— Quel rôle réservez-vous à Miss Grey… et à moi-même, du moins si vous ne m’envoyez pas à Bexhill ? demanda Clarke.
— Monsieur Poirot, quel cachet postal portait la troisième lettre ? s’enquit à son tour Thora Grey.
— Putney, Mademoiselle.
— Ce qui laisserait croire qu’A.B.C. habite Londres.
— On pourrait peut-être lui tendre un piège, dit Clarke. Monsieur Poirot, que diriez-vous d’une petite annonce… quelque chose dans ce goût : A.B.C. Urgent. H. P. sur votre piste. Cent livres pour mon silence. X. Y. Z. On y mettrait un peu plus de forme, mais vous saisissez mon idée. Il mordrait probablement à l’hameçon.
— Possible.
— Il désirera sans doute se rendre compte lui-même et venir me voir.
— J’estime cette idée dangereuse et stupide, trancha Thora Grey.
— Qu’en dites-vous, Monsieur Poirot ?
— Il n’en coûte rien d’essayer, mais je crains que notre A.B.C. ne réponde pas. Je constate, Monsieur Clarke, soit dit sans vous offenser, que vous avez conservé l’âme d’un collégien.
Franklin Clarke sembla légèrement confus.
Il consulta son carnet.
— Voici, pour commencer : 1° Miss Barnard et Milly Higley ; 2° M. Fraser et Miss Higley ; 3° Enfants d’Andover ; 4° Annonce. Rien de tout cela ne me paraît bien important, mais nous passerons le temps en attendant.
Il se leva. Quelques minutes plus tard, les membres de la « légion spéciale » se dispersèrent.
CHAPITRE XIX
PAR LA SUÈDE
Poirot revint s’asseoir et fredonna un petit air.
— Malheureusement, elle est trop intelligente, murmura-t-il enfin.
— Qui ça ?
— Megan Barnard. Mlle Megan. « Des paroles que tout cela ! » s’est-elle écriée. Tout de suite elle a compris que je parlais pour ne rien dire, alors que tous les autres m’écoutaient bouche bée.
— Vos propos m’ont semblé des plus sérieux. Vous ne pensiez donc point ce que vous disiez ?
— Si, mais alors que j’aurais pu tout exprimer en quelques phrases, j’ai répété cent fois la même chose, et seule Mlle Megan s’en est aperçue.
— Quelle était votre intention ?
— Eh bien… de déclencher le mouvement. Je tenais à donner l’impression que nous avions à remplir une mission importante à laquelle nous devions tous collaborer… D’où la nécessité de discuter un plan et d’entrer en conversation.
— Quels résultats attendez-vous de ces parlotes à mon sens oiseuses ?
— Qui sait ? Rien n’est impossible. La comédie surgit souvent au milieu du drame.
Il éclata de rire.
— Je ne comprends pas, lui dis-je.
— Réfléchissez un instant, mon cher Hastings. N’oublions jamais le drame humain, ce drame « aux cent actes divers ». Voici trois groupes d’êtres réunis par une commune tragédie. Aussitôt commence un second drame… tout à fait à part. Vous souvenez-vous de ma première enquête en Angleterre ? Il y a de cela bien des années. J’ai provoqué l’union de deux personnes qui s’aimaient en faisant arrêter l’une d’elles pour assassinat. Autrement, jamais ce mariage n’aurait eu lieu. L’amour ne perd jamais ses droits, Hastings, même devant la mort. J’ai même constaté que le meurtre constitue un puissant agent matrimonial.
— Vous exagérez, Poirot, m’écriai-je, choqué. Je suis certain qu’aucune de ces personnes ne songeait à autre chose qu’à…
— Oh ! mon cher ami. À commencer par vous…
— Moi ?
— Mais oui. Lorsque tout le monde est sorti, une fois la porte refermée, n’avez-vous point fredonné un air ?
— Quel mal y a-t-il à cela ?
— Aucun, mais cet air trahissait vos pensées.
— Hein ?
— Oui. Il est extrêmement dangereux de chantonner. Le refrain qui vous vient aux lèvres révèle vos sentiments intimes. Voici à peu près ce que vous fredonniez.
Poirot chanta d’une abominable voix de fausset :
J’aime tantôt une brune et tantôt une blonde.
(Celle-ci vient de l’Éden par la Suède.)
Mais je crois que la blonde l’emporte sur la brune.
— Quoi de plus révélateur ?
— Voyons, Poirot ! m’écriai-je, rougissant légèrement.
— C’est tout naturel mon ami. Avez-vous remarqué la sympathie témoignée soudain par Franklin Clarke à Mlle Megan ? Il se penchait vers elle et la dévorait des yeux. Je ne sais si vous l’avez constaté comme moi, mais Mlle Thora Grey parut à ce moment fort contrariée. Et M. Donald Fraser…
— Poirot, vous êtes un incorrigible sentimental.
— De nous deux, c’est vous le sentimental, Hastings.
J’allais répliquer, lorsque la porte s’ouvrit.
À ma grande surprise, Thora Grey parut.
— Excusez-moi si je reviens, mais je tenais à vous dire quelque chose, Monsieur Poirot.
— Je vous écoute, Mademoiselle. Veuillez vous asseoir.
Elle prit un siège, puis hésita quelques minutes.
— Voici, Monsieur Poirot, dit-elle enfin. M. Clarke vous a laissé croire que je quittais Combeside de mon propre chef. La réalité est toute différente. Je comptais garder mon emploi : le travail ne manque pas concernant les collections. Mais Lady Clarke désirait me voir partir. Je ne lui en veux point, c’est une femme bien malade, au cerveau un peu détraqué par toutes les drogues qu’on lui fait prendre. Elle devient lunatique et capricieuse. Sans rime ni raison, elle m’a prise en grippe et a exigé mon renvoi immédiat.
Au lieu de se plaindre et d’amplifier les faits, Thora Grey les racontait simplement, avec candeur. Plein de sympathie, je dis à miss Grey :
— Je vous félicite d’être venue mettre les choses au point, Mademoiselle. C’est un acte très courageux de votre part.
— Je juge préférable que l’on sache la vérité, dit-elle avec un sourire. Je ne veux point m’abriter derrière l’attitude chevaleresque de M. Clarke, qui est la bonté même.
Elle prononça ces dernières paroles avec une réelle ferveur. De toute évidence, elle professait une profonde admiration pour Franklin Clarke.
— On ne peut qu’approuver votre franchise, mademoiselle, lui dit Poirot.
— Ce renvoi m’a beaucoup peinée, dit tristement la jeune fille. J’ignorais totalement cette aversion de Lady Clarke pour moi. Je croyais lui être sympathique. (Ses lèvres se tordirent en un pli amer.) On apprend tous les jours à vivre.
Elle se leva.
— C’est tout ce que je voulais vous dire, Monsieur Poirot. Au revoir.
Je l’accompagnai jusqu’au bas de l’escalier.
Lorsque je revins dans le salon, je dis à Poirot :
— Cette petite a du cran, c’est une âme bien trempée…
— Et un esprit pratique.
— Que voulez-vous dire ?
— Elle ne perd pas le nord et sait prévoir les choses.
Je le regardai d’un air incrédule.
— Elle est fort jolie, observai-je.
— Et elle s’habille à ravir. Ce crêpe marocain et ce col de renard argenté, une merveille !
— Poirot, vous étiez né pour faire un couturier. Moi, je ne remarque jamais la toilette des femmes.
— Vous devriez faire partie d’une colonie de nudistes.
J’allais répliquer avec indignation, lorsqu’il reprit, en abordant un sujet nouveau :
— Je ne puis m’empêcher de penser que, lors de notre entretien de cet après-midi, on a prononcé une phrase significative. Il m’est impossible de préciser… Ce n’est qu’une impression fugitive… quelque chose de déjà vu ou entendu…
— À Churston ?
— Non, pas à Churston… Avant cela… Peu importe. Cela reviendra…
Il me dévisagea, éclata de rire, et une fois de plus se mit à fredonner. Puis il ajouta :
— C’est un ange, n’est-ce pas, Hastings… un ange qui nous vient du ciel par la Suède.
— Poirot, fichez-moi la paix !
CHAPITRE XX
LADY CLARKE
Une atmosphère de mélancolie enveloppait Combeside lorsque nous y vînmes pour la seconde fois. Cela provenait en partie du temps – on était en septembre et déjà l’air s’imprégnait de l’humidité automnale – et aussi de l’aspect pathétique de la maison, dont plusieurs fenêtres avaient les volets tirés. Le petit salon où on nous introduisit sentait même le renfermé et le moisi.
Une infirmière entra en rajustant ses manchettes empesées.
— Monsieur Poirot ? Je suis la nurse de Lady Clarke. J’ai reçu la lettre de M. Clarke annonçant votre visite.
Poirot s’enquit de l’état de santé de la malade.
— Elle n’est pas trop mal, à tout prendre.
Elle soupira et hocha la tête.
— On ne peut guère espérer d’amélioration ; cependant le nouveau traitement lui est favorable et le docteur Logan s’en montre assez satisfait.
— Mais est-il bien vrai qu’elle est incurable ?
— Oh ! c’est une chose qu’on ne dit jamais, répliqua la nurse, scandalisée de cette franchise brutale.
— La mort de son mari a dû lui causer une terrible commotion ?
— Vous comprenez, Monsieur Poirot, le choc eût été bien plus terrible pour une femme en pleine possession de sa santé et de ses facultés. Dans l’état où elle se trouve, les malheurs finissent par perdre de leur acuité.
— Pardonnez-moi cette question : était-elle profondément attachée à son mari et lui, l’aimait-il réellement ?
— Oh ! oui, c’était un couple heureux. Le pauvre homme se tourmentait sans cesse au sujet de la santé de sa femme. Ces coups-là sont toujours plus durs pour un médecin ; il ne peut se leurrer de faux espoirs. Je crois bien qu’il a eu l’esprit bouleversé au début.
— Au début ? Moins par la suite ?
— Que voulez-vous ? On s’habitue aux pires situations. De plus, Sir Carmichael trouvait un dérivatif dans ses collections. De temps à autre, il se rendait aux ventes, et, avec la collaboration de miss Grey, il s’occupait de refaire le catalogue : ils avaient même projeté d’organiser le musée suivant de nouveaux plans.
— Ah ! oui… Miss Grey l’a quitté, n’est-ce pas ?
— Oui… je l’ai beaucoup regretté. Mais il prend souvent des caprices à une femme affaiblie par la maladie. Inutile de vouloir la raisonner. Miss Grey s’est montrée très raisonnable en la circonstance.
— Lady Clarke l’a-t-elle toujours détestée ?
— Non… du moins ses sentiments n’allaient pas jusqu’à la haine. Je crois même qu’elle lui montra tout d’abord quelque sympathie. Mais je vous retiens à bavarder et ma malade va perdre patience.
Elle nous conduisit à une pièce du premier étage, ancienne chambre à coucher transformée en un coquet salon.
Près de la fenêtre, Lady Clarke se tenait assise dans un vaste fauteuil. Elle était d’une maigreur pénible à voir et son visage offrait cette expression mélancolique et hagarde de ceux qui ont beaucoup souffert. Je remarquai le regard rêveur de ses yeux où les pupilles semblaient réduites à la dimension de têtes d’épingles.
— Lady Clarke, voici M. Poirot que vous désiriez voir, annonça l’infirmière de sa voix claire et bien timbrée.
— Ah ! Monsieur Poirot, prononça évasivement Lady Clarke.
Elle tendit la main.
— Je vous présente mon ami, le capitaine Hastings, dit Poirot.
— Bonjour, capitaine. Je vous sais gré d’être venus tous les deux.
D’un geste vague, elle nous désigna des sièges et nous nous assîmes. Un silence suivit. La vieille dame semblait partie dans un rêve.
Bientôt, avec un léger effort, elle se ressaisit.
— C’est à propos de mon mari, n’est-ce pas ?… Au sujet de sa mort. Ah ! oui.
Selon moi, « à tout prendre » signifiait qu’elle était condamnée.
— Jamais nous n’aurions cru que les choses devaient se terminer ainsi. J’étais pourtant bien persuadée de partir la première. (Elle s’arrêta un long moment.) Car c’était un homme très solide pour son âge. Jamais il n’a connu la maladie. Il atteignait la soixantaine, mais on lui aurait donné cinquante ans à peine… Oui, il était très solide…
Elle retomba dans sa songerie. Poirot, qui connaissait les effets de certaines drogues, ne s’impatientait pas.
Soudain, Lady Clarke reprit :
— Oui, vous êtes bien aimables d’être venus me voir. J’avais prié Franklin de vous demander de me faire une visite. J’espère qu’il ne se laissera pas entortiller… il est si naïf, encore qu’il ait roulé sa bosse un peu partout. Les hommes ne changeront jamais… ils restent éternellement gamins… Franklin en particulier.
— Il a une nature impulsive, dit Poirot.
— Oui, oui… Et l’âme chevaleresque. De ce côté-là, les hommes sont tous des sots. Lui-même, car…
Sa voix se brisa. Elle hocha la tête avec une impatience fiévreuse.
— Je ne sais plus ce que je dis… Voyez-vous, Monsieur Poirot, quand la douleur physique vous tient, on perd la notion de tout le reste…
— Je comprends, Lady Clarke. L’âme est prisonnière du corps.
— La souffrance annihile toutes mes facultés. Je ne me rappelle même plus pourquoi je vous ai demandés.
— Était-ce pour parler de la mort de votre mari ?
— La mort de Car ? Oui, peut-être… Le malheureux… un fou… Je parle du meurtrier. Tout le monde ne peut résister au bruit et à la vitesse moderne ! Que la tête doit leur faire mal ! Et dire qu’on les enferme… Ce doit être épouvantable. Mais que faire ? S’ils tuent les autres…
L’air triste, elle hochait la tête.
— Vous ne l’avez pas encore arrêté ? demanda-t-elle.
— Non, pas encore.
— Il a dû, ce jour-là, rôder par ici.
— Il y avait tant d’étrangers aux environs, Lady Clarke. Nous sommes à la saison des vacances.
— Oui, je l’oubliais… Mais les touristes se tiennent du côté de la grève ; ils ne s’aventurent pas autour de la maison.
— Aucun étranger n’a approché de votre propriété ce jour-là.
— Qui a dit cela ? demanda Lady Clarke, raffermissant soudain la voix.
Poirot parut surpris.
— Les serviteurs, répondit-il. Et aussi miss Grey.
Lady Clarke prononça d’un ton sentencieux :
— Cette jeune fille est une menteuse !
Je sursautai sur ma chaise. Poirot me lança un coup d’œil.
Lady Clarke poursuivit, l’air agité par la fièvre :
— Je ne l’aimais pas. Je ne l’ai jamais aimée. Mon mari lui trouvait toutes les qualités. Il la prenait en pitié parce qu’elle était orpheline et seule au monde. Qu’y a-t-il de si lamentable, après tout, dans le sort de l’orphelin ? C’est souvent une bénédiction. Si vous avez un père paresseux et une mère ivrognesse, votre sort est-il mieux partagé ? Il l’estimait courageuse et intelligente. Je vous accorde qu’elle s’acquittait consciencieusement de son travail, mais je ne vois pas bien en quoi consistait son courage.
— Allons, ne vous tourmentez pas ainsi. Il ne faut pas vous fatiguer, lui recommanda l’infirmière.
— Je n’ai pas hésité à la congédier. Franklin avait le front de prétendre que sa présence m’apporterait un réconfort. Vraiment ! Plus vite j’en serai débarrassée, mieux cela vaudra, lui répondis-je. Franklin est un sot et je ne voulais pas le laisser aux prises avec cette intrigante. Je lui ai donné trois mois d’appointements, mais je n’ai pu la souffrir un jour de plus ici. L’avantage pour une femme, quand elle est malade, c’est de se faire obéir par les hommes. Franklin l’a remerciée. Elle est partie… sans doute prenant des airs de martyre, plus douce et plus courageuse que jamais.
— Voyons, madame, calmez-vous. Vous vous faites du mal.
D’un geste, Lady Clarke repoussa l’infirmière.
— Vous étiez aussi entichée d’elle que les autres.
— Oh ! Lady Clarke, ne dites pas cela. Je trouvais miss Grey extrêmement gentille… il y avait en elle quelque chose de romanesque…
— Vous me ferez toutes sortir de mes gonds, s’exclama Lady Clarke.
— Elle est partie maintenant, sans espoir de retour.
Lady Clarke hocha la tête sans mot dire.
Poirot demanda :
— Pourquoi avez-vous traité tout à l’heure miss Grey de menteuse ?
— Parce qu’elle en est une. Ne vous a-t-elle pas affirmé qu’il n’était venu personne autour de la maison ?
« Eh bien, moi, je l’ai vue… de mes propres yeux… par cette fenêtre… parler à un étranger devant la porte d’entrée.
— À quel moment ?
— Le jour même de l’assassinat de mon mari… vers onze heures du matin.
— Comment était cet homme ?
— Tout à fait ordinaire… Rien de particulier.
— Un… monsieur… quelconque ou un fournisseur ?
— Pas un fournisseur. Un homme pauvrement vêtu, autant que je me souvienne.
La douleur contracta son visage.
— Je vous en prie… Laissez-moi maintenant… Je me sens un peu lasse… Nurse !
Nous prîmes congé aussitôt.
— Drôle d’histoire, cette rencontre de miss Grey et de cet inconnu…, dis-je à Poirot lorsque nous nous retrouvâmes dans le train qui nous ramenait à Londres.
— Voyez, Hastings. Je vous le disais bien : on finit toujours par découvrir quelque chose.
— Pourquoi la jeune fille a-t-elle menti et affirmé qu’elle n’avait vu personne ?
— Je puis en donner sept raisons… dont une extrêmement simple.
— Est-ce une colle ?
— En tout cas, une invite à exercer votre imagination. Mais ne nous tracassons pas en vain. Le plus pratique sera de lui poser la question.
— Et si elle nous répond par un second mensonge ?
— Cela serait très intéressant… et digne d’être approfondi.
— Je trouve monstrueux de supposer qu’une jeune fille si intelligente puisse être de connivence avec un fou.
— Moi de même… aussi je ne le suppose pas.
Après quelques minutes de réflexion, je poussai un soupir :
— Une jolie fille, en pareil cas, est souvent en butte aux soupçons les plus abominables.
— Pas du tout. Éloignez cette idée de votre esprit.
— Mais si ! insistai-je. Chacun lui fait grief d’être si jolie.
— Vous dites des bêtises, Hastings. Qui lui en voulait à Combeside ? Sir Carmichael ? Franklin ? L’infirmière ?
— Lady Clarke ne pouvait la sentir.
— Mon ami, vous débordez d’indulgence envers les jolies filles. Quant à moi, je réserve ma pitié pour les vieilles dames souffrantes. Peut-être Lady Clarke voyait-elle plus clair que les autres ? Son mari, Franklin Clarke, et l’infirmière étaient aveugles comme des chauves-souris… de même que le capitaine Hastings.
— Poirot, vous êtes injuste envers miss Grey.
À ma grande surprise, il clignota des yeux.
— Je m’amuse simplement à vous faire monter sur vos grands chevaux, Hastings. Vous êtes toujours le chevalier galant… prêt à voler au secours des demoiselles en détresse… pourvu – condition essentielle – qu’elles soient jolies.
— Vous êtes ridicule, Poirot, dis-je incapable de réprimer un sourire.
— On ne peut toujours verser des larmes. Les phases de cette tragédie humaine me passionnent de plus en plus. Nous nous trouvons en présence de trois drames de famille. D’abord, celui d’Andover : l’existence misérable de la pauvre Mme Ascher, ses déboires, ses sacrifices pour son ivrogne de mari et l’affection de sa nièce. Un véritable roman. Puis vient Bexhill : des parents simples et heureux. Les deux filles si différentes l’une de l’autre, l’une jolie et écervelée, l’autre intelligente et franche et le jeune Écossais aux manières pondérées, mais fou de jalousie… Et enfin la maisonnée de Churston : l’épouse au seuil de la mort, le mari absorbé par ses collections, mais éprouvant une tendresse croissante envers sa jolie secrétaire, et le frère, plus jeune, vigoureux, plein de séduction, à qui les lointains voyages confèrent une auréole de romanesque.
« Convenez, Hastings, que, selon le cours ordinaire de l’existence, ces trois familles se seraient toujours ignorées et chacun de ces drames intimes eût suivi sa marche sans être influencé l’un par l’autre. Les combinaisons capricieuses du destin n’ont jamais cessé de m’étonner, Hastings.
— Nous voici à Paddington, fis-je pour toute réponse.
Il était temps, à mon avis, de mettre un terme à ces divagations.
À notre arrivée à Whitehaven Mansions, on nous annonça qu’un monsieur désirait un entretien avec M. Poirot.
Je m’attendais à voir Franklin Clarke ou Japp, mais, à ma grande surprise, ce n’était autre que Donald Fraser.
Il paraissait gêné et sa difficulté à s’exprimer me frappa.
Au lieu de le presser d’arriver au but de sa visite, Poirot lui offrit des sandwiches et du vin.
En attendant qu’on nous les apportât, mon ami belge raconta d’où nous venions et parla avec bonté de la vieille dame malade.
Une fois les sandwiches avalés et le vin dégusté, il donna un tour personnel à la conversation.
— Vous venez de Bexhill, Monsieur Fraser ?
— Oui.
— Avez-vous eu quelque succès auprès de Milly Higley ?
— Milly Higley ? Milly Higley ? répéta Fraser. Ah ! oui, cette fille qui servait au café. Non, je ne suis pas encore allé la voir. Il s’agit…
Donald Fraser fit une pause et se tordit nerveusement les mains.
— Je ne saurais expliquer ma présence ici, déclara-t-il enfin.
— Moi, je sais, dit Poirot.
— Comment pourriez-vous savoir ?
— Vous êtes venu vers moi parce que vous éprouvez le besoin d’ouvrir votre cœur à quelqu’un. Je suis l’auditeur qu’il vous faut. Parlez !
L’air assuré de Poirot produisit son effet. Fraser le considéra avec une soumission reconnaissante.
— Dois-je tout avouer ?
— Parbleu !
— Monsieur Poirot, croyez-vous aux rêves ?
Je ne m’attendais point à cette question. Cependant, Poirot ne trahit aucune surprise.
— J’y crois, répondit-il. Vous avez rêvé ?
— Oui. Vous me direz qu’il est tout naturel que je rêve… de cela. Mais il n’est pas question ici d’un rêve ordinaire.
— Ah !
— Trois nuits d’affilée, le même rêve est venu me visiter. Monsieur Poirot, je me demande si je perds la tête.
— Racontez-moi cela.
Le visage de Donald prit une pâleur livide ; ses yeux lui sortaient de la tête. En réalité, il avait l’air d’un fou.