Baltus le Lorrain

Chapitre 7UN ESSAI DE DRESSAGE

 

L’été venait. Les élections du 11 mai, l’échecd’un certain nombre de députés nationalistes, l’arrivée au pouvoirde ministres d’opinions « avancées », dont la hâte étaitgrande de détruire quelque chose, avaient déjà troublé les espritsen Lorraine. N’allait-on pas imposer, aux provinces reconquises, lacruelle laïcité, supprimer l’école confessionnelle, exclure lessœurs de l’enseignement, et commencer, là encore, la chasse auxâmes qui prient ? Toutes les familles, inquiètes, guettaientles nouvelles. Dans les villages et les villes, les Allemands,qu’on n’avait pas tous renvoyés dans leur pays, se moquaient :« Gens de Lorraine, disaient-ils, voilà ce que vous gagnez àtant aimer la France ! » Les déclarations du nouveaugouvernement, vers le milieu de juin, ne laissèrent plus dedoute : la Lorraine et l’Alsace, jusqu’au fond des forêts,connurent la menace qu’on leur faisait, le cadeau de bienvenue deshommes nouveaux.

Dans ces jours-là, une note, transmise auxinstituteurs et institutrices de toutes les écoles du canton deSaint-Nabor, les convoquait à une réunion qui devait être présidéepar « M. Pergot, délégué du ministère de l’Instructionpublique », dans ce gros bourg que connaissent lesvoyageurs : deux rues qui font la croix, une place aucarrefour, des maisons blanches aux toits de tuile, et, du côté dunord, abritant le village, des forêts qui montent en pentedouce.

La note disait encore : « Réuniontout officieuse, où l’on procédera à un échange de vues, au sujetdu régime des écoles, en Lorraine. » Échange, en pareil cas,signifie monologue. On le savait. Et, comme si un pareil programmepouvait ne pas suffire à décider les instituteurs, on ajoutait que« M. Couvel, officier d’Académie, instituteur principalde l’école publique de Saint-Nabor, exposerait quelques idées surl’enseignement de l’histoire, objet, sans doute, de nos plusrécentes réunions pédagogiques, mais qui peut se prêter à denouveaux développements ».

Le libellé manquait peut-être d’élégance dansla forme ; chacun comprit qu’il exprimait un ordre. Ilsvinrent, elles vinrent. La réunion était fixée à neuf heures. Dèshuit heures et demie, quelques instituteurs à bicyclettecommencèrent à s’approcher du bourg, la plupart Lorrains, et d’uncertain âge. Ils allaient posément, causant par-dessus le guidon,penchés en avant, pesant sur leurs mains, et non pas droits sur laselle, comme ces débutants dont les jambes se détendent et serelèvent sans effort. Des « dames et des demoiselles del’enseignement », des maîtresses laïques d’écolesconfessionnelles, suivaient à distance. On se rencontra sur laplace. « Bonjour, mademoiselle. – Bonjour, monsieurl’instituteur. – Vous venez pour la réunion : savez-vouspourquoi notre canton est privilégié ? Quelle raison ont-ils,les gens de Paris, de nous envoyer, à nous, pauvres petitsfonctionnaires de la frontière sarroise, un personnage aussiimportant pour nous instruire ? » La jeune fille àlaquelle s’adressait l’instituteur, une toute jeune, le visageaimable et décidé, répondait, baissant la voix :

« Ce n’est pas pour nous instruire qu’ilvient, monsieur, c’est pour s’instruire. – Vous croyez ?Mouchard alors ? J’ai connu ça sous l’ancien régime : lesPrussiens s’y entendaient. Je n’aurais pas cru ça des Français…Nous mettrons nos bicyclettes dans une des salles de l’école,n’est-ce pas ? »

Ils se dirigeaient vers la grande bâtisse, auxarêtes de brique rouge sous des toits de tuile rose, qui borde laplace, vers le bas. Une pétarade retentissante annonçait l’arrivée,en bolide, d’une motocyclette. L’homme apparut, gris de poussière,la tête serrée dans une cape de cuir, et fit tout le tour du champde foire, évitant, d’un balancé rapide et sûr, les bonnes gensinquiets et les enfants effarouchés. C’était un jeune maître« de l’intérieur », récemment nommé dans le canton. Uneautomobile, qui semblait sage après la « moto », alla seranger près de la devanture de l’épicier. Il en sortit un hommegrave et nouveau dans le pays. Ce devait être l’inspecteurprimaire. Puis, du côté du sud, ce furent plus de trente personnesqui s’avancèrent sur la place, venant de la gare, et traversèrenten diagonale le terrain caillouteux. Il y avait parmi elles bonnombre de religieuses.

Le « personnel » convoqué était aucomplet, soixante-dix maîtres ou maîtresses, lorsque neuf heuressonnèrent. À droite, sur les bancs de la classe la plus vaste,étaient assis les instituteurs, la plupart en jaquette, ou enveston ; cinq ou six, trop gros pour se couler entre deuxrangs de tables, avaient été chercher des chaises, çà et là, dansl’école, et se tenaient, épanouis de buste et de visage, en file,le long du mur. Chose curieuse, ce n’était pas les anciens, presquetous lorrains, qui occupaient les premiers bancs ; on lesvoyait à l’arrière du groupe, ceux-là, un peu froids, un peugraves, s’attendant à quelque avanie ; même les jeunes, parmieux, avaient cette physionomie disciplinée et prudente qui ne passepas, trois fois en une minute, du sérieux au sourire. Solides têtesde braves gens, hommes évidemment capables de soutenir un long rôledifficile, et chez lesquels dominait, on le devinait à leurs yeux,la qualité majeure et présidente-née : le bon sens. Ilsavaient plus de tenue que les collègues des premiers bancs, lesinstituteurs « du cadre métropolitain », animés, drôlesou se croyant tels, et très courtois sans doute avec ceux deLorraine, mais marquant, à de petits jeux de physionomie, sans levouloir, la distance, qu’ils imaginaient infinie, entre lesdiplômes qu’ils avaient conquis et ceux de l’école normale de laMoselle.

Ces nouveaux venus représentaient, – c’étaitune de leurs convictions les plus fortes, – la civilisationcomplète, le progrès, la science. Leurs regards, volontiers, setournaient vers les premiers bancs du côté gauche de la salle, oùétaient les « dames de l’enseignement ». Elles n’ysemblaient point prendre garde. Un bras demi-nu se levait ;une main, avec lenteur, tournait vers la lumière la pierre carréed’une bague ; un jeune profil, d’une distinction véritable,demeurait immobile, l’œil aux solives, perdu dans le rêve. Peu derecherche de toilette, d’ailleurs ; des robes simples ;des dames demi-vieilles ou jeunes encore dont le visagedisait : « J’ai beaucoup travaillé ; j’ai vécu et jevis dans le tracas perpétuel de l’école, enfants, parents,autorités ; que de fois déjà je suis venue à ces réunionsprofessionnelles, sans y prononcer le moindre mot, sans en retirerle moindre bien ! » Au fond de la salle, leurs robesnoires serrées l’une contre l’autre et faisant une seule draperie,les cornettes blanches voilées de noir s’élevant au-dessus de latable, en petites chapelles, trente religieuses attendaient,paisibles.

Cependant, chez la plupart de ces maîtres etmaîtresses d’école, chez ceux qui s’agitaient et chez ceux quidemeuraient graves, le sentiment commun était une inquiétude vague.Bien des paroles avaient été échangées, entre voisins, ou d’unetable à l’autre, souvent à demi-voix. « Qu’est-ce que c’estque ce délégué du ministère ? Que va-t-il nous dire, nousdéfendre, nous obliger de faire ? » La seconde questionne pouvait être résolue par personne. La première l’avait été assezrapidement, par des hommes qui se prétendaient tous « bieninformés ». « Un très gros personnage ! Vouscomprenez qu’on ne nous envoie pas une mazette ! C’est uninspecteur général en disponibilité. – Allons donc ! On lesconnaît, les inspecteurs généraux, il y en a très peu :pourquoi voulez-vous qu’il soit en disponibilité ? Avez-vousjamais trouvé cette mention-là, à la suite du nom d’un inspecteurgénéral, dans nos bulletins et nos journaux ? – Non. – Pourmoi, c’est un directeur du ministère. – J’ai travaillé auministère, dit un jeune : il est inconnu, votre Pergot, jevous en réponds ! – Moi, dit un autre, je ne crois pas metromper : Pergot, ç’a été un sous-secrétaire d’État. – Àl’Instruction publique ? – Je ne sais pas ; ils ne fontque passer, on ne peut pas se rappeler, mais Pergot, c’est collédans ma mémoire, comme une carte de visite, avec la seconde ligne,« sous-secrétaire d’État ». – En quelle année ? –Peu importe. Quand ils l’ont été une fois, on leur sert toujoursleur titre. – Comment les appelle-t-on ? Il ne faudrait pas,parce que nous sommes en Lorraine, avoir l’air d’ignorer lesusages ! – Ils aiment qu’on leur donne du « monsieur leministre ». – Alors, pourquoi ne l’a-t-il pas fait mettre surla convocation ? – Peut-être est-il modeste ? – Vousplaisantez ? Aujourd’hui ! »

La qualité ne pouvait être contrôlée. Elleflattait l’assemblée. Elle courut d’un banc à l’autre. On la tintpour très sûre, d’autant mieux que celui qui, le premier, avaitdonné le renseignement, ajoutait : « Le prénom merevient : Philibert, Philibert Pergot. » Deux« dames » firent une mine drôle et déconfite, etdirent : « Ce qu’il doit être vieux ! »

La porte s’ouvrit : un inspecteurprimaire, – ce n’était pas celui qu’on voyait d’habitude àSaint-Nabor, – avança le bras, le retira, s’effaça, et laissaentrer M. Pergot, Philibert. Tout l’enseignement était debout.Grand silence, curiosité, sympathie, amour-propre satisfait :il était beau, l’envoyé ; il marchait comme un doge, englissant, et saluant d’un très léger mouvement de la tête. Frontdégarni, crâne encore duveté, figure longue, teint debibliothécaire, mais nullement maladif, oh ! non, le teint quel’on attribue volontiers à l’homme qui pense ; des yeux trèsvifs, noirs avec l’étincelle, des moustaches fournies, dessinant unarc, et plus bas, cachant le menton, une barbiche d’un brun sombre,taillée avec un soin extrême, non pas en pointe et à laméridionale, mais en ruban d’une largeur égale, ondulée légèrementpar la fréquente caresse de la main, une barbiche descendantjusqu’à la cravate de soie claire, et se terminant par une lignedroite, nette, qui se brisait si la tête s’inclinait, et quilaissait alors apercevoir le feu d’une émeraude montée sur uneépingle d’or. Le vêtement était jeune, et cependant, comme disentles tailleurs, demi-sérieux.

Habitué aux succès d’entrée, le délégué seprésentait avec aisance, n’oubliant ni de s’incliner pluslonguement vers le côté gauche de la salle, ni de favoriser leshommes d’un signe de la main, condescendant et nuancé decamaraderie. La chaire du principal de l’école était placée en facede l’allée centrale. M. Pergot la dépassa un peu, afin demieux exprimer cette sympathie qui l’entraînait vers l’auditoire,revint sur ses pas, monta dans la caisse de bois peint, et s’assit,offrant son visage et son buste aux regards de ceux qu’il avaitmission de séduire, tandis que l’inspecteur primaire, debout prèsde l’escabeau de la chaire, disait :

– Mesdames, messieurs, nous avons legrand honneur de recevoir à Saint-Nabor une personnalité éminente,un délégué du ministère. En votre nom à tous, je remercie monsieurPergot d’avoir commencé, par notre lointain canton, une visite dontla Lorraine ne peut manquer de retirer de nombreux bienfaits.

L’inspecteur s’étant tourné vers uninstituteur du cadre métropolitain, celui-ci tira de sa poche unrouleau de papier écolier, qu’il commença de rouler en sensinverse, pour effacer le premier pli, et, comme il regardait versla chaire, en continuant ce petit manège, l’envoyé lui fit signeque la permission lui était accordée, et qu’il eût à lire sontravail, ce qui ne fut pas sans causer une déception, parmil’auditoire, car on attendait la voix de la « personnalitééminente », et ce n’était point la philosophie de l’histoirequi préoccupait, en ce moment, les instituteurs et lesinstitutrices du canton.

Le « métropolitain », selonl’expression qu’employaient, par abréviation, plusieurs desLorrains présents, rappela les « études magistrales » quiavaient été lues à la dernière réunion pédagogique, et donna sonavis sur « cette science maîtresse des hommes ». Mais ilne citait cette parole d’un collègue que pour y contredire, et onle vit bien, lorsqu’il eut exposé ce qu’il nomma « l’anciennethéorie de l’histoire, ces conceptions erronées, funestes,abandonnées par l’école moderne, et qui, sous prétexted’impartialité, ou d’objectivité, attribuent au fait uneimportance, qu’il n’a pas ». Comme il arrive toujours, lorsquel’orateur s’engage dans l’abstraction, et demande un effort, bonnombre d’auditeurs cessèrent de considérer le collègue au maigre etardent visage, qui déroulait sa prose en l’accompagnant d’un gestecoupant de la main gauche. Plusieurs vieilles dames, le crayon surla lèvre, excitées, au contraire, par la difficulté, tâchaient desuivre, et tout à coup, rabattant le crayon, notaient des mots surla page d’un cahier ; mais la plupart de leurs compagnes,surtout les jeunes, ayant jugé l’effort inutile, et sans agrément,décidaient de laisser faire et de laisser passer. Elles avaientleur physionomie de promenade, tranquille et curieuse. Ellesregardaient le beau Pergot, la fenêtre entr’ouverte, une voisine,un voisin.

« Je vous le demande : qu’est-cequ’on fait ? tout pour les arriérés ; pour nous, presquerien en soi. Le fait ne vaut que par l’interprétation que nous enfaisons. Il revit parce que nous vivons. Il est nous-mêmes,comprenant le passé beaucoup mieux que les contemporains qui l’ontvécu, et le comprenaient mal. Par là, l’histoire est variée àl’infini ; par là, elle confine à la politique ; elle estune arme dans nos mains ; nous la pouvons polir, aiguiser,orner à notre gré. Je raconte, donc, je crée. Je pourraisdire : « Donc j’invente. » Et je ne connais guère deplus juste méthode que celle de ce penseur, si contesté, qui avaitl’habitude de « solliciter les textes », le célèbreRenan. Toute l’histoire est là. »

La fin du « travail » del’instituteur ne fut qu’un dithyrambe en l’honneur des« méthodes nouvelles », de la « libérationdéfinitive de l’esprit humain ». Cette péroraison, toutevéhémente qu’elle était, ne persuadait, assurément, ni lesreligieuses immobiles, ni la plupart des professeurs laïques. Onl’avait lue dans les journaux, et jugée misérable. Plusieurssongeaient : « À quoi bon ce discours ? Nousconnaissons tout cela. M. Pergot ne doit pas l’ignorer. Quelleraison d’avoir fait parler ce collègue, avant de nous parlerlui-même ? »

Innocence ! Ceux-là n’observaient pasl’envoyé. Impassible sous l’averse des phrases, M. Pergot,Philibert, le regard voilé par les paupières à demi baissées,étudiait chaque visage. Il négligeait d’interroger, sous lacornette et le voile, la physionomie des conventuelles ; nesavait-il pas bien ce que pensaient, de tout ce verbiage, cesfilles de la foi et de la tradition ? Mais ces hommes, cesjeunes gens, ces filles jeunes ou vieilles des premiers bancs àgauche, tous ces autres maîtres d’école de la province nouvellementrattachée à la France, quelle opinion pouvaient-ils avoir de ce quedisait le « métropolitain » ? Il l’avait déjà lu, etavec déplaisir, dans les yeux, le sourire, les hochements de tête,dans les haussements d’épaules de plusieurs, et dans l’air distraitdu grand nombre.

Des applaudissements peu nourris annoncèrentque l’épreuve était achevée. M. Pergot laissa couler quelquessecondes, et parla.

– Je vous le disais bien, ma chère, fitune toute jeune blonde, penchée vers sa voisine : il a toutpour lui, cet homme-là !

Une voix belle, en effet, et pasd’accent ; un air de bonne foi ; une manière si musicalede nuancer les diverses parties d’une phrase, que la pensée, commeun vers de romance, demeurait dans l’oreille et semblaitnégligeable : voilà ce qui faisait le « charme »auquel elles étaient prises, et ce qui leur semblait nouveau.M. Pergot poussait loin l’art des variations. À peine s’ilremuait ses mains longues. Le regard séduisant, distribué, sanspréférence, aux hommes et aux femmes, il s’adressait à tous,parfois même aux sœurs, et leur laissait deviner, à ces fillesd’une province reculée, la courtoisie de la grande ville.

M. Pergot remerciait, sans aucune raisonapparente, d’ailleurs, la Lorraine, du bon accueil qu’elle luifaisait ; il félicitait le précédent orateur de ses vues« ingénieuses et modernes », et, s’interrompant, prenantun ton de familiarité :

– Voyons, mon cher camarade, monsieurCouvel, quel a été votre principal professeur d’histoire ;quel a été, pour vous, le grand livre, vous comprenez ?

– Michelet, monsieur le ministre.

Il avait, disant cela, un léger mouvement detête et un sourire. Évidemment, le mot portait. Au bas de lachaire, l’inspecteur primaire leva le nez, puis le baissa : cedevait être un signe d’approbation.

– Ah ! Michelet ! dit l’envoyé,Michelet !… Et vous, monsieur le principal, à l’extrémité dutroisième banc…, oui, parfaitement, vous-même !… Quel a étévotre maître, à vous ?

– Henri Martin, monsieur le ministre…

– Ah ! Henri Martin ! Un desnôtres aussi ! Un précurseur !… Mais laissons l’histoireancienne, et venons à celle que nous vivons ; mêmemieux : à celle qui s’annonce, et de laquelle j’ai été prié devous entretenir…

L’orateur, d’un regard semi-circulaire,inspecta l’auditoire. Il prit un air épanoui ; on vit sesblanches dents.

– Vous qui m’écoutez avec une attentiondont je vous remercie, sachez que j’ai mis en vous une espéranceque vous ne tromperez pas. On vous avait représentés comme rebellesau changement, un peu entêtés, rudes dans l’expression de vossentiments. J’ai dit : « Ils ont tant de qualités, – vousme laisserez le plaisir de les énumérer tout à l’heure, – quej’irai vers ces instituteurs et institutrices de la frontière, queje leur parlerai en toute franchise, en toute confiance, et que jerapporterai à Paris l’adhésion de ce premier groupe lorrain, lapremière adhésion au projet indiqué ces jours derniers, dans unedéclaration solennelle de notre Premier. » J’aime cetteexpression « notre Premier » ; c’est un des articlesanglais que nous avons eu raison d’importer. Ne trouvez-vouspas ?

La voix devint plus ferme ; tout le mondeécoutait. La petite du premier banc, qui traçait des arabesques aubas de ses notes, avait fermé le carnet.

– Il s’agit de progrès, il s’agit deliberté, et de ne point avoir, dans un même pays, en matièred’enseignement, deux législations…

– En fait de liberté, nous tenons àgarder la nôtre !

La voix, qui jetait ces mots-là, partait del’extrémité de la salle. Tous les assistants se détournèrent.Beaucoup applaudirent : tout ce qui était lorrain, mêmequelques autres. Deux ou trois « nouveaux venus »protestaient. L’inspecteur primaire était debout, et soufflait àl’oreille du délégué : « Baltus, monsieur le délégué,Baltus, Jacques, l’instituteur de Condé-la-Croix, dont je vous aiparlé ce matin. » Sur le dernier banc, son long torse appuyéau mur, sa tête d’homme d’armes se détachant bien sur la paroiblanche, Baltus regardait l’envoyé.

Celui-ci riposta, impertinent :

– Croyez-vous donc parler au nom de tous,monsieur l’instituteur ?

– Parfaitement, monsieur : si vousattaquez la foi, vous attaquez la Lorraine elle-même. Elle seratoute contre vous.

– Contre la France alors, dites-ledonc !

– Contre ses maîtres du moment, et pourla France qui dure.

Nouveaux applaudissements, cette fois trèsardents. L’envoyé en recevait les bordées sur ses joues. Ilcherchait les coupables. Ses regards couraient la salle. D’abord,que font les nonnes ? Il vit qu’elles étaient droites, lesbras croisés ou allongés sur les tables, et que plusieurs remuaientles lèvres, priant sans doute. Il regarda les « dames et lesdemoiselles », et il vit que cet éclat de Baltus avait délivréleurs âmes. Elles étaient fières. Elles n’auraient pas osé dire,les premières, ce qu’il venait de dire, mais elles n’avaient paspeur de l’approuver, et elles restaient tournées vers lui, qui neles regardait pas, mais qui regardait toujours Pergot, leprésident, celui qu’il avait appelé « monsieur ». Lesinstituteurs lorrains grognaient entre eux, avec satisfaction.Plusieurs maîtres, venus d’autres départements, ne protestaient pascontre les paroles de Baltus. Ils montraient même avec discrétion,par leur attitude, que cet homme avait raison, quand ildisait : « Toute la Lorraine. » Ce n’étaient pas lesapostrophes d’une demi-douzaine de jeunes gens qui pouvaient faireillusion. Ils menaient grand tapage. « À basBaltus ! » On leur répondait. Nul ne prêtait attentionaux bras tendus de l’inspecteur primaire, qui faisait signe :« Calmez-vous tous ! tous ! tous ! » Dansla tourmente, Pergot, habitué, affectait la sérénité.

Il attendit plusieurs minutes avant de selever, pianiste qui compte les vibrations pour mieux placer la notesuivante, et, quand il se leva, les assistants se turent.

– Nous n’avons pas à discuter lesprincipes, monsieur Baltus, et vous, mes chers camarades : ilssont édictés par nos assemblées, appliqués par nous. Ce que jedésire, ce que je m’efforce de faire, c’est de gagner non passeulement votre obéissance, elle est certaine…

Il y eut des hochements de tête, un peupartout.

–… mais votre sympathie, pour des idéesgénéreuses, encore mal comprises. L’école neutre n’est aucunementfaite pour combattre cette foi que vous avez ; son nom le ditassez, elle tient la balance égale entre les systèmes, elle évitede se prononcer, de juger, d’imposer…

Les autres lieux communs vinrent se ranger àla suite de celui-là. Aucun ne manquait à l’appel. Puis, pourrallier les troupes débandées, l’orateur se souvint qu’il avaitpromis de louer la Lorraine. Il la loua, en effet, sans définir lesexpressions, d’avoir toujours été attachée à la liberté, et depousser jusqu’à la rudesse son esprit d’indépendance. « C’estpourquoi nulle province n’est mieux faite pour comprendre nosprincipes républicains. » Les mots semblaient s’offrird’eux-mêmes à ce personnage, dès qu’il abordait un sujet politique.Il parla de la monarchie, du moyen âge, de la Révolution, del’inquisition, de la philanthropie, de la tolérance, de l’égalité,du totémisme, de Félix Pécaut et de Lamartine qu’il admirait« également », du génie populaire, de l’avenir indéfini,de la fraternité, et de la conférence de la Haye. Comme de telles« idées » lui coûtaient peu, et que les formules aussilui étaient familières, il pouvait aisément lire l’accueil fait auxunes et aux autres, sur les visages et dans les yeux des auditeurs.Or, il s’étonnait de plus en plus. Les mots tant employés, cesimprécations, ces prédictions, ces basses flatteries au peuple,rien de tout cela ne portait : toutes ces flèches, bienlancées pourtant, avaient la pointe usée, rouillée, et qui nepiquait plus. Il ne convainquait pas : il ennuyait. N’ayantpas d’autre vocabulaire, et n’ayant plus de provisions, ilconsidéra que la partie était perdue, et jugea dès lors cesLorrains comme des imbéciles. Brusquement, il cessa de parler.Beaucoup des claquements de mains, qui saluèrent son silence,devaient avoir une signification peu flatteuse. Au fond de lasalle, un vieux maître d’école, montrant du doigt le délégué,demandait tout bas à Baltus :

– Triste discours, et désordonné !Est-ce là cette France qui a battu l’Allemagne ?

– Non, mon cher : une de ses figuresseulement, l’officielle.

– Où est-elle la vraie ? la plusbelle ?

Baltus toucha son cœur, et dit :

– Là, et dans le tien aussi.

Au même moment, et avant que personne encoreeût osé quitter la salle, M. Pergot, s’épongeant le front,désigna, du bras gauche, les deux instituteurs qui causaientainsi.

– Monsieur Baltus, je vous prie de resterquelques minutes avec moi, lorsque nos camarades se seront retirés…La séance est levée.

De nouveau, les regards se portèrent versl’instituteur de Condé-la-Croix, qui ne sembla pas troublé, etlaissa tranquillement ses collègues le précéder. Ils passèrent prèsdu délégué, descendu de la chaire, et qui s’était placé au débouchéde l’allée centrale. On saluait M. Pergot, on lui serrait lamain. Quelques rares instituteurs profitaient de l’occasion pour serecommander au puissant. L’un d’eux disait en riant, avec unebonhomie affectée :

– Moi, voyez-vous, monsieur le ministre,je fais de la religion, dans ma classe, parce que j’y suisobligé ; quand on me dira de ne plus en faire, je n’en feraiplus… Mon traitement sera toujours le même, n’est-ce pas ?

– Mais oui, mon brave ; voilà unhomme qui comprend !

– Je ne suis pas le seul !

Un tout jeune maître d’école le suivait, etdisait très haut :

– Moi, monsieur le ministre, j’aitoujours bien quelque chose pour moi : c’est que mon père a euun enterrement civil. Il y tenait…

L’envoyé ne dissimula pas son dégoût. Setournant vers Baltus qui venait en arrière, il lui indiqua uneplace, à l’extrémité du premier banc, et vint s’asseoir près delui. Il le considérait avec attention, et même avec l’espèced’admiration gouailleuse qu’éprouvent ses pareils, devant un hommequi ne cède pas à l’intérêt.

– Monsieur Baltus, vous avez été vif,avouez-le.

– Je l’avoue, monsieur.

L’envoyé fut surpris de la sécheresse de ce« monsieur » tout court, dans un canton où le« monsieur le ministre » se donnait couramment, mais iln’en laissa rien paraître.

– Nous ne nous sommes pas compris, je levois.

– C’est vrai.

– Vous m’avez dit que le Gouvernement, enmettant à exécution les projets annoncés, allait blesser tous lesLorrains.

– À fond.

– Et, sans doute, vous entendiez qu’unhomme comme vous, très influent, très capable…, mais si, je lesais, ne refusez pas l’éloge…, n’accepterait pas de devenir ou dedemeurer le directeur d’une école neutre, d’une école laïque, sivous voulez.

Baltus eut le sentiment qu’il se jetait audanger. Il attendit, avant de répondre, qu’une voiture, roulantdevant le groupe scolaire, se fût éloignée. Et alors, sans témoin,sans l’appui qu’auraient pu lui donner, tout à l’heure, ses amisdes villages voisins, il dit :

– Je me refuse à ignorer Dieu six heurespar jour.

M. Pergot leva les bras.

– Mais je ne vous demande pas de ne pascroire, je vous demande de ne pas dire ce que vouscroyez !

– Vous vous jugez.

– Permettez ! La différence estgrande !

– Pas assez pour moi.

L’envoyé s’écarta un peu, afin de mieux voirencore ce qu’allaient révéler les yeux de Baltus, car il ne pouvaitrester sur cet échec.

– Je connais votre vie et sesdifficultés, monsieur Baltus, et vos épreuves.

– Grandes, en effet.

– Votre fils a été tué dans l’arméeallemande…

Baltus regarda l’homme si durement quel’envoyé eut peur de ce grand diable par trop proche.

– Oui.

– Votre femme est très souffrante,m’a-t-on assuré ?

– Une mère qui ne peut se consoler.

– Dans ces conditions, je craindrais,pour vous, un changement de résidence…

– Que dites-vous là ? M’obliger àquitter mon école ? Il faudrait qu’un conseil disciplinaire yconsentît ! Nous sommes protégés, ici, et jugés par nospairs.

Pâle d’émotion, Baltus avait saisi le bras del’envoyé, et le secouait rudement.

– Pas cela ! Pas cela,entendez-vous ! Si vous me déplacez, elle est morte !

M. Pergot, qui jouait encore au tennis,pensa : « Avantage ! » Il eut le mot sur leslèvres. Puis, rabattant la manche de sa jaquette sur sa manchettefroissée :

– Qui vous parle de vous révoquer,monsieur Baltus ? Vos chefs peuvent vous imposer un changementd’office, « pour le bien du service », avecavancement.

– Il faudrait des motifs.

– Il me semble que vous en donnez.

– Lesquels donc ?

– Comment voulez-vous que je fasse ?Que vous l’ayez voulu ou non, vous vous êtes conduit, tout àl’heure, comme un chef de résistance. Lorsque je rendrai compte, àParis, de ma mission, je devrai vous nommer, répéter les propos quevous avez tenus en public, et ceux que vous venez de tenir devantmoi. Ils sont nets, vous le reconnaissez. Et vous avez étéapplaudi. Si je raconte ce que j’ai entendu, je ne vous cache pasque la conséquence est probable. Je ne pourrai pas empêcher qu’onne vous déplace : « dans l’intérêt du service », jele répète.

– La formule couvrirait uneinjustice.

– Mettons, si vous le voulez, unesanction juste. Elle a déjà servi à cela, et plus d’une fois.

Baltus voyait, en imagination, Marie apprenantqu’il fallait quitter le bourg, et ce désespoir, et peut-être…Comment, sans la tuer, l’arracher à ce coin de pays où, chaquejour, elle attendait son fils ?

– La seule chance de salut, ce serait unepromesse que vous me feriez, de ne plus vous élever contre cettesubstitution du régime français au régime lorrain… Je ne vousdemande pas autre chose : n’encouragez pas la révolte.

Jacques hésita :… cette Marie, morte, unmatin, dans les champs, noyée dans le ruisseau de la Biestenqu’elle traversait tous les jours… Il se détourna, il dit, presquesans voix :

– Je ne pourrais pas m’y engageraujourd’hui…

– Je vous donne du temps !

– Combien ?

– Ma mission, en Lorraine, va durerencore une huitaine. J’irai vous demander la réponse, moi-même, àCondé-la-Croix. Vous serez prévenu. Cela va-t-il ?

Baltus n’eut pas l’air de remarquer quel’envoyé lui tendait la main.

– Vous m’avez troublé l’âme, monsieur, etje n’ai pas le courage qu’il faudrait pour vous répondre, en cemoment, ou par oui, ou par non.

– Allons, j’ai bon espoir que vous nequitterez pas Condé-la-Croix, et que vous serez un des croyantsdont l’opposition, sage, et que nous, nous comprenons, estprécieuse à notre œuvre même, qu’elle modère.

Il se leva :

– Mon cher monsieur Baltus, aurevoir ! Dînez-vous avec nous ?

– Non, monsieur, je dois repartir.

– Alors, à bientôt !

L’instituteur, dans le couloir dallé surlequel ouvraient les classes, quitta l’homme puissant qui seréjouissait d’avoir maté le Lorrain. Baltus s’accusaitlui-même ; il répétait, en traversant la place :« Tu as été un chien muet, Baltus, qui aboie d’abord, et puisqui se tait par peur des coups ! Chien !chien ! » Il entra dans le bureau de poste, téléphonad’abord à l’abbé Gérard : « Ta présence est nécessaire àla Horgne, ce soir ; je compte sur toi » ; puis àLéo, pour l’avertir que les deux cadets se rencontreraient avecleur aîné, à la nuit. Il reprit sa bicyclette, et rentra àCondé.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer