Baltus le Lorrain

Chapitre 10LA FIN DE LA FENAISON

 

Ils étaient las de remuer le foin, de lesoulever au bout des fourches, de le charger sur la charrette, lasde la chaleur que la terre dénudée leur soufflait au visage, etdont ne les garantissaient ni les chapeaux de paille des hommes, niles hâlettes des femmes. Ils ne se reposaient guère,cependant : ni Léo, le maître, aussi large qu’un muid, vêtud’une chemise toute fumante de sueur et d’un vieux pantalon develours brun, aminci par l’usage et devenu vêtement d’été ; nila vachère qui aidait les hommes dans les grands travaux ; nila petite rousselle venue du Nassau, à la fenaison de laHorgne ; ni surtout Mansuy, tête nue, le col de sa chemiseouvert, les manches relevées, opiniâtre et passionné garçon, que lavue du travail à faire excitait. La vieille Glossinde avait seulele droit de se reposer. Elle en usait, ayant moins de force qu’ellen’avait de courage. Mais ses pauses ne duraient guère. Son cœur luirépétait : « Aidons, aidons ! » Elle avaitpassé toute sa vie à aider. Le long chariot, aux deux tiers plein,attendait au bas du pré, car, partout ailleurs, le sol était sifortement en pente, que les deux meilleurs chevaux de la Horgne,Bayard et la Belotte, n’auraient pu y amener lavoiture et la charge. On commençait à voir les pigeons et lestourterelles, les premiers des couche-tôt, se lever du milieu desluzernes et des seigles, et gagner les forêts. Le soleil inclinéfaisait sortir de l’ombre le tronc des arbres : à la lisièredu massif de la Houve, là-bas, sombre sur la colline, luisait unecolonnade fauve.

– Qu’as-tu donc, ma vieille Glossinde, àguigner, comme tu fais, du côté du chemin de la vallée ?

C’était maître Léo Baltus qui parlait ainsi,plus qu’à moitié caché sous les retombées d’un meulon de foin,qu’au bout de sa fourche d’acier il portait au chariot. Ellerépondit :

– Je vois votre nièce Orane qui vient ànous.

Encore une minute, et elle parut, en effet, lasouple, la fine, l’heureuse, qui n’avait à porter que sa nouvelle.Mansuy, du milieu du pré, l’avait aperçue, et, courant, toutcouvert de son faix d’herbe, lui aussi, il jeta sa fourchée ausommet du chariot, et, derrière la jument de tête, il rencontraOrane, toute pâle malgré la longue marche. Il boutonnait son colpour faire un peu de toilette, car celle qu’il aimait l’intimidaitencore.

– Ne crains rien, dit la jeune fille, ily a du nouveau : maman sait que nous causons, elle sait que jesuis ici, en ce moment.

– Qui le lui a dit ?

– Mon père, ce matin ; j’étaislà : elle a pleuré, elle veut bien !Embrasse-moi !

Ils s’embrassèrent, une fois, deux fois, unpeu longuement, si bien que Léo Baltus, qui, de loin, veillait,cria, en haut du pré :

– Eh ! là-bas ! Mansuy, Orane,si vous montiez, au lieu de vous chérir comme ça, devant lemonde !

En riant, l’un à côté de l’autre, Mansuytenant sa fourche sur l’épaule, Orane contant la belle histoire,ils montèrent.

En haut du pré, le maître de la Horgne lesattendait, bien planté sur l’herbe tondue, et les femmesregardaient les fiancés monter vers le seigneur rustique. La petiterousselle du Nassau les suivait d’un œil suprêmement curieux ;la vachère avait envie de rire ou de pleurer, on ne pouvaitsavoir ; la vieille servante, toute seule, admirait sansimagination et sans retour sur soi-même, Orane, son enfant, quitraversait la grand’prée dans la gloire de six heures. Il étaittrop bon commandant, Léo Baltus, pour perdre le temps en paroles.Dès qu’Orane, s’arrêtant sur la pente, près de lui, un peu plusbas, lui eut dit la nouvelle, il n’en marqua ni mécontentement, nijoie.

– Ce n’est pas en fanant le foin qu’onpeut causer de ces affaires-là, espèce de cigale !s’écria-t-il. Finissons vite ! Tu monteras, avec Mansuy, surla dernière charretée, et c’est à la Horgne que je te parlerai.

Le vieux maître savait qu’un mot de luirelevait les courages mieux qu’une lampée de vin. En peud’instants, les hommes, les femmes, y compris Orane, râtelant lesmeulons, les piquant au bout des fourches et courant sur la pente,eurent fait la longue charrette toute pleine et débordante de foin.Mansuy, accoutumé à la gymnastique des champs, mit un pied sur lemoyeu de la roue, l’autre sur le fer, grimpa sur les montants debois qui épaulaient la charge, se hissa sur le faîte et y planta safourche, qu’il coiffa de son chapeau, afin que les travailleurs,disséminés dans la plaine, pussent voir que c’était là un char detriomphe. Il se pencha, donna la main à Orane, qui fut vite près delui. Puis, sur le toit branlant, ils s’assirent. Mansuy, dans samain gauche, prit les rênes de l’attelage ; de son bras droit,il entoura la taille de sa fiancée blonde, et « Hue…Hue !… » la charrette s’ébranla, roula, tangua, tourna aubout du pré, et s’engagea dans le chemin, pour gagner la route deCarling à Sarrelouis, tandis que les travailleurs des domainesvoisins, disséminés dans la plaine, songeaient : « Ilsont fini les foins, à la Horgne-aux-moutons, voici le char couronnéqui s’en va ! »

Les domestiques, plus vite que les fiancés,furent de retour à la ferme, car ils n’avaient que la pente àremonter, et, au delà, c’était la cour de la Horgne, avec safrontière de vieux arbres fruitiers fatigués. Maître Léo, lui,suivit la charrette, de loin, parce qu’il voulait voir ce quepromettaient deux champs qu’il avait, le long de la route, l’un defroment, l’autre d’avoine. Il avait remis sa veste ; lafatigue le rendait plus lent que de coutume ; il marchait àpas comptés, regardant, devant lui, les deux larges bandes de terreoù les épis encore verts, mais partout dégagés et pleins,commençaient de mûrir dans le soir immobile. Quand il eut passé lahaie du chemin, pauvre haie basse et trouée, et qu’il pénétra dansle premier champ, le maître de la Horgne leva son chapeau. C’étaitson habitude de saluer son froment. À ceux qui s’en étonnaient,autrefois, il avait répondu : « Mon père faisait ainsi.Je salue mon blé : le blé est noble ; c’est de là quevient l’hostie. » Il s’avança de quelques pas dans une rigoletracée par la charrue, et les tiges, écartées en gerbes par le groscorps de l’homme, faisaient, autour de lui, un murmure de moissonfroissée. Belle espérance à perte de vue : pas une mauvaiseherbe, pas de rouille sur les feuilles, pas un arpent de blé plusmaigre que l’autre, ou versé par le vent ! Léo prit un desépis, le pesa dans sa main épaisse et savante, l’égrena, et, ayantcompté les grains, les mit dans la poche de sa veste. Un peu plusloin, il prit de même un épi d’avoine, à la lisière, et, tenantentre deux doigts ce petit arbre épanoui, dont chaque branche fineportait un lourd pendentif et pliait sous le poids, il sourit à lapromesse déjà sûre. Car la tige était blonde, et les écailles desgraines commençaient de s’entrouvrir.

Lorsqu’il eut, par le chemin, puis, par lacharroyère, monté jusqu’à la Horgne, tout était revenu à l’étathabituel : la rousselle avait regagné le Nassau, la vachèreson étable, Glossinde les chambres ; Mansuy achevait dedécharger la charrette, arrêtée et dételée près du mur, au-dessousde la lucarne du grenier.

– Viens ? dit le maître.

Ils entrèrent dans la cuisine. Orane lesattendait.

– Mettez-vous sur le banc, là, devantmoi, mes enfants, que je vous voie !

C’était la première fois qu’il disait cemot-là au pluriel, et faisait un tel honneur à Mansuy Domangin. Ilss’assirent, elle et lui, sérieux, un peu émus. Leurs épaules setouchaient. Et le chef de la Horgne était devant eux, de l’autrecôté de la table, les bras croisés, et il regardait ce blondMansuy, et cette sœur de Nicolas, cette fille de Jacques Baltus, enqui la race n’avait point eu de diminution.

– Mansuy, dit-il, tu m’as fait de lapeine, voilà trois ou quatre mois. Tu ne savais pas trop si tudevais rester dans ma ferme. Tu parlais de devenir forestier, gardeforestier… Quelle misère ! Je t’ai mal jugé ce jour-là. Est-ceque ça tient toujours ?

– Non, répondit vivement Orane ; ila renoncé ; il ne faut pas vous moquer de lui, oncleLéo ; il avait le goût de l’uniforme, et puis, il voulaitfaire de l’ordre : c’était bien.

– C’est mieux de rester ici,petite ! Faiseur d’ordre ! est-ce que je n’en suis pasun, moi, qui commande la Horgne ?… Allons, je suis contentqu’il n’ait plus cette idée-là, et je crois que tu l’as aidé à neplus l’avoir…

– Nous sommes décidés : il ne vousquitte pas, et moi, je viens avec lui.

Les fiancés, à ce mot-là, virent que le visagedu Romain perdait quelques-unes de ses rides, et qu’il devenaitpareil à celui d’un vieux père, que rajeunit d’avance la joie qu’ilva donner.

– Orane, tu te souviens du jour où tum’as appris tes accordailles ? Je t’ai répondu :« Tes noces dépendent de moi. Je ne veux pas que la noced’Orane Baltus et de Mansuy se fasse ailleurs qu’à laHorgne-aux-moutons ; il faut se marier sur le domaine où onvivra ; j’inviterai tous les chefs de ferme, mes voisins,depuis la Houve jusqu’à la Brûlée ; je n’épargnerai pas monbien, pour cette fête-là ; toutes mes barriques de cidre et devin seront mises en perce ; on dansera dans ma salle, dans macour, dans mon aire à battre : mais il faut que vous attendiezune belle récolte… »

Léo Baltus mit la main dans la poche de saveste, et jeta, sur la table, les grains d’avoine et defroment.

– Va donc, à présent, annoncer que tupourras te marier quand ce blé-là sera rentré dans mon grenier. Tonheure est venue ! La récolte va être belle !

Mansuy, à son tour, avait pris les grains deblé dans sa main, et il disait :

– Oui, on peut le croire : ça seraune belle récolte d’avoine et de froment.

Le vieux chef de la ferme regarda de nouveau,l’un après l’autre, Mansuy et Orane.

– Vous faites bien la paire, dit-il. MaHorgne ne dépérira pas entre vos mains, après moi…

Et ils étaient si émus, les uns et les autres,qu’ils se serrèrent les mains, comme s’ils n’avaient plus rien à sedire, et qu’ils se séparèrent presque aussitôt, Orane se hâtant deretourner à Condé-la-Croix, où le père et la mère devaients’approcher des fenêtres, et songer : « Voici la nuitpresque faite, et l’enfant n’est pas revenue ! »

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