Autour de la Lune

Chapitre 2La première demi-heure

Que s’était-il passé ? Quel effet avait produit cetteeffroyable secousse ? L’ingéniosité des constructeurs duprojectile avait-elle obtenu un résultat heureux ? Le chocs’était-il amorti, grâce aux ressorts, aux quatre tampons, auxcoussins d’eau, aux cloisons brisantes ? Avait-on domptél’effrayante poussée de cette vitesse initiale de onze mille mètresqui eût suffi à traverser Paris ou New York en une seconde ?C’est évidemment la question que se posaient les mille témoins decette scène émouvante. Ils oubliaient le but du voyage pour nesonger qu’aux voyageurs ! Et si quelqu’un d’entre eux – J. -T.Maston, par exemple –, eût pu jeter un regard à l’intérieur duprojectile, qu’aurait-il vu ?

Rien alors. L’obscurité était profonde dans le boulet. Mais sesparois cylindro-coniques avaient supérieurement résisté. Pas unedéchirure, pas une flexion, pas une déformation. L’admirableprojectile ne s’était même pas altéré sous l’intense déflagrationdes poudres, ni liquéfié, comme on paraissait le craindre, en unepluie d’aluminium.

A l’intérieur, peu de désordre, en somme. Quelques objetsavaient été lancés violemment vers la voûte ; mais les plusimportants ne semblaient pas avoir souffert du choc. Leurs saisinesétaient intactes.

Sur le disque mobile, rabaissé jusqu’au culot, après le bris descloisons et l’échappement de l’eau, trois corps gisaient sansmouvement. Barbicane, Nicholl, Michel Ardan respiraient-ilsencore ? Ce projectile n’était-il plus qu’un cercueil demétal, emportant trois cadavres dans l’espace ? …

Quelques minutes après le départ du boulet, un de ces corps fitun mouvement ; ses bras s’agitèrent, sa tête se redressa, etil parvint à se mettre sur les genoux. C’était Michel Ardan. Il sepalpa, poussa un a « hem » sonore, puis il dit ;

« Michel Ardan, complet. Voyons les autres ! »

Le courageux Français voulut se lever ; mais il ne put setenir debout. Sa tête vacillait, son sang violemment injecté,l’aveuglait, il était comme un homme ivre.

« Brr ! fit-il. Cela me produit le même effet que deuxbouteilles de Corton. Seulement, c’est peut-être moins agréable àavaler ! »

Puis, passant plusieurs fois sa main sur son front et sefrottant les tempes, il cria d’une voix ferme :

« Nicholl ! Barbicane ! »

Il attendit anxieusement. Nulle réponse. Pas même un soupir quiindiquât que le cœur de ses compagnons battait encore. Il réitérason appel. Même silence.

« Diable ! dit-il. Ils ont l’air d’être tombés d’uncinquième étage sur la tête ! Bah ! ajouta-t-il aveccette imperturbable confiance que rien ne pouvait enrayer, si unFrançais a pu se mettre sur les genoux, deux Américains ne serontpas gênés de se remettre sur les pieds. Mais, avant tout éclaironsla situation ».

Ardan sentait la vie lui revenir à flots. Son sang se calmait etreprenait sa circulation accoutumée. De nouveaux efforts leremirent en équilibre. Il parvint à se lever, tira de sa poche uneallumette et l’enflamma sous le frottement du phosphore. Puis,l’approchant du bec, il l’alluma. Le récipient n’avait aucunementsouffert. Le gaz ne s’était pas échappé. D’ailleurs, son odeurl’eût trahi, et en ce cas, Michel Ardan n’aurait pas impunémentpromené une allumette enflammée dans ce milieu rempli d’hydrogène.Le gaz, combiné avec l’air, eût produit un mélange détonant etl’explosion aurait achevé ce que la secousse avait commencépeut-être.

Dès que le bec fut allumé, Ardan se pencha sur les corps de sescompagnons. Ces corps étaient renversés l’un sur l’autre, comme desmasses inertes. Nicholl dessus, Barbicane dessous.

Ardan redressa le capitaine, l’accota contre un divan, et lefrictionna vigoureusement. Ce massage, intelligemment pratiqué,ranima Nicholl, qui ouvrit les yeux, recouvra instantanément sonsang-froid, saisit la main d’Ardan. Puis, regardant autour de lui:

« Et Barbicane ? demanda-t-il.

– Chacun son tour, répondit tranquillement Michel Ardan. J’aicommencé par toi, Nicholl, parce que tu étais dessus. Passonsmaintenant à Barbicane. »

Cela dit, Ardan et Nicholl soulevèrent le président du Gun-Clubet le déposèrent sur le divan. Barbicane semblait avoir plussouffert que ses compagnons. Son sang avait coulé, mais Nicholl serassura en constatant que cette hémorragie ne provenait que d’unelégère blessure à l’épaule. Une simple écorchure qu’il comprimasoigneusement.

Néanmoins, Barbicane fut quelque temps à revenir à lui, ce donts’effrayèrent ses deux amis qui ne lui épargnaient pas lesfrictions.

« Il respire cependant, disait Nicholl, approchant son oreillede la poitrine du blessé.

– Oui, répondait Ardan, il respire comme un homme qui a quelquehabitude de cette opération quotidienne. Massons, Nicholl, massonsavec vigueur. »

Et les deux praticiens improvisés firent tant et si bien, queBarbicane recouvra l’usage de ses sens. Il ouvrit les yeux, seredressa, prit la main de ses deux amis, et, pour sa premièreparole :

« Nicholl, demanda-t-il, marchons-nous ? »

Nicholl et Barbicane se regardèrent. Ils ne s’étaient pas encoreinquiétés du projectile. Leur première préoccupation avait été pourles voyageurs, non pour le wagon.

« Au fait marchons-nous ? répéta Michel Ardan.

– Ou bien reposons-nous tranquillement sur le sol de laFloride ? demanda Nicholl.

– Ou au fond du golfe du Mexique ? ajouta Michel Ardan.

– Par exemple ! » s’écria le président Barbicane.

Et cette double hypothèse suggérée par ses compagnons eut poureffet immédiat de le rappeler immédiatement au sentiment.

Quoi qu’il en soit, on ne pouvait encore se prononcer sur lasituation du boulet. Son immobilité apparente ; le défaut decommunication avec l’extérieur, ne permettaient pas de résoudre laquestion. Peut-être le projectile déroulait-il sa trajectoire àtravers l’espace ; peut-être, après un court enlèvement,était-il retombé sur terre, ou même dans le golfe du Mexique, chuteque le peu de largeur de la presqu’île floridienne rendaitpossible.

Le cas était grave, le problème intéressant. Il fallait lerésoudre au plus tôt. Barbicane, surexcité et triomphant par sonénergie morale de sa faiblesse physique, se releva. Il écouta. Al’extérieur, silence profond. Mais l’épais capitonnage étaitsuffisant pour intercepter tous les bruits de la Terre. Cependant,une circonstance frappa Barbicane. La température à l’intérieur duprojectile était singulièrement élevée. Le président retira unthermomètre de l’enveloppe qui le protégeait, et il le consulta.L’instrument marquait quarante-cinq degrés centigrades.

« Oui ! s’écria-t-il alors, oui ! nous marchons !Cette étouffante chaleur transsude à travers les parois duprojectile ! Elle est produite par son frottement sur lescouches atmosphériques. Elle va bientôt diminuer, parce que déjànous flottons dans le vide, et après avoir failli étouffer, noussubirons des froids intenses.

– Quoi, demanda Michel Ardan, suivant toi, Barbicane, nousserions dès à présent hors des limites de l’atmosphèreterrestre ?

– Sans aucun doute, Michel. Ecoute-moi. Il est dix heurescinquante-cinq minutes. Nous sommes partis depuis huit minutesenviron. Or, si notre vitesse initiale n’eût pas été diminuée parle frottement, six secondes nous auraient suffi pour franchir lesseize lieues d’atmosphère qui entourent le sphéroïde.

– Parfaitement, répondit Nicholl, mais dans quelle proportionestimez-vous la diminution de cette vitesse par lefrottement ?

– Dans la proportion d’un tiers, Nicholl, répondit Barbicanecette diminution est considérable, mais, d’après mes calculs, elleest telle. Si donc nous avons eu une vitesse initiale de onze millemètres, au sortir de l’atmosphère cette vitesse sera réduite à septmille trois cent trente-deux mètres, quoi qu’il en soit, nous avonsdéjà franchi cet intervalle, et…

– Et alors, dit Michel Ardan, l’ami Nicholl a perdu ses deuxparis : quatre mille dollars, puisque la Columbiad n’a paséclaté ; cinq mille dollars, puisque le projectile s’est élevéà une hauteur supérieure à six milles. Donc, Nicholl,exécute-toi.

– Constatons d’abord, répondit le capitaine, et nous paieronsensuite. Il est très possible que les raisonnements de Barbicanesoient exacts et que j’aie perdu mes neuf mille dollars. Mais unenouvelle hypothèse se présente à mon esprit, et elle annulerait lagageure.

– Laquelle ? demanda vivement Barbicane.

– L’hypothèse que, pour une raison ou une autre, le feu n’ayantpas été mis aux poudres, nous ne soyons pas partis.

– Pardieu, capitaine, s’écria Michel Ardan, voilà une hypothèsedigne de mon cerveau ! Elle n’est pas sérieuse ! Est-ceque nous n’avons pas été à demi assommés par la secousse ?Est-ce que je ne t’ai pas rappelé à la vie ? Est-ce quel’épaule du président ne saigne pas encore du contrecoup qui l’afrappée ?

– D’accord, Michel, répéta Nicholl, mais une seule question.

– Fais, mon capitaine.

– As-tu entendu la détonation qui certainement a dû êtreformidable ?

– Non, répondit Ardan, très surpris, en effet, je n’ai pasentendu la détonation.

– Et vous, Barbicane ?

– Ni moi non plus.

– Eh bien ? fit Nicholl.

– Au fait ! murmura le président, pourquoi n’avons-nous pasentendu la détonation ? »

Les trois amis se regardèrent d’un air assez décontenancé. Il seprésentait là un phénomène inexplicable. Le projectile était particependant, et, conséquemment, la détonation avait dû seproduire.

« Sachons d’abord où nous en sommes, dit Barbicane, et rabattonsles panneaux. »

Cette opération extrêmement simple, fut aussitôt pratiquée. Lesécrous qui maintenaient les boulons sur les plaques extérieures duhublot de droite, cédèrent sous la pression d’une clef anglaise.Ces boulons furent chassés au-dehors, et des obturateurs garnis decaoutchouc bouchèrent le trou qui leur donnait passage. Aussitôt laplaque extérieure se rabattit sur sa charnière comme un sabord, etle verre lenticulaire qui fermait le hublot apparut. Un hublotidentique s’évidait dans l’épaisseur des parois sur l’autre face,du projectile, un autre dans le dôme qui le terminait, un quatrièmeenfin au milieu du culot inférieur. On pouvait donc observer, dansquatre directions opposées, le firmament par les vitres latéraleset plus directement, la Terre ou la Lune par les ouverturessupérieures et inférieures du boulet.

Barbicane et ses deux compagnons s’étaient aussitôt précipités àla vitre découverte. Nul rayon lumineux ne l’animait. Une profondeobscurité enveloppait le projectile. Ce qui n’empêcha pas leprésident Barbicane de s’écrier :

« Non, mes amis, nous ne sommes pas retombés sur terre !Non, nous ne sommes pas immergés au fond du golfe du Mexique !Oui ! nous montons dans l’espace ! Voyez ces étoiles quibrillent dans la nuit, et cette impénétrable obscurité qui s’amasseentre la Terre et nous !

« Hurrah ! Hurrah ! » s’écrièrent d’une commune voixMichel Ardan et Nicholl.

En effet, ces ténèbres compactes prouvaient que le projectileavait quitté la Terre, car le sol, vivement éclairé alors par laclarté lunaire, eût apparu aux yeux des voyageurs, s’ils eussentreposé à sa surface. Cette obscurité démontrait aussi que leprojectile avait dépassé la couche atmosphérique, car la lumièrediffuse, répandue dans l’air eût reporté sur les parois métalliquesun reflet qui manquait aussi. Cette lumière aurait éclairé la vitredu hublot, et cette vitre était obscure. Le doute n’était pluspermis. Les voyageurs avaient quitté la Terre.

« J’ai perdu, dit Nicholl.

– Et je t’en félicite ! répondit Ardan.

– Voici neuf mille dollars, dit le capitaine en tirant de sapoche une liasse de dollars papier.

– Voulez-vous un reçu ? demanda Barbicane en prenant lasomme.

– Si cela ne vous désoblige pas, répondit Nicholl. C’est plusrégulier. »

Et, sérieusement, flegmatiquement, comme s’il eût été à sacaisse, le président Barbicane tira son carnet, en détacha une pageblanche, libella au crayon un reçu en règle, le data, le signa, leparapha, et le remit au capitaine qui l’enferma soigneusement dansson portefeuille.

Michel Ardan, ôtant sa casquette, s’inclina sans rien diredevant ses deux compagnons. Tant de formalisme en de pareillescirconstances lui coupait la parole. Il n’avait jamais rien vu desi « américain ».

Barbicane et Nicholl, leur opération terminée, s’étaientreplacés à la vitre et regardaient les constellations. Les étoilesse détachaient en points vifs sur le fond noir du ciel. Mais, de cecôté, on ne pouvait apercevoir l’astre des nuits, qui, marchant del’est à l’ouest, s’élevait peu à peu vers le zénith. Aussi sonabsence provoqua-t-elle une réflexion d’Ardan.

« Et la Lune ? disait-il. Est-ce que, par hasard, ellemanquerait à notre rendez-vous ?

– Rassure-toi, répondit Barbicane. Notre future sphéroïde est àson poste, mais nous ne pouvons l’apercevoir de ce côté. Ouvronsl’autre hublot latéral. »

Au moment où Barbicane allait abandonner la vitre pour procéderau dégagement du hublot opposé, son attention fut attirée parl’approche d’un objet brillant. C’était un disque énorme, dont lescolossales dimensions ne pouvaient être appréciées. Sa face tournéevers la Terre s’éclairait vivement. On eût dit une petite Lune quiréfléchissait la lumière de la grande. Elle s’avançait avec uneprodigieuse vitesse et paraissait décrire autour de la Terre uneorbite qui coupait la trajectoire du projectile. Le mouvement detranslation de ce mobile se complétait d’un mouvement de rotationsur lui-même. Il se comportait donc comme tous les corps célestesabandonnés dans l’espace.

« Eh ! s’écria Michel Ardan, qu’est cela ? Un autreprojectile ? »

Barbicane ne répondit pas. L’apparition de ce corps énorme lesurprenait et l’inquiétait. Une rencontre était possible, quiaurait eu des résultats déplorables, soit que le projectile fûtdévié de sa route, soit qu’un choc, brisant son élan, le précipitâtvers la Terre, soit enfin qu’il se vît irrésistiblement entraînépar la puissance attractive de cet astéroïde.

Le président Barbicane avait rapidement saisi les conséquencesde ces trois hypothèses qui, d’une façon ou d’une autre, amenaientfatalement l’insuccès de sa tentative. Ses compagnons, muets,regardaient à travers l’espace. L’objet grossissait prodigieusementen s’approchant, et par une certaine illusion d’optique, ilsemblait que le projectile se précipitât au-devant de lui.

« Mille dieux ! s’écria Michel Ardan, les deux trains vontse rencontrer ! »

Instinctivement, les voyageurs s’étaient rejetés en arrière.Leur épouvante fut extrême, mais elle ne dura pas longtemps,quelques secondes à peine. L’astéroïde passa à plusieurs centainesde mètres du projectile et disparut, non pas tant par la rapiditéde sa course, que parce que sa face opposée à la Lune se confonditsubitement avec l’obscurité absolue de l’espace.

« Bon voyage ! s’écria Michel Ardan en poussant un soupirde satisfaction. Comment ! l’infini n’est pas assez grand pourqu’un pauvre petit boulet puisse s’y promener sans crainte !Ah çà ! qu’est-ce que ce globe prétentieux qui a failli nousheurter ?

– Je le sais, répondit Barbicane.

– Parbleu ! tu sais tout.

– C’est, dit Barbicane, un simple bolide, mais un bolide énormeque l’attraction a retenu à l’état de satellite.

– Est-il possible ! s’écria Michel Ardan. La terre a doncdeux Lunes comme Neptune ?

– Oui, mon ami, deux Lunes, bien qu’elle passe généralement pourn’en posséder qu’une. Mais cette seconde Lune est si petite et savitesse est si grande, que les habitants de la Terre ne peuventl’apercevoir. C’est en tenant compte de certaines perturbationsqu’un astronome français, M. Petit, a su déterminer l’existence dece second satellite et en calculer les éléments. D’après sesobservations, ce bolide accomplirait sa révolution autour de laTerre en trois heures vingt minutes seulement, ce qui implique unevitesse prodigieuse.

– Tous les astronomes, demanda Nicholl, admettent-ilsl’existence de ce satellite ?

– Non, répondit Barbicane ; mais si, comme nous, ilss’étaient rencontrés avec lui, ils ne pourraient plus douter. Aufait, j’y pense, ce bolide qui nous eût fort embarrassés enheurtant le projectile permet de préciser notre situation dansl’espace.

– Comment ? dit Ardan.

– Parce que sa distance est connue et, au point où nous l’avonsrencontré, nous étions exactement a huit mille cent quarantekilomètres de la surface du globe terrestre.

– Plus de deux mille lieues ! s’écria Michel Ardan. Voilàqui enfonce les trains express de ce globe piteux qu’on appelle laTerre !

– Je le crois bien, répondit Nicholl en consultant sonchronomètre, il est onze heures, et nous n’avons quitté lecontinent américain que depuis treize minutes.

– Treize minutes seulement ? dit Barbicane

– Oui, répondit Nicholl, et si notre vitesse initiale de onzekilomètres était constante, nous ferions près de dix mille lieues àl’heure !

– Tout cela est fort bien, mes amis, dit le président, maisreste toujours cette insoluble question. Pourquoi n’avons-nous pasentendu la détonation de la Columbiad ? »

Faute de réponse, la conversation s’arrêta, et Barbicane, touten réfléchissant, s’occupa de rabaisser le mantelet du secondhublot latéral. Son opération réussit, et, par la vitre dégagée, laLune emplit l’intérieur du projectile d’une brillante lumière.Nicholl, en homme économe, éteignit le gaz qui devenait inutile, etdont l’éclat, d’ailleurs, nuisait à l’observation des espacesinterplanétaires.

Le disque lunaire brillait alors avec une incomparable pureté.Ses rayons, que ne tamisait plus la vaporeuse atmosphère du globeterrestre, filtraient à travers la vitre et saturaient l’airintérieur du projectile de reflets argentins. Le noir rideau dufirmament doublait véritablement l’éclat de la Lune, qui, dans cevide de l’éther impropre à la diffusion, n’éclipsait pas lesétoiles voisines. Le ciel, ainsi vu, présentait un aspect toutnouveau que l’œil humain ne pouvait soupçonner.

On conçoit l’intérêt avec lequel ces audacieux contemplaientl’astre des nuits, but suprême de leur voyage. Le satellite de laTerre dans son mouvement de translation se rapprochaitinsensiblement du zénith, point mathématique qu’il devait atteindreenviron quatre-vingt-seize heures plus tard. Ses montagnes, sesplaines, tout son relief ne s’accusaient pas plus nettement à leursyeux que s’ils les eussent considérés d’un point quelconque de laTerre ; mais sa lumière, à travers le vide, se développaitavec une incomparable intensité. Le disque resplendissait comme unmiroir de platine. De la terre qui fuyait sous leurs pieds, lesvoyageurs avaient déjà oublié tout souvenir.

Ce fut le capitaine Nicholl qui, le premier, rappela l’attentionsur le globe disparu.

« Oui ! répondit Michel Ardan, ne soyons pas ingrats enverslui. Puisque nous quittons notre pays, que nos derniers regards luiappartiennent. Je veux revoir la Terre avant qu’elle s’éclipsecomplètement à mes yeux ! »

Barbicane, pour satisfaire aux désirs de son compagnon, s’occupade déblayer la fenêtre du fond du projectile, celle qui devaitpermettre d’observer directement la Terre. Le disque que la forcede projection avait ramené jusqu’au culot fut démonté non sanspeine. Ses morceaux placés avec soin contre les parois, pouvaientencore servir, le cas échéant. Alors apparut une baie circulaire,large de cinquante centimètres, évidée dans la partie inférieure duboulet. Un verre, épais de quinze centimètres et renforcé d’unearmature de cuivre, la fermait. Au-dessous s’appliquait une plaqued’aluminium retenue par des boulons. Les écrous dévissés, lesboulons largués, la plaque se rabattit, et la communicationvisuelle fut établie entre l’intérieur et l’extérieur.

Michel Ardan s’était agenouillé sur la vitre. Elle était sombre,comme opaque.

« Eh bien, s’écria-t-il, et la Terre ?

– La Terre, dit Barbicane, la voilà.

– Quoi ! fit Ardan, ce mince filet, ce croissantargenté ?

– Sans doute, Michel. Dans quatre jours, lorsque la Lune serapleine, au moment même où nous l’atteindrons, la Terre seranouvelle. Elle ne nous apparaîtra plus que sous la forme d’uncroissant délié qui ne tardera pas à disparaître, et alors ellesera noyée pour quelques jours dans une ombre impénétrable.

– Ça ! la Terre ! » répétait Michel Ardan, regardantde tous ses yeux cette mince tranche de sa planète natale.

L’explication donnée par le président Barbicane était juste. LaTerre, par rapport au projectile, entrait dans sa dernière phase.Elle était dans son octant et montrait un croissant finement tracésur le fond noir du ciel. Sa lumière, rendue bleuâtre parl’épaisseur de la couche atmosphérique, offrait moins d’intensitéque celle du croissant lunaire. Ce croissant se présentait sous desdimensions considérables. On eût dit un arc énorme tendu sur lefirmament. Quelques points, vivement éclairés, surtout dans sapartie concave, annonçaient la présence de hautes montagnes ;mais ils disparaissaient parfois sous d’épaisses taches qui ne sevoient jamais à la surface du disque lunaire. C’étaient des anneauxde nuage disposés concentriquement autour du sphéroïdeterrestre.

Cependant, par suite d’un phénomène naturel, identique à celuiqui se produit sur la Lune lorsqu’elle est dans ses octants, onpouvait saisir le contour entier du globe terrestre. Son disqueentier apparaissait assez visiblement par un effet de lumièrecendrée, moins appréciable que la lumière cendrée de la Lune. Et laraison de cette intensité moindre est facile à comprendre. Lorsquece reflet se produit sur la Lune, il est dû aux rayons solaires quela Terre réfléchit vers son satellite. Ici, par un effet inverse,il était dû aux rayons solaires réfléchis de la Lune vers la Terre.Or, la lumière terrestre est environ treize fois plus intense quela lumière lunaire, ce qui tient à la différence de volume des deuxcorps. De là, cette conséquence que, dans le phénomène de lalumière cendrée, la partie obscure du disque de la Terre se dessinemoins nettement que celle du disque de la Lune, puisque l’intensitédu phénomène est proportionnelle au pouvoir éclairant des deuxastres. Il faut ajouter aussi que le croissant terrestre semblaitformer une courbe plus allongée que celle du disque. Pur effetd’irradiation.

Tandis que les voyageurs cherchaient à percer les profondesténèbres de l’espace, un bouquet étincelant d’étoiles filantess’épanouit à leurs yeux. Des centaines de bolides, enflammés aucontact de l’atmosphère, rayaient l’ombre de traînées lumineuses etzébraient de leurs feux la partie cendrée du disque. A cetteépoque, la Terre était dans son périhélie, et le mois de décembreest si propice à l’apparition de ces étoiles filantes, que desastronomes en ont compté jusqu’à vingt-quatre mille par heure. MaisMichel Ardan, dédaignant les raisonnements scientifiques, aimamieux croire que la Terre saluait de ses plus brillants feuxd’artifice le départ de trois de ses enfants.

En somme, c’était tout ce qu’ils voyaient de ce sphéroïde perdudans l’ombre, astre inférieur du monde solaire, qui, pour lesgrandes planètes, se couche ou se lève comme une simple étoile dumatin ou du soir ! Imperceptible point de l’espace, ce n’étaitplus qu’un croissant fugitif, ce globe où ils avaient laissé toutesleurs affections !

Longtemps, les trois amis, sans parler, mais unis de cœur,regardèrent, tandis que le projectile s’éloignait avec une vitesseuniformément décroissante. Puis, une somnolence irrésistibleenvahit leur cerveau. Était-ce fatigue de corps et fatigued’esprit ? Sans doute, car après la surexcitation de cesdernières heures passées sur la Terre, la réaction devaitinévitablement se produire.

« Eh bien, dit Michel, puisqu’il faut dormir, dormons. »

Et, s’étendant sur leurs couchettes, tous trois furent bientôtensevelis dans un profond sommeil.

Mais ils ne s’étaient pas assoupis depuis un quart d’heure, queBarbicane se relevait subitement et réveillant ses compagnons d’unevoix formidable :

« J’ai trouvé ! s’écria-t-il !

– Qu’as-tu trouvé ? demanda Michel Ardan sautant hors de sacouchette.

– La raison pour laquelle nous n’avons pas entendu la détonationde la Columbiad !

– Et c’est ? … fit Nicholl.

– Parce que notre projectile allait plus vite que le son !»

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