AGATHA CHRISTIE LE CHAT ET LES PIGEONS

Sourcils froncés, Julia contemplait la raquette : « Comment aurait-on pu y cacher quoi que ce soit ? » se demandait-elle. Cependant, tout portait à croire que quelque chose d’insolite devait s’y trouver. La jeune fille pensait au cambriolage, chez les parents de Jennifer, et à l’histoire racontée par cette femme qui avait apporté le soi-disant cadeau d’une tante.

Seule, une étourdie comme Jennifer était capable de n’attacher aucune importance à ce bobard. L’échange fait par les deux amies, avant l’arrivée de la messagère, avait été tenu secret, semblait-il ; si Jennifer s’était montrée discrète à cet égard, nul doute que son ancienne raquette fût l’objet même que tous semblaient rechercher dans le pavillon.

Julia continuait à la manipuler : elle semblait de bonne qualité ; quelque peu usagée, certes, mais parfaitement utilisable. Toutefois, Jennifer s’était plainte de son instabilité.

Le seul endroit où il eût été possible de dissimuler un objet quelconque était la poignée. À condition de l’évider en partie. Supposition un peu tirée par les cheveux, admit Julia, mais qui pouvait se défendre. Et si ladite poignée avait été tripatouillée, voilà qui expliquerait le manque d’équilibre auquel Jennifer avait fait allusion.

Naturellement, une gaine de cuir entourait la poignée, collée à celle-ci. Donc, on pouvait l’enlever. Julia s’y employa. Se servant d’un canif, elle mit le bois à jour, et vit, à la surface, un cercle avec une minuscule échancrure. Curieux ! Sans hésiter, la jeune fille s’efforça d’insérer sa lame, mais elle plia. Des ciseaux feront mieux l’affaire, pensa-t-elle. De fait, après plusieurs tentatives, une substance bariolée apparut et, l’ayant triturée, Julia comprit : du plastique. Les ciseaux entrèrent de nouveau en action, et des morceaux sautèrent. Aucun doute, il y avait une cachette. Julia décupla ses efforts, et un petit objet brillant roula sur la table ; puis d’autres. Bientôt, il y eut un petit tas sous les yeux de la jeune fille sidérée.

Elle se renversa sur sa chaise ; ses yeux semblaient fascinés ; une vraie cascade de feux : rouge, vert, bleu, blanc éblouissant… À ce moment, Julia n’était plus une enfant : une femme contemplait des bijoux ! Elle pensait à la cassette, dans le jardin de Marguerite — on avait joué Faust la semaine dernière à Covent Garden[6] — et, déjà, Julia se voyait avec une rivière de diamants autour du cou. Hypnotisée, elle se saisit des pierres, les laissant ensuite tomber en cascades.

Un léger bruit la ramena à la réalité. Elle rassembla les bijoux, les dissimula dans un petit sac de toilette, sous une éponge et une brosse à main, puis revint vers la raquette. Ayant remis le plastique en place, elle le recouvrit de la rondelle qui l’avait mise sur la voie. Le temps de recoller la gaine de cuir et le tour était joué ; la raquette avait repris son aspect habituel.

La jeune fille porta alors son regard sur le lit qui semblait l’attendre, mais elle ne se déshabilla pas. Elle écoutait : avait-elle entendu des pas à l’extérieur ? Soudain, Julia connut la peur : deux personnes avaient été tuées ; si quelqu’un découvrait ce qu’elle avait pris, elle serait sans doute la troisième victime…

Dans sa chambre, se trouvait une commode assez lourde ; Julia réussit à l’avancer contre la porte, tout en regrettant que les clefs soient interdites à Meadowbank. Puis elle gagna la fenêtre, ferma la partie supérieure et la fixa[7]. Aucun arbre à proximité, et le mur était dépourvu de vigne vierge. Sans doute, personne n’aurait songé à pénétrer dans sa chambre par l’extérieur, mais mieux valait ne rien laisser au hasard.

Un coup d’œil sur sa pendulette : vingt-deux heures trente. Julia s’empressa d’éteindre sa lumière – elle aurait dû l’être depuis un bon moment – et entrouvrit le rideau : la pleine lune éclairait la porte. Assise sur le bord de son lit, Julia était aux aguets, tenant dans une main le plus lourd des souliers qu’elle possédait.

« Si quelqu’un essaie d’entrer, se disait-elle, je frapperai sur le mur aussi fort que je le pourrai pour réveiller ma voisine, Mary King. Et je crierai. On viendra, et je dirai que j’ai eu un cauchemar. Possible, après tout ce qui s’est passé à Meadowbank ! »

Une heure s’écoula, et elle entendit le léger bruit d’un pas dans le corridor. Il cessa juste devant sa chambre. Une longue pause, et Julia vit que la poignée de la porte tournait lentement.

Devait-elle crier ? Pas encore…

On essayait d’ouvrir, un petit craquement, seulement : la commode tenait bon. Et cette résistance devait avoir étonné la personne qui se trouvait à l’extérieur.

Un silence, puis on frappa très discrètement. Julia retenait sa respiration ; de nouveau, un léger coup…

« Jouons l’endormie », décida Julia. Mais qui pouvait venir ainsi dans le milieu de la nuit ? S’il s’était agi de la surveillante générale, elle aurait appelé. Mais le visiteur semblait craindre de faire du bruit.

La jeune fille restait immobile ; on ne frappait plus, et la poignée de la porte ne bougeait pas. Julia n’aurait pu dire à quel moment elle céda au sommeil ; toujours est-il que la cloche la réveilla, alors qu’elle était recroquevillée sur son lit.

*

* *

Après le breakfast et les prières, les pensionnaires se rendirent dans leurs classes respectives. Julia pénétra dans la sienne, mais, profitant des allées et venues, en ressortit par une autre porte, se mêla à un groupe qui s’affairait ; puis, ayant bondi au-dehors, elle se cacha derrière un buisson. Personne en vue. Après une série de mouvements stratégiques, elle arriva près du mur, à l’endroit où se trouvait un tilleul dont les branches étaient inclinées presque jusqu’au sol. Julia grimpa à l’arbre – un jeu à son âge – et, masquée par le feuillage, consulta sa montre à plusieurs reprises. Elle était certaine qu’on ne s’apercevrait pas de son absence pendant un certain temps. Les classes étaient désorganisées du fait de l’absence de deux professeurs, et la moitié des élèves avaient été retirées par leurs parents. En somme, on ne penserait pas à elle avant le déjeuner, et, alors…

Un dernier coup d’œil sur sa montre, et Julia redescendit de l’arbre jusqu’au niveau du mur ; puis elle sauta et se retrouva sans incident à l’extérieur. À quelque cent mètres, se trouvait l’arrêt de l’autobus, et celui-ci passait fréquemment. De fait, elle n’eut pas longtemps à attendre : le temps de monter et ayant sorti un petit chapeau de feutre de sa robe, elle le plaqua sur ses cheveux en désordre. Descendue devant la gare, elle prit le premier train pour Londres.

Dans sa chambre, à Meadowbank, elle avait laissé, bien en vue, une courte lettre pour miss Bulstrode :

Chère miss Bulstrode, je n’ai pas été kidnappée, et je ne me suis pas enfuie pour longtemps. Donc, ne vous tourmentez pas. Je serai de retour dès que possible

Votre Julia UPJOHN.

*

* *

Au 228 de l’avenue Whitehouse, George, l’impeccable valet d’Hercule Poirot, ouvrit la porte et ne fut pas peu surpris de voir une écolière dont le visage était loin d’être propre.

— Puis-je voir M. Hercule Poirot, je vous prie ?

Face à un genre de visite auquel il ne s’attendait guère, George prit un temps avant de répondre :

— M. Poirot ne reçoit que sur rendez-vous.

— Je crains de ne pas avoir le temps de me conformer à la règle. Il faut vraiment que je lui parle sur-le-champ… d’assassinats, de vols et… d’autres choses encore.

Le valet ne cilla pas.

— Je vais m’informer si M. Poirot décide de vous recevoir.

S’étant rendu auprès de son maître, il lui dit qu’une jeune « dame » insistait pour le voir, et qu’elle était pressée.

— Pressée ?… Soit, mais, ici, une visite s’annonce à l’avance.

— Je le lui ai donné à entendre, Monsieur.

— Et quel genre de jeune dame ?

— De fait, plutôt une adolescente.

— Adolescente, jeune dame, qui, exactement ? Il y a une différence, George !

— Je crains que vous ne m’ayez pas tout à fait compris, Monsieur. Je dirais plutôt qu’elle paraît avoir l’âge d’une écolière. Cependant, bien que sa robe soit en piteux état, elle est essentiellement une jeune dame.

— Sur le plan social, voulez-vous dire ?

— Oui, Monsieur, et elle désire vous parler au sujet d’assassinats et d’un vol.

Poirot haussa les sourcils :

— Voilà qui est… original ! Eh bien ! faites entrer l’écolière… je veux dire la jeune dame.

À peine impressionnée, Julia fit son entrée. Elle s’exprima avec une courtoisie dépourvue d’affectation :

— Comment allez-vous, monsieur Poirot ? Je suis Julia Upjohn. Sans doute connaissez-vous une grande amie de ma mère, Mrs Summerhages. Elle nous a reçues l’été dernier, et nous a beaucoup parlé de vous.

« Mrs Summerhages… ». Poirot se souvint d’un village étagé sur une colline, et d’une maison au sommet de celle-ci. Il revit un visage charmant, un sofa aux ressorts brisés, une quantité de chiens, et beaucoup d’autres choses, agréables ou non.

— Maureen Summerhages, répondit-il. Ah ! oui.

— Je l’appelle tante Maureen. Elle nous a dit combien vous étiez merveilleux, et comment vous aviez sauvé un homme accusé d’un crime. Comme je ne savais que faire et à qui m’adresser, j’ai pensé à vous.

— Très honoré, répondit Poirot, en s’inclinant légèrement.

Puis il l’invita à s’asseoir.

— Maintenant, expliquez-vous. Mon valet m’a informé que vous désiriez me consulter au sujet d’un vol et de crimes. Donc, il y en a plusieurs ?

— Oui. Miss Springer et miss Vansittart. Et un enlèvement. Mais je crois que celui-ci ne me concerne pas.

— Vous me stupéfiez ! Où tous ces événements passionnants se sont-ils déroulés ?

— À mon école, Meadowbank.

— Meadowbank ! s’écria Poirot.

Il avança une main vers un journal, soigneusement plié sur son bureau ; l’ayant ouvert, il jeta un coup d’œil sur la première page :

— Je commence à comprendre, dit-il. Puis-je vous prier, Julia, de me raconter le tout, depuis le commencement.

Ce qu’elle fit. Une longue histoire, mais exposée clairement, avec quelques arrêts, lorsque Julia jugeait à propos de revenir en arrière pour préciser un détail oublié.

Arrivée au moment où elle examina la raquette dans sa chambre, la nuit dernière, elle nota :

— Voyez-vous, je pensais qu’il devait y avoir quelque chose dans cette raquette.

— Et vous avez trouvé ?

— Oui.

Sans fausse pudeur, Julia releva sa jupe, puis, avançant légèrement la jambe droite, roula la partie inférieure de sa culotte, découvrant une sorte de pansement.

Etouffant un cri, elle enleva le taffetas gommé qui le maintenait et, après l’avoir ouvert, jeta le contenu sur la table : une avalanche de pierres précieuses.

— Nom d’un chien[8] ! s’exclama Poirot, yeux grands ouverts.

Il les prit dans ses mains, et les fit aller et venir entre ses doigts :

— Tonnerre[9] ! Elles ne sont pas fausses !

Julia acquiesça :

— Si elles l’étaient, dit-elle, les gens ne tueraient pas pour essayer de les voler !

Et, soudain, comme la nuit passée, l’expression de ses yeux n’était plus celle d’une adolescente.

Poirot s’en aperçut :

— Vous êtes sous leur charme, remarqua-t-il. Dans votre esprit, il ne s’agit pas de simples colifichets, joliment décorés… et c’est regrettable !

— Ce sont de vrais bijoux, murmura Julia, extasiée.

— Et vous les avez découverts dans la raquette même ?

Elle termina son récit.

— Vous n’avez rien oublié ? demanda Poirot.

— Je ne le crois pas. Peut-être ai-je exagéré, çà et là, car j’ai tendance à le faire, au contraire de ma grande amie, Jennifer, qui a le défaut contraire.

De nouveau, elle contempla le trésor :

— À qui appartient-il en définitive ?

— Probablement très difficile à préciser. De toute façon, ni à vous, ni à moi. Maintenant, il nous faut prendre des décisions.

Dans l’expectative, Julia ne le quittait pas des yeux.

— Vous vous fiez entièrement à moi ?… Alors, parfait ! reprit-il.

Puis, il ferma les yeux pendant quelques instants :

— Il semble que, dans un pareil cas, dit-il, soudain, je ne puisse, comme je le préférerais peut-être, rester assis dans mon fauteuil. Voyons… il faut d’abord de l’ordre, de la méthode. Or, dans cette affaire, les deux font défaut. Parce qu’il y a trop de pistes. Sont en jeu des personnes différentes et représentant des intérêts différents. Mais l’ensemble semble aboutir à Meadowbank. En conséquence, j’irai, moi aussi, à votre école. Quant à vous… Mais où se trouve votre mère ?

— Maman voyage dans un bus en Anatolie.

— Hein ?… Il ne manque plus que cela ! En Anatolie ! Je comprends qu’elle soit une grande amie de cette très originale Mrs Summerhages !

Poirot se saisit du téléphone, avant d’interpeller Julia de nouveau :

— Vous allez rassurer votre directrice, et lui annoncer mon arrivée en votre compagnie.

— Oh ! elle est déjà renseignée. J’ai laissé une note l’avisant qu’on ne m’avait pas enlevée…

— Mais elle sera heureuse d’avoir une confirmation.

La communication fut rapidement obtenue.

— Allo ! dit Poirot, miss Bulstrode ?… Hercule Poirot vous parle. Votre élève, Julia Upjohn, est auprès de moi. Je me propose de venir vous voir sur-le-champ avec elle, et veuillez informer l’inspecteur chargé des affaires en cours, qu’un certain paquet, petit mais précieux, a été déposé par moi dans une banque, en toute sécurité.

Il coupa. Déjà, Julia réagissait :

— Mais les bijoux ne sont pas dans une banque !

— Ils le seront bientôt, répondit Poirot. Mais à quiconque susceptible d’espionner à Meadowbank, ou d’être informé d’une façon ou d’une autre, mieux vaut laisser croire qu’ils ne sont plus en votre possession. Retirer des bijoux d’une banque ne se fait pas en un clin d’œil. Et il me déplairait fort qu’il vous arrivât un malheur, mon enfant. Je reconnais que votre courage et vos initiatives m’ont émerveillé.

Julia semblait tout à la fois heureuse et embarrassée.

*

* *

Hercule Poirot s’était préparé à faire face aux préjugés « insulaires » d’une directrice d’école à l’égard d’un étranger d’âge, ayant des chaussures vernies, fort pointues, et de grandes moustaches. Mais il fut agréablement surpris : Miss Bulstrode le reçut avec une assurance toute cosmopolite. Elle aussi, connaissait le détective de réputation, et il en fut flatté.

— Très aimable à vous, monsieur Poirot, de m’avoir téléphoné aussi rapidement, dit-elle, et d’avoir devancé mon anxiété : l’absence de Julia au déjeuner était passée inaperçue. Nombreuses sont les élèves retirées par leurs parents, et il y avait tellement de places vides à table que le contrôle était impossible. Nous vivons des circonstances exceptionnelles, et je puis vous assurer qu’habituellement les choses ne se passent pas ainsi. Aussitôt après votre appel téléphonique, je me suis rendue dans la chambre de Julia où j’ai trouvé son message.

— Je voulais vous éviter de penser à un enlèvement, risqua la jeune fille.

— J’apprécie votre geste, mais, Julia, ne croyez-vous pas qu’il eût mieux valu me révéler vos projets ?

— Il était préférable de n’y faire aucune allusion…

Et elle ajouta, en français, un commentaire inattendu :

— … Les oreilles ennemies nous écoutent !

— Mlle Blanche ne semble pas avoir amélioré votre accent, répliqua miss Bulstrode non sans ironie. Mais je ne vous blâme pas, Julia.

Tournée vers Poirot, elle reprit :

— Maintenant, je désire savoir exactement ce qui s’est passé.

— Vous permettez ? répondit-il.

Il traversa le bureau, ouvrit la porte, jeta un coup d’œil au-dehors, puis avec quelque exagération, il la referma. Quand il reprit sa place, son visage rayonnait :

— Nous sommes seuls, dit-il, mystérieusement. Nous pouvons parler.

Miss Bulstrode le regarda, puis ses yeux se portèrent sur la porte et, de nouveau, elle fixa Poirot, haussant les sourcils. Il ne cilla pas. Lentement, la directrice inclina la tête, puis, reprenant une attitude décidée, elle s’adressa à Julia :

— Je vous écoute. N’oubliez aucun détail.

La jeune fille raconta toute son histoire : l’échange des raquettes, l’arrivée de la femme mystérieuse, la découverte des bijoux.

Le récit terminé, miss Bulstrode interrogea Poirot du regard.

— Miss Julia vous a tout exposé, et de façon correcte, dit-il. J’ai déposé ce qu’elle m’a remis dans une banque. En conséquence, je pense que de nouveaux et regrettables incidents ne sont pas à prévoir.

— Je comprends, répondit la directrice.

Elle demeura silencieuse pendant un moment avant d’ajouter :

— … Estimez-vous qu’il soit opportun de garder Julia ici ? Ne serait-il pas préférable de l’envoyer auprès de sa tante à Londres ?

— Oh ! s’écria la jeune fille, laissez-moi rester à l’école !

— Vous vous y plaisez donc ? nota miss Bulstrode.

— J’adore Meadowbank, et, en outre, il s’y passe des choses si excitantes !

— Ce genre de drames n’est pas un attrait habituel de mon établissement, coupa la directrice, plutôt sèchement.

Poirot intervint :

— Je pense que Julia ne court plus le moindre danger. Cependant, il importe d’être discret. Je me demande si vous vous en rendez bien compte ?

Il s’adressait à Julia.

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