AGATHA CHRISTIE LE CHAT ET LES PIGEONS

— Personne ne l’a vue. Êtes-vous certaine qu’elle a quitté l’école ?

— Oui, une voiture est venue la chercher vers onze heures trente.

— Curieux ! Je vais téléphoner à notre garage.

— Ciel ! Un accident…

— Nous le saurions déjà… ou vous-même. Ne vous tourmentez pas !

Mais miss Chadwick était fort inquiète.

— Tout cela paraît extraordinaire ! dit-elle.

— Je suppose que…

Une hésitation à l’autre bout du fil.

— Parlez, je vous en supplie, insista miss Chadwick.

— Eh bien !… Ce n’est certainement pas le genre d’interprétation que je désirerais suggérer à l’émir, mais, entre vous et moi, n’y aurait-il pas un jeune garçon qui… essaierait de la courtiser ?

— Certainement pas à Meadowbank, répliqua miss Chadwick avec dignité.

— Je ne suis nullement certain qu’il s’agisse d’une escapade, mais une jeune fille se laisse tenter.

— Tout à fait impossible ici !

« Impossible ? pensa-t-elle aussitôt… En suis-je vraiment convaincue ? »

Elle raccrocha l’écouteur et, bon gré mal gré, se lança à la recherche de miss Vansittart. Il n’y avait aucune raison de croire que celle-ci serait plus capable qu’elle de faire face à la situation, mais miss Chadwick éprouvait le besoin de consulter quelqu’un.

Miss Vansittart parut perplexe :

— Cette deuxième voiture ?… murmura-t-elle.

Elles se regardèrent, sourcils froncés.

— Pensez-vous, dit miss Chadwick, qu’il convienne d’alerter la police ?

— Surtout pas, répliqua Eleanor Vansittart, choquée.

— Cependant, Shaila a dit qu’on serait peut-être tenté de la kidnapper…

— Absurde ! coupa sèchement miss Vansittart.

Miss Chadwick se préparait à insister quand son interlocutrice la devança :

— Miss Bulstrode m’a laissé la responsabilité de la maison et je ne sanctionnerai pas un appel au-dehors. Nous avons eu assez d’ennuis avec la police.

Miss Chadwick la regarda sans aménité. Sans doute estimait-elle qu’Eleanor Vansittart était imprévoyante, stupide même. Aussi décida-t-elle de téléphoner à la duchesse de Welsham. Malheureusement, tout le monde était sorti.

*

* *

Couchée, miss Chadwick ne pouvait s’endormir en dépit d’un recours à de longues récitations de chiffres.

À vingt heures, constatant que Shaila n’était pas rentrée et qu’on restait sans nouvelles à son sujet, elle avait pris sur elle de téléphoner à l’inspecteur Kelsey et s’était sentie quelque peu rassurée quand il lui eut conseillé de ne pas trop prendre l’affaire au tragique : il s’en chargerait lui-même, assura-t-il. Facile de savoir s’il y avait eu un accident dans les environs. Puis il communiquerait avec Londres. Peut-être la jeune fille faisait-elle l’école buissonnière ; elle paraissait assez… délurée. Quoi qu’il en fût, l’inspecteur conseilla de laisser croire que Shaila passait la nuit au Claridge.

— Assez de scandale à Meadowbank ! conclut-il. Miss Bulstrode elle-même serait de mon avis. Il n’est guère probable que la princesse ait été kidnappée. Fiez-vous donc à nous.

Mais dans son lit, miss Chadwick ne cessait de penser à un enlèvement… ou à un nouveau crime. De telles horreurs, à Meadowbank ! À Meadowbank qu’elle aimait peut-être encore plus que miss Bulstrode, mais d’une autre manière. Sa création avait représenté un tel risque, que tout en aidant son amie de toutes ses forces, Chaddy trembla plus d’une fois. Mais miss Bulstrode était allée de l’avant sans hésiter.

Son audace avait été récompensée et, à partir de ce moment, miss Chadwick s’était baignée, pour ainsi dire, dans la prospérité de Meadowbank, tel un chat ronronnant au soleil.

Les allusions de miss Bulstrode à son éventuelle retraite l’avait bouleversée. Se retirer, quand tout marchait à point ? Quelle folie !… Et, maintenant… un crime !

En réalité, cette pauvre miss Springer n’en était pas responsable, mais, assez curieusement, miss Chadwick était portée à croire, contre toute logique, que le professeur de gymnastique avait sa part de blâme. Une femme sans tact…

« Il me faut prendre de l’aspirine », pensa-t-elle.

Ayant allumé sa lampe de chevet, elle regarda sa montre : une heure un quart ; à peu près l’heure à laquelle miss Springer… Non, elle ne devait plus penser à cela… Mais impossible d’y parvenir. Un sédatif s’imposait encore davantage.

Miss Chadwick se leva, et, dans son cabinet de toilette, fit fondre deux comprimés. Revenant vers son lit, elle releva le rideau de la fenêtre, et jeta un coup d’œil au-dehors, voulant sans doute se convaincre qu’il n’y aurait jamais plus de lumière dans le pavillon à pareille heure.

Mais il y en avait une…

Miss Chadwick n’hésita pas. Le temps de se chausser, d’enfiler un manteau, de se saisir de sa lampe de poche, et elle bondit dans les escaliers. Certes, elle avait blâmé Springer pour s’être rendue seule au pavillon au cours de la nuit fatale, mais elle-même n’hésita pas, anxieuse qu’elle était de surprendre le mystérieux visiteur. Dans le vestibule, elle s’arrêta cependant pour se saisir d’une arme quelconque – un semblant d’arme, plutôt – et, bientôt s’engagea dans le petit chemin qui, à travers les bosquets, conduisait au pavillon. Haletante, mais toujours aussi décidée, elle arriva devant la porte déjà entrouverte. Prenant soin d’éviter le moindre bruit, elle la poussa et regarda à l’intérieur.

*

* *

À peu près au moment où miss Chadwick se levait pour prendre un calmant, Ann Shapland, très attrayante dans une robe du soir en velours noir, était assise dans un gai cabaret — Le Nid sauvage – appréciant un « suprême de poulet », et souriant au jeune homme qui lui faisait face. « Dennis, pensait-elle, restera toujours le même. Exactement ce que je ne pourrais supporter si je l’épousais. Charmant garçon, cependant… »

— Quelle joie de changer de cadre ! dit-elle à haute voix.

— Comment se présente votre nouvel emploi ? répondit Dennis.

— Pour le moment, je n’ai pas à me plaindre.

— Je n’ai pas l’impression qu’il vous convienne beaucoup.

Ann se prit à rire :

— À la vérité, Dennis, je ne saurais dire ce qui me plairait le mieux. J’aime tant le changement !

— Difficile de comprendre pourquoi vous avez renoncé au secrétariat du vieux ministre, sir Mervyn Todhunter.

— Tout simplement parce que ses assiduités commençaient à inquiéter sa femme. J’ai toujours eu pour principe de ménager les épouses ! Elles peuvent devenir dangereuses.

— Des tigresses en miniature !

— Oh ! non. J’aurais plutôt tendance à les approuver, surtout dans ce cas particulier. Mais pourquoi semblez-vous surpris de mes nouvelles fonctions ?

— Pensez : une école ! La scolastique, voilà qui ne vous ressemble guère !

— La vérité est qu’il me déplairait souverainement d’enseigner, surtout entourée de femmes. Mais un poste de secrétaire à Meadowbank est parfois amusant. Et miss Bulstrode est unique. Elle a une telle personnalité ! Des yeux gris acier qui semblent vous transpercer et découvrir tous vos secrets. Oh ! elle sait en imposer et j’aurais horreur de commettre une seule faute dans mes lettres.

— Combien je souhaite que tous ces emplois finissent par vous lasser ! reprit Dennis. Il est temps que vous cessiez de voltiger d’un endroit à l’autre, et que… vous ayez un foyer…

— Très gentil de votre part, murmura Ann, sans se compromettre.

— Nous pourrions mener une vie si agréable…

— Je le suppose, mais je ne suis pas encore prête. Et, de toute façon, il y a maman qui a, parfois, des crises qui nécessitent ma présence.

— J’allais justement vous parler d’elle.

— Pour me dire… quoi ?

— Vous avez certainement entendu parler de ces maisons de repos, dont les pensionnaires reçoivent tous les soins voulus…

— Mais elles demandent un prix élevé.

— Vous oubliez les nouvelles lois sociales, ma chère.

La voix d’Ann devint amère :

— Hélas ! Il me faudra peut-être y avoir recours, tôt ou tard. Mais entre-temps, j’ai engagé une vieille dame qui vit auprès de ma mère, et l’assiste au mieux. Maman est… raisonnable, la plupart du temps, et quand elle ne l’est pas, j’accours et remets tout en ordre.

— Est-elle parfois… ?

— … Violente, voulez-vous dire ? Votre imagination est vraiment trop sombre ! Ma chère maman ne s’emporte jamais. Elle oublie simplement où elle se trouve, ou entend faire de longues promenades, sauter dans un train ou un bus, sans la moindre idée de leur destination… Le plus curieux est qu’elle n’est jamais aussi joyeuse que quand elle se trouve dans cet état. On croirait qu’elle se rend compte de ses errements et prend le parti de s’en amuser. Par exemple : « L’autre jour, chérie, je savais que je me rendais au Tibet, et, soudain, je me suis trouvée dans une chambre d’hôtel à… Douvres. Alors, j’ai pensé que mieux valait rentrer à la maison… » Et elle rit.

— Je n’ai jamais eu l’occasion de la voir.

— Inutile d’encourager les gens à la rencontrer. J’ai toujours pensé qu’il convenait de protéger les siens contre la curiosité… ou la pitié.

— Aucune curiosité de ma part, Ann.

— Non, mais ce serait de la pitié. N’est-ce pas, Dennis ?

— Je vous comprends.

— En revanche, vous vous trompez si vous pensez que je répugne à changer de poste, de temps à autre, et à vivre auprès de ma mère pendant une période plus ou moins longue. Ce qui m’importe, c’est d’avoir assez d’expérience pour pouvoir choisir un emploi. Et cette expérience, on ne l’acquiert pas en restant au même endroit : il faut entrer en contact avec tous les milieux ; seul moyen d’éviter la routine qui bride l’esprit. Pour le moment, j’étudie sur place la vie dans la meilleure école d’Angleterre. L’affaire de dix-huit mois, je pense.

— En somme, vous ne vous attachez à rien !

— Non. Du moins, est-ce mon impression. Je crois être une « observatrice » née. Plutôt dans le genre d’un commentateur à la radio.

— Conclusion, vous ne vous souciez de personne… en particulier.

— Je suppose que cela viendra un jour.

— Toujours est-il que vous ne resterez pas même une année à Meadowbank ! Toutes ces femmes vous donneront sur les nerfs.

— Mais il y a un jardinier qui n’est pas déplaisant à regarder.

Elle faillit éclater de rire en voyant la grimace de Dennis.

— Nul danger ! Je voulais simplement vous rendre jaloux.

Un court silence et, soudain. Dennis changea de sujet :

— Vous ne parlez pas de l’assassinat de l’un des professeurs ?

Le visage d’Ann se rembrunit :

— Étrange, en vérité. Il s’agit du professeur de gymnastique. Vous savez : ce genre tout spécial de femme. Mon idée est que cette affaire cache beaucoup de choses.

— Surtout, n’allez pas vous laisser entraîner dans une sale histoire !

— Facile à dire. Je n’ai jamais eu l’occasion de mettre mes talents à l’épreuve, en tant que limier. Peut-être serait-ce un succès !

— Je vous en prie, Ann…

— Aucune crainte. Loin de moi l’idée de me lancer sur la piste de dangereux criminels. En revanche, je suis disposée à… tirer certaines déductions : Pourquoi et qui ? J’ai déjà réussi à obtenir une information intéressante.

— Ann ! Je vous en supplie…

— Rassurez-vous ! Elle ne semble conduire à rien… Pour le moment, du moins.

Presque joyeuse, elle ajouta :

— Un second crime éclaircirait peut-être la situation.

*

* *

— Venez avec moi, dit l’inspecteur Kelsey, le visage contracté. Il y en a eu un autre.

— Un autre… quoi ? demanda Adam, surpris.

— Crime ! répliqua simplement Kelsey qui, déjà, sortait de la pièce, suivi par son interlocuteur.

Ils conversaient quand l’inspecteur avait été appelé au téléphone.

— Qui est-ce ? s’enquit Adam, alors qu’ils descendaient l’escalier.

— Un autre professeur, miss Vansittart.

— Et où… ?

— Dans le pavillon des sports. Mais, cette fois, vous serez responsable des recherches, car votre propre technique est peut-être meilleure que la nôtre. Il y a sûrement quelque chose dans ce maudit bâtiment ; sinon pourquoi continuerait-on à y assassiner ?

Les deux hommes sautèrent dans une voiture.

— Je pense que le docteur est déjà sur place, dit Kelsey. Ce n’est pas loin de chez lui.

Alors qu’ils entraient dans le pavillon, dont toutes les lampes avaient été allumées, l’inspecteur eut un léger recul : un mauvais rêve qui se répète, pensait-il. Une fois de plus, le docteur était penché sur un cadavre.

— Tuée il y a environ une demi-heure, murmura-t-il. Quarante minutes au plus.

— Qui a trouvé le corps ? demanda Kelsey.

L’un des assistants répondit :

— Miss Chadwick.

— La vieille, je crois ?

— Oui. De sa chambre, elle a vu une lumière, et s’est rendue ici. Revenue à l’école, elle a eu une crise nerveuse et c’est la surveillante générale qui nous a téléphoné : miss Johnson.

— Une arme à feu ? s’enquit Kelsey, tourné vers le docteur.

— Non. La pauvre a reçu un violent coup sur la nuque. Avec une matraque ou un boudin de sable.

Dans un coin, près de la porte, se trouvait une crosse de hockey avec sa tête en métal. La seule chose qui n’était pas à sa place dans le vestiaire.

— Ne serait-ce pas plutôt avec cela ? dit l’inspecteur.

Le docteur n’eut aucune hésitation :

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer