à Omsk, àÉlamsk, à Kolyvan, à Tomsk, à tous les postes télégraphiques aveclesquels le fil correspond encore!

—Les ordres de Votre Majesté vont être exécutés à l’instant,répondit le général Kissoff.

—Silence sur tout ceci!»

Puis, ayant fait un signe de respectueuse adhésion, le général,après s’être incliné, se confondit d’abord dans la foule, et quittabientôt les salons, sans que son départ eût été remarqué.

Quant à l’officier, il resta rêveur pendant quelques instants,et lorsqu’il revint se mêler aux divers groupes de militaires etd’hommes politiques qui s’étaient formés sur plusieurs points dessalons, son visage avait repris tout le calme dont il s’était unmoment départi.

Cependant, le fait grave qui avait motivé ces paroles,rapidement échangées, n’était pas aussi ignoré que l’officier deschasseurs de la garde et le général Kissoff pouvaient le croire. Onn’en parlait pas officiellement, il est vrai, ni mêmeofficieusement, puisque les langues n’étaient pas déliées «parordre», mais quelques hauts personnages avaient été informés plusou moins exactement des événements qui s’accomplissaient au delà dela frontière. En tout cas, ce qu’ils ne savaient peut-être qu’à peuprès, ce dont ils ne s’entretenaient pas, même entre membres ducorps diplomatique, deux invités qu’aucun uniforme, aucunedécoration ne signalait à cette réception du Palais-Neuf, encausaient à voix basse et paraissaient avoir reçu des informationsassez précises.

Comment, par quelle voie, grâce à quel entregent, ces deuxsimples mortels savaient-ils ce que tant d’autres personnages, etdes plus considérables, soupçonnaient à peine? on n’eût pu le dire.Était-ce chez eux don de prescience ou de prévision?Possédaient-ils un sens supplémentaire, qui leur permettait de voirau delà de cet horizon limité auquel est borné tout regard humain?Avaient-ils un flair particulier pour dépister les nouvelles lesplus secrètes? Grâce à cette habitude, devenue chez eux une secondenature, de vivre de l’information et par l’information, leur natures’était-elle donc transformée? on eût été tenté de l’admettre.

De ces deux hommes, l’un était Anglais, l’autre Français, tousdeux grands et maigres,—celui-ci brun comme les méridionaux de laProvence,—celui-là roux comme un gentleman du Lancashire.L’Anglo-Normand, compassé, froid, flegmatique, économe demouvements et de paroles, semblait ne parler ou gesticuler que sousla détente d’un ressort qui opérait à intervalles réguliers. Aucontraire, le Gallo-Romain, vif, pétulant, s’exprimait tout à lafois des lèvres, des yeux, des mains, ayant vingt manières derendre sa pensée, lorsque son interlocuteur paraissait n’en avoirqu’une seule, immuablement stéréotypée dans son cerveau.

Ces dissemblances physiques eussent facilement frappé le moinsobservateur des hommes; mais un physionomiste, en regardant d’unpeu près ces deux étrangers, aurait nettement déterminé lecontraste physiologique qui les caractérisait, en disant que si leFrançais était «tout yeux», l’Anglais était «tout oreilles».

En effet, l’appareil optique de l’un avait été singulièrementperfectionné par l’usage. La sensibilité de sa rétine devait êtreaussi instantanée que celle de ces prestidigitateurs, quireconnaissent une carte rien que dans un mouvement rapide de coupe,ou seulement à la disposition d’un tarot inaperçu de tout autre. CeFrançais possédait donc au plus haut degré ce que l’on appelle «lamémoire de l’oeil».

L’Anglais, au contraire, paraissait spécialement organisé pourécouter et pour entendre. Lorsque son appareil auditif avait étéfrappé du son d’une voix, il ne pouvait plus l’oublier, et dans dixans, dans vingt ans, il l’eût reconnu entre mille. Ses oreillesn’avaient certainement pas la possibilité de se mouvoir commecelles des animaux qui sont pourvus de grands pavillons auditifs;mais, puisque les savants ont constaté que les oreilles humaines nesont «qu’à peu près» immobiles, on aurait eu le droit d’affirmerque celles du susdit Anglais, se dressant, se tordant, s’obliquant,cherchaient à percevoir les sons d’une façon quelque peu apparentepour le naturaliste.

Il convient de faire observer que cette perfection de la vue etde l’ouïe chez ces deux hommes les servait merveilleusement dansleur métier, car l’Anglais était un correspondant duDaily-Telegraph, et le Français, un correspondant du… . De queljournal ou de quels journaux, il ne le disait pas, et lorsqu’on lelui demandait, il répondait plaisamment qu’il correspondait avec«sa cousine Madeleine». Au fond, ce Français, sous son apparencelégère, était très-perspicace et très-fin. Tout en parlant un peu àtort et à travers, peut-être pour mieux cacher son désird’apprendre, il ne se livrait jamais. Sa loquacité même le servaità se taire, et peut-être était-il plus serré, plus discret que sonconfrère du Daily-Telegraph.

Et si tous deux assistaient à cette fête, donnée au Palais-Neufdans la nuit du 15 au 16 juillet, c’était en qualité dejournalistes, et pour la plus grande édification de leurslecteurs.

Il va sans dire que ces deux hommes étaient passionnés pour leurmission en ce monde, qu’ils aimaient à se lancer comme des furetssur la piste des nouvelles les plus inattendues, que rien ne leseffrayait ni ne les rebutait pour réussir, qu’ils possédaientl’imperturbable sang-froid et la réelle bravoure des gens dumétier. Vrais jockeys de ce steeple-chase, de cette chasse àl’information, ils enjambaient les haies, ils franchissaient lesrivières, ils sautaient les banquettes avec l’ardeur incomparablede ces coureurs pur sang, qui veulent arriver «bons premiers» oumourir!

D’ailleurs, leurs journaux ne leur ménageaient pas l’argent,—leplus sûr, le plus rapide, le plus parfait élément d’informationconnu jusqu’à ce jour. Il faut ajouter aussi, et à leur honneur,que ni l’un ni l’autre ne regardaient ni n’écoutaient jamaispar-dessus les murs de la vie privée, et qu’ils n’opéraient quelorsque des intérêts politiques ou sociaux étaient en jeu. En unmot, ils faisaient ce qu’on appelle depuis quelques années «legrand reportage politique et militaire».

Seulement, on verra, en les suivant de près, qu’ils avaient laplupart du temps une singulière façon d’envisager les faits etsurtout leurs conséquences, ayant chacun «leur manière à eux» devoir et d’apprécier. Mais enfin, comme ils y allaient bon jeu bonargent, et ne s’épargnaient en aucune occasion, on aurait eumauvaise grâce à les en blâmer.

Le correspondant français se nommait Alcide Jolivet. HarryBlount était le nom du correspondant anglais. Ils venaient de serencontrer pour la première fois à cette fête du Palais-Neuf, dontils avaient été chargés de rendre compte dans leur journal. Ladiscordance de leur caractère, jointe à une certaine jalousie demétier, devait les rendre assez peu sympathiques l’un à l’autre.Cependant, ils ne s’évitèrent pas et cherchèrent plutôt à sepressentir réciproquement sur les nouvelles du jour. C’étaient deuxchasseurs, après tout, chassant sur le même territoire, dans lesmêmes réserves. Ce que l’un manquait pouvait être avantageusementtiré par l’autre, et leur intérêt même voulait qu’ils fussent àportée de se voir et de s’entendre.

Ce soir-là, ils étaient donc tous les deux à l’affût. Il yavait, en effet, quelque chose dans l’air.

«Quand ce ne serait qu’un passage de canards, se disait AlcideJolivet, ça vaut son coup de fusil!»

Les deux correspondants furent donc amenés à causer l’un avecl’autre pendant le bal, quelques instants après la sortie dugénéral Kissoff, et ils le firent en se tâtant un peu.

«Vraiment, monsieur, cette petite fête est charmante! dit d’unair aimable Alcide Jolivet, qui crut devoir entrer en conversationpar cette phrase éminemment française.

—J’ai déjà télégraphié: splendide! répondit froidement HarryBlount, en employant ce mot, spécialement consacré pour exprimerl’admiration quelconque d’un citoyen du Royaume-Uni.

—Cependant, ajouta Alcide Jolivet, j’ai cru devoir marquer enmême temps à ma cousine… .

—Votre cousine?… répéta Harry Blount d’un ton surpris, eninterrompant son confrère.

—Oui,… reprit Alcide Jolivet, ma cousine Madeleine… C’est avecelle que je corresponds! Elle aime à être informée vite et bien, macousine!.. J’ai donc cru devoir lui marquer que, pendant cettefête, une sorte de nuage avait semblé obscurcir le front dusouverain.

—Pour moi, il m’a paru rayonnant, répondit Harry Blount, quivoulait peut-être dissimuler sa pensée à ce sujet.

—Et, naturellement, vous l’avez fait «rayonner» dans lescolonnes du Daily-Telegraph.

—Précisément.

—Vous rappelez-vous, monsieur Blount, dit Alcide Jolivet, ce quis’est passé à Zakret en 1812?

—Je me le rappelle comme si j’y avais été, monsieur, répondit lecorrespondant anglais.

—Alors, reprit Alcide Jolivet, vous savez qu’au milieu d’unefête donnée en son honneur, on annonça à l’empereur Alexandre queNapoléon venait de passer le Niémen avec l’avant-garde française.Cependant, l’empereur ne quitta pas la fête, et, malgré l’extrêmegravité d’une nouvelle qui pouvait lui coûter l’empire, il nelaissa pas percer plus d’inquiétude… .

—Que ne vient d’en montrer notre hôte, lorsque le généralKissoff lui a appris que les fils télégraphiques venaient d’êtrecoupés entre la frontière et le gouvernement d’Irkoutsk.

—Ah! vous connaissez ce détail?

—Je le connais.

—Quant à moi, il me serait difficile de l’ignorer, puisque mondernier télégramme est allé jusqu’à Oudinsk, fit observer AlcideJolivet avec une certaine satisfaction.

—Et le mien jusqu’à Krasnoiarsk seulement, répondit Harry Blountd’un ton non moins satisfait.

—Alors vous savez aussi que des ordres ont été envoyés auxtroupes de Nikolaevsk?

—Oui, monsieur, en même temps qu’on télégraphiait aux Cosaquesdu gouvernement de Tobolsk de se concentrer.

—Rien n’est plus vrai, monsieur Blount, ces mesures m’étaientégalement connues, et croyez bien que mon aimable cousine en sauradès demain quelque chose!

—Exactement comme le sauront, eux aussi, les lecteurs duDaily-Telegraph, monsieur Jolivet.

—Voila! Quand on voit tout ce qui se passe!…

—Et quand on écoute tout ce qui se dit!…

—Une intéressante campagne à suivre, monsieur Blount.

—Je la suivrai, monsieur Jolivet.

—Alors, il est possible que nous nous retrouvions sur un terrainmoins sûr peut-être que le parquet de ce salon!

—Moins sûr, oui, mais… .

—Mais aussi moins glissant!» répondit Alcide Jolivet, qui retintson collègue, au moment où celui-ci allait perdre l’équilibre en sereculant.

Et, là-dessus, les deux correspondants se séparèrent, assezcontents, en somme, de savoir que l’un n’avait pas distancél’autre. En effet, ils étaient à deux de jeu.

En ce moment, les portes des salles contiguës au grand salonfurent ouvertes. La se dressaient plusieurs vastes tablesmerveilleusement servies et chargées à profusion de porcelainesprécieuses et de vaisselle d’or. Sur la table centrale, réservéeaux princes, aux princesses et aux membres du corps diplomatique,étincelait un surtout d’un prix inestimable, venu des fabriques deLondres, et autour de ce chef-d’oeuvre d’orfèvrerie miroitaient,sous le feu des lustres, les mille pièces du plus admirable servicequi fût jamais sorti des manufactures de Sèvres.

Les invités du Palais-Neuf commencèrent alors à se diriger versles salles du souper.

A cet instant, le général Kissoff, qui venait de rentrer,s’approcha rapidement de l’officier des chasseurs de la garde.

«Eh bien? lui demanda vivement celui-ci, ainsi qu’il avait faitla première fois.

—Les télégrammes ne passent plus Tomsk, sire.

—Un courrier à l’instant!»

L’officier quitta le grand salon et entra dans une vaste pièce yattenant. C’était un cabinet de travail, très-simplement meublé envieux chêne, et situé à l’angle du Palais-Neuf. Quelques tableaux,entre autres plusieurs toiles signées d’Horace Vernet, étaientsuspendus au mur.

L’officier ouvrit vivement la fenêtre, comme si l’oxygène eûtmanqué à ses poumons, et il vint respirer, sur un large balcon, cetair pur que distillait une belle nuit de juillet.

Sous ses yeux, baignée par les rayons lunaires, s’arrondissaitune enceinte fortifiée, dans laquelle s’élevaient deux cathédrales,trois palais et un arsenal. Autour de cette enceinte se dessinaienttrois villes distinctes, Kitaï-Gorod, Beloï-Gorod, Zemlianoï-Gorod,immenses quartiers européens, tartares ou chinois, que dominaientles tours, les clochers, les minarets, les coupoles de trois centséglises, aux dômes verts, surmontés de croix d’argent. Une petiterivière, au cours sinueux, réverbérait ça et la les rayons de lalune. Tout cet ensemble formait une curieuse mosaïque de maisonsdiversement colorées, qui s’enchâssait dans un vaste cadre de dixlieues.

Cette rivière, c’était la Moskowa, cette ville, c’était Moscou,cette enceinte fortifiée, c’était le Kremlin, et l’officier deschasseurs de la garde, qui, les bras croisés, le front songeur,écoutait vaguement le bruit jeté par le Palais-Neuf sur la vieillecité moscovite, c’était le czar.

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