AGATHA CHRISTIE LE CHAT ET LES PIGEONS

— J’en suis certaine, répondit Eileen Rich. Enseigner est vraiment l’unique passion qui me reste.

— Alors, soyez raisonnable. Je vous ai fait une très belle proposition. Si les choses s’arrangent : nous consacrerons, vous et moi, deux ou trois années à remettre Meadowbank en état. Vous aurez des idées toutes personnelles pour arriver au but commun. Nous les confronterons avec les miennes et, sans doute, me déciderai-je à accepter certaines des vôtres. Il est probable que vous avez déjà pensé à des changements ?

— Dans un sens, oui. Notamment en ce qui concerne le choix des élèves.

— Je crois comprendre : le snobisme vous déplaît.

— Exactement. Il me semble qu’il gâche tout.

— Vous êtes jeune, Eileen, et idéaliste. Certes, votre point de vue est sensé : les aptitudes d’une candidate à notre école devraient l’emporter sur toute autre considération. En revanche, si nous voulons atteindre un plein succès, il importe de tenir également compte du facteur commercial. Aussi belles soient-elles, les idées n’échappent pas à la règle commune. On ne peut se passer totalement de l’élément « snob ». Quelques noms connus, et tous les autres se mettent à genoux pour faire admettre leurs filles. Laissez-moi agir dans ce sens et, ensuite vous prendrez les rênes. De cette façon, Meadowbank redeviendra une splendide école !

— La première de toute l’Angleterre ! s’écria miss Rich, enthousiasmée.

— Parfait !… mais, Eileen, à votre place, je me ferais raccourcir les cheveux et coiffer proprement. Il ne semble pas que vous viendrez jamais à bout de votre chignon. Et, maintenant – sa voix changea – je dois aller voir Chaddy.

Miss Chadwick était immobile dans son lit. Elle semblait vide de son sang. Un policeman se tenait à proximité, et miss Johnson était assise sur le bord du lit. La surveillante générale regarda miss Bulstrode et secoua tristement la tête.

— Alors, Chaddy ? dit miss Bulstrode qui prit une main de la blessée dans la sienne.

Miss Chadwick ouvrit lentement les yeux :

— Je tiens à vous dire, murmura-t-elle, que… c’est moi…

— Je sais, interrompit la directrice.

— Jalouse… je voulais…

— Chut ! dit doucement miss Bulstrode.

Des larmes coulèrent sur les joues de l’agonisante :

— C’est tellement horrible !… Je ne sais pas… comment ai-je pu… ?

Miss Bulstrode serra un peu plus fort la main qu’elle tenait toujours :

— Écoutez-moi, chère Chaddy : vous m’avez sauvé la vie. Sans oublier celle de Mrs Upjohn. Voilà qui compte pour quelque chose, je pense ?

— J’aurais voulu donner la mienne pour vous. Tout serait ainsi rentré dans l’ordre…

Miss Bulstrode la regarda avec une intense pitié. Miss Chadwick reprit haleine, esquissa un sourire ; puis, sa tête s’inclinant sur un côté… elle rendit le dernier soupir.

*

* *

— Un certain M. Robinson demande à vous parler, monsieur.

— Ah ! dit Poirot.

Il se saisit d’une lettre placée en face de lui, sur son bureau, et la relut attentivement.

— Faites entrer dans un instant, George, ordonna-t-il.

Assez étrange, cette lettre :

Cher Poirot, il se peut qu’un nommé Robinson vienne vous voir bientôt. Peut-être avez-vous déjà entendu parler de lui. Un personnage assez important dans certains milieux. Notre monde moderne exige de tels gens. S’il est permis de s’exprimer ainsi, je crois que, dans cette affaire particulière, il est du côté des anges. Juste recommandation pour le cas où vous éprouveriez un doute. Évidemment, et je tiens à le souligner, j’ignore tout du motif de l’entretien qu’il désire avoir avec vous…

Toujours vôtre,

Ephraïm PIKEAWAY.

Poirot remit la lettre en place, et se leva alors que M. Robinson entrait dans son bureau. Le détective s’inclina, tendit la main, et désigna un fauteuil.

M. Robinson prit place, sortit un mouchoir et tamponna son large visage olivâtre, tout en soulignant que la chaleur était intolérable.

— Vous n’êtes pas venu à pied, j’espère ? s’enquit Poirot que cette seule idée semblait faire frémir.

Réflexe immédiat, ses doigts se portèrent à ses moustaches, mais il fut bientôt rassuré : elles ne tombaient pas.

— À pied ? répondit son visiteur, également horrifié, non, certes. J’ai ma Rolls. Mais avec ce trafic intense, il faut parfois s’arrêter pendant une demi-heure.

La pause habituelle : celle qui précède la deuxième partie d’une conversation, et M. Robinson reprit la parole :

— J’ai entendu dire – on dit tellement de choses, et la plupart sont fausses – que vous vous étiez occupé des affaires d’une école de jeunes filles ?

— Ah ! répondit posément Poirot. Il s’agit de cela !

Il s’appuya au dossier de sa chaise.

— Oui, de Meadowbank, reprit M. Robinson.

Un silence, et il se pencha vers le détective :

— Où sont-ils ? demanda-t-il.

— Ne le savez-vous pas ? répondit Poirot sans sourciller.

— En toute franchise, oui. Les banques sont si utiles !

Poirot sourit :

— Inutile de tergiverser, mon cher ? Qu’allons-nous décider ?

— J’attends… disons vos suggestions.

— Le fait est que le paquet déposé ne m’appartient pas. Certes, je désirerais le remettre à la personne à qui il revient de droit, mais, si je ne m’abuse, ce n’est pas facile.

— Tout d’abord, il conviendrait que le gouvernement de Sa Majesté affirme n’avoir absolument aucune information à ce sujet.

— D’accord, mais je ne puis laisser indéfiniment un dépôt aussi précieux dans les coffres d’une banque.

— C’est la raison pour laquelle je vous propose de me les remettre.

— À vous ?

— Oui. Les bijoux – nous ne sommes pas des officiels que je sache. Donc, donnons-leur leur vrai nom – les bijoux, dis-je, étaient incontestablement la propriété d’Ali Yusuf, et celui-ci les a confiés à son pilote, Bob Rawlinson, à seule fin qu’ils me soient remis, en cas d’accident.

— Avez-vous une preuve ?

— Cela va de soi.

M. Robinson exhiba une longue enveloppe et en sortit plusieurs papiers qu’il déposa sur le bureau de Poirot.

Un examen attentif, et le détective acquiesça :

— Ils semblent qu’ils soient convaincants.

— Alors ?

— Puis-je poser une question ?

— Certes.

— Tirez-vous un profit de tout cela ?

M. Robinson parut surpris :

— Mais, mon cher ami, cela tombe sous le sens.

Pensif, Poirot le dévisagea.

— Un négoce presque aussi vieux que le monde, reprit Robinson. Très lucratif, en vérité ; nous, les diamantaires, formons un réseau tout autour du globe ; notre entente est sans faille et nous tenons toujours nos engagements. Il nous arrive aussi de rendre de grands services.

— Eh bien ! répondit Poirot, je me rallie à votre suggestion.

— Je puis vous assurer que cette décision donnera satisfaction à tous, répondit M. Robinson qui jeta un bref regard dans la direction de la lettre du colonel Pikeaway, déposée sur le bureau de son interlocuteur.

— Un instant, dit celui-ci. Je suis curieux de savoir ce que vous allez faire de ces bijoux ?

Un sourire plissa le large visage olivâtre de M. Robinson :

— Je vous le dirai un peu plus tard.

*

* *

Des enfants jouaient bruyamment dans la rue. Alors qu’il descendait lourdement de sa voiture, M. Robinson fut bousculé par l’un d’eux. Il l’écarta gentiment, et regarda le numéro d’une maison : numéro 15, c’était bien là. Il poussa la grille et monta trois marches avant d’atteindre la porte d’entrée. Des rideaux blancs et fort propres aux fenêtres, nota-t-il. Une petite maison insignifiante, dans une rue sans relief, et dans un quartier presque isolé. Mais aucune vulgarité.

La porte s’ouvrit : une jeune femme d’environ vingt-cinq ans, et jolie à croquer, accueillit le visiteur avec empressement :

— Oh ! monsieur Robinson. Entrez, je vous prie.

Elle le conduisit dans un petit salon. Un poste de télévision. Des cretonnes vieux style ; un petit piano le long du mur.

— Désirez-vous une tasse de thé ? demanda-t-elle.

— Merci, je n’en bois jamais, et je ne puis rester longtemps. Ma visite a simplement pour but de vous remettre la chose au sujet de laquelle je vous ai écrit.

— De la part d’Ali.

— Oui.

— Il n’y a… il ne peut y avoir aucun espoir ?… Je veux dire… il est réellement mort ?

— Hélas !

M. Robinson sortit un paquet de sa poche et le déposa sur une table.

— Ouvrez-le, dit-il.

D’une main tremblante, elle défit l’emballage. Puis la jeune femme fut comme frappée de stupeur : une cascade de feux multicolores semblait transformer le petit salon obscur en une sorte de cave d’Aladin.

M. Robinson ne quittait pas son vis-à-vis des yeux. Il avait vu tellement de femmes se perdre dans la contemplation de bijoux !

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