Baltus le Lorrain

Chapitre 12LA DÉCISION

 

La foule fut grande aux funérailles de Marie.De beaucoup de communes voisines, des instituteurs étaient venus,et d’autres de Metz et de plus loin encore. Mais la Lorraine de laterre, celle de l’étable et de la hache, le peuple croyant, ancien,résistant, fut remué aussi par la nouvelle de la mort de cettemère, et du deuil de Jacques Baltus. On avait su qu’un personnageofficieux avait présidé une réunion d’instituteurs à Saint-Nabor,qu’il avait « prêché contre la religion », et quel’instituteur de Condé ne s’était pas laissé intimider. Aussi leshommes s’étaient rassemblés, pour voir et honorer celui qui avaitété brave en temps de paix : car, dans la guerre, tout lemonde ose, et cela paraît naturel.

L’histoire, la légende, la douleur, faisaientdonc une gloire à ce pauvre homme, qui marchait en tête du cortège,lorsque le corps de Marie fut porté au cimetière. Les femmesdisaient : « Comme il a de la peine ! Il aimait biencette Marie ! Elle avait gardé pour lui sa tendresse de jeunefemme. Voyez aussi Orane, qui va en avant de nous : lesvierges des vitraux ne sont pas plus droites qu’elle, ni plusindifférentes aux regards qui les cherchent. Je vous le dis, elleest une puissance de foi, de bravoure, d’opiniâtreté, le portraitvivant de notre Lorraine, où les hommes ne sont si braves que parceque l’exemple est auprès d’eux, secret, caché, aimé. » Leshommes, entre eux, parlaient bas, et disaient des choses plus duresà entendre. Beaucoup avaient pris leur tenue de cérémonie, laredingote et le chapeau haut de forme, qu’on nomme, sur cettefrontière, la capote et le cylindre. Ils disaient :« Faudra soutenir Baltus : c’est notre homme. Nos gens del’intérieur se sont déclarés contre nous… – Non pas tous,Dominique, n’exagère pas : ceux qui mènent. Ils ne nousconnaissent pas. – Tu veux dire qu’ils ne nous connaissentplus ; cinquante ans d’absence ! – Eh bien ! ceJacques leur a dit, à ce qu’il paraît, des paroles justes, l’autrejour, à la réunion des régents. – Oui, si tu m’en crois, nous lenommerons au conseil l’an prochain. – Ton avis n’est pas mauvais.Mais il faut que le pauvre survive à son chagrin. – Laissefaire : ces sortes d’hommes-là, on les croit abattus : onles touche, ils sont debout ! »

Dans le cortège, on voyait aussi, formant ungroupe serré, des mineurs polonais des mines de la Houve. Peut-êtreleurs enfants avaient-ils été instruits par Baltus. Mais ces hautsgaillards au poil fauve, et aux pommettes écartées, étaient venuslà, surtout, comme témoins religieux, attirés par la pitié. Ils setinrent un peu à l’écart, lorsque, les prières dites, au cimetière,les paroissiens de Condé-la-Croix, les amis de l’instituteur et lesamies de Marie, se pressèrent, chacun cherchant à passer devantl’autre, afin d’asperger le cercueil d’eau bénite et de retrouverau plus vite la maison, le travail, la vie ordinaire où l’on gagne.Les mineurs de Pologne se présentèrent les derniers. De loin, ilsvirent qu’un groupe nombreux, de ceux-là qui avaient déjà donnél’eau bénite, s’était formé autour de la croix élevée au milieu duchamp des morts. Était-ce un discours qui rassemblait ainsi leshabitants ?

Non, la scène était presque muette, et ellefut courte. Un jeune homme, un de ces bûcherons qui travaillentdans la solitude, et ruminent longtemps leurs projets, s’étaitavancé, tout à coup, vers la croix. Le drapeau que Baltus avaitplanté là, entre deux pierres du piédestal, le jour de l’armistice,était demeuré à la même place. Combien fané, noirci par lapoussière, délavé par la pluie, usé aux bords par le vent, ilflottait quand même. Avant que personne eût deviné ce qu’il allaitfaire, le tâcheron avait saisi la hampe, avait soulevé le drapeau,et, maintenant, il le jetait sur le socle. Savait-il bien ce qu’ilfaisait ? Cinquante voix grondèrent aussitôt, cinquanteLorrains accoururent et montèrent sur la marche. On eût dit que leshommes se battaient. Le profanateur se glissa parmi eux, etdisparut. Puis, subitement, le silence se fit. Un homme s’emparaitdu drapeau, que toutes les autres mains abandonnaient auxsiennes ; il le replantait au même endroit, l’enfonçait plusprofondément, et disait :

– Que personne n’y touche !

Et c’était le même homme qui, naguère, avaitapporté, aux morts de Condé, la nouvelle que la vieille patrieétait enfin retrouvée : Jacques Baltus. Il écarta ceux quivoulaient le remercier. Il rejoignit Orane. Seul avec elle, on levit monter, l’air accablé, sa haute taille toute courbée, versl’école où, le lendemain, il allait reprendre son métier.

Le lendemain, il reçut la visite redoutée. Lalettre qui le prévenait arriva à huit heures, l’automobile à onze.« Le bel homme », comme disaient les dames del’enseignement, sortit lestement de la limousine, et se tint, uninstant, sur la première marche du perron, tourné vers le village,regardant la place en pente, les maisons, la plaine au delà,chercheur de pittoresque dans le bourg inconnu. Puis, d’un gesteaisé, il enleva le pardessus d’été qu’il avait mis à cause de lafraîcheur du matin, il le jeta sur les coussins de l’automobile,et, satisfait, dans sa jaquette grise serrée à la taille, laboutonnière ornée de la rosette sur canapé d’argent, il acheva demonter les marches du perron, et sonna à la porte de l’écolecommunale.

Orane vint ouvrir. Il s’inclina.

– Monsieur l’instituteur public deCondé-la-Croix, s’il vous plaît ?… Ah ! pardon :mademoiselle Baltus, peut-être ?

– Oui, monsieur. Mon père vient de finirsa classe. Veuillez me suivre.

Elle marchait devant lui ; elle sesentait regardée ; et tandis qu’elle traversait ainsi lagrande salle de l’école, puis le corridor, Orane se promettait dene pas donner, à cet ennemi de son père, l’occasion de causer avecune petite Lorraine de Condé. Arrivée devant le cabinet de travailde Baltus, elle ouvrit la porte, indiquant à l’envoyé qu’il devaitentrer.

– Je vais prévenir mon père,dit-elle : il est au jardin.

Baltus bêchait un carré de légumes. Il s’étaithâté, dès que les enfants avaient eu quitté l’école, de prendre savieille veste de travail, usée aux coudes, et perdant sa doublurepar des crevés sans points d’arrêt. Il arrivait nu-tête, les mainstachées de terre et les moustaches en berne. Et cela signifiaitquelque chose, que le délégué comprit très bien, lorsque Baltusentra.

– Asseyez-vous, monsieur, je vous prie,prenez le fauteuil : c’est le seul de la maison.

L’instituteur désignait un fauteuil placéentre deux chaises, le long de la muraille, sous le petit crucifixde plâtre bronzé, et, lui-même, il s’asseyait en face de l’hommeofficiel, à la table de travail, la tête bien droite.

Non, vraiment ce n’était plus le même hommeque M. Pergot avait interrogé, menacé, et intimidé finalement,après la réunion des instituteurs du canton de Saint-Nabor. Ladouleur avait creusé les rides du visage et marqué les plans decette tête dure de Lorrain ; le menton avançant était devenule trait maître du visage ; les méplats des joues n’avaientplus une once de graisse ; les tempes, bleuies, serraient lefront qui paraissait plus haut ; les yeux ne cherchaient ni àplaire, ni à deviner : ils voulaient. Quoi ? les motsdevaient être prêts, qui allaient formuler cette décision. L’envoyédes bureaux de Paris avait trop l’habitude de traiter avec leshommes, pour ne pas les aborder, d’ordinaire, avec le secret méprisde la force sans charité. Par exception, il soupçonnait, en cemoment, qu’il allait perdre la bataille : mais il devait lalivrer ; il fallait savoir au moins comment elle seraitperdue. C’est pourquoi M. Pergot, sans conviction, prit le tonpatelin.

– Mon pauvre monsieur Baltus, depuisl’autre jour, vous avez eu un grand malheur…

– Celui que j’ai tant redouté.

– Je vous exprime mes bien profondescondoléances…

Rompant avec le formulaire, Baltus jeta cesmots, d’un autre ordre :

– Moi, monsieur, j’ai des excuses à vousfaire.

Pergot a-t-il bien entendu ? Lasouplesse, à présent ? Il ressent un plaisir qui passe enéclair dans ses yeux.

– Je l’aurais parié ! Je m’étaisdit, lorsque vous m’avez quitté : « Ce garçon estintelligent. Qu’il réfléchisse un jour seulement, il verra sonintérêt, et nous nous comprendrons ! »

– Monsieur, je n’ai pas eu besoin deréfléchir un jour.

– Mieux encore !

– Avant même que vous eussiez annoncé,avec un luxe de précautions…

Le personnage sourit, sa barbes’entr’ouvrit :

– Nécessaire, dit-il.

– Habile, monsieur…

– Je vous remercie…

– Oui, avant même de vous entendreexposer ce projet d’imposer à la Lorraine l’école neutre, je vousai dit qu’à mon avis, il y avait là un grand danger.

– En toute franchise, vous l’avezdéclaré, en effet.

– Un manque de parole de la France…

– Monsieur l’instituteur, vous allez troploin…

– Une injustice.

– Je ne puis permettre cemot-là !

– Ne vous levez pas, monsieur ledélégué : pourquoi me quittez-vous avant d’avoir connu maréponse ?

– Parce que, monsieur l’instituteur, jepense que votre deuil si récent ne vous laisse pas le sang-froidnécessaire pour discuter des questions pareilles… Si vous voulezbien éviter les mots violents, je me rassieds.

– À la bonne heure. Mais tout est violentdans cette affaire, monsieur : violence faite aux parents, quiveulent, pour leurs enfants, l’éducation chrétienne ; violencefaite aux enfants qu’on sépare de leur race ; violence auxmaîtres, comme moi, je ne m’en cache pas, qui suis croyant autantque mon frère l’abbé ; violence dans les moyens, car, pourcommencer, ne m’avez-vous pas menacé de me déplacer, si je neservais pas votre politique ?…

– Celle du ministère, monsieur. Je neretire rien. Je me borne à vous faire observer que votre premiermot, tout à l’heure, annonçait des excuses : je lesattends.

– Les voici : je vous fais mesexcuses, en très grande confusion, d’avoir pu vous laisser croire,par lâcheté, dans la surprise du premier moment, que j’étaiscapable de renier ma foi…

Le délégué leva les épaules, et dit, devenurouge et dur de regard :

– Je ne vous ai jamais demandécela !

– Vous n’aurez pour vous, en Lorraine,que certains des immigrés de l’enseignement, les moins heureusementchoisis ! Autrefois, les indésirables venaient de l’Est.

– Et à présent, monsieur,achevez !…

– À présent, vous vous préparez à nous enenvoyer de l’Ouest, qui ne seront pas moins dangereux pour laLorraine, et contre lesquels elle se défendra.

– Fort bien !

– J’ai eu grand’honte, à la réflexion, dene vous avoir pas dit aussi clairement ma pensée. Mais vous memenaciez de déplacement…

– Je me souviens.

– Ma femme était malade : vous lesaviez…

L’homme eut un geste digne, évasif. Baltusreprit :

– Lui annoncer que nous allions quitterCondé-la-Croix, c’était la tuer. Je n’aurais pu la décider à mesuivre ailleurs. Je me suis tu. Marie est morte à présent, et je mesens, hélas ! bien libre de répondre selon mesconvictions…

– Vous en usez !

– J’en use ! Mais, au derniermoment, je suis sûr que j’aurais fait de même, si ma pauvre femmeavait vécu : j’aurais couru le risque… En vous disant cela, jene crois pas me vanter.

Il vit que Pergot allait lui répondre, et nelui en laissa pas le temps. Comme beaucoup d’hommes du peuple, dansla contradiction, à un certain moment, l’ardeur de ses convictionsl’empêchait d’écouter l’adversaire.

– Révoquez-moi ! Ou bien nommez-moiinstituteur à cent kilomètres d’ici… Montrez votre puissance.Allons ! Décidez de mon sort !

Si bien que l’autre, blessé,demanda :

– Que feriez-vous, monsieur, si je vousfaisais changer de poste ?

– Cela dépend. Si la Lorraine garde saliberté et ses écoles chrétiennes, j’accepte d’aller où vousvoudrez, dans les limites de la province. Si vous changez lerégime, je refuse toute complicité…

– Monsieur !…

– Je refuse, vous dis-je, je donne madémission, je me retire près de mon frère, à la Horgne. Dès lors,je deviens éligible, et, je vous en préviens, j’userai aussi de cedroit-là, je me présenterai aux élections municipales, et je seraimaire de Condé au commencement de l’année prochaine.

– Vous avez songé à tout !

– À tout. Renseignez-vous : lapopulation, dans la lutte pour l’enseignement, sera tout entièreavec moi !

Il n’y avait plus de distance sociale entreces deux hommes. Baltus exprimait le fond de son être, sans plus deménagement, résolu à vivre comme il pourrait, mais à ne pointfaiblir, même en paroles. Il lui semblait que la Lorraine venait,par lui, de donner sa réponse à la menace, et qu’elle leremerciait : « Bien, bien, mon Baltus ! »L’envoyé, lui, voyait clairement quel bénéfice il pourrait tirer decette disposition d’esprit du Lorrain. Obtenir d’un homme qu’illivre la doctrine totale et le secret d’un parti, d’uneprovince : quelle aubaine ! Au grand étonnement deBaltus, qui s’attendait à recevoir son congé, l’homme puissantavait pris un air satisfait. Il caressa, par trois fois, sa barbe,et, appuyant ses épaules au dossier du fauteuil :

– Mon cher monsieur Baltus, puisque vousêtes si bien informé de la pensée de la Lorraine, je ne serais pasfâché de vous entendre exposer ce que vous voulez, ce que veut,d’après vous, la province.

– Le respect de nos écolesconfessionnelles, pas autre chose, monsieur le délégué :l’exécution d’une promesse dix fois répétée.

– Sans doute, mais je voudrais savoirquelle part quelle place, vos futurs administrés et vous-même, vousestimez que doit avoir la religion dans l’enseignement ?

– Oh ! la première ! Ou plutôt,non, comprenez bien : vous prétendez ignorer toute religion, àl’école, et nous, les Lorrains, nous voulons vivre la nôtre, làcomme ailleurs. Elle n’est pas séparable de nous : elle estnous-mêmes.

– Alors, monsieur Baltus, en classe, vousparlez de Dieu tout le temps ?

– Non pas : je le supposetoujours ; je le nomme si c’est utile… Au point où nous ensommes, je n’ai pas grand’chose à ménager…

– Ni personne, sans doute ?

– Ni personne, parce qu’il s’agit du plusgrand bien qui soit. Nous n’accepterons jamais que nos enfantssoient élevés comme les vôtres. En les séparant de Dieu, autant quevous le pouvez, vous êtes les ennemis de chacun d’eux. Vous lesdiminuez ; vous tuerez le pays, si vous durez. Vos catholiquesde l’intérieur sont de trop bonnes gens. Nous, ici, nous sommes surla terre de lutte : pas d’Allemands, pas d’impies ;Français de la grande manière, voilà tout le programme. Que vousvous y preniez par la force ou par la ruse, vous ne réussirez pas.Pour vous être fidèles, nous avons supporté les deux manières depersécution pendant quarante-huit ans : s’il faut que nous lasouffrions à présent de votre part, eh bien ! soit, nous vousvaincrons aussi, pour votre bien, et je sais des mamans, des mèresde mes écoliers, qui ont commencé la prière quotidienne pour laconversion…

– De la République ?

– Pas précisément : des yeux bénisde la France, qui ne voient pas assez loin ! Je ne suis qu’unfils de paysans, monsieur, qu’un maître d’école de la frontière,mais j’ai mon bel honneur, et je vous répète mes excuses, de ne pasvous avoir parlé tout de suite comme je viens de faire.

Le puissant, qui écoutait ces mots-là avec unecolère mal dissimulée, fit effort pour modérer sa voix et songeste. Il demanda, comme si l’entretien venait de s’ouvrir, etqu’il eût besoin d’un premier renseignement :

– Et vous dites, monsieur Baltus, qu’il ya, en Lorraine, beaucoup d’instituteurs qui vousressemblent ?

– Beaucoup, monsieur : presque tousceux qui sont Lorrains, et quelques autres, venus de chez vous…J’ai encore ceci à vous dire, après quoi vous pourrez rapporter àParis notre conversation…

– Je n’y manquerai pas.

– Eh bien ! à notre avis, la Franceofficielle se conduit, vis-à-vis de l’Alsace-Lorraine, comme unamant vis-à-vis de sa maîtresse. Des fleurs, des rubans, des fêtes,de jolies phrases : le mépris est sous-entendu. Ce que nousvoulions, nous, c’était nous mettre en ménage avec le grand pays,honnêtement, pour toujours, en respectant la loi divine.

– Fort bien ! Je vous remercie.

L’envoyé s’était tourné du côté de la fenêtre.Il eut une espèce de sourire.

– Joli jardin, monsieurl’instituteur !

Il étendit le bras, traçant dans l’air undemi-cercle :

– Et cette large campagne ! Vousêtes privilégiés, vous autres !

– Croyez-vous ?

Ne sachant trop que faire, manquant un peu dece qui faisait la force de l’autre, l’instituteur de Condé quittala place où il était, et vint à la fenêtre.

– Tenez, monsieur le délégué, ici lespetits oignons ; là, des pommes de terre, qui viennent biendans nos terres légères de jardin…

– Vraiment ?

– Oui, très bien, pourvu que l’année nesoit pas trop pluvieuse…

Subitement, Baltus fut pris de honte, ilsentit l’indignité de cette comédie d’un moment, à laquelle ils’était prêté, et, regardant Pergot dans les yeux :

– Dites-moi, à votre tour : suis-jerévoqué ?

– Nullement.

– Serai-je changé de poste ?

Un peu gêné par le regard de Baltus, l’envoyéconsidérait avec attention le plateau montant, qu’on apercevaitentre les arbres.

– Ne vous troublez pas. Je suis venuprincipalement pour me renseigner : vous m’y avez aidé. Leschangements dont j’ai entretenu vos collègues et vous ne sont pasde ceux qui doivent être faits brusquement. Le gouvernement esttrop sage pour ne pas se faire un allié du temps… Au revoir,monsieur Baltus, continuez d’instruire les enfants de Condé…

L’envoyé tendait la main, que Baltus serrafaiblement.

Les deux hommes passèrent la porte du cabinetde travail, et suivirent le couloir. Quelqu’un marchait dans lapièce voisine.

– Vous avez une fille charmante, monsieurBaltus !

Il ne fut point répondu à cette politesse.L’automobile, auprès de l’école, attendait toujours. M. Pergotmonta dans la voiture, et fit un geste d’adieu.

Dès qu’il eut entendu le meuglement bref del’automobile qui tournait, Baltus ferma, d’une forte poussée, laporte de sa maison ; il éprouva une sorte de satisfaction àtenir, un moment, sa main appliquée sur le panneau de bois qui leséparait de la place et de l’homme. Il entra dans la cuisine, Oranecourut à lui.

– Eh bien ! le père, sommes-nouscondamnés ?

Il était aussi blanc de visage que le jour où,dans cette même pièce, il avait aperçu le corps inanimé deMarie-au-pain. Orane s’écarta de lui, doucement, elle joignit lesmains ; elle répéta la question :

– Sommes-nous condamnés ?

Quand Baltus entendit, pour la seconde fois,la voix de celle qu’il aimait, il retrouva un peu de calme, et ildit, croisant les bras :

– Je n’ai pas eu peur. Tout m’est égal àprésent. C’est lui qui a eu peur, quand je lui ai dit que je neserais jamais contre Dieu…

– Bravo, le père !

– Il a calé, il a pateliné, il a trouvédes formules rassurantes. Je le connais, maintenant : il estplus puissant que moi, mais il a une âme de pleutre, et moipas !

– Que je suis contente de vous, lepère !… Cela veut dire fière !

Elle souriait de jeunesse et de pitié, etaussi d’admiration. Mais lui, il s’assombrissait de nouveau.

– M’avoir parlé comme il a fait ! Jen’ai jamais eu plus de colère contre un Allemand ; pourtant,c’est un Français. J’ai été fidèle au pays, Orane !… mais jesuis bien las :… compte les coups que j’ai reçus… Mon fils aété tué par les balles des Français.

– Hélas ! oui.

– Ta mère a perdu la moitié de la raisonet puis la vie à cause de son enfant, et donc à cause d’eux.

– Oui.

– Ils m’ont appelé Boche !

– Oui.

– Ils menacent, à présent, ma religion,ils me traitent déjà en ennemi ; toute la Lorraine estinquiétée par eux !

Il soupira et dit encore :

– Orane, parle-moi.

Il penchait vers elle sa tête de vieil ouvrierdes champs et de l’école, si las de lutter contre les deuxpuissances qui s’étaient succédé : l’Allemagne, la France. Lajeune fille comprenait bien qu’il lui demandait conseil, qu’elleétait appelée au rôle divin de la femme, enfant, sœur, épouse oumère, qui devient, aux heures troubles, juge de la conscience del’homme. Au fond de son âme, elle sentit une grande joie, et laplénitude de sa raison, et une sorte d’assurance qu’elle n’avaitpoint, d’ordinaire, à ce degré.

– Le père, ce n’est pas à moi de vousconseiller, c’est à Nicolas, mon frère, dont vous parliez.

– Que veux-tu dire ?

– Il n’a jamais voulu, dans le danger,faire du mal à un seul de ces soldats qui étaient en face de lui, àVerdun. Bien sûr, il ne les aurait pas tous aimés, s’il les avaitconnus. Mais au-dessus d’eux, il voyait la France, qui n’a pas faitseulement du bien, à la Lorraine, et qui est douée, cependant,mieux qu’aucune nation, pour comprendre la nôtre…

– Bien, ma fille, cela est juste.

–… qui est souvent revenue de ses fautes, vousme l’avez appris, dans vos leçons d’histoire. Ce qu’elle a fait,elle le refera. Tout sera réparé. Tandis que la voisine, elle, nese repent jamais.

– Pour ça, tu dis vrai !

– S’il faut une merveille pour ramenernos Français à Dieu et à sa gloire, ah ! le père chéri, vousme l’avez dit aussi, pour la France, Dieu n’en est pas à sonpremier miracle !

L’homme regarda longtemps celle qui ne doutaitpas, et il répondit :

– Qui t’a instruite de ceschoses-là ?

Elle se mit à rire.

– Mais, vous-même, le père ! Jeviens de vous le rappeler.

– Pas comme cela, non, je n’ai jamais eules mêmes mots que tu dis. Tu parles comme ta mère, comme mon frèreGérard : mieux que moi.

Orane redevint grave ; il ne lui restaqu’un petit sourire fier, au coin des lèvres, et elledit :

– Alors, c’est la race qui a parlé.

Il quitta Orane pour entrer dans le cabinet detravail, où il recevait les parents, et il demeura longtemps,immobile et songeant. Il était seul, la porte fermée, devant lafenêtre. Une inquiétude nouvelle l’agitait. Il se disait :« Je suis un pauvre instituteur de village, dont le lendemainn’est guère sûr. Il me manque beaucoup de choses pour être maire deCondé, et d’abord, la fortune. Ne plus faire mon métier, ce seraitdur aussi pour moi. J’espère que je ne serai pas forcé del’abandonner. J’ai eu raison de dire à l’envoyé, tout à l’heure,que si l’école reste ce qu’elle est, moi, j’irai où l’onm’enverra : j’accepterai la disgrâce et la séparation d’avecOrane. Qui sait ? mon départ ne tardera peut-être pasbeaucoup… Je devrais expliquer aux gens de Condé, mes témoins, mesamis, ce que je pense de cette agitation qui peut grandir, et nuireà la France… Un discours ? non, je manquerais à mes habitudes,je sortirais de ma profession…

Il s’approcha de son bureau : « Jesais ce que je ferai. » Il prit une feuille de papier, écrivitquelques lignes, ratura, écrivit encore. Il n’avait pas fini cetravail, lorsque Orane ouvrit la porte.

– Avez-vous fait peu de bruit !Venez, le père, c’est l’heure du déjeuner. L’angélus a sonné, enbas du bourg. Qu’écriviez-vous donc ?

– Mon testament.

– Oh !

– Tu verras.

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