Baltus le Lorrain

Chapitre 3LE PAYS DES MORTS

 

– Orane ?

– Oui, le père.

– Tu as entendu la bête quivient ?

– Déjà deux fois.

– Baisse-toi un peu.

Elle se baissa ; le corsage bleu foncé,le col attaché avec une barrette d’or disparurent derrière lesbranches ; la tête blonde et mince continua seule de dépasserle feuillage que le vent poussait vers elle. Le vent ne faisait pasde bruit ; les nuages n’en faisaient pas, là-haut ; elleécouta le silence. Elle dit tout bas :

– Elle est en colère !

– Comme tu as biencompris !

– Ce n’est pas l’aboiement d’unchien…

– Non, pas un chien : une autrebête, une sauvage. Que vient-elle faire ici, dans le pays desmorts ? Surveille la lisière, là, sur la gauche.

– Pays des morts, en effet.

Un aboiement rauque, bref et répété, s’élevades bois.

Ils étaient, le père et la fille, à demicachés dans la dernière touffe de chêne d’une forêt que ni lacharrue ni la hache n’empêchaient plus de conquérir le sol voisin,et qui, cependant, n’avançait pas. Une défense de vivre était là,pour les racines et pour les graines. Au delà de la lisière, quifuyait, incertaine et dentelée, dans l’immense paysage, le modeléde la terre sans arbres, sans moisson et sans herbe, était partoutvisible. Quel fléau l’avait ainsi rendue stérile ? Ils lesavaient bien, ceux-là qui étaient venus en pèlerinage ! Rienque des collines au long dos, presque parallèles, imbriquées lesunes dans les autres. On ne voyait point, à cause de la distance,les ravins qui les séparaient ; on voyait seulement leurséchines droites, nues, sous un ciel où passaient des nuages sanscontours et d’où la pluie ne tombait pas. Aucune maison, aucunvillage, aucune fumée, aucun bruit, sinon celui de la bête errantequi s’approchait de cette désolation. Rien ne luisait non plus. Leregard ne pouvait quitter ce désert, où il cherchait ce qu’iltrouve tout de suite d’habitude, la vie, et ne la trouvait pas. Ilcomptait les plans gris, les plans mauves, les plans lointains quela brume violette laissait transparaître encore. Du point où lepère et la fille observaient l’étendue, il y avait six grands capsde terre successifs, allongés et tendus : les Hauts de Meuse.Derrière le sixième, dans sa vasque, Verdun la guerrière devaitreposer, là-bas, Verdun, citadelle couronnée de peupliers.

L’homme toucha du doigt le bras de sa fille.Avec précaution elle tourna la tête. Là, à gauche, à dix pas, unbel animal venait de bondir hors des fourrés, un broquart, étonné,lui aussi, devant la terre morte. La tête, levée pour aspirer levent, rejetait en arrière, au-dessus des reins d’un roux ardent,les andouillers blancs, aigus, tout champignonnés de perlures à labase ; les jambes de devant étaient plus droites que desgaules ; les cuisses pliaient sous le poids de la croupe, ou,peut-être, ramassées, attendaient, pour se détendre, et pourhausser leur charge, que la bête eût cessé d’avoir peur. Un autreaboiement, trois fois, s’échappa du mufle du broquart, et l’on vitl’haleine chaude, un moment, fumer autour des lèvres.

La bête avait couru depuis l’aube dans laforêt encore intacte ; elle avait brouté les jeunes poussesvertes et sucrées, celles surtout de la bourdaine, aux tigesviolettes et qui saoulent les chevreuils ; elle était ivre,elle était folle, et cette clairière énorme, tout à coup dévoilée,l’inquiétait. Sûrement, les forêts recommençaient, au loin ;sûrement le vent d’ouest le lui disait ; mais cette odeurqu’il apportait ne ressemblait à aucune autre, ni à celle desmarécages, ni à celle des hêtrées, ni à celle des chênaies, ni àcelle des landes : quelque chose de nouveau se mêlait auxémanations de la terre et des bois, entrait dans le profond de labête, et touchait son âme obscure. Brusquement, le broquart levaencore son poitrail, tourna sur ses pieds de derrière, et, d’unbond, se rejeta dans le taillis.

– Quel dommage ! Il étaitbeau !

– Si j’avais eu mon fusil, réponditl’homme, je l’aurais abattu !

Orane considéra ce grand Lorrain, qui s’étaitmis tout debout, tourné vers le point de la forêt où l’animal avaitdisparu.

– Pourquoi ? dit-elle.

– Tu ne comprends pas ?

– Non.

– Pour qu’il n’aille pas raconter auxchevrettes, aux hardes de cerfs et de biches, dans les forêts duRhin, ce qu’il a vu ici, et comment la vie végétale elle-même esttarie, dans les champs de bataille d’aujourd’hui. Ils n’en ont pas,chez eux, les Boches, de ces terres labourées à l’obus et fumées àl’hypérite. On a fini trop tôt la guerre. Ce broquart-là, il a vuce qu’il ne devait pas voir !

La jeune fille, qui était de race lorrainepure, autant dire peu causante, eut un sourire, qui tendit la peauplissée et rose de ses lèvres ; elle considérait son père avecune admiration tendre, muette, habituelle, où il y avait tous lessouvenirs de l’enfance, et un orgueil naïf. Ce qu’il disait, ellele recueillait comme du grain vanné, et, des pensées qu’il disait,des moindres, elle vivait.

L’homme étendit le bras.

– Vois ce qu’ils ont fait de laterre !

Près d’eux, autour d’eux, partout la terreétait bossuée, plaque martelée, sur laquelle les traces du pilon setouchaient, et qui mettrait plus d’un siècle à se niveler sous larouille. Car la rouille, c’était la pluie, la tempête et lavégétation. Depuis l’automne de 1918, il en était tombé, de lapluie, dans les trous d’obus ! Les derniers jours même avaientamené dans le ciel, au-dessus du désert, des poches grises, devrais lacs de pluie qui tombaient en gouttes pressées, et lesfosses étaient encore à moitié pleines d’eau. Des piquets, desdébris de roues, des fils de fer barbelés, des planches, avaientglissé dans les fondrières, et quelques rejets de taillis, et desronces, et des herbes, cherchaient inutilement à souleverl’obstacle, ou à passer au travers. Pauvre lutte pour la vie !Elle était misérable, la pousse de ces six années d’après laguerre. Du sol empoisonné, les racines ne tiraient pas la sève quifait l’arbre ; même entre les trous d’obus, les touffes dechêne, maigres, ne dépassaient le sol que d’un pied ou deux, et neparvenaient pas à donner, à ces habitats séculaires des forêts,l’aspect d’un bois clairsemé. Dans le lointain, tache de bouenette, luisant faiblement, on voyait la coupole d’acier de ce quifut le fort de Douaumont.

Baltus et sa fille essayaient d’imaginer, dansce paysage, l’enfant mince, l’enfant blond aux yeux verts, quis’était battu là, et y était mort. Seul, l’homme pouvait, enpensée, ramener des armées dans les abris, et la guerre dans cesespaces blessés. Les hampes les plus hautes, à perte de vue,étaient celles des chardons de l’année passée, et les quenouillescommençantes de ces fleurs jaunes, à feuilles laineuses, qui nefont pas plus de bruit, dans le vent qui les courbe, que les ailesduvetées des chouettes.

– Il est tombé ici 400 000 hommes,dit Baltus, et les Français qui ont la garde du champ de bataillen’en ont identifié que 80 000. Compte à présent !

– Où étaient-ils, ceux que nous n’aimonspas ?

– Les Allemands ? ici où noussommes, et par là, là encore… Nous verrons mieux, tout à l’heure,où a été Nicolas.

– Où il ne s’est pas battu. Pauvrecher ! Dites, le père, je pense quelquefois aux premierschrétiens, qui refusaient de sacrifier aux idoles.

– On ne l’a pas su, en ce temps-là.

– Heureusement.

– Pour lui, il y avait péril de mort desdeux côtés. Il n’a été d’aucune armée : ni de celle del’Allemagne, qu’il n’a pas voulu servir, ni de l’autre, qu’il eûtaimée, et qui l’a tué.

» J’ai sa lettre, celle qu’il a écrite laveille ; dans mon tiroir, avant de partir, je l’ai prise.

– Tout ce que nous avons de lui !Pas un autre souvenir !…

Baltus demeura un peu de temps silencieux àcôté de sa fille. Tous ces lointains, son fils les avait considéréspendant des jours et des jours. La même image ! Comme desfleurs, comme des pierres touchées par des parents morts, nousregardons pieusement les lignes que des yeux amis ontreflétées.

– Il est l’heure, dit-il,partons !

– Où allons-nous ?

– À la cote 304, qu’il appelait, tu terappelles, « la mauvaise auberge ». Il faut passer lefleuve, et aller sur la rive gauche.

Ils se détournèrent, reprirent la route quitraversait la forêt encore vivante, et là, tout à la lisière,montèrent dans une petite automobile découverte, louée à Verdun, lematin. Baltus conduisait avec trop de rudesse, mais la décision, lecoup d’œil, étaient remarquables. Bien qu’il connût à peine lamachine de louage, il savait déjà quel effort il lui pouvaitdemander. Bien lui en prit, car il y a des montées« sévères », comme il disait, dans ces Hauts de Meuse. Ilfallait revenir jusqu’à Bras, pour traverser le fleuve. L’hommefaisait exprès de ne pas aller vite : penché sur le volant, unpeu tourné vers la gauche, où Orane était assise, il disaitquelques-unes des pensées que les images faisaient lever dans sonâme. La jeune fille, intimidée par l’horreur de ces lieux funèbres,ne répondait que des mots, et pas toujours. Elle voulait ne paspleurer. Quand elle sentait les larmes monter à ses yeux, elle sepenchait, elle regardait la route blanche, aveuglante de lumièredans le gris de toutes choses. Il disait :

– Un poteau indicateur : qu’y a-t-ild’écrit, sur le poteau ?

– Beaumont.

– Détruit ! Plus unemaison !

Il arrêta la voiture.

– Là-bas, il y avait Bezonvaux,détruit ; il y avait Douaumont, détruit ; il y avaitFleury, détruit ; il y avait Louvemont, et tu en verras encoreplus loin, d’autres tombes de villages.

Orane dit :

– Comme c’est gris à perte devue !

– C’a été presque bleu.

– Quand ?

– Des hommes m’ont dit que les pentes, ence temps-là, étaient couvertes de vêtements bleu horizon. A-t-ilété souffert, ici !

Baltus remit la voiture en marche. Pendant dixminutes il se tut, le visage durci par la colère. Il cherchait,quand la route montait, un point, vers l’orient. Il leva la main,un moment, lâchant le volant.

– Vois-tu, dans le mauve, tout àl’horizon, la colline maîtresse ?

– Pointue, avec des futaies ?

– Des futaies autrefois ; mais lesobus en ont fait du travail de bûcheron ! C’est Montfaucon,l’observatoire des Allemands, d’où ils voyaient tout. La mortpartait de là… Le petit y a été, une semaine… Regarde à côté denous, à présent, le ravin, là, de ton côté : il a changé lenom ; il s’appelait le ravin de la Dame ; les soldatsl’ont appelé « le ravin de la Mort… » C’était un bois desapins…

À gauche de la voiture, la pente, raide etnue, formait un des côtés d’une étroite vallée, un peu verte aufond, où la pluie avait dû porter des graines, et la terre serelevait, de l’autre côté, en talus sans arbre et sans herbe.

La petite se signa, en souvenir des âmes. Ilspassèrent dans un village, à peu près rebâti, traversèrent laMeuse, montèrent, par un raidillon terrible, au sommet d’unecolline, et enfin s’arrêtèrent. Le vent venait à eux. Le sol étaitlà tout blanc, comme de moisissures. Alors, du bras, Baltus montrades plateaux qui se rejoignaient par leurs éperons, ildit :

– Nous sommes au Mort-Homme !… Lacote 304 !… Le Bois des Corbeaux !… Dans la plaine,là-bas, c’était Béthincourt.

Ils demeurèrent un moment debout, puis, sur lesol, devant le monument aux morts qui s’élève au sommet, sanss’être concertés, du même mouvement lent, tournés vers les espacesoù il y eut les maisons de Béthincourt, les champs de Béthincourt,et des soldats, ils s’agenouillèrent, et ils pleurèrent.

Quelqu’un avait monté, à pied, le durchemin.

Le sentiment qui nous avertit qu’un êtrehumain est près de nous, qu’il nous regarde, qu’il nous attend, fitse relever Baltus. Quand le solide Lorrain fut debout, il sedétourna, il aperçut, à trois pas, une petite femme en noir, latête enveloppée d’un châle de laine tricotée, et dont le pauvrevisage était pour jamais en deuil : jeunesse, joie, couleur dusang, présence visible de l’âme : tout était fini. Elletenait, par la main, une enfant toute rose, en deuil aussi.

– Monsieur, est-ce que vous pourriez medire si on a rebâti, à Béthincourt ? Nos voisins sont-ilsrevenus ?

– Je crois qu’il y a quelques bâtisses, àprésent, des granges surtout. On me l’a dit, mais je ne suis pas dupays : excusez-moi.

– Vous venez pour les Morts ?

– Oui.

– J’en ai aussi : un fils, presquedeux fils, car l’autre ne peut plus travailler, depuis lesgaz : je le soigne. Tenez, voilà tout ce qui me reste…

Elle mit la main sur l’épaule de l’enfant,plus engoncée encore que la mère dans les étoffes chaudes, et quirougit de plaisir, parce qu’on s’occupait d’elle.

– Vous voudriez donc rentrer dans levillage ?

– Bien entendu : c’est là qu’on aété faits. On est encore aux environs de Rouen. Vous comprenez, cen’est pas le pays ! Des gens qui ne sont pas méchants,non : mais, depuis mon mariage que j’étais àBéthincourt !… On voudrait y rentrer, avec la petite, et lefils. Quand même on n’aurait qu’une baraque, et l’ancien jardin… Ilétait si bien tenu par mon homme : toute la provision del’année ; même de quoi donner !… Allons, viens, Désirée,c’est loin encore… J’irai,… je veux revoir ma maison…

– Des orties, des chardons…

– Possible. Si trois Béthincourtoisseulement sont rentrés, nous rentrerons, n’est-ce pas,Désirée ? Il y a assez longtemps que j’espère après leursindemnités…

Orane se tenait devant elle, et la regardait.La femme demanda :

– C’est votre fille, monsieur ?

– Ma joie aussi.

– Je l’aurais dit… Adieu,mademoiselle ! Bon courage à vous deux ! Il enfaut !

– Attendez !

Orane posa la main sur l’épaule de lamère.

– Peut-être pourrez-vous nous rendre unservice, oh ! un grand…

– Volontiers, si ça ne gêne pas trop.

– Mon frère a disparu àBéthincourt ; nous le croyons tué, mon père et moi…

– Vous ne vous trompez pas.

– On n’a pas retrouvé son corps, nousaurions été avertis, vous pensez ?

– Ça n’est pas sûr.

– Mais, lorsque les charrues et lesbêches remueront la terre, il se peut que le corpsapparaisse : des os, des vêtements… Vous nouspréviendriez ?

– Pas de refus, bien sûr. Mais comment lereconnaître ? Il était grand ?

– Presque comme moi, dit Baltus.

– Officier ?

– Non, il ne pouvait pas l’être,songez : pas vingt ans ! Et puis il n’aurait pas voulu.Mais il y a la plaque d’identité, autour du cou.

– Au poignet, vous voulez dire ?

– La sienne, autour du cou, mais c’est lamême chose. Il y a encore l’uniforme.

– Bleu horizon, oui…

L’homme hésita, un éclair de temps ; ilregarda Orane, et ce fut elle, décidée, qui répondit à saplace :

– Non, madame, gris vert,feldgrau… Mon frère a été tué par une balle française…

La femme se recula d’un pas.

– Vous ne seriez pas Allemands, tout demême ?

– Oh, non ! Oh, non ! Français,de Lorraine ! Rappelez-vous le nom, ma bonne dame : ils’appelait Baltus, Nicolas, et demeurait chez nous, àCondé-la-Croix, dans la Moselle à présent…

– Je me rappellerai bien ; aurevoir, monsieur et mademoiselle.

– Il n’y a que la mère, chez nous, quicroit qu’il va revenir…

– La pauvre ! Je la comprends,… oncroit ce qu’on espère… Moi, je ne peux pas : j’ai reçu laplaque, le livret et le porte-monnaie vide.

En parlant, elle continuait de regarder, avecle même étonnement, cet homme qui avait une si bonne figure, de lapolitesse de chez nous, qui s’exprimait en français, tout commenous, mais dont le fils, pourtant, avait servi parmi les Allemands,avait laissé ses os dans la terre de Béthincourt, au temps del’occupation allemande.

Elle tira sa révérence, en hâte, et, prenantl’enfant par la main, chercha, parmi les tranchées et les réseauxde fil de fer, un sentier, tracé par les curieux et par lesramasseurs d’obus, et conduisant vers Béthincourt.

Une minute plus tard, Baltus et Orane étaientseuls, sur le sommet du Mort-Homme, seuls dans l’immense paysage decollines dévastées et de plaines aussi nues que les collines.

Le père avait repris la physionomie mécontentequi déplaisait tant à Orane, et qu’elle s’ingéniait aussitôt àtransformer. Cette fois, la jeune Lorraine avait été blessée, aussivivement que son père, par les propos de la femme ; elles’approcha de lui, sans rien dire, prit, entre ses mains, le poingqu’il tenait fermé, et, caressant les doigts de l’homme, elle lespriait ainsi de se détendre et de s’allonger. Les doigts rudesrésistaient. Il était demeuré tourné vers la plaine où lesréfugiées s’en allaient chercher la trace de leur village, ettantôt il regardait cette vallée aux formes souples, toutengraissée de la pourriture des morts, et tantôt les pentes de lacote 304, vers le sommet, d’où avait dû partir l’obus ou le coup demitrailleuse des Français. Le vent, qui fraîchit vite en la saisond’automne, dès quatre heures de l’après-midi, remuait lesmoustaches de ce Gaulois. Baltus finit par abandonner sa mainouverte aux mains tendres qui la pressaient, et Orane dit alors, leregard errant sur les mêmes paysages :

– C’est nous qui avons le plus souffertpour la patrie. Qu’est-ce que cela fait, que les Français del’intérieur se trompent ? Le mérite est acquis : il serareconnu un jour, et nous serons aimés.

– Tu ne sais pas encore ce que c’estqu’un ménage, Orane, heureusement pour toi. Tu apprendras, un jour,que quand on est deux, il y en a un, presque toujours, qui aimemieux que l’autre… Les gens de l’intérieur ne comprennent pas lafrontière… Eux, ils se battent quelquefois, dur et bien, c’estvrai : mais ils oublient que nous sommes toujours en guerre.Oui, le Lorrain, un paysan, un boulanger, un pauvre instituteurcomme ton père, n’a jamais la paix… Moi, quand l’éclatement d’uncoup de mine sonne dans les bois de la Houve, ou dans les nôtres,j’ai un frémissement ; je crois toujours que c’est le premiercoup de canon d’une autre guerre ; quand je vois venir, – etil en vient trop, – des commis-voyageurs ou de prétendus touristesde Rhénanie, je cherche la haine dans leurs yeux, et toujours je latrouve…

– Moi aussi : que voulez-vous, lepère, nous sommes les guetteurs, en avant des lignes, et ils nesavent pas, eux autres.

– Je leur ai pourtant donné monfils ! Une cible : pas autre chose. Quand je pense que lafemme, tout à l’heure, a osé dire : « Vous ne seriez pasdes Allemands, tout de même ! »

– Pouvait-elle comprendre ?

– Est-ce que j’ai l’air de ça ? Ettoi ? Et toi ?

– Il fait froid ici, le père, vousprendrez du mal ; déjà vous êtes tout pâle !

– Cette colline-là, la cote 304, cetteplaine-là, j’ai voulu les revoir : il y a eu du sang surchaque motte, Orane ; je n’ai pas le courage d’aller plusloin ; j’aurais peur de marcher sur le sang de ton frère… Quedécouvrirait-on de Béthincourt ? Je ne peux pas y fouiller laterre !… Le petit, te rappelles-tu ses adieux, quand il a dit,levant la main, devant ta mère et devant moi : « Je jurede ne jamais tuer un Français, et de me laisser tuerplutôt ! » Il a tenu son serment…

Baltus s’animait. La jeune fille résolut debriser cet attendrissement et cette colère mêlés. Elle savait lemoyen.

– Je commence à avoir froid !

– Alors, partons !

À côté du monument élevé aux soldats, autourduquel la piété populaire rassemble les débris d’armes, lescasques, les fragments de capotes ou de tricots trouvés dans lestranchées voisines, elle ramassa une pierre plate, large comme lamoitié de la main, et la mit dans son sac. L’automobile descenditla pente. Le vent soufflait en tempête ; les nuages, moinssombres au-dessus des vagues de terre les plus proches, étaientchargés de nuit tout autour de l’horizon ; seulement, aucouchant, deux lèvres de vapeurs sanglantes, entr’ouvertes,achevaient de se décolorer. Baltus les avait vues ; tant qu’ileut cette image à sa droite, il ne tourna pas une fois la tête dece côté ; pas une parole non plus ne sortit de dessous sesmoustaches jaunes, mouillées par la brume du crépuscule, devenuespareilles aux arçons d’une selle et tombantes autour de labouche.

Après Chattancourt, lorsque la voiture euttourné, il dit à sa fille toute courbée en avant, à cause du froidde la nuit venant :

– Ta mère n’aurait pu voir cela !…Elle aurait cru voir la blessure de son fils…

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