— M. Poirot entend, intervint miss Bulstrode, que vous teniez votre langue au sujet de cette trouvaille. Pouvez-vous garder un secret ?
— Oui, assura Julia.
— Il serait tentant de raconter une excellente histoire à vos amies, reprit Poirot. Pensez, un trésor dans une raquette de tennis ! Mais des raisons impérieuses exigent le silence.
— Que je sois pendue si je ne tiens pas parole !
Miss Bulstrode sourit :
— J’espère que votre mère sera bientôt de retour. L’inspecteur Kelsey m’a donné à entendre que l’impossible est fait pour l’atteindre. Malheureusement, les « bus » anatoliens sont sujets à des retards imprévus.
— Je pourrai confier le secret à maman ?
— Évidemment ! Maintenant, Julia, vous pouvez disposer.
*
* *
— Donc, dit le commissaire, nous essayons de confronter nos idées et nos informations. Et, monsieur Poirot, c’est un réel plaisir de vous avoir ici même. L’inspecteur Kelsey se souvient parfaitement de vous.
— Cela remonte assez loin, remarqua Kelsey, et, à l’époque, je n’étais qu’un sergent de police.
Le commissaire toussota, puis reprit la parole :
— Le gentleman que nous appelons Adam Goodman pour les besoins de la cause, et ici présent, est sans doute un inconnu pour vous, mais je crois que vous connaissez son chef au… Service spécial.
— Le colonel Pikeaway ?… murmura Poirot, tout pensif. Je ne l’ai pas rencontré depuis longtemps. A-t-il toujours l’air aussi endormi ?
Adam parut amusé.
— Je vois que vous avez bonne mémoire, monsieur Poirot. Je ne l’ai jamais vu complètement réveillé. Quand cela arrivera, alors je saurai que, pour une fois, il ne prête aucune attention à ce qu’il se passe autour de lui.
— Vous êtes perspicace, mon ami ! nota le détective.
— Maintenant, reprit le commissaire, entrons dans le vif du sujet. Ces drames se présentent sous de nombreux angles et, avant tout, il importe d’en mentionner un.
Une courte pause et, à l’intention de Poirot, il ajouta :
— Officiellement, nous dirons qu’une écolière est venue vous raconter une belle histoire au sujet de certaines choses qu’elle a trouvées dans le manche évidé d’une raquette de tennis. Passionnant pour une adolescente ! Une collection… de petites pierres bien imitées qui semblent avoir tout l’attrait des vraies. Naturellement, l’auteur de cette trouvaille peut être tentée d’en exagérer la valeur. Possible, n’est-ce pas, monsieur Poirot ?
Ce disant, le commissaire ne quittait pas le détective du regard.
— Il me semble, répondit simplement celui-ci.
— Ensuite, la politique étrangère joue un rôle, et voilà qui pose un problème délicat entre tous. Par exemple, quand il s’agit de pétrole, ou de riches gisements minéraux, il nous faut tenir compte des gouvernements au pouvoir, et éviter des incidents inopportuns. Dans le cas actuel, des bijoux sont en jeu, et impossible d’interdire à la presse de relater un crime : nous l’avons constaté une fois de plus. Cependant, aucune allusion n’a été faite à la découverte d’un trésor. Pour le moment du moins, il faut s’en tenir là.
— D’accord, ponctua Poirot.
— Et, reprit le commissaire, je crois ne pas me tromper en disant que, l’ancien cheik de Ramat ayant été considéré comme un ami sincère de notre pays, les hautes sphères aimeraient fort que ses désirs à l’égard de ce qui peut lui appartenir en Angleterre soient respectés. Ce qu’ils sont, en réalité, personne ne le sait encore – du moins je le suppose. Si les nouveaux maîtres de Ramat réclament des biens qu’ils affirment leur appartenir, mieux vaut prétendre ne rien savoir de leur éventuelle présence dans notre pays. Un refus catégorique équivaudrait à une gaffe, sur le plan diplomatique.
— Sur ce plan, observa Poirot, on n’oppose jamais un refus de cette sorte. L’usage veut qu’il soit fait allusion à l’ouverture d’une enquête minutieuse. En l’occurrence, il convient de donner à entendre qu’on ne sait encore rien de précis au sujet d’un petit magot que le défunt eût été susceptible de posséder et qu’il peut très bien être resté à Ramat, caché par un fidèle ami d’Ali Yusuf…
Le commissaire acquiesça :
— Exactement ce que j’allais dire. Au fait, monsieur Poirot, vous avez des amis haut placés, et ils ont pleine confiance en vous. Donc, il est permis de supposer que, à titre privé, ils aient eu l’idée de vous remettre certains objets, en dépôt. Aucune objection de votre part ?
— Aucune. Mais nous avons à faire face à un problème plus important.
Il jeta un regard sur ses trois interlocuteurs :
— Peut-être n’est-ce pas votre impression ? Cependant, que représentent les trois quarts d’un million de livres sterling, si on les compare à des vies humaines ?
— Vous avez raison, répondit le commissaire…
— Donc, reprit Kelsey, il nous faut découvrir l’assassin, et nous serions heureux de connaître votre point de vue, monsieur Poirot. Pour le moment, on ne peut qu’envisager des conjectures, et, dans ce domaine, vous n’avez pas d’égal, surtout quand une enquête évoque une pelote de laine embrouillée à souhait.
— Excellente comparaison, ponctua Poirot, en lissant ses moustaches. Et, de cette pelote, il faut faire sortir un criminel. Aussi, veuillez me répéter tout ce qui est connu, jusqu’à présent.
Kelsey, Adam s’exécutèrent, puis le commissaire fit une courte récapitulation. Appuyé contre le dossier de sa chaise, Poirot ferma les yeux et, après un moment de silence, prit la parole :
— Deux crimes commis dans le même endroit, et à peu près dans les mêmes conditions. Plus un enlèvement. Celui de la jeune fille, qui pourrait être le personnage central, oserais-je dire, du complot. En premier lieu, tâchons de savoir pourquoi on l’a kidnappée.
— Je puis vous répéter mot par mot ce qu’elle-même m’a confié à ce sujet, intervint Kelsey.
L’ayant entendu, Poirot murmura :
— De prime abord, ses propos ont pu paraître absurdes.
— Ma propre impression sur le moment, dit l’inspecteur, mais le fait demeure qu’on l’a enlevée !
— Et il y a eu une demande de rançon, intervint le commissaire.
— Tout simplement une manœuvre pour étayer la version d’un enlèvement, répondit Poirot.
— Oui, confirma Kelsey. Personne n’est venu au rendez-vous donné.
— Donc Shaila a été kidnappée pour une autre raison. Laquelle ? demanda Poirot.
— Sans doute pour qu’elle révèle la cachette… des bijoux, suggéra Adam, sans grande conviction.
Poirot fit un geste de dénégation :
— Elle l’ignorait ! De cela, du moins, on ne peut douter. Non, il doit y avoir autre chose…
Sourcils froncés, Poirot ne prononça pas un mot pendant un bon moment.
— Ses genoux…, dit-il soudain. Avez-vous eu l’occasion de les remarquer ?
Adam parut stupéfait :
— Non ! Et je me demande pourquoi…
— Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles un homme pourrait s’intéresser aux genoux d’une jeune personne, coupa le détective. Dans ce cas particulier, vous n’avez malheureusement pas pensé aux signes particuliers susceptibles d’être ainsi révélés !
— Une cicatrice, peut-être. Comment la voir ? La plupart du temps, ces filles portent des bas, et leurs jupes dépassent les genoux.
— Même quand elles se baignent dans la piscine ?
— Je n’ai jamais eu l’occasion d’apercevoir Shaila y plonger. Trop froide, l’eau ! La princesse est habituée aux climats chauds. Le but de votre question m’échappe : pensez-vous vraiment à une cicatrice ?
— Nullement ! Quoi qu’il en soit, votre oubli est regrettable.
Poirot se tourna vers le commissaire :
— Avec votre permission, je vais téléphoner au préfet de police de Genève. Je pense qu’il pourra nous aider.
— Au sujet de ce qui aurait pu se passer, quand Shaila était pensionnaire dans une école de cette ville ?
— Exactement. Tout simplement une idée toute personnelle. Mais passons de l’enlèvement à des choses plus sérieuses : les deux assassinats à Meadowbank… deux, répéta Poirot, tout pensif.
— Nous vous avons relaté les faits, dit Kelsey. Avez-vous une quelconque suggestion ?…
— Pourquoi le pavillon des sports ? Telle était votre question, monsieur Adam, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! nous avons la réponse : parce que, dans le pavillon des sports, il y avait une raquette de tennis contenant une fortune en bijoux et quelqu’un le savait. Qui ? Peut-être miss Springer. Vous m’avez donné à entendre qu’elle avait une attitude étrange à l’égard dudit pavillon. Entre autres, elle n’aimait guère que des personnes non qualifiées y pénètrent. Mieux, elle leur prêtait des desseins hostiles. Ce fut le cas pour Mlle Blanche, plus spécialement.
— Mlle Blanche…, murmura Kelsey, haussant les sourcils.
S’adressant de nouveau à Adam, Poirot continua :
— D’autre part, vous avez également estimé que le comportement de Mlle Blanche semblait bizarre, à sa sortie dudit pavillon.
— Oui, répondit l’interpellé. Je n’aurais jamais contesté son droit de s’y rendre, si elle n’avait pas jugé à propos de me fournir des détails… non sollicités.
Poirot acquiesça :
— Voilà qui donne à penser. Mais tout ce que nous savons, c’est que miss Springer a été tuée dans le pavillon à une heure du matin, alors qu’elle n’avait aucune raison officielle de s’y trouver.
— Où miss Springer était-elle employée, avant de venir à Meadowbank ? demanda-t-il à Kelsey.
— Nous l’ignorons. Elle a quitté son précédent emploi – dans une école renommée – l’été dernier. Ce qu’elle a fait entre-temps demeure un mystère. Elle n’a aucun parent proche et, apparemment, aucune relation particulière…
— Il n’est pas impossible qu’elle ait fait un séjour à… Ramat, coupa Poirot, sans s’émouvoir autrement.
Stupéfaits, les autres ne le quittaient plus du regard. Un répit, et Adam rompit le silence :
— Il me revient qu’un groupe de dames professeurs a excursionné là-bas pendant les vacances, juste avant la révolution.
— Admettons donc, pour le moment, qu’elle faisait partie de ce groupe, et que, d’une façon ou d’une autre, elle a entendu parler de la fameuse raquette. Supposons ensuite qu’après avoir pris le temps de se familiariser avec la routine de Meadowbank, elle ait décidé de se rendre, la nuit, dans le pavillon des sports. Là, elle s’est saisie de la raquette, et était sur le point de découvrir son contenu quand… quelqu’un a surgi. Sans doute une personne qui la surveillait depuis un moment. Peut-être même l’avait-elle suivie au cours de la soirée. Armée, cette personne l’a tuée, mais, entendant des gens venir, elle s’est enfuie sans avoir eu le temps de sortir les bijoux de leur cachette.
— Pensez-vous vraiment que les choses se sont passées ainsi ? demanda le commissaire.
— Une possibilité, seulement. Autre version : la personne inconnue est arrivée la première et a été surprise par miss Springer. Une personne que celle-ci soupçonnait déjà. Ne m’avez-vous pas dit qu’elle avait tendance à… découvrir des secrets.
— Et la deuxième victime, miss Vansittart ? demanda le commissaire.
— Ni vous ni moi ne savons encore rien à ce sujet : peut-être a-t-elle été la victime d’un tiers venu de l’extérieur…
Poirot semblait attendre une réponse. Ce fut Kelsey qui la donna :
— Je ne le crois pas. Nous avons passé le voisinage au crible, surtout en ce qui concerne les étrangers. Il y a bien une certaine Mme Kolinski qui a pris résidence dans un hôtel proche d’ici, mais tout porte à penser qu’elle n’a rien à voir avec l’un ou l’autre des deux crimes.
— Alors, il nous faut revenir à Meadowbank même. Et il n’y a qu’une seule méthode pour découvrir la vérité : procéder par élimination.
Kelsey soupira :
— Pour le premier crime, le champ est large, hélas ! N’importe qui aurait pu tuer miss Springer. Sauf miss Johnson, miss Chadwick et la jeune fille qui souffrait d’une oreille. En revanche, le champ se rétrécit en ce qui concerne la deuxième victime. Trois professeurs en congé sont hors-jeu : Miss Rich, miss Blake et miss Shapland. Et miss Bulstrode était également absente, m’a-t-on dit.
— Restent miss Rowan et Mlle Blanche.
— Vous oubliez les élèves, inspecteur, nota Poirot.
Kelsey eut un sursaut :
— Vous ne les tenez pas pour suspectes, je suppose ?
— Franchement, non. Mais il convient de n’oublier personne.
Ignorant la remarque, Kelsey reprit :
— Miss Rowan est ici depuis un an, et ses références sont excellentes. Rien n’a été relevé contre elle.
— Nous en arrivons donc à Mlle Blanche. Notre dernière carte.
Un silence, que Kelsey rompit le premier :
— Pas la moindre preuve. Ses certificats semblent authentiques.
— Cependant, elle furette partout, dit Adam, mais ce petit défaut n’implique pas qu’elle soit une criminelle…
— Un instant, interrompit Kelsey. Il a été question d’une clef, au cours de mon premier entretien avec elle. Une clef tombée de la porte du pavillon. Elle l’a ramassée et allait oublier de la remettre en place, quand miss Springer a bondi sur elle.
— À qui entendait venir durant la nuit, pour chercher la raquette, il fallait une clef. Donc, une empreinte était nécessaire, intervint Poirot.
— Dans ce cas, objecta Adam, Mlle Blanche ne vous aurait pas parlé d’une clef.
— Cette déduction ne s’impose nullement. Springer eut pu mentionner l’incident. Donc, une précaution de la part de la Française, risqua le commissaire.
— De fait, nous ne sommes guère plus avancés, murmura l’inspecteur qui regarda Poirot avec quelque lassitude.
— Admettant que j’aie été bien renseigné, reprit celui-ci, il y a une possibilité : je me suis laissé dire que la mère de Julia Upjohn a reconnu quelqu’un, le jour de la rentrée des classes. Une personne dont la présence à Meadowbank l’a étonnée. De certains détails, il ressort que cette inconnue a été en relation avec des centres d’espionnage. Si Mrs Upjohn affirme que Mlle Blanche est la personne en question, alors j’estime que nous pourrons aller de l’avant avec quelque assurance.
— Facile à dire ! coupa Kelsey. Nous nous sommes efforcés d’entrer en contact avec Mrs Upjohn, mais c’est un vrai casse-tête. Quand sa fille a parlé d’un bus, j’ai cru qu’il s’agissait d’un véritable car de touristes. Nullement ! Il semble qu’elle se serve de bus locaux pour se rendre d’un endroit à un autre, sans esprit de continuité, comme bon lui semble. Rien d’une cliente de l’agence Cook, mais une voyageuse indépendante. Que faire dans un pareil cas ? Elle peut se trouver n’importe où, et l’Anatolie n’est pas un mouchoir de poche !
— Recherches difficiles, en effet, admit Poirot.
— Il semble, reprit Kelsey avec aigreur, que les voyages organisés ne conviennent pas à cette personne. Et, entre-temps, nous restons pratiquement en panne. La Française peut choisir de disparaître d’un moment à l’autre. Nous n’avons aucun prétexte sérieux pour la retenir.
Poirot fit un geste de dénégation :
— Elle ne partira pas.
— Vous ne pouvez en être certain.
— Un criminel évite tout acte qui serait susceptible d’attirer l’attention sur lui. Donc, si elle est coupable, Mlle Blanche restera à Meadowbank jusqu’à la fin du trimestre.
— Espérons que vous êtes dans le vrai !
— Et rappelez-vous que la personne vue par Mrs Upjohn ne sait pas qu’elle a été reconnue. Quand la mère de Julia reviendra, la surprise sera complète.
Kelsey haussa les épaules :
— Et… entre-temps ?
— La conversation joue un grand rôle.
— Comment ? demanda l’inspecteur, stupéfait.
— Tôt ou tard, quand il y a un crime à cacher, on parle trop.
— Le coupable se trahit, voulez-vous dire ? lança le commissaire plutôt sceptique.
— Ce n’est pas aussi simple que cela, répliqua Poirot. Un coupable s’emploie à éviter de faire allusion à son secret. Mais il peut arriver que d’autres relatent des choses, sans se douter de leur importance… et cela me rappelle…
Il se leva de sa chaise :
— Je vous prie de m’excuser. Il me faut demander à miss Bulstrode s’il y a quelqu’un dans cette maison qui sache vraiment dessiner.
— D’abord, les genoux des filles ; puis, des dessins ! s’écria Adam dès que Poirot fut sorti. Quoi, ensuite ? Je me le demande !
*
* *
Miss Bulstrode répondit à Poirot, sans montrer la moindre surprise :
— Notre professeur de dessin est absente aujourd’hui. Que désirez-vous exactement ?
Elle s’exprimait avec bienveillance, donnant l’impression de s’adresser à un enfant.
— Des visages, précisa le détective.
— Miss Rich excelle dans les esquisses. La ressemblance est frappante.
— Exactement ce que je désire.
Il nota avec plaisir que la directrice ne lui demandait aucune explication.
Après les présentations, Poirot s’enquit :
— Miss Rich, pouvez-vous esquisser rapidement les traits d’une personne… au crayon ?
— C’est un amusement pour moi.
— Parfait ! Alors, voulez-vous dessiner le visage de la défunte miss Springer ?
— Assez difficile. Je ne l’ai guère connue, mais je peux essayer.
Et elle s’exécuta.
— Maintenant, reprit Poirot, les visages de miss Bulstrode, de miss Rowan, de Mlle Blanche, et… du jardinier Adam.
Quoique surprise, miss Rich se mit au travail.
Poirot regarda le résultat :
— Très bon, en vérité, constata-t-il. Quelques coups de crayon et le résultat est concluant. Passons à quelque chose de plus difficile. Par exemple, changez la coiffure de miss Bulstrode ; modifiez la forme de ses sourcils.
Eileen Rich le fixa avec une certaine crainte.
— Non, dit-il, je ne suis pas fou. Une expérience, c’est tout. Je vous en prie, faites ce que je vous ai demandé.
— Voilà, déclara-t-elle, au bout d’un moment.
— Excellent ! Agissez de même pour Mlle Blanche et miss Rowan.
Quand elle eut terminé, Poirot aligna les trois dessins.
— Veuillez constater, dit-il : en dépit des changements apportés, miss Bulstrode demeure miss Bulstrode. En revanche, regardez les deux autres : du fait que les intéressées n’ont aucune personnalité, on croirait voir d’autres femmes, n’est-ce pas ?
— Oui ! Je comprends votre pensée, répondit miss Rich.
Elle le surveilla attentivement, alors qu’il roulait les esquisses.
— Qu’allez-vous en faire ? demanda-t-elle.
— M’en servir, répliqua-t-il sans plus.
*
* *
— Franchement, je ne sais que dire, répondit Mrs Sutcliffe, sur un ton peu encourageant. Et, comme par hasard, Henry, une fois de plus, n’est pas à la maison !
Remarque quelque peu obscure, mais Poirot pensa qu’il comprenait ce qu’elle voulait dire, à savoir que son mari eût été capable de faire face à cette affaire, habitué qu’il était à toutes sortes de transactions internationales. Ne cessait-il pas de prendre l’avion pour le Moyen-Orient, l’Amérique du Sud, ou tout simplement, pour Genève ou Paris ?
— Toute cette histoire a été des plus déprimantes, reprit Mrs Sutcliffe. J’étais tellement heureuse d’avoir Jennifer près de moi… bien que ma fille soit parfois fastidieuse. Après avoir soulevé mille objections à son entrée à Meadowbank – trop snob, affirmait-elle — Jennifer ne cesse, maintenant, de bouder parce que je l’en ai retirée. Inouï !
— Meadowbank a des ennuis passagers, reprit Poirot, ne sachant trop comment s’exprimer.
Mais il se rendit compte de la faiblesse de ce commentaire. Déjà Mrs Sutcliffe répliquait avec vivacité :
— Des ennuis ! deux crimes et une élève enlevée ! Enverriez-vous votre enfant dans une école où les maîtresses ne cessent d’être assassinées ?
Riposte qui semblait logique.
— Mais si les crimes sont l’œuvre d’une seule personne, et que celle-ci soit arrêtée, voilà qui change tout, je pense.
Mrs Sutcliffe continuait à s’agiter :
— Je suppose que le coupable se complaît à tuer des professeurs. Admettons qu’on le découvre et qu’on le pende, peut-être les choses seraient-elles différentes. Tout compte fait, de tels maniaques ne doivent pas courir les rues.
— Nous l’espérons tous.
— Mais il y a l’enlèvement. Risqueriez-vous que votre fille soit kidnappée ?
— Sûrement pas, madame. Je vois que vous avez réfléchi à tout, et vos appréciations sont pertinentes.
Son interlocutrice paraissait plutôt flattée. Personne ne lui avait parlé ainsi, depuis quelque temps. Henry se bornait à répéter des phrases, telles que : « Pourquoi avez-vous tant tenu à envoyer votre fille à Meadowbank ? » Quant à Jennifer, elle se confinait dans son silence.
— Oui, dit Mrs Sutcliffe à Poirot, j’ai longuement pesé le pour et le contre.
— Alors vous ne devriez pas vous tourmenter à propos de cet enlèvement ; s’il m’est permis de parler en toute confidence, sachez qu’en fait, ce n’en est pas un. On soupçonne une fugue.
— Le cas d’une fille rebelle qui s’enfuit pour épouser quelqu’un en secret ?
— Il m’est défendu d’en dire davantage. Vous comprendrez aisément qu’un scandale est indésirable. Il va de soi que je vous ai parlé sous le sceau du secret. Vous ne parlerez pas ?
— Non, évidemment, répondit Mrs Sutcliffe, avec assurance.
Elle jeta un regard sur la lettre du commissaire que Poirot lui avait remise :
— Je ne sais pas exactement qui vous êtes… mais vous me faites penser au personnage qu’on appelle, dans un roman policier, « l’œil mystérieux ».
— Je donne des consultations, répondit Poirot, avec quelque fierté.
Cette évocation d’Harley Street[10] fit grande impression sur Mrs Sutcliffe.
— De quoi voulez-vous parler avec Jennifer ? demanda-t-elle.
— Je désire simplement avoir ses impressions sur certains points. Elle sait observer, je pense ?
— Ma fille n’a jamais été curieuse. Je veux dire qu’elle ne prête guère attention à ce qu’il se passe autour d’elle.
— Cela vaut mieux que de narrer des choses qui n’ont jamais eu lieu.
Mrs Sutcliffe ouvrit la fenêtre donnant sur le jardin et appela Jennifer.
Quand la jeune fille entra dans le salon, visage maussade, elle jeta sur le visiteur un regard plus que soupçonneux.
— Je suis un vieil ami de Julia Upjohn, déclara Poirot. Elle est venue me voir à Londres.
— À Londres ? Et pourquoi ? demanda Jennifer quelque peu surprise.
— Pour me demander un conseil. Je le lui ai donné, et elle est revenue à Meadowbank.
— Ainsi, sa tante Isabelle ne l’a pas retirée de l’école, répondit Jennifer, tout en lançant un coup d’œil irrité à sa mère.
S’étant tourné vers celle-ci, Poirot constata qu’elle sortait en toute hâte.
— Vraiment, il est vexant de rester en dehors de tout ce qui se passe là-bas, reprit Jennifer. En faire une telle histoire ! J’ai dit à ma mère que mon retrait ne rimait à rien. Après tout, aucune des élèves n’a été tuée !
— Avez-vous quelques idées personnelles sur les deux crimes commis ?
Jennifer hocha la tête :
— Un toqué, sans doute.
— Possible. Personnellement, je m’intéresse à la femme qui est venue vous apporter une nouvelle raquette, en échange de la vieille ; vous vous en souvenez ?
— Oui, et jusqu’à présent j’ignore qui me l’a offerte. Ce n’est pas tante Gina.
— Pouvez-vous me décrire sa soi-disant messagère ?
La jeune fille sembla réfléchir avant de répondre :
— Tout ce que je sais c’est qu’elle portait une robe vaporeuse, une cape bleue, je pense, et un chapeau plutôt ample.
Poirot toussota :
— Je préférerais avoir des détails sur son visage.
— Beaucoup trop de maquillage, dit Jennifer presque indifférente. Trop pour une Anglaise. Des cheveux blonds… Je crois qu’elle était américaine.
— L’aviez-vous déjà vue, auparavant ?
— Oh ! non. Elle ne doit pas habiter près de Meadowbank, puisqu’elle m’a affirmé qu’elle était spécialement venue pour un déjeuner, ou un cocktail, dans les parages.
Le détective regarda la jeune fille avec attention : son attitude l’intriguait, surtout sa tendance à accepter les choses telles qu’elles se présentaient.