Robinson Crusoé – Tome II

SOUMISSION DES TROIS VAURIENS

Après avoir tenu conseil une demi-heure, onles fit entrer, et il s’engagea à leur sujet un long débat :leurs deux compatriotes les accusèrent d’avoir anéanti le fruit deleur travail et formé le dessein de les assassiner : touteschoses qu’ils avaient avouées auparavant et que par conséquent ilsne pouvaient nier actuellement ; alors les Espagnolsintervinrent comme modérateurs ; et, de même qu’ils avaientobligé les deux Anglais à ne point faire de mal aux trois autrespendant que ceux-ci étaient nus et désarmés, de même maintenant ilsobligèrent ces derniers à aller rebâtir à leurs compatriotes deuxhuttes, l’une devant être de la même dimension, et l’autre plusvaste que les premières ; comme aussi à rétablir les clôturesqu’ils avaient arrachées, à planter des arbres à la place de ceuxqu’ils avaient déracinés, à bêcher le sol pour y semer du blé là oùils avaient endommagé la culture ; en un mot, à rétablirtoutes choses en l’état où ils les avaient trouvées, autant dumoins que cela se pouvait ; car ce n’était pas complètementpossible : on ne pouvait réparer le temps perdu dans la saisondu blé, non plus que rendre les arbres et les haies ce qu’ilsétaient.

Ils se soumirent à toutes cesconditions ; et, comme pendant ce temps on leur fournit desprovisions en abondance, ils devinrent très-paisibles, et la bonneintelligence régna de nouveau dans la société ; seulement onne put jamais obtenir de ces trois hommes de travailler poureux-mêmes, si ce n’est un peu par ci, par là, et selon leurcaprice. Toutefois les Espagnols leur dirent franchement que,pourvu qu’ils consentissent à vivre avec eux d’une manière sociableet amicale, et à prendre en général le bien de la plantation àcœur, on travaillerait pour eux, en sorte qu’ils pourraient sepromener et être oisifs tout à leur aise. Ayant donc vécu en paixpendant un mois ou deux, les Espagnols leur rendirent leurs armes,et leur donnèrent la permission de les porter dans leurs excursionscomme par le passé.

Une semaine s’était à peine écoulée depuisqu’ils avaient repris possession de leurs armes et recommencé leurscourses, que ces hommes ingrats se montrèrent aussi insolents etaussi peu supportables qu’auparavant ; mais sur cesentrefaites un incident survint qui mit en péril la vie de tout lemonde, et qui les força de déposer tout ressentiment particulier,pour ne songer qu’à la conservation de leur vie.

Il arriva une nuit que le gouverneur espagnol,comme je l’appelle, c’est-à-dire l’Espagnol à qui j’avais sauvé lavie, et qui était maintenant le capitaine, le chef ou le gouverneurde la colonie, se trouva tourmenté d’insomnie et dansl’impossibilité de fermer l’œil : il se portait parfaitementbien de corps, comme il me le dit par la suite en me contant cettehistoire ; seulement ses pensées se succédaienttumultueusement, son esprit n’était plein que d’hommes combattantet se tuant les uns les autres ; cependant il étaittout-à-fait éveillé et ne pouvait avoir un moment de sommeil. Ilresta long-temps couché dans cet état ; mais, se sentant deplus en plus agité, il résolut de se lever. Comme ils étaient engrand nombre, ils ne couchaient pas dans des hamacs comme moi, quiétais seul, mais sur des peaux de chèvres étendues sur des espècesde lits et de paillasses qu’ils s’étaient faits ; en sorte quequand ils voulaient se lever ils n’avaient qu’à se mettre sur leursjambes, à passer un habit et à chausser leurs souliers, et ilsétaient prêts à aller où bon leur semblait.

S’étant donc ainsi levé, il jeta un coup d’œildehors ; mais il faisait nuit et il ne put rien ou presquerien voir ; d’ailleurs les arbres que j’avais plantés, commeje l’ai dit dans mon premier récit, ayant poussé à une grandehauteur, interceptaient sa vue ; en sorte que tout ce qu’ilpût voir en levant les yeux, fut un ciel clair et étoilé.N’entendant aucun bruit, il revint sur ses pas et serecoucha ; mais ce fut inutilement : il ne put dormir nigoûter un instant de repos ; ses pensées continuaient à êtreagitées et inquiètes sans qu’il sût pourquoi.

Ayant fait quelque bruit en se levant et enallant et venant, l’un de ses compagnons s’éveilla et demanda quelétait celui qui se levait. Le gouverneur lui dit ce qu’iléprouvait. – « Vraiment ! dit l’autre espagnol, ceschoses là méritent qu’on s’y arrête, je vous assure : il seprépare en ce moment quelque chose contre nous, j’en ai lacertitude » ; – et sur-le champ il lui demanda où étaientles Anglais. – « Ils sont dans leurs huttes, dit-il, tout esten sûreté de ce côté-là. » – Il paraît que les Espagnolsavaient pris possession du logement principal, et avaient préparéun endroit où les trois Anglais, depuis leur dernière mutinerie,étaient toujours relégués sans qu’ils pussent communiquer avec lesautres. – « Oui, dit l’Espagnol, il doit y avoir quelque choselà-dessous, ma propre expérience me l’assure. Je suis convaincu quenos âmes, dans leur enveloppe charnelle, communiquent avec lesesprits incorporels, habitants du monde invisible et en reçoiventdes clartés. Cet avertissement, ami, nous est sans doute donné pournotre bien si nous savons le mettre à profit. Venez, dit-il,sortons et voyons ce qui se passe ; et si nous ne trouvonsrien qui justifie notre inquiétude, je vous conterai à ce sujet unehistoire qui vous convaincra de la vérité de ce que je vousdis. »

En un mot, ils sortirent pour se rendre ausommet de la colline où j’avais coutume d’aller ; mais, étanten force et en bonne compagnie, ils n’employèrent pas la précautionque je prenais, moi qui étais tout seul, de monter au moyen del’échelle, que je tirais après moi, et replaçais une seconde foispour gagner le sommet ; mais ils traversèrent le bocage sansprécaution et librement, lorsque tout-à-coup ils furent surpris devoir à très-peu de distance la lumière d’un feu et d’entendre, nonpas une voix ou deux, mais les voix d’un grand nombre d’hommes.

Toutes les fois que j’avais découvert desdébarquements de Sauvages dans l’île, j’avais constamment fait ensorte qu’on ne pût avoir le moindre indice que le lieu étaithabité ; lorsque les événements le leur apprirent, ce futd’une manière si efficace, que c’est tout au plus si ceux qui sesauvèrent purent dire ce qu’ils avaient vu, car nous disparûmesaussitôt que possible, et aucun de ceux qui m’avaient vu nes’échappa pour le dire à d’autres, excepté les trois Sauvages qui,lors de notre dernière rencontre, sautèrent dans la pirogue, etqui, comme je l’ai dit, m’avaient fait craindre qu’ils neretournassent auprès de leurs compatriotes et n’amenassent durenfort.

Était-ce ce qu’avaient pu dire ces troishommes qui en amenait maintenant un aussi grand nombre, ou bienétait-ce le hasard seul ou l’un de leurs festins sanglants, c’estce que les Espagnols ne purent comprendre, à ce qu’il paraît ;mais, quoi qu’il en fût, il aurait mieux valu pour eux qu’ils sefussent tenus cachés et qu’ils n’eussent pas vu les Sauvages, quede laisser connaître à ceux-ci que l’île était habitée. Dans cedernier cas, il fallait tomber sur eux avec vigueur, de manière àn’en pas laisser échapper un seul ; ce qui ne pouvait se fairequ’en se plaçant entre eux et leurs canots : mais la présenced’esprit leur manqua, ce qui détruisit pour long-temps leurtranquillité.

Nous ne devons pas douter que le gouverneur etcelui qui l’accompagnait, surpris à cette vue, ne soient retournésprécipitamment sur leurs pas et n’aient donné l’alarme à leurscompagnons, en leur faisant part du danger imminent dans lequel ilsétaient touts. La frayeur fut grande en effet ; mais il futimpossible de les faire rester où ils étaient : toutsvoulurent sortir pour juger par eux-mêmes de l’état des choses.

Tant qu’il fit nuit, ils purent pendantplusieurs heures les examiner tout à leur aise à la lueur de troisfeux qu’ils avaient allumés à quelque distance l’un del’autre : ils ne savaient ce que faisaient les Sauvages, ni cequ’ils devaient faire eux-mêmes ; car d’abord les ennemisétaient trop nombreux, ensuite ils n’étaient point réunis, maisséparés en plusieurs groupes, et occupaient divers endroits durivage.

Les Espagnols à cet aspect furent dans unegrande consternation ; les voyant parcourir le rivage danstouts les sens, ils ne doutèrent pas que tôt ou tard quelques-unsd’entre eux ne découvrissent leur habitation ou quelque autre lieuoù ils trouveraient des vestiges d’habitants ; ils éprouvèrentaussi une grande inquiétude à l’égard de leurs troupeaux dechèvres, car leur destruction les eût réduits presque à la famine.La première chose qu’ils firent donc fut de dépêcher trois hommes,deux Espagnols et un Anglais, avant qu’il fût jour, pour emmenertoutes les chèvres dans la grande vallée où était située lacaverne, et pour les cacher, si cela était nécessaire, dans lacaverne même. Ils étaient résolus à attaquer les Sauvages,fussent-ils cent, s’ils les voyaient réunis touts ensemble et àquelque distance de leurs canots ; mais cela n’était paspossible : car ils étaient divisés en deux troupes éloignéesde deux milles l’une de l’autre, et, comme on le sut plus tard, ily avait là deux nations différentes.

Après avoir long-temps réfléchi sur ce qu’ilsavaient à faire et s’être fatigué le cerveau à examiner leurposition actuelle, ils résolurent enfin d’envoyer comme espion,pendant qu’il faisait nuit, le vieux Sauvage, père deVendredi, afin de découvrir, si cela était possible,quelque chose touchant ces gens, par exemple d’où ils venaient, cequ’ils se proposaient de faire. Le vieillard y consentitvolontiers, et, s’étant mis tout nu, comme étaient la plupart desSauvages, il partit. Après une heure ou deux d’absence, il revintet rapporta qu’il avait pénétré au milieu d’eux sans avoir étédécouvert, il avait appris que c’étaient deux expéditions séparéeset deux nations différentes en guerre l’une contre l’autre ;elles s’étaient livré une grande bataille dans leur pays, et, uncertain nombre de prisonniers ayant été faits de part et d’autredans le combat, ils étaient par hasard débarqués dans la même îlepour manger leurs prisonniers et se réjouir ; mais lacirconstance de leur arrivée dans le même lieu avait troublé touteleur joie. Ils étaient furieux les uns contre les autres et sirapprochés qu’on devait s’attendre à les voir combattre aussitôtque le jour paraîtrait. Il ne s’était pas apperçu qu’ilssoupçonnassent que d’autres hommes fussent dans l’île. Il avait àpeine achevé son récit qu’un grand bruit annonça que les deuxpetites armées se livraient un combat sanglant.

Le père de Vendredi fit tout cequ’il put pour engager nos gens à se tenir clos et à ne pas semontrer ; il leur dit que leur salut en dépendait, qu’ilsn’avaient d’autre chose à faire qu’à rester tranquilles, que lesSauvages se tueraient les uns les autres et que les survivants,s’il y en avait, s’en iraient ; c’est ce qui arriva ;mais il fut impossible d’obtenir cela, surtout des Anglais :la curiosité l’emporta tellement en eux sur la prudence, qu’ilsvoulurent absolument sortir et être témoins de la bataille ;toutefois ils usèrent de quelque précaution, c’est-à-dire qu’aulieu de marcher à découvert dans le voisinage de leur habitation,ils s’enfoncèrent plus avant dans les bois, et se placèrent dansune position avantageuse d’où ils pouvaient voir en sûreté lecombat sans être découverts, du moins ils le pensaient ; maisil paraît que les Sauvages les apperçurent, comme on verra plustard.

Le combat fut acharné, et, si je puis encroire les Anglais, quelques-uns des combattants avaient paru àl’un des leurs des hommes d’une grande bravoure et doués d’uneénergie invincible, et semblaient mettre beaucoup d’art dans ladirection de la bataille. La lutte, dirent-ils, dura deux heuresavant qu’on pût deviner à qui resterait l’avantage ; maisalors le parti le plus rapproché de l’habitation de nos genscommença à ployer, et bientôt quelques-uns prirent la fuite. Cecimit de nouveau les nôtres dans une grande consternation ; ilscraignirent que les fuyards n’allassent chercher un abri dans lebocage qui masquait leur habitation, et ne la découvrissent, etque, par conséquent, ceux qui les poursuivaient ne vinssent à fairela même découverte. Sur ce, ils résolurent de se tenir armés dansl’enceinte des retranchements, et si quelques Sauvages pénétraientdans le bocage, de faire une sortie et de les tuer, afin de n’enlaisser échapper aucun si cela était possible : ils décidèrentaussi que ce serait à coups de sabre ou de crosse de fusil qu’onles tuerait, et non en faisant feu sur eux, de peur que le bruit nedonnât l’alarme.

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