Baltus le Lorrain

Chapitre 2LES TROIS BALTUS

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Qu’étaient ces Baltus&|160;? les représentantsd’une des plus anciennes familles de Condé-la-Croix, le feuillagecaduc, mais vert pour le moment, d’un des chênes les mieuxenracinés de la frontière lorraine. On prétendait, – et c’estl’abbé Gérard qui disait cela, sans assez de preuves et un peuglorieusement, – les rattacher à ce Louis Baltus qui fut échevin deMetz vers les années 1690, et dont le fils publia le Journal dece qui se faisait à Metz, lors du passage de Marie Leczinska.Il se peut. La ligne collatérale était demeurée dans l’ombre, entout cas&|160;; elle avait mérité d’une autre manière&|160;: auservice du blé, du seigle, de l’herbe et de la forêt. C’étaient,ces gens de Condé, des fermiers de longue lignée sur des terresdifficiles. Elles exigeaient des laboureurs habiles, parce qu’ellessont inégales souvent, ou à flanc de coteau, et des hommes de grandcourage, parce qu’elles n’ont jamais cessé d’être disputées. Lessoldats de toutes les Allemagnes, ceux des ducs de Lorraine, ceuxde France, ceux de Suède même et d’ailleurs, étaient entrés, tour àtour, dans la Horgne-aux-moutons, celle d’à présent, vieille dedeux siècles, ou l’une de celles qui avaient été bâties sur la mêmefalaise boisée, dominant la vallée. Les contrebandiers laconnaissaient bien, les déserteurs aussi, et chacune des espèces derôdeurs de bois. Il fallait être un chef pour tenir là, en bonordre, les champs, les greniers, les troupeaux et les gens.

Léo Baltus en était un. Aîné de deux frères,il avait été maintenu en possession du domaine indivis que le père,un des plus rudes paysans de ce coin de Lorraine, avait acheté dedemoiselle Collin, dernière héritière d’une famille du pays. On nesait plus à quelle date remontait, dans les âges, l’association deces deux noms, les Collin propriétaires, les Baltus fermiers de laHorgne. Il n’y avait plus de Collin, du moins de cettefamille-là&|160;; il y avait encore trois Baltus, et l’aîné, àl’automne de chaque année, donnait, à Jacques et à Gérard, leurpart de bénéfices. Il ne la faisait jamais large. Si la récolte defroment, ou de seigle, ou d’avoine, ou de pommes de terre, avaitété bonne, il trouvait toujours à dire que les valets de fermeavaient demandé une augmentation de gages&|160;; que deux vachesavaient péri&|160;; que la provision d’avoine n’avait pas suffipour les chevaux&|160;; que les réparations soit aux bâtiments,soit aux attelages, aux charrettes, aux charrues, ne laissaient pasgrand’-chose aux co-partageants. Il recevait sesfrères une ou deux fois l’an, et princièrement, à sa table&|160;;il savait, à l’occasion, faire un cadeau, soit à l’abbé, soit auxenfants de l’instituteur&|160;: personne ne s’était jamais plaint,et la Horgne-aux-moutons passait, non sans raison, pour une desfermes les mieux tenues de toute la contrée.

Gérard, l’abbé, était d’un demi-pied plus hautque Léo et que Jacques, déjà fort grands. Ce dernier venu de lafamille eût ressemblé à un de ces athlètes dont on voit le portraitdans les journaux de sport, s’il avait été formé, dès sa jeunesse,aux exercices du corps, à la gymnastique, au lancement du disque etdu javelot, au patinage, à la lutte, au maniement des haltères.Prêtre, et passionné pour les études d’histoire, – bien entendupour l’histoire de Lorraine, – il ne prouvait guère son aptitudeaux jeux de force que par l’ampleur de sa voix et une incroyablerésistance aux fatigues de la marche. Il parlait d’une voix grave,méthodiquement, avec beaucoup de sens commun. Puis, tout à coup, sabonne figure pleine s’illuminait, il riait d’avance d’uneplaisanterie ou d’un mot vif qu’il allait dire, et ce n’était pastoujours drôle, mais on s’amusait, malgré soi, au plaisir qu’il yprenait. Âme candide et régulière, sans ambition humaine, toutpétri d’ambition divine, il était plus porté que d’autres à nepoint cacher ses sentiments, et non seulement sa foi, mais sespréférences, son amour pour la France, qu’il connaissait uniquementpar les livres, par une comparaison devenue quotidienne avecl’immigré allemand, et par le sang des Baltus, qui était pur.Lorsque sa mère, première avertie, avait appris de lui-même, unsoir, dans le fournil, qu’il se croyait appelé au sacerdoce, elles’était écriée&|160;: «&|160;Ah&|160;! cet honneur-là nous étaitbien dû, pour tous les prêtres que nos grands-parents ont cachés, àla Horgne, pendant la Révolution&|160;!&|160;» Elle avait assisté àla première messe de Gérard, communié de la main de son fils, puis,comme si sa raison de vivre eût désormais cessé, tranquille, elleavait quitté ce monde.

Son grand Gérard, attaché d’abord à l’Œuvredes jeunes ouvriers de Metz, et devenu l’hôte toujours présent ettoujours accueillant de la maison bâtie au sommet de la ville,avait été nommé, plus tard, curé d’une toute petite paroisse deMetz-Campagne. Mais il ne devait pas occuper son poste trèslongtemps. La guerre éclata&|160;: les Allemands avaient eu soind’inscrire l’abbé Gérard Baltus sur la liste noire.

Le clergé lorrain leur était en particulièredétestation. Ils n’ignoraient pas que l’esprit latin voit en euxdes barbares, et qu’un cœur catholique est porté à aimer la France,un peu, beaucoup, passionnément, selon le degré de connaissancequ’il en a. Quarante-quatre années n’avaient pas changé les âmesnobles de Lorraine. Qui incarnait cet esprit, et qui dirigeait cescœurs, si ce n’est les prêtres, descendants presque toujours desfamilles les plus exactes dans la foi&|160;? Les gens de la Prussele savaient bien. S’ils avaient pu détruire les souvenirs du«&|160;temps français&|160;», eux, les maîtres del’Allemagne&|160;! Mais la foi, l’histoire et la légende échappentaux plus puissants. Ils n’avaient que bien peu réussi. Ilsaccusaient les prêtres, – non sans raison, – d’avoir été, d’êtretoujours, avec bon nombre de maires et d’instituteurs, l’obstacleprincipal à la germanisation de cette province, que les historiensteutons déclaraient allemande, et que la guerre de 1870 avaitarrachée à la France. Dès la déclaration de guerre, et quelquefoisavant que la nouvelle officielle fût publiée, ils se hâtèrent doncd’arrêter les plus connus de ces «&|160;ennemis de la patrieallemande&|160;». Sous quels prétextes&|160;? les plus variés, lesplus vaguement formulés. Quatre ou cinq soldats, baïonnette aucanon, un officier arrivant en automobile, et descendant, revolverau poing, ordonnaient au curé de les suivre. C’était à la porte dupresbytère, à la sortie de l’église, sur une route, quand le prêtrerevenait d’administrer un de ses paroissiens. Le curé demandait lesraisons de cette arrestation&|160;: «&|160;Qu’ai-jefait&|160;?&|160;» On lui répondait&|160;: «&|160;J’ai l’ordre.Vous saurez plus tard.&|160;» Plus tard, cela signifiait&|160;:«&|160;Quand nous voudrons&|160;»&|160;; cela signifiaitaussi&|160;: «&|160;Jamais.&|160;» Les soldats aimaient àplaisanter. Quand ils eurent arrêté, par exemple, l’abbéVechenauski, qui venait de célébrer la messe à Orny, ils luidemandèrent&|160;: «&|160;Pourquoi avez-vous été, ce matin, àChérisey&|160;? – Parce que c’est l’annexe de ma paroisse. – Oui,répliquèrent-ils&|160;; votre annexe, c’est le diocèsede France.&|160;» Souvent le prisonnier n’est pas autorisé àrentrer dans son presbytère, pour y prendre un manteau ou du linge.Il faut l’emmener au plus vite à la prison militaire de la ville laplus proche, d’où il sera expédié en Allemagne, à moins qu’on nepréfère le garder en cellule, dans quelque forteresse de Lorraineou d’Alsace. Il y a des gares où l’on change de train, pour gagnerles lieux de destination&|160;: aubaines pour la canailledéchaînée&|160;! Soldats et immigrés se rassemblent autour des«&|160;espions&|160;»&|160;; les injures sont toutes permises, lescoups de pied, de canne ou de crosse de fusil autorisés, lesplaisanteries teutonnes applaudies, celles surtout qui fontbeaucoup souffrir, car «&|160;c’est la guerre&|160;», et laconscience allemande est en syncope. Une des meilleures farces desofficiers et sous-officiers consiste à faire aligner leurscaptures, prêtres et laïques, le long d’un mur, à les prévenirqu’on va les fusiller, à commander à un peloton de charger lesarmes et de mettre en joue, puis à déclarer que l’exécution auralieu à un autre moment. Lorsque le vieux curé de Gélucourt eut étéarrêté, en août 1914, un supplice inédit fut inventé par lessoldats, dans la gare de Sarreguemines&|160;: ils s’approchèrent,en file, du vieillard qu’ils avaient adossé à un mur, et, l’unaprès l’autre, ils lui écrasèrent les pieds à coups de talon debottes.

Songez donc&|160;: il y avait, parmi cesprêtres, des hommes convaincus d’avoir dit qu’ils étaient fiersd’être nés avant 1870&|160;; il y en avait d’autres qui avaientrefusé de faire des sermons en allemand, devant des populationshabituées à entendre le français&|160;; d’autres, qu’on avait vusmonter sur les coteaux et approcher l’oreille de terre, pourécouter si le bruit du canon français ne se rapprochait pas, et, detous, on pouvait dire ce qu’écrivait à l’évêque de Metz, endécembre 1914, un fonctionnaire impérial&|160;: «&|160;Je feraiobserver que, non seulement le sous-préfet de Thionville-est, maisaussi d’autres sous-préfets se plaignent de ce que le clergé, enopposition flagrante avec la vieille Allemagne, ou bien ne parlepas du tout, ou bien parle trop peu, à l’église, de la guerre, dansle sens national allemand.&|160;»

Ainsi furent saisis, emmenés en captivité,généralement aux premiers jours de la mobilisation, des curés deparoisses lorraines, ou des professeurs ecclésiastiques, connuspour leurs sentiments français, comme l’abbé Vechenauski&|160;; lePère Bonichut, du couvent de Saint-Ulrich&|160;; l’abbé Hennequin,curé de Moyenvic&|160;; l’abbé Théodore Robinet, curé deGélucourt&|160;; l’abbé Rhodes, curé de Maizeroy&|160;; l’abbéCourtehoux, curé de Corny, qui mourut peu après&|160;; l’abbéÉtienne, aux yeux clairs, fils d’instituteur, oncle de deuxofficiers français, curé de Lorry-lès-Metz&|160;; l’abbé Jean, curéde Château-Noué, arrêté pendant la bataille de Sarrebourg, et mortpar suite des mauvais traitements endurés&|160;; l’abbé Betsch, quine rentra dans sa paroisse de Destry qu’au bout de cinquante-deuxmois&|160;; l’abbé Reinert, curé de Vannecourt&|160;; l’abbéMichel, curé de Falchwiller&|160;; l’abbé Leidinger, curé deMorange-Silvange&|160;; l’abbé Ritz, alors rédacteur auLorrain, et collaborateur de ce grand patriote, lechanoine Collin, qu’il avait fait partir pour la France quelquesheures avant que les soldats allemands ne vinssent enfoncer laporte du logis de la rue du Haut-Poirier&|160;; l’abbé Lacroix,curé de Norroy&|160;; l’abbé Walbock, curé de Sailly&|160;; l’abbéPierre, archiprêtre de Delme, accusé d’avoir «&|160;combattu l’idéeallemande&|160;»&|160;; l’abbé Mouraux, curé de Sérouville&|160;;l’abbé Hippert, curé de Longeville-lès-Metz&|160;; et tantd’autres, tant d’autres&|160;!

Gérard Baltus fit partie de cette levée enmasse de suspects. Saisi par cinq soldats allemands, au petitmatin, quand il sortait de son presbytère pour aller dire sa messe,le 1er août 1914, il était conduit à la prison militairede Metz, et recommandé à la sollicitude particulière du feld webelgeôlier Koch. Après un mois, transféré à Coblentz, puis à Cassel,il ne rentra à Metz qu’à la fin de novembre 1918. La prison avaitété dure pour ce fils de laboureur, habitué à la vie au grandair&|160;; les «&|160;repas impériaux&|160;», composés d’un morceaude pain large comme la main, et d’une tasse d’eau, les alertescontinuelles, les réveils en sursaut, que multipliaient lesgardiens ouvrant à toute heure le guichet, l’absence de nouvellesdes siens, la saignée quotidienne que lui faisait subir la verminedes cachots, la douleur où le jetaient les acclamations desAllemands, saluant les victoires annoncées par l’état-major,avaient altéré la plus belle santé de Lorraine. L’abbé Baltus étaitdevenu un géant maigre, travaillé de rhumatismes, sans cesse menacéde crises cardiaques. Il n’avait gardé, du temps d’avant-guerre,que sa foi, sa voix et sa passion de l’histoire lorraine&|160;:«&|160;tout l’essentiel&|160;», disait-il. Et il retrouva, dans lajoie, sa petite paroisse de l’arrondissement de Metz-Campagne.Souvent, dans la famille, on l’avait appelé&|160;: «&|160;Gérardl’Asseuré&|160;»&|160;; il demeurait, après la longue épreuve,digne du surnom qui signifiait, ici, que l’homme n’avait pointl’air de ceux qui se rendent facilement, ni dans une discussion, nidans une bataille.

Le second des Baltus avait quitté laHorgne-aux-moutons, comme Gérard, et il était devenu maîtred’école. Ce corps des instituteurs lorrains, les Français leconnaissaient mal. Ils en donnèrent la preuve immédiate, lorsque laFrance rentra dans ses provinces reconquises. Il parut alorsconvenable de rédiger et de publier un petit guide enAlsace-Lorraine, un vade-mecum pour tant de«&|160;Français de l’intérieur&|160;», qui allaient parcourir ledomaine, depuis quarante ans fermé à clé du côté de l’ouest,administré, exploité, et de plus en plus envahi par les Allemands.La joie ne suffisait pas au vainqueur, en effet, pour reprendre saplace. L’administration militaire fit donc savoir aux officiers,aux soldats, aux fonctionnaires, quelles amitiés ils avaient chancede rencontrer, dans les villages, à qui se fier, de qui sedéfier.

Une petite brochure fut imprimée. Imparfaiteet sommaire, elle disait, des instituteurs de Lorraine etd’Alsace&|160;: «&|160;Il n’y a pas grande confiance à accorder auxinstituteurs&|160;: ils sont allemands et pangermanistes. Dans lesagglomérations agricoles, on pourra les distinguer suivant lespromotions. Les vieux maîtres d’école restent fidèles à la France,mais ils sont de plus en plus rares. D’autre part, les tout jeunesinstituteurs, partisans actifs du nationalisme alsacien-lorrain,commençaient parfois à se dérober aux influences officielles, et àse rapprocher des idées françaises&|160;; mais ils sont presquetous mobilisés. On se trouvera donc en présence d’instituteurspliés à la discipline allemande, ou gâtés par la soi-disant cultured’outre-Rhin.&|160;»

Ce furent des lignes injustes pour beaucoup deces instituteurs, vieux, moyennement jeunes ou tout à fait,auxquels on prêtait, avant que l’enquête pût être approfondie, dessentiments qu’ils n’avaient pas. Nous eûmes bon nombre d’amis, autemps de notre abandon, dans le «&|160;personnel enseignant&|160;»que surveillait le schulrat de Metz&|160;; oui, de grandsamis, dont l’amitié fut méritoire, et il faut entendre par là nonseulement les religieuses de Peltre, de Sainte-Chrétienne, deSaint-Jean-de-Bassel en Lorraine, de Ribeauvillé en Alsace,admirables femmes, qui continuèrent de former, à la française, lecœur de toutes les femmes de Lorraine et d’Alsace, mais d’autresmaîtres et maîtresses d’école, dénoncés, inquiétés, obligés de nepoint déclarer leur amour pour le pays de France, habiles pourtantet résolus à ne pas le renoncer. Il y eut des héros parmieux&|160;: Jacques Baltus en fut un.

Avant l’âge de quinze ans, il avait décidé dedevenir instituteur, et, le soir même du jour où sa décision futprise, il en avait avisé le père, le vieux chef qui commandaittoute chose à la ferme de la Horgne-aux-moutons. Le père, hommeconsidérable dans le pays, réputé pour sa taille, sa force, safortune, et son humeur française, avait répondu&|160;: «&|160;C’estbien, petit&|160;! Je n’ai que trois fils&|160;: l’aîné est déjà,comme moi, paysan&|160;; toi, tu seras maître d’école&|160;; si letroisième, comme il en parle déjà, se fait curé, mes trois filsauront bien servi Dieu et la Lorraine.&|160;» Et les choses nes’étaient point passées autrement.

Que Jacques Baltus, le second, eût, àproprement parler, la vocation de l’enseignement, on aurait pu endouter. C’était, dans sa première jeunesse, un de ces Lorrains,grands lurons tout en bois souple, qui n’aimaient rien tant que dejouer un bon tour aux maîtres germains de la Lorraine, dût laplaisanterie s’achever en bataille. Il évitait, pour ne pas nuireaux intérêts du père Baltus, de provoquer les fils des immigrésallemands qui habitaient le village de Condé-la-Croix, le plusvoisin de la Horgne, mais il ne manquait guère l’occasion demanifester ses sentiments français, lorsque, dans les petitesvilles moins voisines, à Boulay, notamment, ou dans la grande villecapitale, il y avait une occasion de se montrer bleu, blanc,rouge.

Sur ses économies de jeune fils de ferme, –elles n’étaient pas grosses, – il trouvait le moyen de prendre lechemin de fer, et de rejoindre des amis messins, qui lesurnommaient «&|160;le sergent-major&|160;». On l’attendait à lagare&|160;; le soir, on l’y reconduisait. Il avait ainsi, dansl’été de sa quinzième année, le 15 août, fait à bicyclettel’excursion de Metz à Mars-la-Tour, un peu pour pèleriner jusqu’àGravelotte, et passer, en sifflant Sambre-et-Meuse, devantl’hôtel du Cheval d’or, où le vieux Guillaume a couché le 17 août1870&|160;; mais surtout dans l’intention de rencontrer des bandesde jeunes Allemands qui se rendaient, avec leurs provisions decharcuterie, au monument des Hessois, qui est sur la route&|160;;on s’était battu, dix contre dix, à coups de poing, sur un bas-côtédu chemin, avant d’arriver à la Schlucht. Le vingt et unièmepersonnage avait mis en fuite les combattants&|160;: c’était ungendarme allemand, chargé de veiller au bon ordre de la fête.

Lorsque le temps fut venu, Jacques Baltusentra à l’école préparatoire de Saint-Avold, puis à l’école normaleprimaire de Metz&|160;; il y trouva des jeunes gens comme lui, touscatholiques, – les protestants étaient formés à l’école normale deStrasbourg, – très décidés à ne point servir contre la France, dumoins avec un grade dans l’armée allemande, et auxquels nul maîtrene tenta d’arracher la foi, ni l’amour de la Lorraine, ni lesouvenir de ce que le père et la mère avaient enseigné, parl’exemple, durant la petite jeunesse. Après cinq ans, il seretrouva, au sortir de l’école normale, aussi Lorrain qu’il étaitentré. Et très vite, après un stage de quelques années dans unautre bourg de la Lorraine de langue allemande, il eut la chanced’être nommé instituteur dans son propre village de Condé-la-Croix.Il y était demeuré populaire&|160;: il fut, promptement, un despremiers hommes de la région.

Dans sa chaire de maître d’école, il étaitredouté, voyant tout, apercevant la main furtive d’un gamin quipinçait la culotte du voisin, ou lançait une boulette de papier,habile à saisir le coupable en flagrant délit, capable encore derire avec les petits, lorsqu’il suffisait d’avoir ainsi faitentendre&|160;: «&|160;Je te vois&|160;!&|160;» et qu’une punitioneût froissé l’esprit nuancé de cette jeunesse lorraine&|160;; ausurplus, attentif à ne point faire de jaloux, à ne point supporterde coteries et de clans parmi les élèves. C’était l’école, le lieuoù le maître remplace le père. Ces âmes d’enfants, bourrées depassions, – vingt poussins sous la poule, – intéressaient au plushaut point l’instituteur. «&|160;Parbleu&|160;! disait-il, lemétier n’est pas commode&|160;: de tous mes renards, de mes ours,de mes loups et de mes moutons faire des Lorrains&|160;!&|160;» Ilavait, du Lorrain, une idée toute belle, qu’à vrai dire il tenaitde son père, de sa mère, de ses aïeux, de l’air des forêts et desplaines, et qu’il regrettait de n’avoir pu étudier dans l’histoire.«&|160;Que voulez-vous, disait-il, le temps m’a toujoursmanqué&|160;! Quarante gamins à instruire, les parents à recevoir,les papiers du maire à tenir à jour, ma femme à raisonner, Orane àregarder vivre, et mon petit verre de mirabelle à boire,m’empêcheront toujours d’être savant. Dans la famille, c’est leplus jeune qui est savant, l’abbé Gérard&|160;: quand nous seronsvieux tous deux, je m’instruirai près de lui. Ce sera ma dernièrejoie de redevenir écolier. Il aura bien sa retraite, et moiaussi.&|160;»

Dure mission, celle d’un maître d’école qui ade la conscience&|160;! Du matin au coucher du soleil, Baltus neprenait point de repos. S’il n’était pas dans sa classe, on étaitsûr de le trouver à la mairie, dont il était le«&|160;greffier&|160;», comme on dit en Lorraine.

Fonctions assez lourdes, devenues trèsdifficiles pour lui, en raison de l’inimitié du maire.Condé-la-Croix, bourg frontière, était une des rares communes dupays administrées par un homme au cœur allemand, et qui s’entendaità augmenter, pour ses administrés, la rigueur de la dominationétrangère. Mais il fallait vivre&|160;: Baltus était marié.

Il s’était marié dès qu’il avait été nomméinstituteur à Condé. Amitié d’enfance&|160;? non. Jeune fille duvillage ou des fermes&|160;? non. Ses courses à Metz lui avaientfait connaître plusieurs familles de là-bas, et un jour, ayantaccepté de dîner dans la famille des Hubert Servières, il avaitrencontré, dans leur maison de la haute ville, logis de la rue desMurs, tout moussu, ayant pignon sur l’air frais des collines, unejeune orpheline, qui venait de sortir du pensionnat des Sœurs dePeltre. Elle était Messine, elle s’appelait Marie, elle étaitbrune, longue, et sur son pâle visage, elle avait une âme claire,aimable, pour un rien amusée ou émue. Chez elle, l’éducation avaitdéveloppé le don de repartie, le sentiment du comique, le goût desnuances, l’aptitude à souffrir non seulement du malheur, mais dumal et de la grossièreté. Par là elle appartenait, bien que decondition modeste, à cette antique élite que, dès le moyen âge, lepays des Trois Évêchés opposait aux voyageurs d’outre-Rhin.Certainement, Marie avait plus de distinction que Baltus, et cen’était pas une petite raison d’être aimée&|160;; Baltus, ayantmoins d’arguments, avait plus de volonté que Marie. Que de fois,même à présent qu’elle avait vieilli, on l’entendait dire à sonmari&|160;: «&|160;Que tu es donc Lorrain, Baltus&|160;! – Et toiMessine&|160;!&|160;» Elle employait même l’ancienne appellation,vivante encore après des siècles&|160;: «&|160;Que tu es bien deceux du duc&|160;!&|160;» Il revenait le premier, toujours,disant&|160;: «&|160;Tu es plus fine que moi, Marie, tu dois avoirraison&|160;: embrassons-nous.&|160;»

Baltus le rude pliait devant Marie la fine. Cen’était point un homme qui faisait deux fois au lieu d’une le signede la Croix&|160;; mais sa foi était grande, et il aimait ce qu’ilcroyait. Le matin, pendant que Marie s’habillait en hâte etdescendait pour faire chauffer le café, il récitait une courteprière qu’il avait composée&|160;: «&|160;Dieu le Père qui êtes laPuissance, Dieu le Fils qui êtes la Parole, Dieu le Saint-Espritqui êtes l’Amour, faites avec moi ma journée.&|160;» Le soir, ilrécitait, avec sa femme, de plus longues formules.

Vint la guerre. La première pensée de JacquesBaltus fut celle-ci&|160;: «&|160;Heureusement, Nicolas n’a pasl’âge&|160;! Il ne partira pas&|160;!&|160;» L’enfant n’avaitencore que seize ans. Comment supposer, alors, que la guerredurerait quatre années, et que le frère aîné d’Orane, le blondcharmant, l’élève de la maîtrise de Metz, celui qui se préparait,non pas à entrer dans l’enseignement, mais à obtenir le diplôme defin d’études, et qui avait résolu de passer ensuite la frontièreavant l’appel, comment supposer qu’il arriverait un jour où,maintenu en Lorraine par la guerre, il devrait rejoindre, àdix-huit ans, les hommes de sa classe&|160;? Il aurait voulu vivreen France, celui-là&|160;; il avait déclaré qu’il ne serait jamaissoldat allemand. Passer la frontière&|160;: chose que le pèren’avait pas faite, résolution qu’il avait combattue. Que n’avait-ilpas dit&|160;? Quelles colères, quelles larmes, aux dernièresvacances, lorsque les deux puissances, – le fils, le père, –s’affrontaient d’abord, puis s’attendrissaient, puis demeuraientmuettes, sans que l’une ou l’autre eût cédé&|160;! On lui avait dittout ce qu’on pouvait lui dire, à ce petit, et ceci, avant tout,qu’il fallait demeurer au pays, ne pas diminuer la force lorraine,tenir en attendant l’assaut&|160;; il répondait&|160;: «&|160;Jesuis peut-être faible&|160;; ce que vous me dites est peut-être lemieux, mais je n’en suis pas sûr, et puis, je ne pourrai pas, je nepeux pas&|160;; que de plus forts que moi restent enLorraine&|160;; moi, je ne peux plus vivre sous le commandement duPrussien&|160;: je veux être libre, français, tout moi-même.D’ailleurs, si je suis ainsi, le père, c’est votre faute. Votresang a revigoré en moi. Je ne peux plus lutter contre lui&|160;: jepasserai la ligne. Il y a encore une Légion étrangère, n’est-cepas&|160;? Le nom sera pour moi mensonger, on le verra vite&|160;:j’y serai mieux que par ici, sans le commandement de ceux qui n’ontjamais compris.&|160;» Chers yeux qui se voilaient lorsqu’il disaitcela&|160;; yeux étincelants qui défiaient le père, la mère,l’oncle, le curé même de Condé, appelé à la rescousse, pour tâcherde rendre plus «&|160;raisonnable&|160;» ce beau petit adolescentde Metz et de Condé-en-Lorraine&|160;! L’image ne quittait plusl’esprit de Jacques Baltus. Et, de l’apercevoir ainsi, le jour, lanuit, en rêve, il était venu des mèches toutes blanches dans labrosse de cheveux fournie que portait l’instituteur tout à coupvieilli.

La seconde pensée qui lui faisait tant de mal,pendant la guerre, c’était celle des défaites françaises. Onsavait, en pays lorrain, la redoutable force de l’Allemagne, etcomment tout avait été préparé pour l’invasion, depuis des années.Le jour où on avait appris la déclaration de guerre, dans plus desoixante maisons, sur soixante-dix qui formaient le bourg deCondé-la-Croix, les mêmes mots avaient été dits avec précaution etavec effroi&|160;: «&|160;Les pauvres Français&|160;! Que vont-ilsdevenir&|160;?&|160;» Et les nouvelles du premier mois, celles dela première semaine de septembre 1914, comme elles étaient venuesaugmenter l’angoisse&|160;! À chaque succès de l’Allemagne, laMutte de la cathédrale de Metz sonnait de sa voix grave. Lescloches des bourgs d’Alsace et de Lorraine étaient contraintes dechanter aussi. La police les épiait. Plus tard, quand il y eut desreculs des armées allemandes, les cloches durent sonner quand même.L’État-major télégraphiait&|160;: «&|160;Nouveau grandsuccès&|160;!&|160;»&|160;; les préfets transmettaient la nouvelleet l’ordre de se réjouir&|160;; deux fois les Lorrains, dans lescamps lointains de Königsberg, entendirent annoncer la prise deVerdun. À chacune de ces victoires, vraies ou fausses,l’instituteur devait expliquer aux enfants que l’invincibleAllemagne, refoulant ses ennemis, c’est-à-dire le monde entier, nepouvait manquer de leur imposer la paix qu’elle voudrait.

Il devait annoncer en même temps aux élèvesque la patrie victorieuse leur accordait un jour de congé.L’administration prodiguait les vacances. Elle avait besoin dumaître, elle licenciait l’enfant. Le petit discours patriotique del’instituteur lui était une occasion naturelle de recommander lesemprunts de guerre qui, bientôt, se succédèrent rapidement. Par là,et par les affiches, et par les journaux, la population recevaitavis de souscrire à la mairie. Et l’instituteur-greffier tenait leslistes&|160;; il savait que le contrôle serait fait par le maire etpar d’autres encore&|160;; qu’on remarquerait lesabstentions&|160;; qu’on établirait une comparaison entre lessommes recueillies à Condé-la-Croix et celles que les villagesvoisins, de même importance, avaient offertes à l’Empire. JacquesBaltus ne recevait pas souvent les félicitations des agents duTrésor. L’un de ceux-ci lui avait même dit, en 1915, vers la fin del’année&|160;: «&|160;Il y a ici bien des «&|160;têtes deFrançais&|160;», cela se voit au chiffre des souscriptions&|160;:vous serez appelé sous les drapeaux, si la commune continue àmontrer aussi peu de patriotisme.&|160;»

Le maire, Joseph Hellmuth, Lorrain«&|160;assimilé&|160;», marié à une Sarroise de Mertzig, père d’unjeune fonctionnaire allemand, que l’Empereur avait nommé juge dansune ville du Rhin, détestait Baltus, mais se gardait bien de seséparer d’un tel travailleur. Il est même probable qu’il empêcha,plusieurs fois, l’administration militaire d’envoyer au«&|160;greffier du maire&|160;» l’ordre d’avoir à rejoindre uneformation de landsturm. Punir le greffier, c’eût été punirle maire. Et par qui l’eût-on remplacé&|160;? Du coin de l’œil,Hellmuth voyait tout en se promenant, et son épaisse oreilleentendait à merveille. Son costume de chasse, presque un uniformepour lui, suffisait à l’étiqueter. Le gros maire de Condéempruntait à l’Allemagne ses modes. Il était renégat depuis lechapeau de chasse vert, pointu, orné, en arrière, d’un pinceau àbarbe en poils de sanglier, depuis le col vert en celluloïd,serrant la nuque rouge et courte, jusqu’à l’ample veston, vertaussi, jusqu’aux bas de laine rayés, jusqu’à la pipe à couverclehabituée, comme le greffier, à travailler toujours. JosephHellmuth, marchand de bois, faisait de merveilleuses affairespendant la guerre, puisque les mines du voisinage avaient, comme decoutume, besoin de poteaux pour les galeries, et quel’administration militaire réclamait sans cesse des solives et desplanches, pour construire des baraquements.

D’autres besognes administratives obligeaientencore Baltus tantôt à passer des heures à la mairie, ou dans lavilla, très élégamment boche, de M.&|160;Hellmuth, tantôt à courirla campagne. À chaque instant l’ordre arrivait de signaler laquantité de blé, d’avoine, d’huile, de cuivre ou d’étain, le nombredes volailles, des porcs, des moutons, des bovidés appartenant àchacun des habitants de la commune&|160;; ou bien de distribuer descartes de pain, de sucre, de viande, de beurre, de lait, d’œufs, depommes de terre, de saccharine. C’étaient là des besognes siabsorbantes, qu’il fut établi, dans toute la contrée du moins,qu’en dehors du jeudi, les instituteurs auraient deux après-midi deliberté, c’est-à-dire de travail forcé. Donner peu, prendrebeaucoup, c’était la devise officielle. Vers la fin de la guerre,quand le cultivateur tuait un cochon, il était expressément invitéà donner un morceau de lard pour l’armée&|160;: la quête deHindenbourg, disait-on, Hindenburgspende.

Pauvre homme&|160;! Il aurait bien voulu sesoustraire à ce rôle d’agent administratif de l’Allemagne. Il n’ypouvait échapper, pas plus qu’à d’autres obligations que les chefsde l’instruction publique, en Lorraine, tenaient, avec raison, pourdes disciplines très probantes, et qui donnaient la mesure durattachement des maîtres d’école à l’Empire. Par exemple, lesinstituteurs devaient, et cela, dès le début de la conquêteallemande, fêter le jour anniversaire de la naissance del’Empereur, et faire l’éloge du souverain, devant les élèves. Ilsdevaient se lever quand une musique jouait un air patriotique,quand un chœur entonnait l’hymne national allemand. Ils mettaient,la plupart, à remplir ces devoirs de leur état, un défaut deferveur dans le style ou de promptitude dans les gestes, qui étaitsouvent remarqué. Jacques Baltus se trouvait à Metz, en 1917, à ladate où tous les instituteurs de Lorraine durent célébrer lesoixante-dixième anniversaire du maréchal Hindenbourg. Selon lapromesse qu’il avait faite à un de ses chers amis, à un admirablepatriote français, son ancien à l’école normale de Metz, ilassistait à la fête officielle, dans l’école moyenne des filles quedirigeait M.&|160;Charlot.

Pendant que celui-ci parlait, Jacques Baltus,ému de la douleur qui pâlissait le visage de son ami, observaitl’assemblée&|160;: la satisfaction ou la grosse ironie desmaîtresses ou des élèves allemandes&|160;; les yeux baissés oudevenus fixes, – des yeux de crucifix, – des jeunes Lorraines enqui souffrait aussi la France. On savait que M.&|160;Charlot avaitsauvé l’enseignement du français dans les écoles de Thionville.L’épreuve lui était dure. Volontairement, il prononçait des parolesd’une grande généralité, et décernait au maréchal des éloges d’unetiédeur courageuse. À peine eut-il achevé de parler, que leprincipal personnage de l’assemblée, un «&|160;conseillersupérieur&|160;» délégué par le préfet, se leva, prit son chapeau,et s’en alla, disant&|160;: «&|160;Ce discours-là, n’importe quiaurait pu le tenir&|160;!&|160;» Dans là soirée, Baltus parvint àrejoindre M.&|160;Charlot, le félicita, et lui dit cent chosesqu’il était prudent de garder pour soi, en ce temps-là, ou de neconfier qu’à de sûrs amis. «&|160;Nous servons quand même,disait-il&|160;: il y a une grande dame lointaine qui nousremerciera, quand elle saura nos peines. Nous sommes obligés defaire nos leçons en allemand, soit, mais les élèves remarquent, àla longue, que nous ne disons jamais de mal de la France, et quenous disons toujours du bien de la patrie lorraine. Ils devinent.Nous laissons les influences, partout répandues sur notre terre,envelopper leur cœur jeune&|160;; les vieux parents, une chanson,une photographie, l’air qui souffle de l’ouest travaillent en paixpour la France, tant que nous sommes ici, nous qui gardons l’âme dupays. J’ai eu quelquefois envie de démissionner&|160;: ma femme, mafille, mes frères, m’en ont toujours détourné.

–&|160;Et ton fils&|160;?

–&|160;Mon fils, pauvre petit&|160;! Françaiscomme nous&|160;! Mais je ne l’ai plus&|160;!

–&|160;Où est-il&|160;?

–&|160;À l’armée&|160;; je ne sais plusoù&|160;; pas du côté de l’ouest, heureusement, mais je crainstoujours qu’il ne soit ramené par ici.

Et, de son pouce renversé, Baltus désignaitl’horizon, où des nuages rouges diminuaient de lumière, au-dessusdes terres occupées par la nuit.

Le fils très cher, le mince, le blond, lefrère d’Orane, avait dû, en novembre 1916, à dix-huit ans,rejoindre un corps allemand. La Prusse commandante se défiait desLorrains et des Alsaciens, elle les écartait du front français, etles jetait à l’est. Les jeunes conscrits furent donc dirigés surCoblentz, où était le dépôt du 17e régimentd’infanterie, Coblentz, au pied du fort d’Ehrenbreitstein, où denombreux Lorrains étaient enfermés dans des casemates. Là, ilsreçurent l’instruction militaire. Ils n’y furent pas bienaccueillis. Dans les premiers temps, à certains jours, des bandesde forcenés, qu’ils appelaient des Hurrah-patriotes, excitées parles victoires qu’on célébrait, et par les revers qu’on savait aussiet qu’on taisait, se massèrent devant les grilles de la caserne oùles «&|160;non-Allemands&|160;» faisaient l’exercice. Pendant desheures, sans qu’on les en empêchât, des hommes purent insulter ces«&|160;traîtres à la patrie&|160;».

Huit mois plus tard, la 15edivision de réserve était appelée au front oriental, pour luttercontre les Russes, en Galicie. Elle subissait de grandes pertes, enjuillet, dans la région de Husiatin. Nicolas Baltus et les jeunesrecrues lorraines du 17e régiment ne rejoignirent lesautres troupes de la division qu’au mois d’août.

La distance était immense, de cette Galicieaux champs de Lorraine, et les lettres devenaient rares. De temps àautre, il en arrivait une à l’adresse de Marie Baltus, et on eûtdit que cette mère inquiète l’apprenait par cœur, la lisant etrelisant, l’ayant toujours à portée de la main, dans la poche deson tablier. Elles étaient brèves, d’habitude, les lettres deNicolas, et le contrôle empêchait le jeune homme de dire ce qu’ilpensait, ce qu’il souffrait, la force même de sa tendresse pour lafamille. La mère disait&|160;: «&|160;Lui qui est si chérissant,mon Nicolas, dans ses lettres, il ne me dit pas son cœur&|160;: jele cherche, et je n’en ai pas mon content.&|160;» Le père laplaisantait. Il la savait d’une extrême sensibilité, plus agitéeque l’oiseau de garde, perché sur la branche, l’œil en mouvement,l’oreille tendue, le bec entr’ouvert déjà pour le cri d’appel,tandis que la troupe picore dans l’herbe. Il la rassuraitdifficilement contre la crainte qu’elle avait eue depuis lecommencement. «&|160;Pourvu qu’il ne revienne pas se battre parchez nous&|160;!&|160;» L’instituteur avait consulté les traités degéographie qu’il possédait, et mesuré, sur les cartes, la distancequi sépare Husiatin de Condé-la-Croix. «&|160;Tu comprends,disait-il, que s’ils ont besoin de renforts, les «&|160;Beiuns&|160;»*, ils les feront venir de pas troploin&|160;; ils n’iront pas courir après notre fils, un petitjeune, dont ils se défient&|160;; et qu’ils ont, à cause de cela,envoyé dans le grand nord-est, là-bas, là-bas, au pays des canessauvages.&|160;» Elle écoutait&|160;; ses yeux étaient cernés d’uneombre grandissante, elle avait un si pauvre sourire que d’autresque son mari, ou sa fille, ou le vieux Léo, de la Horgne, l’eussentpris pour un signe d’attendrissement, avant-coureur des larmes,Mais elle ne pleurait pas. Elle ne voulait paspleurer.

*. Les Allemands disaient, à toutpropos&|160;: «&|160;Rien ne vaut, ici, ce que nous avons cheznous, «&|160;bei uns&|160;», et les Lorrains lesdésignaient, à cause de cela, par ces deux mots.

Une seule fois, dans cette première année, lalettre de Nicolas fut bien du cœur, de l’âme de ce fils tant aimé.Elle était datée de la fin de novembre 1917. Évidemment, elle avaitété écrite avec la certitude que l’autorité militaire allemande nela lirait pas. Qui s’était chargé de faire parvenir la lettre àdestination&|160;? prisonnier libéré&|160;? blessé évacué vers lafrontière de l’ouest&|160;? camarade sûr embarqué hâtivement avecsa division fraîche, envoyée par Hindenbourg au secours des arméesengagées contre les Français&|160;? On ne le sut jamais. Elleportait un timbre suisse. Elle répondait à la principale craintedes parents&|160;: la race continuait de tenir les âmes bienaccordées.

«&|160;Rien ne fait prévoir que nous puissionsêtre rappelés vers l’ouest. Mes camarades et moi, nous comptonsfinir la guerre par ici, dans les terres glacées, gardiens detranchées, quelquefois empierreurs de routes, bûcherons dans lesbois. Que maman Marie se rassure&|160;: quand je reviendrai par noschamps de Lorraine, c’est que la guerre sera finie&|160;; jemonterai la côte de Condé-la-Croix&|160;; j’irai tout enhaut&|160;; je frapperai à la vitre de la cuisine, pas plus fortque le bec du rouge-gorge d’hiver, – vous vous rappelez, les joursde neige, – et elle entendra&|160;! Car elle entend nos pas, ellenous devine longtemps avant de nous voir&|160;!&|160;»

Hélas&|160;! l’enfant se trompait.Verdun&|160;! Verdun&|160;! quelle dépense de soldats tufaisais&|160;! Les Allemands ne pouvaient plus hésiter. Leurstroupes fondaient. Il fallait, toutes les semaines, des divisionsnouvelles. À la fin de décembre, ce fut le tour de la15e de réserve, et donc du 17 e d’infanterie,où se trouvait le fils du maître d’école de Condé. En toute hâte,elle fit un dur voyage&|160;: Brest-Litovsk, Varsovie, Halle,Francfort-sur-le-Mein, Mayence, Sarrebrück, Thionville. Au début dejanvier 1918, elle était «&|160;au repos&|160;» du côté deDun-sur-Meuse. Le 27, elle entrait en ligne, sur la rive gauche dela Meuse, dans le secteur de Malancourt-Béthincourt.

Les lettres de Nicolas Baltus devinrent plusrares encore. Il était devant la citadelle imprenable&|160;; lecombat ne cessait point&|160;; les soldats allemands tombaient ensi grand nombre que la fatigue et la certitude de mouririnutilement, comme eux, accablaient les survivants&|160;; lesgrands chefs voyaient l’armée impériale s’user, et leur angoisse setraduisait d’abord par l’excessive rigueur des mesures de police.On avait peur que la correspondance des soldats ne démentît lescloches qui sonnaient tout le temps la victoire. Marie Baltus,chaque semaine, portait à la gare un colis postal, où elle avaitmis ce que l’enfant aimait&|160;: une galette entre deux painsfrais de madame Poincignon&|160;; un pot de mirabelles&|160;; unpaquet de tabac blond. Orane lui disait&|160;: «&|160;Pourquoi pasmoi&|160;? je suis jeune&|160;; la course est longue déjà pourvous.&|160;» La mère répondait&|160;: «&|160;Il devinera que c’estmoi qui ai tout fait. Je crois l’emmailloter encore, quand jeficelle le paquet. Orane, s’il le fallait, j’userais mes pauvresjambes au service de l’enfant. – Vous êtes pâle, à présent. –D’autres le sont. As-tu remarqué&|160;? les mères, depuis lecommencement de cette année, ne peuvent plus être distraites. Tuleur parles, elles répondent, mais elles ont des airs de statuesvivantes. Les hommes disent&|160;: «&|160;À quoipensent-elles&|160;?&|160;» Hélas&|160;! hélas&|160;! Comment tonpère peut-il penser à autre chose, et faire saclasse&|160;?&|160;»

Il y en eut, parmi les femmes, que leurspressentiments trompèrent. Elle ne fut pas de celles-là. Le 18avril, dans le courrier de la mairie de Condé, il y eut un avisofficiel marqué du timbre de la cinquième armée, que commandait vonGallwitz. Ce fut le «&|160;greffier de mairie&|160;» qui l’ouvrit.«&|160;La 4 e compagnie du 17e régiment deréserve, XIIe armée, regrette de vous faire savoir quele nommé Nicolas Baltus a disparu dans les combats du 15 courant.Elle prie les parents, dès qu’ils auront des nouvelles, de lescommuniquer à la compagnie. Ce soldat était d’une extraordinairebravoure.

»&|160;Le capitaine&|160;:(illisible).&|160;»

Le «&|160;greffier&|160;» garda la lettre,d’abord, sans en rien dire à personne. Le lendemain seulement,après l’heure du courrier, – il avait espéré on ne sait quoi, undémenti, un avis nouveau, ce qui ne pouvait venir, – il entra dansla cuisine, où se trouvait Marie, et dit qu’il y avait desnouvelles, qu’elles n’étaient pas mauvaises tout à fait, maisqu’elles n’étaient pas bonnes non plus. La femme répondit&|160;:«&|160;Donne le papier, je suis forte.&|160;» Quand elle eutparcouru l’avis, elle demanda&|160;: «&|160;Baltus&|160;? disparu,cela ne veut jamais dire mort, n’est-ce pas&|160;? – Mais non,heureusement&|160;! Il n’est pas revenu, le soir, ni le lendemain,ni le surlendemain peut-être, à sa compagnie… Cela arrive souvent…Peut-être prisonnier&|160;?…&|160;»

Le pauvre homme regretta, par la suite,d’avoir essayé de la consoler. Elle était d’âme héroïque. Elle setut. Elle disparut presque du village où elle habitait. Désormais,on ne la vit plus causer sur le pas de la porte, acheter deslégumes chez Noiron, quand elle en manquait&|160;; elle refusad’assister aux réunions où ses amies, même en deuil d’un enfant,acceptaient de se rendre&|160;; elle n’accueillit pas celles quivoulaient lui parler de sa peine, levant seulement la main, etfaisant signe d’effacer les mots qui traversaient l’air&|160;:«&|160;Inutile, je vous remercie&|160;; laissez-moi.&|160;» On luiobéit promptement, et plusieurs dirent&|160;: «&|160;Marie Baltuss’en va de chagrin.&|160;» Même Léo, son beau-frère, ne put obtenirqu’elle sortît de la perpétuelle contemplation de ce petit visageblond, disparu. «&|160;Car vous lui parlez&|160;? demandait-il, voslèvres remuent&|160;! – Oui, tantôt à lui, tantôt à Dieu. – Queleur dites-vous&|160;? – Qu’il revienne&|160;!&|160;» Il falluts’accoutumer à une douleur qui refusait l’amitié et la pitié. Chezelle, Marie Baltus demeurait la ménagère attentive, ennemie de lapoussière, de la tache et du retard, peu accueillante aux gamins del’école qui venaient rôder trop près de la cuisine ou du jardin,obéissante envers son mari, tendre pour Orane, qu’elle embrassaitparfois si fort que la petite songeait&|160;: «&|160;Sûr, ellecroit embrasser Nicolas&|160;!&|160;» Mais la santé, qui avaittoujours été médiocre, déclinait. Marie Baltus, en quelques mois,avait perdu toute fraîcheur et toute jeunesse. Son long visage, soncou, ses mains étaient si pâles que des enfants, jouant sur laplace et voyant passer la femme de l’instituteur, avaient rapportéchez eux&|160;: «&|160;Nous avons vu la maman blanched’Orane&|160;», et que le nom lui était resté. Plusieursl’appelaient «&|160;la maman blanche&|160;». Mais bientôt un autresurnom lui fut donné, plus étrange.

Entre ces deux époques, il y eut la fin de laguerre, et tant de choses alors, qui émurent chaque homme ou femmevivant en ce monde.

Chez les Baltus, l’un des premiers événementsqui marquèrent cette époque, fut le retour de l’abbé Gérard.

Jusqu’en juin 1918, la famille n’avait eu delui que bien peu de nouvelles, quatre ou cinq lignes, d’unebanalité sévèrement contrôlée, écrites sur des cartes postales quiarrivaient, soit à Condé-la-Croix, soit à la Horgne-aux-moutons,avec des retards considérables. Tout à coup, vers le milieu dumois, un après-midi que le chef de ferme, les femmes, les enfantsengagés à la place des hommes pour travailler aux champs, étaientdescendus vers les prés, pour faucher et faner le foin, le maigreabbé au nez mince et courbé, l’abbé qui ressemblait maintenant à unvieux moine, absorbé dans la méditation de la mort et par elleadouci, monta jusqu’à la grande maison familiale, heurta trois foisle bois de la porte, du bout de son bâton de noisetier sauvage, et,n’ayant pas eu de réponse, s’assit sur la marche du seuil.

Ce fut Orane, – on la voyait souvent à laferme, – qui le reconnut d’en bas, de la bordure du pré où elletravaillait. Ce fut sa voix claire, lancée au frémissement de deuxlèvres tendues, qui cria&|160;:

–&|160;L’oncle Gérard&|160;! C’est lui&|160;!La guerre est donc finie&|160;?

Elle n’était pas finie, la guerre&|160;; lesAllemands avaient relâché l’abbé Baltus, sans plus de raisonapparente qu’ils n’en avaient eu pour l’arrêter. Ils lui avaientdit, un matin&|160;: «&|160;Vous êtes libre.&|160;» Les Lorrains,empressés de trouver, aux événements mystérieux, un petit aird’espérance, disaient&|160;: «&|160;La très dure nationfléchit&|160;: elle doit être mal nourrie.&|160;»

Ils étaient soutenus, dans cette heureusedisposition d’esprit, par les rumeurs qui couraient la Lorraine. Onse gardait de parler trop librement sur la place publique, maisdans les chemins, dans la forêt, ou dans les maisons, quand on setrouvait entre Lorrains, on se racontait des nouvelles quin’étaient pas toutes vraies, mais qui étaient toutes bonnes. Desanciens, qui avaient eu tant de raisons de pleurer, reprenaientl’habitude de rire. On voyait une flamme brève au coin de leursyeux, quand on leur demandait&|160;: «&|160;Comment çava&|160;?&|160;» et qu’ils répondaient&|160;: «&|160;Ça va trèsbien.&|160;» Le mot d’armistice, – quel mot&|160;! – sifflait déjàsous les branches des pruniers, oiseau de passage dont le chantétait doux. À Condé-la-Croix, les premiers qui le prononcèrentfurent des enfants du pays, venus en permission, et quidirent&|160;: «&|160;Les soldats allemands n’en veulent plus, de laguerre&|160;; ils se sentent battus&|160;: l’armistice n’est pasloin.&|160;» En septembre, qu’est-ce qu’on apprend&|160;? Et lanouvelle, cette fois, est tout à fait sûre&|160;: l’Empereur estarrivé, à Courcelles-Chaussy, le 23, dans l’après-midi, par trainspécial. Tout le monde le connaît, le château de l’Empereur, àquinze kilomètres de Metz. Tout près de la gare de Courcelles, lechâteau jaune d’Urville, qui n’a point l’air impérial, quel’Empereur avait acheté faute de pouvoir acquérir Pange ou quelquenoble demeure ancienne, et où, pas une fois depuis 1910, le«&|160;seigneur de la guerre&|160;» n’a reparu. Qu’est-il venufaire&|160;? commander le déménagement. Il est resté un quartd’heure à peine, le temps de choisir ce qu’on devait emballer. Sontrain spécial l’attendait, à deux cents mètres de là. Quelquesjours après, les tentures ont été détachées par huit serviteurs dela maison impériale, et les pendules, les lustres mis dans descaisses, les fauteuils, les canapés, les chaises, entassés, lespieds en bas ou les pieds en l’air, dans les voitures qui lesemportent directement à Berlin. On ne s’est pas caché. Cela ne futpas le déménagement à la cloche de bois. Des curieuxs’approchèrent, cachés dans les massifs du petit parc bourgeois, ousur la route, près de la halte, et ils virent que l’hôteindésirable comptait bien ne pas revenir. Dans les fermes de laplaine, dans celles qui bordent la forêt Sarroise, et au fond desboutiques, tout le long des rues des petites villes, l’aventure areçu bon accueil. La Lorraine ne doute plus de sa délivrance. Ellemurmure, à huis clos&|160;: «&|160;Bon voyage, Guigui&|160;!&|160;»En octobre elle connaîtra que le temps est tout proche.

Cette fois, la nouvelle paraît d’abordinvraisemblable. Elle est vraie cependant. L’Empereur a quitté lefront de bataille de Saint-Mihiel&|160;; il a pris, comme lesmeubles d’Urville, la direction de l’est&|160;; il arrive àVatimont, un village sur la grand’route de Sarrebrück. Bien destémoins sont là, postés derrière les vitres des fenêtres, pères,mères, enfants, en grappes, retenant leurs voix. Car l’Empereur vapasser, accompagné d’un état-major d’officiers de guerre et deCour. Les soldats sont alignés le long des rues et sur laplace&|160;; les commandements ont retenti&|160;; les musiquesannoncent que le voici. Le voici, en effet, à cheval, accompagné,flanqué étroitement, botte à botte, de colosses en uniforme«&|160;feldgrau&|160;». Il est sombre, il est voûté, il passe dansle silence, après que la fanfare s’est tue. Et les plus audacieuxdes spectateurs, ceux qui ont soulevé le rideau, aperçoivent queles troupes sont sans armes. Est-il possible&|160;? Pas unfusil&|160;! Pas un revolver&|160;! On a eu peur d’un mauvaiscoup&|160;: on a désarmé les compagnies d’honneur&|160;! L’Empereurn’est plus sûr de rien, si ce n’est du désastre.

Et alors, ce furent les grandes dates denovembre. Le dimanche 10 novembre 1918, la nuit venue, leshabitants de Condé-la-Croix étaient dans leurs lits, excepté ledirecteur de l’école, qui corrigeait des cahiers, et le mitron demadame Poincignon, le grand mitron demi-nu, enfermé dans une caved’où l’ahan s’échappait avec la régularité d’une détonation demoteur. Une nuit calme, des nuées disjointes, pâles, qui venaientde France. Au dixième coup de dix heures, voici la cloche del’église, la seule à présent, la petite, car les deux grosses, il ya beau temps qu’elles ont été descendues de la tour, chargées dansun wagon, envoyées à Essen et fondues pour la guerre&|160;: voicila cloche qui se met à sonner, d’abord irrégulièrement, maniée pardes mains inexpertes, puis à grandes volées presque régulières.Qu’y a-t-il&|160;? le feu&|160;? Jacques Baltus écoute un moment,jette sur ses épaules un vieux caban, pendu à un clou du cabinet detravail, et prend son bâton d’épine dure.

–&|160;Où vas-tu, Baltus, à cetteheure-ci&|160;?

Du bas de l’escalier, il répond enhâte&|160;:

–&|160;Ne te tourmente pas, surtout ne te lèvepas… C’est une réquisition, pour sûr. Le greffier de mairie doit yaller&|160;: le maire est malade. Reste en paix, Marie&|160;: Oraneest près de toi&|160;!

La cloche sonne toujours.

Il fait froid dehors. Baltus descend à grandspas. Une lumière, deux, trois, aux fenêtres du côté de la gare. Ily aura des compagnons. Une ombre sort de la maison duvétérinaire.

–&|160;Hé, par là, Chardat&|160;!

–&|160;Je vous vois à peine dans l’ombre…monsieur Baltus&|160;!

–&|160;Oui, c’est moi, venez vite. Où estl’incendie&|160;?

–&|160;Peut-être dans la campagne. Ici, rien,c’est sûr.

–&|160;Descendons ensemble.

Ils descendent&|160;; deux, trois, six hommes,les yeux mal éveillés, se joignent à eux. Presque au bout duvillage, à gauche, il y a la petite place de l’église&|160;:oh&|160;! qu’est-ce que c’est que cela&|160;? L’église est ouverte,les lampes électriques l’illuminent comme aux fêtes&|160;: elleséclairent le terrain devant le portail, et le bas des premièresmaisons de la place. Mais là, sur les marches du péristyle et àl’intérieur, ces hommes&|160;?… des soldats allemands&|160;!«&|160;Serrons-nous, les enfants&|160;!&|160;» dit Baltus à voixbasse. La cloche continue de se démener. Ils entrent tous les huit,franchissant la porte de l’église, huit Lorrains en gilet detricot, culotte et sabots&|160;; trois seulement ont eu le temps deprendre leur veste de travail. Baltus va droit au bénitier. Ilcommence par se signer. On l’a laissé se porter en avant, commes’il était le chef. Il y a, près du bénitier, quatre soldats, deuxcouchés sur les chaises, deux assis, la tête tournée vers lesLorrains.

–&|160;Que faites-vous ici&|160;? demandeBaltus. Pourquoi sonnez-vous&|160;? Je suis l’instituteur de Condé,et le greffier de la mairie.

–&|160;Où est le maire&|160;?

–&|160;Malade.

Le vieux «&|160;feldgrau&|160;», qui est leplus proche de lui, n’a ni casque ni calotte de drap sur la tête.Il est coiffé d’une casquette de laine à oreilles, et il n’a aucungrade, à moins que… Mais oui, ces pattes de drap rouge, cousues surses épaules avec de la ficelle, et ces yeux surtout, luisantsd’ironie et de mépris à travers les lunettes, le nez gonfléd’orgueil de la lourde brute importante, la barbe fauve que latête, en se renversant en arrière, porte en avant, versBaltus&|160;: ce doit être, sinon un officier, du moins un hommequi prétend commander. Il a bu&|160;: ses paupières le disent, etaussi les mèches mouillées et tordues de sa barbe.

–&|160;Pourquoi sonnez-vous la cloche&|160;?répète Baltus.

–&|160;Parce que ça nous plaît, aux camaradeset à moi.

–&|160;Qui êtes-vous&|160;?

Plusieurs gros rires montent sous les voûtes,et se mêlent aux appels de la cloche. Mais, en même temps, desLorrains du village, hésitants d’abord, étonnés, puis décidés enapercevant Baltus, et Chardat, et d’autres, pénètrent dansl’église. Les intrus commencent à s’émouvoir. Les deux dormeurs selèvent. Partout, dans la nef, on voit le mouvement des têtes qui setournent vers la porte.

–&|160;Monsieur le greffier du maire, ditl’homme roux, nous sommes un conseil de soldats… Vous ne savez pasce que c’est&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Vous l’apprendrez plus tard, vous enverrez d’autres. Nous arrivons du front. L’armistice sera signédemain.

–&|160;Ah&|160;!

–&|160;Ça vous fait plaisir, je le vois&|160;?À nous aussi. Nous rentrons chez nous. Et sur le passage, noussonnons la fête du peuple… Les Français vont nous suivre. Danstrois ou quatre jours, ils seront ici… Je vous étonne, évidemment…Regardez les camarades&|160;: ils peuvent certifier ce que jedis.

Des cris s’élèvent de la nef, de la tribunelà-haut, de l’escalier du clocher.

–&|160;Oui, oui&|160;! la guerre estfinie&|160;! Finie&|160;!

Tous les soldats couchés sur les bancs ou leschaises se redressent. Il y en a beaucoup. On entend un bruit defusils et de sabres heurtant les dalles.

Très maître de lui, l’instituteur, qu’unedouzaine d’habitants ont maintenant rejoint, et pressent enarrière, considère la troupe campée en désordre dans l’église. Rienque des uniformes de simples soldats. Cependant, le long du mur dedroite, ces trois Allemands, serrés, assis, très droits, maistournés de façon qu’on ne puisse voir leurs visages&|160;?…L’étoffe et la coupe de l’uniforme, l’attitude, la honte même,est-ce que ceux-là&|160;?…

–&|160;Il n’y a plus d’officiers, dit lecamarade roux&|160;; nous les avons mis à la suite… Dites donc, jecrois que vous nous comptez&|160;?

–&|160;Précisément.

L’homme lève la tête, aussitôt menaçant&|160;;il est aussi grand que Baltus, et plus jeune.

–&|160;Eh&|160;! tête de Français, nous sommesarmés&|160;!

Avec un fracas d’armes, des jurons, des criscontre les Lorrains, les membres du conseil de soldats se mettentdebout, et, par l’allée centrale de l’église, en troupe serrée,s’approchent. Le vétérinaire se penche à l’oreille de Baltus.

–&|160;Prends garde&|160;; la moitié sontivres.

Sans paraître le moins du monde ému,l’instituteur demande, très haut&|160;:

–&|160;C’est vrai, je ne puis pas savoir lenombre. Dites-le-moi&|160;: j’ai l’intention de vous offrir lecafé.

–&|160;Tiens, tiens&|160;! répondent des voixqui rient.

–&|160;À la condition que vous continuerezvotre route, lorsque vous aurez bu, oui, je vous offre le café.Bien des gens de la campagne seront ici dans un quart d’heure, vouscomprenez. Il pourrait y avoir des malentendus. Chardat, mon ami,allez donc prévenir le cafetier de la Pomme de Pin,voulez-vous&|160;?

Le bas de l’église est plein d’hommes àprésent, soviétisants et Lorrains les uns en face des autres,incertains, formant deux groupes séparés par la largeur de troisdalles. Le «&|160;feldgrau&|160;» à la barbe rousse crie&|160;:

–&|160;Chargez vos fusils, et sortez&|160;!nous allons boire le café. Vous payez aussi l’eau-de-vie, monsieurle greffier du maire&|160;?

–&|160;C’est l’habitude, ici.

–&|160;Sans cela, nous enprendrions&|160;!

–&|160;N’exagérez pas, répond Baltus.Dépêchez-vous&|160;: cela vaut mieux. Vous avez si bien sonné lacloche que les gens du pays sont tous éveillés, à présent. J’aicru, d’abord, qu’elle sonnait pour un incendie.

–&|160;C’en est un&|160;! dit l’Allemand.

–&|160;Vous ne serez pas étonné de ce que jevais ajouter&|160;: j’ai donc envoyé, aussitôt, des jeunes gens, àbicyclette, prévenir les hommes des fermes, et ceux des communesvoisines, ceux de Creutzwald d’abord.

Cela était dit sous la voûte du porche. Lalueur sortant de l’église faisait un clair tunnel dans la nuit, etlaissait voir une centaine d’habitants de Condé, hommes, femmes,qui se tenaient rassemblés en deux masses compactes, comme ledimanche, après la messe. Mais à peine avaient-ils aperçu lessoldats allemands, ils se taisaient&|160;; les hommes faisaient seretirer les femmes au second rang. Quand le chef roux du sovietapparut, la foule, d’elle-même, s’écarta. Plus personne devant lui.À droite, à gauche, des hommes protégeant des femmes&|160;: lepassage était ouvert.

–&|160;En rangs&|160;! cria le chef&|160;; quepersonne ne tire&|160;!

Il bourra, d’un coup de poing, l’épaule deJacques Baltus.

–&|160;Expliquez à vos administrés ce que jevous ai dit&|160;!

Baltus s’avança, et dit&|160;:

–&|160;La guerre est finie&|160;! L’armisticesera signé demain&|160;! Voici les premiers éléments des troupesallemandes, qui regagnent leur pays. Laissez-les passer. Ils neferont de mal ni aux gens, ni aux maisons. Écartez-vous&|160;! Pasun mot&|160;! J’ai promis.

Il était étonnant d’aisance et d’autorité, cegrand maître d’école, tête nue, vêtu à la diable, les yeux ardents,dans la clarté du porche de l’église. La race, et l’habitude detenir une classe d’enfants, lui faisaient, en cette minute, unvisage de vieux chef de guerre. Les Lorrains le regardaient, et setaisaient. La lueur des lampes électriques coulait, comme au début,sur la terre nue, molle et libre.

Alors, la colonne se mit en marche&|160;:soixante hommes, que l’homme à la barbe rousse avait secoués, etrassemblés sous les orgues. Il allait en avant, sans autre armequ’un revolver au poing, sans casque, une canne dans la maingauche, et Baltus, otage évidemment, et qui acceptait le rôle,marchait près de lui. Le défilé devait faire rire les habitants deCondé-la-Croix, plus tard, pendant des mois, et, même en ce moment,il y eut des hommes qui eurent la bravoure de rire, sans bruit,mais les lèvres écartées, et les dents luisant dans la nuit.Spectacle inimaginable&|160;! La révolution avait fait, d’unecompagnie de l’armée impériale allemande, une troupe de masques. Lamoitié des hommes avaient jeté leurs fusils, leurs baïonnettes,leurs cartouchières&|160;; ils n’avaient gardé que leurs bidons,qui devaient être vides, à voir ces trognes allumées, ces autrespâles, farouches, capables d’une seule expression, et d’un seulcri&|160;: «&|160;La guerre finie&|160;! plusd’officiers&|160;!&|160;» Une dizaine avaient encore lecasque&|160;; les autres étaient coiffés de casquettes, de vieillestoques militaires, même, une demi-douzaine, de chapeaux hauts deforme, volés dans les villages français du front. Ils défilaientsans cadence, en désordre, deux ensemble, ou trois, ouquatre&|160;; on entendait, entre les cris et les commencements decouplets, les notes d’une musique grêle, que des rires sonoresencourageaient. On se penchait pour découvrir les musiciens&|160;:c’étaient deux membres du conseil des soldats, dont l’un jouait dela guitare, l’autre de l’accordéon. Et les soixante, titubants,bruyants, dépassèrent le seuil de l’église, descendirent les troismarches, inclinèrent à droite, vers l’Allemagne. Au dernier rang,il y avait deux, hommes, chargés d’une mission de confiance, et quila remplissaient. Ceux-là étaient armés, ils se retournaient àchaque instant, l’un ou l’autre, car, derrière eux, venaient ceuxqui ne faisaient point partie des hommes libres, ceux qui nechantaient pas, ne criaient, pas, et regardaient à terre. C’étaientles prisonniers du soviet&|160;: ils levaient le bras, souvent,pour cacher leur visage. Il y avait un gros homme, au milieu, quis’efforçait de marcher correctement, comme il avait appris auxautres à le faire, et dont le front et les joues étaient couvertsde sueur. La honte et la fatigue, la conscience qu’il ne pouvaits’échapper, lui faisaient un visage digne de pitié, mais qui avaitdû être effroyablement dur, aux jours de prospérité et d’autorité.Les deux plus jeunes qui le flanquaient, tous deux élancés,nerveux, n’accusaient aucune lassitude, aucune diminution del’orgueil du rang et du sang. L’un avait la figure imberbe, l’autrede fines moustaches cassées et relevées, à la mode impériale. LesLorrains qui purent rencontrer les regards de ces deux lieutenantsdégradés par leurs soldats et traînés à la remorque, ont racontédepuis que c’étaient là les seuls hommes de cette tourbe. Les deuxlieutenants avaient jeté sur leurs épaules un manteau noir, pourqu’on ne vît pas que les insignes du grade avaient été arrachés.Une femme, – allemande sans doute, – cria&|160;: «&|160;Vivel’armée&|160;!&|160;» Ils tournèrent la tête vers elle, et ne lavirent pas.

–&|160;Plus vite&|160;!

La voix, qui venait du premier rang, là-bas,dans la nuit, devait être celle du chef du conseil. Ils passèrent.Derrière eux, les deux groupes de Lorrains et de Lorraines sefondirent en un seul, où la rumeur s’accrut, et devint joyeuse,quand les pas lourds s’éloignèrent. Quelques amis, le vétérinaireChardat, l’épicier Noiron, et l’énorme charpentier Cabayot, avaientsuivi, à peu de distance, la compagnie révoltée. Ils voulaientsavoir ce qui arriverait à Baltus, et, au besoin… Un seul avait unrevolver, arme prohibée, mais il le tenait caché, la main droitedans la poche de son veston.

Après que la colonne eut monté la côte,jusqu’à l’endroit où s’ouvrait la place de l’école, et descendu unecinquantaine de mètres au delà, Baltus dit au chef dusoviet&|160;:

–&|160;Voici l’auberge de la Pomme de Pin.Entrez-vous&|160;? On vous attend.

Il y avait, en effet, de la lumière aux deuxfenêtres d’en bas.

–&|160;Inutile, fit l’homme&|160;; lescamarades sont reposés… Nous allons chez nous, vous comprenez. Laguerre est finie. Adieu&|160;!

–&|160;Adieu&|160;!

Au milieu de la seconde rue de Condé, àl’entrée d’un sentier qui remonte vers la Sarre, un moment après,des cris sauvages s’élevèrent&|160;: les soixante hommes durentcrier ensemble. Quelles paroles et pourquoi&|160;? Nul ne perçutles mots&|160;: injures adressées aux Lorrains&|160;? révolte deces énergumènes contre le soldat qui avait refusé de les laisserboire encore&|160;? Trois autres cris furent entendus, à peud’intervalle, mais assourdis&|160;: le conseil des soldats devaits’être engagé sous les futaies des grands bois d’Uberherrn, dansune des lignes de la forêt Sarroise. Baltus, demeuré sur la route,en face de l’auberge, pensa&|160;: «&|160;Ils ont dû passer bienprès de la Horgne-aux-moutons&|160;! S’ils étaient entrés chez monfrère&|160;!&|160;»

Mais il n’avait pas le droit de songer auxsiens, en ce moment. La foule le tenait, la foule délivrée. Ilétait entouré par les amis qui l’avaient suivi, il le fut bientôtpar ceux qui accouraient, hommes et femmes. Parmi les femmes, il yavait la petite veuve tranquille, la boulangère. Elle était venueau tocsin, l’une des premières, habillée, coiffée à l’ordinaire,vêtue même de sa robe des dimanches. Deux fois, elle avait étérudoyée par un des Allemands qui gardaient la porte de l’église.Et, à présent, légère, elle arrivait, plus pressée que les hommes,apparition blanche en avant de leur groupe.

–&|160;Bravo, monsieur Baltus&|160;!Bravo&|160;! Les voilà partis, hein&|160;? Grâce à vous&|160;!

Elle attendait, essoufflée, contente d’êtrepremière, les hommes qui, eux, tendirent les mains&|160;:

–&|160;Oui, bravo, Baltus&|160;! Tu as eu uneriche idée, de leur dire que les habitants des villages allaientvenir voir ce qui se passait chez nous. Est-ce que, vraiment, tuavais envoyé à Creutzwald&|160;?

–&|160;Personne&|160;!

–&|160;Des bicyclistes&|160;?

–&|160;Je n’aurais pas eu le temps&|160;: j’aicouru tout de suite à la cloche…

–&|160;Très fort ce que tu as faitlà&|160;!

–&|160;Écoutez&|160;!

Tous se turent. Le vent venait de France, et,cependant, du côté de l’Allemagne, on entendait chanter en partieces soldats révoltés et travestis, que l’esprit de révolution avaitreformés en tribus et jetés contre la patrie. En approchant del’Allemagne, sous la voûte des forêts, quelque chose de l’ancienusage leur revenait dans la mémoire et dans le sang. Le chantqu’ils chantaient, bien que la distance ne permît pas de le suivretout entier, était grave et religieux. Le vieux dieu du Rhinreprenait ses fils, un à un.

–&|160;Ce sont des choses que nous n’aurionspas imaginées, dit Baltus, et des ruines aussi surprenantes quecelles qu’ils ont faites. Si toute l’armée allemande ressemble àces gens-là, nous passerons de mauvais moments, mes amis. Il fautveiller. Moi, je ne me coucherai pas. Je serai derrière la fenêtredu premier, qui ouvre sur la place. Si j’entends du bruit, je coursà l’église, et je sonne la cloche, et vous viendrez de nouveau. Ilfaudrait bien un autre veilleur, dans le bas du bourg. Y a-t-il unvolontaire&|160;?

–&|160;Moi&|160;! dit une voix.

–&|160;Très bien, Cabayot. S’ils ne sont pasplus de dix, tu n’auras qu’à te montrer pour les faire filerdoux&|160;! Bonne nuit, mes amis, je remonte à mon poste.

Serrant la main du grand charpentier, puis desautres, saluant de la tête madame Poincignon, il ouvrit la porte del’auberge, et dit en riant&|160;:

–&|160;Soixante mauvais clients partis, monpauvre Grimard&|160;; ne les regrette pas&|160;! Pour les frais,j’arrangerai cela avec le maire. Que diable&|160;! tu étais enservice commandé&|160;!

Et il remonta vers l’école, qu’on apercevaitdans la nuit, ombre vague, où brillait, tout en haut, un pointlumineux. Marie attendait Baltus. Elle ouvrit la porte, au bruitdes pas qui s’approchaient.

–&|160;Ah&|160;! que j’ai eu peur&|160;! Tevoilà sauvé… Ils ont crié&|160;: «&|160;Vive Baltus&|160;!&|160;»les gens d’ici. Et ils ont eu raison.

Elle ferma la porte, poussa les deux verrous,donna un tour de clé, puis, mettant la main sur l’épaule de sonmari, qui tâtait du pied la première marche del’escalier&|160;:

–&|160;Jacques, as-tu pensé à tonfils&|160;?

–&|160;Non. Pourquoi&|160;?

–&|160;Ils revenaient du front, ces«&|160;carnavaux&|160;»-là&|160;; peut-être de Verdun&|160;?Ah&|160;! je vois bien que tu n’es pas comme moi, toujours occupéede lui…

–&|160;Va, Marie, va… J’irai là-bas, s’il lefaut, une fois encore, deux fois… Nous arriverons à savoir… Non, jene pouvais pas leur parler de ces choses-là, il fallait délivrer lebourg… À présent, je monte dans la soupente… Je dois veillerencore. Donne-moi le gros manteau.

Quand ils furent arrivés au premier étage,Marie donna le gros manteau d’une étoffe usée, mais épaisse d’undoigt, une sorte de cape longue, qui avait servi à couvrir leschâssis du jardin, par certaines nuits de printemps.

Et la paix des choses ne fut plus troublée.Mais beaucoup de gens ne purent reprendre leur sommeil interrompu.Il y eut des lames de lumière sous les volets, et des reflets surla route montante ou descendante, jusqu’aux premières heures dujour.

Le matin du lendemain, 11 novembre, futéclatant et presque doux. On découvrait, dans la cuve du chemin baset des terres labourées, un vaste lac de brume, déjà en mouvement,et qui s’envolait par flocons, sans hâte, caressant les labours,puis les arbres de la route de Sarrelouis, puis ceux du Warndt. Lesgens de Condé se levaient en retard. Ils changeaient les projetsqu’ils avaient faits la veille. «&|160;Non, je n’irai pas dans laforêt&|160;», ou bien&|160;: «&|160;Je ne veux pas faireaujourd’hui le voyage de Boulay. J’irai la semaineprochaine.&|160;» La joie de l’armistice, la crainte aussi qued’autres bandes de soldats ne traversassent la contrée, divisaientles esprits. Il fut bêché, ce matin-là, dans les jardins et lesvergers, plus de terrain qu’on n’en voyait remuer à pareilleépoque, depuis des siècles. On restait au ras de la maison. Desmères avaient recommandé à leur fille&|160;: «&|160;Si lesPrussiens sont annoncés, tu iras te cacher dans les fossés et dansles bouillées de saules des prairies du Nassau.&|160;» Baltus n’eutpresque pas d’écoliers, à huit heures.

Mais, pour la classe de l’après-midi, lesenfants vinrent au complet. Ils étaient énervés. On leur avait ditque l’armistice avait été signé&|160;; que les hostilités devaientêtre suspendues depuis onze heures, et, sans comprendre l’immensitédes mots, ils répétaient ce qu’avait dit le père ou la mère, devanteux&|160;: «&|160;La victoire est aux Français&|160;; on va lesrevoir avant trois jours&|160;; c’est un Prussien qui l’a dit àpapa.&|160;»

La salle de classe était pleine de rumeurs etde mouvements. Cependant, l’instituteur ne grondait pas, lui, sisévère. Il avait des distractions&|160;; il regardait par lafenêtre&|160;; il se taisait, pendant des minutes entières. Lesenfants remuaient les jambes, sous les tables. Ils devinaient quela traversée du ciel, une dernière fois, ce jour-là, était permiseaux bourdons, aux abeilles et aux mouches, et qu’il y avaitpromenade, pour les bêtes de l’air, à quoi ils ressemblent, eux,quand ils jouent. Et ils n’auraient jamais osé demandercongé&|160;; non, ces choses-là ne peuvent être accordées que parles autorités qui écrivent sur du papier à en-tête, outélégraphient des ordres, mais qu’on ne voit jamais àCondé-la-Croix&|160;; une idée pareille ne serait jamais venue àces écoliers blonds de Lorraine&|160;: ils laissaient voir,pourtant, que la journée de l’armistice n’aurait pas dû ressembleraux autres. Maître, élèves, tous, ils avaient l’âme en voyage. Verstrois heures, un nuage s’étant écarté, qui avait caché le soleilpendant dix minutes, une rayée de lumière et de chaleur vive entradans la salle de classe. Elle passait au-dessus des enfants, maiselle illuminait, elle éclaboussait les épaules et la tête du maîtreassis dans la chaire. Il sentit la brûlure, porta la main à sajoue, contempla, un long moment, la place bordée de maisons, lesdeux rues soudées à la place, la belle campagne au delà, et cethomme en deuil se mit à rire silencieusement.

–&|160;Qu’a-t-il&|160;? se demandaient lesélèves.

Aucun bruit dehors. Personne ne devaittraverser la place.

Le maître ne parlait pas, il avait l’airabsent. M.&|160;Baltus, ébloui par tant de clarté, avait fermé lesyeux, et demeurait là, dans le rayon, tourné vers le village, et ilriait.

–&|160;Qu’a-t-il donc&|160;?

Il n’entendait même pas les deux fils dufacteur Renguillon qui faisaient rouler des billes, sur le dernierbanc de la classe, dans une enceinte de livres et de plumiers. Non,il devait penser à des choses gaies&|160;; les rides de son front,même la grosse entre les sourcils, s’étaient effacées. On le vit selever, saisir la poignée de fonte, et ouvrir la première baie,toute grande, comme au plein été. Puis il dit&|160;:

–&|160;Mes enfants…

Il parlait français, à présent&|160;! Enclasse&|160;! C’était défendu. L’attente d’un grand événementsaisit les écoliers. Les petits Renguillon s’arrêtèrent de joueraux billes. L’instituteur les regardait maintenant avec des larmesau coin des yeux&|160;!

–&|160;Mes enfants, qui sait la chansonfrançaise&|160;?

–&|160;Moi&|160;! moi&|160;! moi&|160;!

Trois petites voix répondirent d’abord, puistrois autres, et six bras se tendirent vers la chaire.

–&|160;Toi, Mansuy Renguillon, chante lachanson française, puisque la guerre est finie&|160;!

Sans demander s’il fallait se lever, Mansuy seleva.

C’était le plus grand de la classe. Fier del’honneur, et de voir toutes les têtes vers lui, il regarda lescamarades, tout riant, et il chanta&|160;:

Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine,

Et, malgré vous, nous resterons Français&|160;!

La jolie voix, qui s’envolait&|160;!

–&|160;Non, pas cela&|160;! dit Baltus. Lachanson française, c’est la Marseillaise.

–&|160;Je la sais, monsieurl’instituteur&|160;!

–&|160;On va bien voir. C’est moi qui entonne,vous chanterez avec moi, les gars de Lorraine, si vous savez…

Comment ces vieux mots de France, peu usitésen Lorraine, lui venaient-ils à l’esprit&|160;? Vague de fond, quis’étale au rivage.

Ayant battu une mesure pour rien, debout danssa chaire, Baltus commença donc, de sa forte voix&|160;:

Allons, enfants de la Patrie,

Le jour de gloire est arrivé…

Les écoliers suivirent. Ils ne chantaient pastous&|160;; plusieurs ne savaient que la moitié de l’air, d’autresque la moitié des paroles, et la prononciation n’était pasirréprochable. Mais l’entrain y était. Les notes aux timbresdifférents, les mots écorchés et reconnaissables, sortaient par labaie ouverte, et visitaient les maisons du village. Les anges de lanuit de Noël, antiques chanteurs de la paix, durent sourire dansles cieux.

Il y en avait, par le village, des femmes quiécoutaient, s’arrêtant de remettre la vaisselle dans ledressoir&|160;; il y en avait, des filles appliquées au travail decouture, derrière le contrevent à demi fermé, comme enjuillet&|160;; il y en avait des hommes, surpris, dans les jardins,par la chanson française, l’ancienne chanson prohibée, s’arrêtantde bêcher&|160;! La troisième fois que les écoliers etl’instituteur de Condé chantèrent le refrain de laMarseillaise, une voix du dehors se mêla à toutes cellesqui s’échappaient de l’école&|160;; au quatrième couplet, ce futtoute une foule qui répondit&|160;: voix de femmes et voixd’hommes, voix hautes et voix graves, qui durent courir dans lesvallées, bien loin, et apprendre aux villages voisins que le jourdu 11 novembre n’avait point eu, depuis longtemps, son pareil. Lerefrain achevé, sous les fenêtres de la classe, desapplaudissements, des bravos en français et en allemand, et son nomvingt fois crié, apprirent à Jacques Baltus que les gens de Condétrouvaient bonne sa manière de fêter l’armistice. Il se pencha etdit, en riant, à ceux du dehors&|160;:

–&|160;Excusez&|160;! nous chantions pournotre plaisir. Ne faut pas vous déranger&|160;! On fera la fêtequand les Français seront là&|160;!

–&|160;Bravo&|160;!

Une femme cria&|160;:

–&|160;Non, pas bravo&|160;! Il en fait troppour les Français.

On grogna dans la foule. L’instituteur sepencha, et reconnut les cheveux blonds mousseux.

–&|160;Et pourquoi donc, madamePoincignon&|160;?

–&|160;N’êtes-vous pas trop bon poureusses&|160;?

–&|160;Eh&|160;! que dites-vous là&|160;?

–&|160;Ils ne vous remercieront pas,allez&|160;! Ceux qu’ils préfèrent, ce ne sont pas lesmeilleurs&|160;!

Un vacarme véritable accueillit les propos dela boulangère. Elle fut entourée par des femmes du bourg, etreconduite, poussée plutôt jusqu’à la boulangerie, dont la porte,ouverte et fermée, fit trois fois sonner le timbre.

À chaque instant, le nombre des habitantsgrossissait devant l’école. Tout le village à peu près était là.L’instituteur ne pouvait plus empêcher ses élèves de monter sur lesbancs, sur les tables, d’ouvrir les deux autres baies,d’interpeller les gens de connaissance. Quelle imprudence d’avoirchanté si haut&|160;! Il fit signe qu’il allait parler. Il voulaitdemander à cette foule de se retirer, et de laisser le maîtred’école à son devoir quotidien, lorsque, au bas de la place, àl’endroit où elle se sépare en deux rues qui descendent à droite età gauche, un groupe d’hommes apparut. C’étaient les plus vieux deCondé, ceux qui avaient connu le temps français. Ils étaientsept&|160;; ils montaient vers la bâtisse en rumeur&|160;; un grandancien, tout blanc de moustaches, marchait en tête, et portait undrapeau tricolore au bout d’une perche de châtaignier. Le drapeau,c’est eux et leurs femmes, ou leurs filles, qui l’avaient fabriquéavec la toile d’un drap&|160;; c’est eux et elles qui avaient teintun morceau de l’étoffe en rouge, un morceau en bleu.

Et ils s’avançaient, fredonnant la marche deSambre-et-Meuse. Pauvres voix lasses ou faussées par l’âge&|160;!Tous ceux de la place s’étaient tus pour les entendre. Ilss’écartaient pour les laisser passer. Eux, les compagnons dudrapeau, à mesure qu’ils approchaient, ils se redressaient plusfièrement, voyant qu’on leur faisait accueil, et qu’on saluait letricolore. Où allaient-ils&|160;? droit à l’école. Oh&|160;! qu’ily a de belles minutes&|160;! Ils s’approchèrent de la porte del’instituteur. Car Baltus, devinant qu’on venait à lui, et nevoulant pas que la salle de classe fût envahie, l’avaitquittée&|160;; il allait apparaître sur la place. Dans le couloirde sa maison, il passa près de sa femme, immobile à l’entrée de lacuisine, et qui dit&|160;:

–&|160;Comment peux-tu chanter, toi qui n’aspas encore retrouvé ton fils&|160;!

–&|160;Marie, nous le retrouveronspeut-être&|160;!

Elle tressaillit à ce mot-là, qu’il disait parpitié.

–&|160;Marie, écoute-les&|160;! Ils apportentle drapeau. La France vient&|160;: faut-il pas larecevoir&|160;?

Il avait, en passant, pris la main de Marie,et Marie avait eu un pauvre sourire, qu’à moitié détourné, ilregardait encore.

–&|160;Ah&|160;! les hommes, dit-elle, commevous êtes&|160;!

Il n’entendit pas. Il ouvrit la porte. Devantlui, au bas des marches du perron, le vétéran des armées de 1870tendait la hampe du drapeau&|160;; l’étoffe rouge et un peu dublanc retombaient sur les épaules du vieux&|160;; la foulecriait&|160;:

–&|160;Prends le drapeau, Baltus&|160;!Promène-le par le bourg&|160;! Tu as reçu les Prussiens comme ilfallait&|160;: c’est à toi de le porter&|160;!

–&|160;Non pas&|160;!

L’ancien combattant continuait de tendre lebras et la hampe.

–&|160;Non pas&|160;! c’est à toi de leporter, mon vieux, à toi qui t’es battu&|160;! Nous irons côte àcôte&|160;! Viens avec moi&|160;!

Il passa le bras gauche sous le bras droit duvétéran&|160;; ils avaient l’air, serrés l’un contre l’autre,enveloppés dans les plis tricolores, d’avoir tous deux la main surla hampe, mais c’était le vieux seul qui tenait le drapeau, etjalousement. D’elle-même, l’assemblée s’ouvrit pour leur faireplace. Tous les froissements, toutes les plaintes de naguère, dutemps où Baltus faisait exécuter les réquisitions allemandes,étaient oubliés.

–&|160;Laissez-les passer&|160;!

La bise soufflait. Les deux hommess’avancèrent, longeant le mur. Tous les écoliers, sur trois ouquatre rangs, se pressaient aux fenêtres. Têtes roses, yeuxardents, lèvres ouvertes, ils regardaient le maître.

–&|160;Allons, bouquet fleuri&|160;! Vous êtesdu cortège&|160;! Descendez&|160;!

Une acclamation le remercia. On put croire quetout le mobilier de l’école volait en pièces. Ils se mêlèrent auxparents. Et il y eut des commencements de chansons dans lecortège&|160;; mais les gens de Condé ne savaient pas assez de motsfrançais, et ils ne voulaient pas chanter en patois lorrain, en cemoment, à cause des trois couleurs qui allaient devant. Baltusétait déjà au bas de la place, quand les derniers rangs quittèrentl’école. Il tourna à gauche&|160;; une petite couturière, dans laseconde maison, agitait un drapeau pas plus haut que la main, etqui devait être de sa façon, car le rouge était le long de lahampe&|160;: un qui savait, par hasard, lui chanta un demi-coupletde la Madelon. Plus loin, la porte du maire était fermée,et il y eut des poings qui s’abattirent sur les panneaux de bois.On descendit jusqu’à l’église, et beaucoup s’attendaient à ce quele cortège fît halte. Il continua&|160;; les dernières maisons dubourg furent laissées en arrière. Où prétendait aller Baltus&|160;?À la gare&|160;? Et qu’aurait-on fait là&|160;? Mais non&|160;:tout à coup, une émotion nouvelle saisit les cœurs. Comme la routeétait droite, tous les habitants purent voir, à trois cents mètresde Condé, que la tête du cortège s’engageait dans un chemin demoindre largeur, à gauche.

–&|160;On va au cimetière&|160;! dirent lesgens.

Les conversations, les vivats, lescommencements de chansons, tout le bruit cessa. Ce fut Baltus quiouvrit la vieille barrière peinte en noir et surmontée de la croix.Puis il reprit son poste, près du porteur de drapeau, et tous deux,suivis de la foule qui avait encore grossi, se dirigèrent vers lecalvaire érigé, aux temps anciens, au milieu des tombes. Tout lemonde observait Baltus. Quelle idée avait-il&|160;? Des mains duvétéran de 1870, il prit le drapeau&|160;; il l’éleva au-dessus detous ces hommes, de ces femmes, de ces enfants qui remplissaientl’avenue, et qui pour mieux voir, se glissaient entre les tombes,autour des croix de fer, de pierre ou de bois. Alors, lui, lemaître déjà ancien, le lien vivant entre ces hommes et ces enfantsde Condé, plantant le drapeau dans le piédestal du calvaire, dansune fente qu’il y avait là, au pied de la grande croix de fonte, ilcria&|160;:

–&|160;Pour que nos morts sachent que laLorraine est redevenue française, je leur donne le premierdrapeau&|160;!

Bien des gens pleurèrent, qui ne s’attendaientpoint à pleurer.

Toute la fin de l’après-midi fut joyeuse. Lesauberges ne désemplirent pas. On n’aurait pas pu compter dix hommesdans les champs ou dans les jardins. Les nuages ne parurent pointdans le ciel, et la lumière de ce jour ne fut point abrégée. Aucunedépêche n’était venue du front. Un homme de Boulay avait passé,disant qu’un avion avait apporté le communiqué officiel et que, duterrain d’aviation, la nouvelle s’était répandue dans la ville, oùla bonne Lorraine exultait.

Baltus résolut de veiller encore cette nuitprochaine. Il se rendit, à la brune, chez son ami, le charpentierCabayot.

–&|160;Dis, Cabayot, m’est avis qu’il ne fautpas laisser le bourg sans guetteurs une nuit d’armistice&|160;? Moije veillerai encore.

–&|160;Moi aussi. Je peux dire, puisque mamaison est au bout du village, pas loin de la gare, que j’habite àla porte de France. S’ils viennent, je les entendrai lepremier.

–&|160;Sans doute.

–&|160;Alors, je t’envoie mon fils, l’aîné,qui n’a pas peur&|160;: dix-sept ans, songe donc&|160;! S’il lefaut, il fera le tour par les jardins, il débouchera par la ruelle,près de la boulangerie de madame Poincignon, et il t’appellera…

–&|160;Pas trop haut&|160;: cela ferait peurchez moi, tu comprends&|160;? Il n’aura qu’à siffler un petitair&|160;; je serai derrière la lucarne du grenier.

–&|160;Qu’est-ce que tu feras, s’ilsviennent&|160;?

–&|160;Rien, s’ils ne nous disent rien. Maiss’ils ont quelque chose à demander, j’irai parlementer, et ton filste préviendra que je suis avec eux.

–&|160;Agent de liaison, alors&|160;?

–&|160;Cela même.

–&|160;Il va être flatté, dit Cabayot.

Les hommes se séparèrent.

L’instituteur alluma sa lampe, là-haut, toutpetit phare que les voyageurs durent apercevoir du chemin creux etdes champs qui se relèvent au delà. À dix heures, tranquillitéparfaite&|160;; à onze heures, de même&|160;; à minuit moins dix,un sifflement de rossignol monta de la place. Baltus se pencha.

–&|160;Qu’y a-t-il, Dominique&|160;?

Une voix haletante&|160;:

–&|160;Monsieur Baltus, ils approchent&|160;;ils vont au pas&|160;; ils doivent bien être un cent, au bruitqu’ils font.

–&|160;Pas de mandoline&|160;?

–&|160;Non, dit le gars en riant&|160;; pas demusique du tout. C’est peut-être des Français&|160;!

–&|160;Reprends ton chemin&|160;; dis à tonpère que, si ce sont des Français, il les embrasse&|160;! Si cesont des Allemands, qu’il les suive de loin, en se cachant. Si jecrie, qu’il aille sonner la cloche&|160;: mais, si je ne crie pas,quoi qu’il arrive, c’est que je n’aurai pas besoin de lui.

–&|160;Compris&|160;! dit le jeune.

Et il disparut, bondissant, dans la ruelle dela boulangerie.

Un quart d’heure d’attente. Le dur battementdes pieds faisait sonner la route, et le rythme de la marche s’enallait dans la nuit, cherchant des esprits éveillés, pourdire&|160;: «&|160;C’est eux, entendez-les donc, c’esteux&|160;!&|160;» La cadence restait égale, le bruit grossissait.Il s’épanouit tout à fait au moment où la troupe sortit de la ruede gauche, et déboucha au bas de la place. L’instituteur eut envied’éteindre la lampe&|160;: un tout petit mouvement, et nul n’auraitdeviné qu’un homme veillait là-haut. Il ne consentit pas. Il crutqu’il devait résister à la peur. Il avança seulement la tête horsdu cadre de la lucarne.

Le commandement «&|160;Halt&|160;!&|160;»retentit au même moment. Le premier quartier de la lune, très vif,donnait un peu de lumière. En bas, la troupe était dense, enformation régulière&|160;; les soldats avaient le fusil à labretelle&|160;; ils étaient vêtus de l’uniforme que Baltusconnaissait bien, et un officier se portait vers le haut de laplace, suivi de l’œil par tous les soldats, et marchant commel’Allemand sous les armes, en service commandé. Il ne fit guèreplus de quinze pas, s’arrêta, et, jugeant la distance assez faiblepour qu’il pût se faire entendre&|160;:

–&|160;Eh&|160;! là-haut, l’homme&|160;!

–&|160;Que voulez-vous, monsieur lecapitaine&|160;?

–&|160;Le chemin le plus court versCreutzwald&|160;?

–&|160;Devant vous&|160;: vous arriverez entrele Neudorf et le Nassau.

–&|160;Vous avez appris l’armistice,ici&|160;?

–&|160;Hier, par une compagnie…

–&|160;Je sais, je sais. La mienne neressemble pas à ces traîtres-là… Dites&|160;: aucune embuscade àcraindre, dans la seconde partie du village&|160;?

–&|160;Aucune.

–&|160;J’ai vu s’allumer des lumières devantnous&|160;?

–&|160;Le bruit que vous faites a réveillé lesgens, voilà tout.

–&|160;C’est bien&|160;: s’il est tiré un seulcoup de fusil, tout sera brûlé.

Il tourna sur ses talons, et rejoignit seshommes.

Aucune troupe allemande ne traversa plus levillage pendant la grande retraite collective qui suivitl’armistice.

Baltus s’inquiétait un peu de la visite de sesnouveaux chefs de l’administration française. Ce qui le troublaitle plus, c’était la crainte de ne pas assez bien parler le françaisquand viendraient ces inspecteurs, ou ces collègues du cadremétropolitain, dont il s’imaginait que le langage était de Racine,et l’élégance toute semblable à celle des modèles en cire desgrands magasins. Il les vit. Les chefs furent courtois, abondantsen formules patriotiques, peu explicites sur d’autres points,renvoyant à plus tard les difficultés, ce qu’ils nommaient la«&|160;réadaptation&|160;», ce que l’un des plus jeunes collèguesappela «&|160;l’unification des méthodes d’instruction&|160;».

Le maître d’école, bon enfant et soupçonneuxtout ensemble, répliqua&|160;: «&|160;Nous avons la parole de laFrance.&|160;» L’autre consentit d’un signe de tête. Baltus pensaque des mots eussent été plus clairs. Puis les annéespassèrent&|160;; rien ne changea. Il y eut beaucoup de discourspendant les deux premières, et même après, en Lorraine, en Alsace.La proposition qui lui fut faite, à deux reprises, d’être nommé,avec avancement, dans une autre commune du pays, l’instituteur larejeta, avec les plus sincères remerciements pour l’honneur qu’onlui voulait faire. Il expliqua qu’il n’avait nulle ambition, horscelle d’achever sa carrière là où il était connu de tous, aimé dela plupart, près de son frère de la Horgne-aux-moutons&|160;; ilajouta sans insister, – c’était là, cependant, son argument majeurcontre tout changement, – que sa femme ne pourrait pas quitter unemaison où la douleur, et un peu d’espérance la retenaient sifort.

Jusqu’en 1923, Marie Baltus ressembla à tantd’autres mères qui n’attendent plus celui dont on n’eut jamais denouvelles. Dix mois après la fin de la guerre, dans l’été de 1919,elle avait obtenu de son mari qu’il fît le voyage de Verdun.Baltus, dans la ville en ruines, avait interrogé les officiers dela garnison, les chefs de bureau de la mairie&|160;; il avaitvisité le grand cimetière militaire, lisant toutes les inscriptionssur les croix de bois&|160;; puis, à travers les territoiresbouleversés de la rive gauche de la Meuse, il s’était avancéjusqu’aux pierrailles qu’on appelait encore le village deBéthincourt&|160;; nulle part il n’avait pu trouver de réponse à laquestion qu’il adressait aux hommes et aux choses&|160;:«&|160;Nicolas Baltus, porté disparu à la suite des combats du 15avril 1918, est-il vivant, ou est-il mort&|160;?&|160;» Les gensavec lesquels il avait causé, confidents habituels de ces sortes derecherches, hôteliers réfugiés dans des baraques, prêtres, soldatsramasseurs d’obus et de grenades, lui avaient répété, avec un gestede pitié&|160;: «&|160;Mon pauvre homme, il ne faut pas vous ytromper&|160;: un disparu, c’est un mort dont on ne sait pas latombe.&|160;» Il était revenu désespéré de ce voyage. Et Marien’avait plus parlé à personne, pas même à lui, des imaginationsdont son pauvre esprit était parfois traversé.

Marie ne prononçait plus le nom de son fils,mais elle se tenait obstinément dans la maison où il avaitvécu&|160;; on ne la voyait presque jamais dans les rues du bourg,sauf le dimanche, quand elle se rendait aux offices&|160;; Orane,grande déjà, faisait les provisions et les courses. LaHorgne-aux-moutons, qu’elle aimait, étant de race paysanne, nerecevait plus la visite de Marie. Le maître d’école y montait seul,rarement, car il avait peur qu’il n’arrivât quelque malheur en sonabsence. Elle était à présent si fragile, sa femme, d’une nervositési inquiétante&|160;! Une porte s’ouvrait-elle brusquement&|160;?la mère regardait, avec une flamme dans les yeux, l’ouverture quis’élargissait, et la flamme s’évanouissait tout de suite, dès quel’homme ou la femme était entré. Il y avait des matins où elleétait si blanche, que Baltus lui disait&|160;: «&|160;Il faudraitaller au médecin, ma Marie&|160;?&|160;» Et il «&|160;n’y&|160;»allait point, parce qu’ils savaient bien, l’un et l’autre, où étaitle mal. Elle cousait, tricotait, repassait mieux que les lingèresdu bourg, mais elle s’interrompait quelquefois dix bonnes minuteset plus, le regard levé, les bras pendants, pareille à ces saintesmartyres, qu’on voit dans les images, avec un glaive ou une roue, àleurs pieds. Orane, travaillant près d’elle, et la voyant ainsiabsente, n’essayait point de la ramener au présent&|160;; ilfallait que la songeuse s’éveillât toute seule. Et la mère, quandelle s’éveillait, ne manquait guère de dire en quel monde desouvenirs, les mêmes toujours, elle avait voyagé&|160;: «&|160;Jeme rappelle le plaisir que j’ai eu à coudre ses premières chemisesde petit garçon&|160;; la toile venait de Metz, d’une maison quin’est plus, «&|160;en Fournirue&|160;»&|160;; ou bien&|160;:«&|160;J’ai cru entendre son cri. Lorsque les enfants glissaientsur la patinoire, au bas de la place, dans les jours de grandhiver, Dieu sait qu’ils criaient tous&|160;; mais sa voix, à lui,dominait toutes les autres&|160;: un chant de merle dans unebataille de geais. Tu te souviens aussi que notre curé l’avaitvoulu avoir dans la maîtrise&|160;? Je parle de l’ancien&|160;:celui d’aujourd’hui n’a pas d’oreille.&|160;» C’était alors, entrela mère et la fille, penchées sur l’ouvrage, au ras de la fenêtrede la cuisine, un échange de souvenirs que Marie Baltus ne trouvaitjamais long.

Une fois, longtemps après, vers le milieu del’été de 1923, elle avait dit, d’un ton de confidence&|160;:«&|160;Orane, figure-toi, je ne puis me défaire de l’idée qu’il estvivant&|160;; je ne la combats pas beaucoup, il est vrai&|160;:elle grandit en moi. Je n’ose pas le confier à ton père&|160;: tusais qu’il est rude, et que nos pressentiments de femme, il lestraiterait de folie&|160;; à toi cependant, je peux avouer qu’il mevient une douceur, à penser que ton frère est seulement disparu.Cela peut reparaître, un disparu&|160;? Il y a eu des exemplesdéjà. Il avait le goût des voyages et des aventures…&|160;» Elleavait une grande crainte, en parlant de la sorte, que sa fille nerépondît comme tout le monde, et vraiment son cœur cessa de battre,tandis qu’elle épiait les mots qui allaient sortir des lèvres qu’onne voyait pas, des lèvres de cette jeune fille, penchée si bas autravail de couture, que la mère n’aurait pu baiser que le frontd’Orane ou les bandeaux de cheveux d’or souple et vivant. Oranen’avait rien répondu. Deux larmes seulement étaient tombées sur sesmains&|160;: la mère ne sut jamais pour qui elles furentversées.

Vers la même époque, Jacques Baltus, ouvrantle tiroir d’un petit secrétaire qui appartenait à sa femme, trouvaune enveloppe non fermée, sur laquelle Marie avait écrit&|160;:«&|160;Espérance.&|160;» Il en retira des coupures de journaux,soigneusement pliées. Chacun des fragments portait le texte d’untélégramme d’agence française, annonçant que dans telle commune deLorraine, ou d’Alsace, un ancien combattant, disparu en 1914, en1915, en 1917, était rentré inopinément au foyer. L’un de cesjeunes hommes avait été retenu en Russie, contre son gré,disait-on, et avait traversé toute l’Allemagne à pied. Un autre,dont on ne racontait point les aventures précédentes, s’étaitprésenté à la porte de sa maison, avait trouvé sa femme mariée à uncamarade, et, n’ayant pas été reconnu, s’était éloigné, sans plusparler. C’étaient là les trésors de Marie Baltus, la cause de cessourires mystérieux qui recommençaient d’allonger ses lèvresdéshabituées, et lui donnaient une si étrange expression, car lesyeux ne souriaient pas en même temps, et l’angoisse y demeurait.Elle avait pleuré, d’abord à deux, avec son mari&|160;; puis douté,sans autre raison que le besoin de vivre&|160;; maintenant, elle seprenait à espérer, parce que d’autres disparus avaient été rendus àleurs mères.

Enfin, Pâques de l’année 1924 approchant, elleavait répété à Jacques Baltus, le soir, dans la chambre&|160;:

–&|160;Puisque tu m’aimes, puisque tu as eupitié de moi, retourne à Verdun&|160;: ils ont tant de choses àfaire, là-bas, qu’ils peuvent bien avoir eu des nouvelles deNicolas, sans nous les écrire. Tu interrogeras&|160;; tut’assureras que son nom n’a pas été peint sur les croix récemmentpiquées dans les cimetières. S’il ne figure point parmi les nomsdes morts, maintenant que l’inventaire est fait, et que toute laterre a été fouillée, quelle douceur déjà, tu comprends&|160;? Jete promets d’être plus calme après…

Elle mettait sa tête sur l’épaule deBaltus&|160;; elle disait encore&|160;:

–&|160;Laisse-moi, en attendant, porter lepain aux carrefours par où il peut passer… Cela coûte cher, je lesais bien&|160;; d’autres que moi seraient peut-être moinsmères&|160;: moi, je le vois errer dans la plaine et dans laforêt&|160;; il approche, et il hésite, il n’ose pas venir jusqu’àla porte&|160;; il a peur de nous faire du mal, à cause de la joieque j’aurais… Tu permets que j’emporte, dans mon tablier ou dans unsac, du pain de chez madame Poincignon&|160;?

–&|160;Oui, Marie-au-pain.

–&|160;Ils m’appellent ainsi, en effet. Maisil n’y a que les Bei Uns, une demi-douzaine demeurés ici,qui se moquent de moi. Les autres comprennent, toi le premier. Tues bon. Tu n’as pas cessé d’être bon avec moi, quoique j’aie bienchangé… Tu feras le voyage, n’est-ce pas&|160;? Tes élèves seronten vacances, pendant la semaine de Pâques&|160;; je garderai lamaison&|160;; je n’ai plus la santé qu’il faudrait pour aller auloin&|160;; tu emmèneras Orane&|160;; vous serez deux&|160;: moi jeresterai avec le souvenir qui ne me quitte jamais…

Il avait promis.

Le mardi de Pâques, 22 avril 1924,l’instituteur de Condé-la-Croix et sa fille étaient donc partispour Verdun.

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