Baltus le Lorrain

Chapitre 4LE DÎNER DE LA MORILLE

 

Ils continuèrent longtemps de suivre la route,et il y eut enfin des lumières et de la vie devant eux : lacapitale des terres mortes et des hommes sacrifiés, Verdun. Arrivéprès de la gare, parmi ces îlots de bâtisses neuves qui se sontélevés en dehors des anciennes fortifications, le Lorrain remitl’automobile au directeur du garage, paya le prix convenu, et ilsortait et regagnait la chaussée, lorsque, sur le trottoir, unpassant, dont il allait croiser la route, s’arrêta et leva lesbras.

– Baltus ! En voilà unechance ! Qu’est-ce qui t’amène ?

– Beaucoup de gens, à présent, ont uneraison de venir à Verdun, tu sais.

– Je comprends, mon pauvre vieux ;n’en dis pas plus long. Toujours instituteur àCondé-la-Croix ?

– Oui ; et toi, Nominé, toujours àSainte-Menehould ?

– Non ! Retraité depuis deuxmois !

– Tu es plus jeune que moi !

– Oui ; mais « gazé » celavieillit ! Je me suis retiré, en famille, dans un petitvillage du Cher, près d’une rivière. Je pêche.

– Tu es heureux ?

– Passablement. Je suis tranquille.

– C’est une sorte de bonheur impossible àrencontrer chez nous, dit le Lorrain.

L’autre se prit à rire, et, se tournant unpeu, par un reste d’habitude, pour voir s’il n’était pas observé,il aperçut Orane.

– Je vous demande pardon,mademoiselle : mes hommages ! Ta fille, Baltus ?

– Oui, le seul enfant qui vive avec nous,maintenant : l’autre a été tué.

– Tu rentres en ville ? Moi aussi.Nous ferons route ensemble, si tu veux. Tant de choses, depuis letemps où tu venais passer ton mois de vacances à l’école deSainte-Menehould, pour te reposer, pour changer d’air !C’était en 1912, n’est-ce pas ? Nous étions jeunes, tousdeux.

Nominé s’était placé à la droite deBaltus ; la jeune fille, à gauche. Il était moins grand queson ami, et plus épais. Son visage rasé, creusé de rides aux deuxailes du nez et aux coins de la bouche, demeurait d’une grandemobilité et singulièrement expressif : pour un mot drôle, pourun souvenir plaisant, les pommettes rondes se relevaient, les yeuxse plissaient, les lèvres, la pointe en l’air, faisaient lecroissant, et, sur tout le masque ainsi sculpté, on voyait luire unesprit vif et jovial. Cet homme, vêtu d’un complet de laine grise,coiffé d’une casquette de voyage, la boutonnière décorée du rubande la médaille militaire, avait, dans la démarche, beaucoup plus desouplesse que le Lorrain. Ils traversèrent la route qui vient de lacitadelle, puis, dans la demi-ombre, ce qui fut jadis les jardinsde Verdun, les bosquets humides, à présent bien abandonnés, quipoussent dans les fossés de Vauban.

Tout à coup, ayant franchi les remparts, ilsrentrèrent dans la nuit éclairée, au débouché de la porteSaint-Paul, où commence la principale rue de Verdun. De vieuxgrands édifices, échappés au canon des Allemands, disaient lanoblesse de la ville. Au delà, c’étaient les rues qui montaient,les îlots de maisons rebâties ou réparées, et, à côté, desamoncellements de décombres, des façades déchirées du haut en bas,des cheminées dont il ne reste que la suie le long d’un mur et unpot de terre au sommet, des poutres qui ne portent plus rien et quis’avancent dans le vide, au-dessus des caves d’où montent unfouillis de ronces, et la liane couleuvrine d’une pomme de terre.Beaucoup de passants et de passantes, et qui se hâtaient :c’était l’heure où les employés, vendeurs, comptables,dactylographes, quittent le travail.

– Dis, Baltus, où dînez-vous ce soir, tafille et toi ?

– À l’hôtel.

– Une idée ! Tu ne sais pas pourquoije suis venu à Verdun ?

– Je ne le devinerai jamais : uninstituteur en retraite, et qui habite le Cher !

– Eh bien ! nous sommes venusplusieurs, comme chaque année, pour le « dîner de laMorille ». Je t’expliquerai cela. Les compagnons sont tous debraves garçons, qui seront enchantés de te connaître. Ta demoisellesera la bienvenue aussi. C’est convenu, n’est-ce pas ? Au lieude nous séparer, nous montons ensemble : le rendez-vous est ausommet de Verdun, près de la cathédrale.

Baltus ne crut pas nécessaire de formuler sonacceptation : il se remit en marche. Le Meusien, les deuxMosellans, dans l’ordre où ils étaient venus, continuèrent desuivre, au delà de la porte Saint-Paul, la rue animée, éclairée,puis tournèrent à droite, et commencèrent l’ascension de la rueChâtel, vrai lacet de montagne, au sol glissant, bordé de maisons,les unes vivantes, les autres mortes, séparées, çà et là, par desvides, emplacements de bâtisses ruinées, couloirs par lesquels leregard recevait l’image des quartiers bas, et d’un ciel tourmenté,où la fumée des nuages courait sur les étoiles. Tout en haut, unerue coupait, à angle droit, cette ruelle du Châtel. C’était la ruede la Belle Vierge.

– Nous y sommes ! dit Nominéessoufflé. Si vous avez une barrette à remettre en place,mademoiselle Orane, ou une mèche de vos cheveux blonds à rejeterderrière l’oreille, voici la dernière minute.

Il se donnait à lui-même le temps de reprendrehaleine.

– La maison où se fait le dîner de laMorille est celle-ci, ajouta-t-il.

Du doigt, il indiquait un hôtel ancien, peuélevé, long et blanc, qui paraissait n’avoir pas souffert desbombardements, et dont les fenêtres laissaient passer, en haut eten bas des volets clos, de minces lames de lumière.

Nominé sonna. La porte fut ouverte par unevieille cuisinière vêtue de noir, maigre, pâle, et d’humeurabsorbée. On assure qu’avant la guerre Barbe Travault était rose etpresque enjouée. Elle avait tout perdu pendant les moisterribles : sa santé, son petit bien, un peu même de sa vanitéde cordon bleu. Barbe Travault arrivait de son royaume, enveloppéed’une atmosphère de haute cuisine, senteur du bouillon de poule,fumet du lièvre mariné, nard de l’ognon frit, parfum des compotesvariées où mijotait l’automne lui-même en chacun de ses fruitsconservés. Artiste annonciatrice, qu’environnait son menu résumé enarômes, elle était cependant d’assez méchante humeur, pestantcontre cette obligation de venir ouvrir la porte, au moment même oùil aurait fallu surveiller la couleur des roux, celle des rôtisbardés, celle encore des poires baignées dans un jus rose.

– Barbe Travault, je vous salue !dit Nominé, passant le premier. Vous ferez mettre deux couverts deplus : celui de monsieur, celui de mademoiselle. Combienserons-nous ?

– Pardine, avec elle et lui, ça feraneuf. Vous amenez une demoiselle ? Elle n’a pourtant pasramassé, comme vous autres, les morilles, monsieurNominé !

– Non, Barbe ; mais elle est digned’en manger : une reconquise, une Lorraine !

La cuisinière leva, vers Orane plus grandequ’elle, ses yeux soupçonneux :

– Lorraine, dit-elle : en généralc’est du bon monde. Comme c’est jeune ! Allons, accrochez doncvos manteaux, vos chapeaux, et le reste,… car ma cuisine m’appelle.Vous aurez un dîner manqué, avec vos conversations.

Elle n’attendit pas longtemps : les troisconvives pénétrèrent, à gauche du vestibule, dans un salon éclairépar deux lampes à pétrole posées sur la cheminée, – car lesappareils d’éclairage électrique n’avaient pu encore être rétablis,– et meublé de fauteuils, de chaises et de deux canapés recouvertsde velours bleu, du style Louis-Philippe. Six hommes se trouvaientlà réunis, qui se levèrent, en voyant entrer les nouveaux convives.Ce fut tout de suite bruyant : « Bonjour, Nominé ! –Bonjour, vieux ! – Te voilà retraité, à ce qu’il paraît ?Ça se voit à ta bedaine. – Tu étais moins gros aux tranchées !Qui amènes-tu là ?… – Jolie frimousse, la petiteLorraine ! Dis donc, présente-moi ? »

L’instituteur Nominé, après avoir nommé, à lasection des six compagnons debout, rassemblés entre les canapésparallèles, Jacques Baltus et sa fille, présentait à ces derniers,les « fondateurs du dîner de la Morille ».C’étaient : Loumeau, « un vieux pépère du 120ede ligne », laboureur et vendangeur de muscadet dans laLoire-Inférieure, long corps, tout en charpente, que surmontait unetête longue, un visage pâle et méditatif ;… Bellanger, unpetit grisonnant, au nez busqué, pattes de lapin le long desoreilles, vaguement garde, vaguement jardinier ;… Houdeiller,marchand épicier dans un bourg du même département, après avoir étéun des plus intrépides soldats du régiment, solide gaillard,reposé, rose, amène, aux traits courts, les cheveux en brosse, etchez qui personne n’eût deviné la témérité dont il avait été l’undes exemples fameux ;… Poilâne, mince « bonhomme »de la terre, sans âge évident, chafouin, barbu, un peu sourd depuisl’éclatement d’une torpille en 1917, éleveur d’abeilles, capable delongues résignations, sujet à des accès terribles de colère ;…de La Frairie, taille modeste, jaquette neuve, gants, pince-nezdoré, seul élégant parmi les compagnons de la morille ;… enfinGuillemet, l’officier, le sous-lieutenant Guillemet, l’homme leplus tranquille, en apparence : un visage aux traitsréguliers, des moustaches jaunes taillées en brosse, des cheveuxassez longs, au contraire, et séparés au milieu par la raie, un airvivant, heureux, des yeux très clairs, et capables, on le devinaità la qualité même du sourire habituel, à la promptitude du regard,à sa limpidité, de transmettre un message, d’ordonner, de refuser,de juger, de vouloir pour plusieurs qui n’ont pas de volonté, ou enont une trop faible. Dans l’ordinaire, un homme plus gai que lesautres. Sa profession ? principal clerc de notaire dans unchef-lieu de canton. Il était venu chaque année à Verdun, depuis1919.

Les présentations avaient été faites par unautre compagnon. Maintenant c’était le tour de Guillemet deparaître. Au fond de lui-même, il entendit l’officier de complémentqui murmurait : « À toi, Guillemet, sors de latranchée ! » Et, docile comme à la guerre, surmontant unetimidité moins dure à vaincre, il se tourna vers Orane, assise à sagauche, dans un des fauteuils bleus, que deux convives en mêmetemps avaient avancé, et il dit :

– Mademoiselle, il faut que je vousexplique pourquoi nous sommes réunis, et pourquoi le dîner, auquelvous nous faites l’honneur de prendre part, porte ce nom-là.

– Dîner de la Morille, dit Houdeiller,c’est bien nommé !

– Ça rappelle des souvenirs ! ditLoumeau le laboureur, qui, supposant que les occasions de parlerseraient rares pour lui, ce soir-là, plaçait une interruptionfacile.

– En effet, reprit Guillemet, mescamarades que vous voyez ici, et moi, nous avons passé, sur lesHauts de Meuse, quatre mois, en 1918…

– Pas tout à fait, mon lieutenant,interrompit Poilâne, jaloux du mot placé par Loumeau, et quivoulait, lui aussi, couler sa phrase ; je vous demandeexcuse : exactement trois mois dix jours, du 5 février au 15mai.

– C’est juste, mais ces jours-là étaienttous de plus de vingt-quatre heures, je vous assure, mademoiselle,et les trois mois en valaient quatre. Mes hommes et moi, – dans lesrapports je disais : « moi et mes hommes », maisici, en famille, je dis : « mes hommes et moi »,parce qu’il n’y a plus de discipline entre nous, voyez : iln’y a plus que de l’amitié…

Trois voix l’arrêtèrent, sonnant l’une aprèsl’autre, et graves parce que la guerre avait été nommée.

– Solide !… Vous pouvez le croire,mademoiselle !… Vive le lieutenant Guillemet !

Les anciens se penchaient tous etconsidéraient leur officier, comme s’il y avait eu rapport, à laveille d’un coup de main.

– Nous allions en première ligne en facede la cote 344, reprit Guillemet. C’était une hauteur trèsdisputée, sur la rive droite. L’endroit n’était pas gai… À peu prèspas de tranchées ; des attaques continuelles ; on semettait dans des trous d’obus ; on se cachait derrière lescadavres ; toute la terre était retournée, toute la terreétait noire ; pas un brin d’herbe bien vivant : ilsétaient comme nous, morts ou blessés. Toutes les vallées, autour,étaient pleines de gaz.

– Je me rappelle, dit une voix, que lechocolat jaunissait dans les poches.

– Mauvais brouillard, pour la promenadematinale, mademoiselle ! dit une autre.

– Cependant, nous la faisions, lapromenade, un peu avant le jour. On s’ennuyait derrière des murs decadavres, à recevoir des balles. Les camarades que vous voyez, cinqautres qui n’ont pu venir, nous faisions des patrouilles demorilles. Un petit bois avait existé, naguère, en face de nous, surune pente, au delà d’une dépression avec son petit sentier, etau-dessus du niveau habituel de la nappe de gaz. Bien entendu, ilne restait pas de trace de souche ou de branche. Le taillis avaitété rasé, je vous en réponds : mais la morille était encorefidèle. Nous allions à la cueillette, armés, vous le devinez, etnous revenions nos casques pleins de champignons de printemps.

– Le lieutenant était de mèche, ditNominé. Même, une ou deux fois, il a conduit la patrouille. Laplupart du temps, le sergent de La Frairie nous commandait.

On entendit la voix nette, appliquée, d’OraneBaltus, qui parlait plus lentement le français que lepatois :

– Il n’y a jamais eu de casse ?

– Quelquefois, répondit l’officier-clercde notaire. Un jour, au retour d’une patrouille de morilles,j’étais au poste de commandement, il faisait noir encore, etfroid ; les Allemands recommençaient à tirer, – c’était leurheure, depuis deux semaines ; – quatre hommes entrent dans lacagna. Ils étaient de belle humeur, tous… J’écrivais à la lumièred’une bougie. Ils faisaient un tapage ! « Mon lieutenant,on est de retour ! Y en avait du champignon, après la pluie, yen avait ! » Je dévisage le sergent, qui était le plusprès de moi. « Que rapportes-tu ? – Mon plein casque. –Mais, autre chose aussi ?… Tu boites !… – Une petiteblessure : ça ne sera rien, mon lieutenant. » Jem’aperçus alors qu’il avait le bas de la jambe serré par unmouchoir, et que le mouchoir était plein de sang. Mon sergent depatrouille vous a été présenté, mademoiselle, je vous ledénonce…

L’ex-sergent de La Frairie se dressa debout, –assurément l’ancienne blessure ne le gênait plus, – et, tourné versla jeune Lorraine, fit le salut militaire. Elle répondit d’unimperceptible mouvement de tête. Tous ces hommesl’observaient ; tous demandaient son attention, sonadmiration, secrètement. Elle demeurait grave, les considérant l’unaprès l’autre, sans aucune expression d’amitié, d’intérêt, commedes unités qu’on dénombre, car elle pensait uniquement :« Ni celui-ci, ni celui-là, ni cet autre, ni cet autre encoren’a pu tuer mon frère Nicolas. Il était près de Béthincourt, et lescompagnons de la Morille se battaient sur l’autre rive de laMeuse… »

L’émotion l’avait d’abord glacée. Quellehorreur au premier rappel de la lutte ! Baltus, à côté de safille, droit aussi, les yeux au-dessus des hommes qui venaient deparler, devait penser ce qu’elle pensait elle-même. L’un aprèsl’autre, La Frairie, Loumeau, Houdeiller, plus perspicaces,prenaient un air de gêne ou d’étonnement. Ils se demandaient :« Qu’ont-ils ? Qu’avons-nous dit ? » Et ilscherchaient, confusément, sans rien trouver.

Mais les jeunes visages, même si le chagrindure, ne peuvent demeurer sombres : le matin les reprend.Quand Orane eut reçu, dans ses yeux sans parole, l’image de cesbraves gens placides, amusés ou surpris, elle sentit la paixrevenir. Non embarrassée, non rougissante, pareille à celles quisavent qu’elles viennent d’échapper à un danger, et qui en gardentencore un peu d’effroi, elle dit à La Frairie :

– Oui, je comprends : ceux qui ontmanqué de mourir célèbrent leur chance, à présent. Le dîner de laMorille, c’est une façon de chanter Alléluia !

– Vous dites bien, mademoiselle.

– Et où sommes-nous ici ?

– Chez une de mes tantes, mademoiselle.Vous l’avez déjà deviné : l’hôtel était un mutilé de laguerre ; on n’a pas même entièrement achevé lesréparations ; les meubles étaient anciens, avant la guerre,ceux d’aujourd’hui sont seulement démodés. Ma tante n’est plus dela première jeunesse, la pauvre femme.

– Elle habite ?

– Non, elle attend. C’est ce qui nous apermis de donner, cette année, l’hospitalité aux convives de laMorille. Je vous assure qu’elle sera charmée d’apprendre que laplace de la maîtresse de maison a été tenue, ce soir, parmademoiselle Orane Baltus.

– C’est cela ! dit Guillemet :vous présiderez, mademoiselle, en face de moi !

– Mademoiselle est servie ! ditBarbe Travault, qui ouvrait la porte du salon, et venait d’entendrele mot du lieutenant. Il ne faut pas m’en vouloir si je suis enretard : le fourneau tire mal.

– Quelques trous d’obus ; ne voustroublez pas pour si peu, Barbe : nous avons causé.

– Causer, causer, cela ne vous gêneguère, vous autres du Midi.

Elle appelait l’Ouest le Midi. Mais chacuncomprit que c’était la profession de foi d’une Meusienne, à qui neplaît pas une certaine allégresse de parole. Orane passant lapremière, au bras de l’officier, les convives sortirent du salon,et, de l’autre côté du couloir, entrèrent dans la salle à mangerdont les murs et le plafond venaient d’être revêtus d’une couche deplâtre, et qui n’avait d’autres meubles qu’une table et des chaisesen noyer. Le potage était servi. Une grosse lampe, coiffée d’unabat-jour, placée au milieu de la table, sur un piédestal ensimili-bronze, éclairait la nappe damassée, le service de Gien,blanc et bleu, les cristaux, les menus ornés de deux drapeauxtricolores, mais laissait dans la demi-ombre le visage desconvives. Orane se plaça, en effet, entre son père et La Frairie,en face de Guillemet.

Et le dîner commença. Il était servi par unjeune domestique engagé pour la circonstance, comme la cuisinière,et qui servait vivement, mais, n’ayant pas l’expérience qui rendimpassibles les vieux routiers, laissait paraître, sur son visage,les sentiments que lui inspirait la conversation et, parfois même,pour comprimer l’éclat de rire, portait à ses lèvres sa main gantéede fil blanc. Les convives mangeaient de bon appétit ;surtout, campagnards pour la plupart, et d’un pays où la vignemûrit quelquefois, ils prenaient plaisir à goûter le vin gris deLorraine, et attendaient, en faisant semblant de douter, le vin deScy, que Guillemet avait fait inscrire sur le menu.

– Le raisin ne peut pas s’assaisonnerdans votre pays, disait Poilâne : il ne fait pas assez chaud.Nous autres, dans la Loire-Inférieure, si nous avons du gros-plantet du muscadet, c’est à cause de la mer.

– Tu crois donc qu’il y a de tout, dansla mer ?

C’était Nominé, le Meusien, quis’ébaudissait.

– Oui bien ! dit le laboureur.

Il avait cligné ses yeux verts. Il regardaitdevant lui, il voyait sans doute les plages, et sa vigne, à l’abriderrière les petits murs de pierre sèche. À ce moment, le petitdomestique apportait le lièvre rôti, – un lièvre colleté dans lesdéserts des Hauts de Meuse, mais on ne le savait pas, – et desacclamations saluèrent l’entrée de cette pièce dorée, dont le fumetemplissait la salle. Guillemet déboucha lui-même et servit le vinblanc récolté sur les coteaux de Scy, le plus bel espalier de laMoselle, et jusqu’où viennent les ondes sonores des cloches deMetz.

On appela Barbe ; on but à sa santé, etla vieille fille, habituée à ces sortes de triomphes, retournapromptement d’où elle venait. Les figures des convives, celles quipouvaient rougir, avaient pris du ton ; les yeux surtout etles voix disaient la chaleur du sang avivé. D’un bord à l’autre dela table, des propos de bonne humeur se croisaient. Il y avaitquelque chose de rétabli, entre ces hommes du dîner de laMorille : l’ancienne camaraderie, la présence du passé. Leclerc de notaire, constamment interpellé : « monlieutenant… », avait à peine le temps de manger et de boire.Sa forte voix, dominant les conversations, proposa :

– Mes amis, nous ne pouvons paschanter : ça ne serait pas convenable, dans ce Verdun, si prèsdes camarades morts ; mais je demande que plusieurs de nousracontent une histoire de ce temps-là. Vous devez être commemoi : je n’ai guère cessé d’y vivre. Dès que les affaires ontfini de m’occuper, les souvenirs me reviennent.

– Ça va ! dit Loumeau, qui n’avaitencore presque point parlé.

– Eh bien ! commence donc !

Chacun sait que les grands charrueurs desterres de l’Ouest ne discourent pas volontiers, comme ceux qui ontdu temps à perdre et peu de choses à dire. Il faut qu’unecirconstance les décide, et la moins rare, c’est le printempsrapide et chansonnier qu’éveille en eux le deuxième verre de vinblanc.

Loumeau s’érailla pour avoir la voix nette, ilessuya longuement ses lèvres rasées, tira son cou de ses épaules,et son long visage grave, au milieu des convives amusés, dépassales autres. Il aurait eu la même physionomie pour raconter commentson arrière-grand-père était mort, une faux à la main, à labataille de Torfou, dans la grande armée vendéenne, fleurdelysée,rosariée, où Dieu avait bien des amis.

– Voilà, mon lieutenant, voilà, mesgars : du temps que nous fûmes en famille, nous du Bocage etde la Loire-Inférieure, avec le bon Guillemet pour lieutenant, dansles campagnes de Verdun, vous vous rappelez que la première ligneétait au sommet de la cote 344, à quelques mètres des tranchéesallemandes, et notre deuxième ligne, à trois cents pas en arrièrede l’autre. Si nos femmes nous avaient vus, nous, les pauvresbonhommes, – Loumeau ne disait point bonshommes, – elles auraientpleuré chacune tout leur rosaire de larmes, quand on se mettait enroute, venant de la citadelle pour aller reprendre la bataille. Onavait eu quinze jours de repos, à cent vingt pieds sous terre, desmorts vivants, quoi ? et on repartait, ayant tout lefourniment sur le dos, et le cœur plus lourd encore. J’aurais mieuxaimé avoir mon brabant sur mes épaules, et mes deux bœufs avec…

– Oh ! oh ! Loumeau, qu’est-ceque tu dis là !

– C’est pour plaisanter, Poilâne, tu doisle comprendre : je les aurais mis à terre, et j’aurais sifflépour les engager dans le sillon. Mais non, il fallait marcher, ilfallait bien : j’étions venus pour ça. C’était de nuit ;souvent il pleuvait ; le chemin n’était pas court ; onpassait par la porte Saint-Paul ; on dévalait le long ducanal, et les Boches devaient connaître les dates, oui, car çamarmitait au moins jusqu’à Bras, et il y avait toujours des amisqui tombaient avec un grand cri, quelquefois sans rien dire, et quine rejoignaient plus la compagnie. À Bras, on tournait à droite, eton était un peu mieux, à cause de la côte du Poivre, qui nousabritait, mais après, devers Louvemont, il fallait encore tourner,pour remonter vers la cote 344. Va donc t’y reconnaître, dans lanuit surtout ! Il ne restait pas un mur, pas un morceau depierre. Mes camarades, ce qui dure le plus longtemps, sous latorpille et sous l’obus, ça n’est pas les murs : il y avaitlà, tout près de la route, un rosier.

– Je me rappelle, dit Guillemet, je t’aidit, une fois : « Va reconnaître le rosier,Loumeau ? »

– Il avait dû être planté par la maind’une femme heureuse. Il poussait bien ! il avait sa racine etses branches entre quatre entonnoirs. Un Bengale, je crois.

– Mais non : une rose deFrance !

– Une gloire de Dijon !

– Pauvre petit diable, il était là pournous autres bonhommes : un particulier n’aurait pastenu ; le rosier tenait. Eh bien ! la nuit justement quetu dis, lieutenant Guillemet, le rosier avait fleuri. Un de mescamarades était venu avec moi ; voilà que nous faisons trentepas, en tournant et tâtonnant, dans la nuit, dans la boue. C’estlui qui l’a vu le premier. Il a crié : « Le voilà !Le voilà ! » Je me dépêche, j’arrive, au moment où il vacueillir la rose. « Bougre, que je crie, faut pas cueillir larose qui conduit le monde ! » Et je lui donne, avec monsac et mon fourbi, un si dur coup d’épaule, qu’il est tombé dans untrou d’obus, et qu’il était peint en kaki, un vrai Anglais, quandil est sorti de l’entonnoir. J’ai toujours pensé que j’avaispeut-être, ce soir-là, sauvé des régiments. Voilà monhistoire !

– Bravo ! dit Guillemet.

Les applaudissements suivirent. Loumeau levatrois fois l’épaule droite, ses longues lèvres gercées tremblantencore des mots qu’il n’avait pas dits. Cela signifiait qu’il étaitcontent. Puis, ayant promené le regard tout autour de la table,comme il eût fait sur une rangée de pommiers, pour juger larécolte, il se remit, la conscience tranquille, à manger sonmorceau de râble qui avait refroidi.

Un seul des convives était demeurégrave : Jacques Baltus. Nominé, du bout de la table, sepenchant, lui dit :

– Que penses-tu du dîner de la Morille,Baltus ?

– Excellent.

– Bien gai, aussi, n’est-cepas ?

– Pas pour moi.

– Pas pour toi ? Qu’est-ce que tuas ? Le voyage de cet après-midi, je devine, mon pauvreami ?

Il devinait mal. Baltus prévoyait ce quipouvait arriver, ce qui devait arriver. Mieux maîtresse de sesémotions, Orane ne laissait pas paraître une inquiétude dont, avantlui, et dès l’entrée dans cette maison, elle avait été saisie. Etcette inquiétude grandissait à mesure que d’autres convives selevaient, et disaient un souvenir de guerre. Cinq, six, septhistoires : elle les comptait. La huitième serait demandée àson père, la huitième serait demandée à l’instituteur deCondé-la-Croix. Accepterait-il ? Pour en douter, il eût fallune pas le connaître. La jeune fille essaya de dire en se penchant,et se servant du patois, et à demi-voix : « Le père, ilvaut mieux ne rien raconter » ; il fit semblant de ne pasentendre.

– Monsieur Baltus, dit Guillemet, vous nevoudrez pas que tous nos camarades aient parlé, sans nous conter unde vos souvenirs de la guerre ? Nous finirons par vous. Il adû se passer des choses, en Lorraine…

– Oui, monsieur Guillemet.

L’homme aux moustaches jaunes était hardi audanger. Il s’y jetait ; il s’était préparé à celui-là.

– Je paierai mon écot, comme les autres.Je ne manque pas de souvenirs du temps de la guerre, en effet. J’endirai deux, même, si vous le permettez, une histoire qui s’estpassée dans les environs de Condé-la-Croix, et une autre, dont jefus témoin.

– Avec plaisir !

Le domestique présentait les assiettes degâteaux ; trois des anciens combattants allumèrent uncigare ; Bellanger, avec une longue tendresse, bourra unetoute petite pipe. On entendit un son de cloche, qui, partant de lacathédrale, volait au-dessus des vivants, allait vers les désertstout pleins de morts.

– Nous avons une petite capitale, pasloin de chez nous, qui s’appelle Boulay, et qui est françaisejoliment, dit Baltus.

Loumeau, Poilâne et Bellanger, les troispaysans, coulèrent l’œil en même temps vers Baltus, et le regardsignifiait : « Comme c’est drôle de dire qu’une ville estfrançaise, quand elle est en France ! » Car ils nes’étaient pas rendu compte, bien exactement, de ce qu’était JacquesBaltus, et ils ne le connaissaient que par le mot de Guillemet,présentant les invités : « Ce sont desLorrains. »

– Jamais les Prussiens n’ont pu direqu’ils étaient là chez eux. Boulay avait une musique instrumentale,qui s’appelait « La Lyre », et une fanfare aussi, qui nemanquaient pas une occasion de leur jouer la marche deSidi-Brahim, Sambre-et-Meuse, le Chant du Départ, le Pèrela Victoire. Derrière les musiciens, défilaient des pompierscoiffés du képi d’artilleur français ; puis les jeunes gens duCercle catholique de Saint-Étienne… Les trois couleurs neparaissaient pas à l’extérieur, c’était défendu, vous ledevinez ! N’empêche que, sous le revers de la veste de chacunde ces jeunes gens, il y avait, épinglé, un petit ruban bleu,blanc, rouge. Dans ces années-là, il fallait un homme, et un vrai,pour être maire. Nous l’avions : il s’appelait Werner, et,comme il s’appelait aussi Henri, et que la Saint-Henri tombe le 15juillet, toute la ville souhaitait la fête du maire le 14juillet…

Les convives se mirent à rire, quelques-unsbruyamment, La Frairie et Guillemet du coin des lèvres.

– Ces Boulageois se montrèrent braves, jevous assure, et gens d’esprit. Ils ont, dans le cimetière de leurpetite ville, la tombe d’un capitaine Jouveneau, tué dans uneescarmouche, en 1870. Pendant quarante-huit ans, cette tombe-là futla plus fleurie, la mieux ornée de nos tombes familiales. Au 14juillet, au 15 août, au 2 novembre, elle était parée si bien queles policiers allemands trépignaient, devinant l’intention. Lesdames orneuses n’en avaient cure. Ils auraient bien voulusurprendre celui ou celle qui, chaque fois, la parure terminée, ymêlait un ruban tricolore. Pendant quarante-huit ans, ils postèrentun agent, et ce n’était pas le même, et il ne découvrit rien… Toutcela pour vous expliquer, messieurs de la Morille, qu’ons’entendait mal avec eux. Leur fureur ne cessa de grandir.Lorsqu’ils durent quitter la ville, après la victoire, il fallut,pour les protéger contre la foule, que les officiers allemands serendissent à travers champs, à la nuit tombante, à un kilomètre etdemi de la ville, pour monter dans le train qui leur était réservé,et qu’on avait arrêté là. Ils s’en vengèrent, car, quand ilspassèrent à la gare, et bien que la paix eût été proclamée, ilstirèrent des coups de revolver sur les maisons de Boulay. Je vousle dis : voilà ce que fut la Lorraine, en vous attendant.

Tous les convives, tournés vers Baltus,penchés en avant, voulaient parler. Ils avaient le sentiment que cequ’ils allaient dire n’était pas sans importance. Ils étaientinégaux, ils s’en souvenaient parce qu’on parlait de laguerre : à cette minute grave, on vit Loumeau, Houdeiller,Poilâne, Bellanger, Nominé lui-même, se tourner vers le chef, pourlui faire comprendre : « À vousl’honneur ! »

Le gros Guillemet entendit fort bien ce quedisaient les yeux de sa compagnie.

– C’est fier, tout cela, monsieurBaltus ! dit-il.

– C’est aussi bien mystérieux, cetattachement de la Lorraine ! dit La Frairie : toutparticulièrement de la Lorraine de langue allemande.

Le lieutenant, le sergent ayant parlé, leshommes se sentirent plus libres. Poilâne aux yeux verts étendit lamain, comme pour demander la permission de donner son avis. Ilattendit un moment, puis se décida. Des pensées tumultueuses, toutà coup, étaient entrées dans les esprits.

– Dites donc, monsieur Baltus,excusez-moi : mais puisque vous êtes de la partieallemande…

– Non pas ! répondit sèchementBaltus : de langue allemande !

– C’est ce que j’entends bien : vousavez dû en voir de toutes les couleurs, pendant laguerre ?

Le Lorrain tira ses moustaches, l’une aprèsl’autre. Il considérait, de son œil bleu, peu tendre en ce moment,ce paysan des côtes, soupçonneux, maladroit, qui avait préparé sonpiège, et qui le tendait à l’oiseau en liberté.

– La plus belle couleur, je l’ai vueseulement à la fin, monsieur, quand vous êtes rentrés chez nous.C’était le 18 novembre 1918. Un caporal et six hommes vinrent enbalade, de Varize à Boulay, où le maire m’avait invité. Ils étaienten bleu horizon ; je désirais la voir, cette couleur-là :je l’ai vue enfin.

– Bien, très bien, dirent plusieurs desconvives, dont le lieutenant.

Blessé de l’approbation qui allait à l’autre,Poilâne reprit :

– D’habitude, c’était une autre couleurque vous voyiez ?

– Laquelle voulez-vous dire ?

– Gris sale.

– L’uniforme allemand ?

– Précisément… Peut-être l’avez-vousporté ?

Orane saisit le bras de son père :

– Ne répondez pas !

Mais le Lorrain dégagea son bras.

– Non, je ne l’ai pas porté : c’eûtété une douleur de plus !

– Vous n’avez pas combattu,alors ?

– Jamais !

Guillemet s’était levé, avant même que Poilâneeût achevé sa phrase. Il tourna autour de la table, empaumarudement l’épaule de son ancien soldat, et cria :

– Assez, Poilâne ! C’est lelieutenant qui le dit !

– J’ai le droit de causer !

– Tu as celui de te taireaussi !

Et se redressant, au milieu des convives,presque tous debout, comme Baltus, comme Orane :

– Il est brave, celui-là, monsieurBaltus, mais il ne comprend pas !

– Il faut lui pardonner ! reprit LaFrairie. Ne pleurez pas, mademoiselle Orane… Nous sommes tousdésolés de ce mot d’un camarade qui ne comprend pas. Tu es stupide,Poilâne !

Poilâne, têtu, branlait sa tête baissée, etgrognait, tout près de la nappe, des paroles qu’on n’entendait pas,mais qui signifiaient certainement : « J’ai raison !Il a eu, bien sûr, des parents de l’autre côté ! Il ne devraitpas être de la Morille ! Voilà mon avis ! Faites tout letapage que vous voudrez : moi, Poilâne Jules, c’est ce que jedis ! »

Nominé, Loumeau, Houdeiller, avaient quittéleurs places ; à droite et à gauche du Lorrain, ilsprotestaient, de la mine et de l’épaule ; ilsrépétaient : « Il ne connaît rien ! Nous sommesaussi de la Morille, nous autres, et on vous comprend !Allons ! Pour un mot de travers, ne prenez pas cet air-là,monsieur Baltus !

Ils lui tendaient la main ; mais lui, ildemeurait les bras croisés, ne faisant pas plus attention à leursgestes qu’à ceux de trois chiens jappant. Il ne quittait pas desyeux Poilâne, gîté contre la table, à trois pas, et toujoursmarmonnant.

– Assez ! cria-t-il.

Le domestique, curieux ou croyant qu’onl’appelait, entr’ouvrit la porte, et l’on voyait seulement sa têteentre les deux battants.

– Je ne serai pas longtemps de laMorille, monsieur Poilâne, n’ayez pas peur ! Je pars. Mais,auparavant, il faut que je vous apprenne à mieux parler desFrançais de l’Est. J’aurai, cette année, cinquante-quatre ans. À ladéclaration de guerre, j’en avais quarante-quatre, et j’aurais étémobilisé tout de suite dans le landsturm, la territorialeen français, si je n’avais pas été instituteur. Ils m’ont laissé.Mais, en 1916, ils ont pris mon fils, un petit de dix-huit ans. Cen’est pas au front de France qu’ils l’ont d’abord envoyé !Non, ils se défiaient de nous, les Prussiens ! Ils sedisaient : « Ces gens-là, si nous les mettons devant unrégiment français, au lieu de le combattre, ils iront lerejoindre ! Alors, qu’ont-ils fait ? Vous n’en savezprobablement rien, monsieur Poilâne ? Qu’est-ce qu’on vous adit de nous, dans vos écoles de la pauvre morale ? quelquesmots : ce sont des leçons entières qu’il aurait fallu fairesur nos malheurs ! Mais ils ont toujours eu peur, vosministres, de la gloire et des glorieux. Eh bien ! lesPrussiens ont envoyé mon enfant de l’autre côté, là-bas, au-devantdes Russes. C’était un petit brave, je vous en réponds. Aucommencement de 1918, comme leurs réserves fondaient devant Verdun,ils l’ont fait revenir sur le front de l’ouest.

Poilâne releva la tête.

– Vous voyez bien !

– Et c’est vous qui l’avez tué, àBéthincourt, le 15 avril 18, dans le temps même que vous ramassiezdes morilles !

Il était si grand, disant cela, et il y avaittant de douleur en lui, que Guillemet, voyant se tourner encore,pour quelque riposte, le visage de Poilâne, commanda :

– Pas un mot, soldat Poilâne ! Tuveux répondre que nous n’étions pas en face de Béthincourt ?Oui, je comprends, et c’est vrai. Mais ce sont nos camarades quiont tué le fils de Baltus le Lorrain : il est mort parnous.

– Par la France ! Il a été celui quireçoit la mort et qui ne la donne pas !… Je veux que voussachiez tout. On n’a pas retrouvé son corps. Mais, la veille dujour où il a disparu, j’avais reçu, en Lorraine, une lettre de lui…Je l’ai ici… Tenez…

Il fouillait dans la poche de son veston, enretirait un portefeuille de cuir usagé, bourré de papiers,l’ouvrait, prenait une lettre, et tremblait en dépliant le papier,et en le tendant à Guillemet.

– Montrez cela à l’homme qui m’a injurié,lieutenant ! Ne lâchez pas le papier ! Montrez-leseulement, et lisez, pour tout le monde… C’est en bas, après lasignature…

Guillemet s’approcha de nouveau de Poilâne,qui fit signe qu’il ne regarderait pas la lettre, et il lut, pourtous les convives debout, penchés vers lui :

– C’est écrit en patois lorrain, endemi-allemand, mais c’est bougrement français… Je comprends lepatois : « Ne craignez rien, le père ; je ne tireraijamais un coup de fusil contre les Français ; je fais le gested’épauler, quand il le faut : je ne tire pas ; lefeldwebel me complimente de la propreté de mon arme, eh ! jecrois bien ! pas une balle n’a passé par le canon ; jesème mes cartouches dans les tranchées, ou quand je vais enreconnaissance… »

Tous ces hommes, qui avaient fait la guerre,d’un même élan vinrent à Baltus, même Poilâne aux yeux verts.

– C’est beau ce qu’il a fait !Monsieur Baltus, faut pas m’en vouloir… Pardonnez-lui ! Non,il ne savait pas…

Baltus serra la main de tous, excepté celle dePoilâne, et, malgré les instances de Guillemet, de La Frairie etdes autres, rendossant son gros pardessus, refusant de répondre,emmenant Orane et la poussant devant lui, sortit de la salle, et dela maison.

Quand il se retrouva dans la rue de la BelleVierge, il était encore si ému qu’il ne pouvait dire un mot.

– Le père, je vous assure, ils ont eubien du regret ! Il n’y en a eu qu’un parmi eux,… et encore ila demandé pardon !…

Le père et la fille descendaient la rueChâtel, toutes les fenêtres fermées, toutes les lampes éteintesdans les maisons ; des chats miaulaient dans les ruines. Quandles voyageurs passèrent à cet endroit, justement, où la rue, àmi-côte, était ouverte, à gauche, béante sur le ciel, le grand ventdes plateaux de Meuse leur souffla au visage. La lune encorepresque pleine, – elle avait été pleine le jour de Pâques, – leséclaira. Orane vit que des larmes coulaient sur les joues de sonpère ; elle le laissa se souvenir de Nicolas Baltus, l’enfantqu’elle avait tant aimé. La grande irritation ne se calmait pas. Ilne disait rien ; ses deux poings, tendus dans l’ombre, enavant, étaient un clair discours, et sa fille n’essayait pasd’apaiser cette colère.

En bas, la grande rue qui part de la porteSaint-Paul était déserte et éclairée. Baltus s’arrêta, mit la mainsur l’épaule d’Orane :

– Tu les a entendus, cesWelches ?

Le fin visage se détourna à moitié du côté dupère, et il était si ferme de lignes et si décidé, que JacquesBaltus eut une espèce de fierté de reconnaître son sang.

– Non, dit-elle : je n’ai entendumal parler que l’un d’eux.

– N’est-ce pas trop ? Nous appelerAllemands ! Nous reprocher nos maux ! Je n’oublierai pasça !

– Mais si !

– Nous qui avons élevé nos enfants commedes Jeanne d’Arc ! Tu le sais, toi, Orane !

– Oui.

– La prière tous les jours pour laFrance !

– Tous les soirs, même quand il fallaitparler bas, à cause des espions, oui, je suis témoin.

– Des disputes, à cause de la France,avec tous les Allemands et les ralliés qui ne manquaient pas !Plus d’un danger avant la guerre, et jamais une concession !Quelle peine inutile, en vérité !

– Ne dites pas cela !

– Je le dis ! Et je me demande si jerecommencerais !

– Baltus ! Jacques Baltus deLorraine !…

Elle prononça ces mots tranquillement, commesi elle rêvait et chantait sa réponse. Elle dit encore :

– Tous ceux de la Horgne-aux-moutons,depuis le temps du duc Stanislas, ou même avant, je crois bien, ontété de bons Français, le père !

Il y a un si grand pouvoir des mots, queJacques Baltus ne répondit plus rien, et qu’ils gagnèrent l’hôtel,le père et l’enfant, comme s’ils revenaient d’une messe du bout del’an.

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