Bel Ami

Il s’assit devant sa table, trempa sa plume dans

l’encrier, prit son front dans sa main et chercha
des idées. Ce fut en vain. Rien ne venait.
Il ne se découragea pas cependant. Il pensa :
« Bah, je n’en ai pas l’habitude. C’est un métier à
apprendre comme tous les métiers. Il faut qu’on
m’aide les premières fois. Je vais trouver
Forestier, qui me mettra mon article sur pied en
dix minutes. »
Et il s’habilla. Quand il fut dans la rue, il jugea
qu’il était encore trop tôt pour se présenter chez
son ami qui devait dormir tard. Il se promena
donc, tout doucement, sous les arbres du
boulevard extérieur.
Il n’était pas encore neuf heures, et il gagna le
parc Monceau tout frais de l’humidité des
arrosages.
S’étant assis sur un banc, il se remit à rêver.
Un jeune homme allait et venait devant lui, très
élégant, attendant une femme sans doute.
Elle parut, voilée, le pied rapide, et, ayant pris
son bras, après une courte poignée de main, ils
s’éloignèrent.

Un tumultueux besoin d’amour entra au cœur

de Duroy, un besoin d’amours distinguées,
parfumées, délicates. Il se leva et se remit en
route en songeant à Forestier. Avait-il de la
chance, celui-là !
Il arriva devant sa porte au moment où son
ami sortait.
– Te voilà ! à cette heure-ci ! que me voulais-
tu ?
Duroy, troublé de le rencontrer ainsi comme il
s’en allait, balbutia :
– C’est que… c’est que… je ne peux pas arriver
à faire mon article, tu sais, l’article que M. Walter
m’a demandé sur l’Algérie. Ça n’est pas bien
étonnant, étant donné que je n’ai jamais écrit. Il
faut de la pratique pour ça comme pour tout. Je
m’y ferai bien vite, j’en suis sûr, mais, pour
débuter, je ne sais pas comment m’y prendre. J’ai
bien les idées, je les ai toutes, et je ne parviens
pas à les exprimer,
Il s’arrêta, hésitant un peu. Forestier souriait
avec malice :

– Je connais ça. Duroy reprit : – Oui, ça doit arriver à tout le monde en

commençant. Eh bien ! je venais… je venais te
demander un coup de main… En dix minutes tu
me mettrais ça sur pied, toi, tu me montrerais la
tournure qu’il faut prendre. Tu me donnerais là
une bonne leçon de style, et sans toi, je ne m’en
tirerai pas.
L’autre souriait toujours d’un air gai. Il tapa
sur le bras de son ancien camarade et lui dit :
– Va-t’en trouver ma femme, elle t’arrangera
ton affaire aussi bien que moi. Je l’ai dressée à
cette besogne-là. Moi, je n’ai pas le temps ce
matin, sans quoi je l’aurais fait bien volontiers.
Duroy, intimidé soudain, hésitait, n’osait
point :
– Mais à cette heure-ci, je ne peux pas me
présenter devant elle ?…
– Si, parfaitement. Elle est levée. Tu la
trouveras dans mon cabinet de travail, en train de
mettre en ordre des notes pour moi.

L’autre refusait de monter.
– Non… ça n’est pas possible…
Forestier le prit par les épaules, le fit pivoter
sur ses talons, et le poussant vers l’escalier :
– Mais, va donc, grand serin, quand je te dis
d’y aller. Tu ne vas pas me forcer à regrimper
mes trois étages pour te présenter et expliquer ton
cas.
Alors Duroy se décida :
– Merci, j’y vais. Je lui dirai que tu m’as forcé,
absolument forcé à venir la trouver.
– Oui. Elle ne te mangera pas, sois tranquille.
Surtout, n’oublie pas tantôt trois heures.
– Oh ! ne crains rien.
Et Forestier s’en alla de son air pressé, tandis
que Duroy se mit à monter lentement, marche à
marche, cherchant ce qu’il allait dire et inquiet de
l’accueil qu’il recevrait.
Le domestique vint lui ouvrir. Il avait un
tablier bleu et tenait un balai dans ses mains.
– Monsieur est sorti, dit-il, sans attendre la question.
Duroy insista :
– Demandez à Mme Forestier si elle peut me
recevoir, et prévenez-la que je viens de la part de
son mari, que j’ai rencontré dans la rue.
Puis il attendit. L’homme revint, ouvrit une
porte à droite, et annonça :
– Madame attend monsieur.
Elle était assise sur un fauteuil de bureau, dans
une petite pièce dont les murs se trouvaient
entièrement cachés par des livres bien rangés sur
des planches de bois noir. Les reliures de tons
différents, rouges, jaunes, vertes, violettes, et
bleues, mettaient de la couleur et de la gaieté
dans cet alignement monotone de volumes.
Elle se retourna, souriant toujours, enveloppée
d’un peignoir blanc garni de dentelle ; et elle
tendit sa main, montrant son bras nu dans la
manche largement ouverte.
– Déjà ? dit-elle ; puis elle reprit : Ce n’est
point un reproche, c’est une simple question.
Il balbutia :
– Oh ! madame, je ne voulais pas monter ;
mais votre mari, que j’ai rencontré en bas, m’y a
forcé. Je suis tellement confus que je n’ose pas
dire ce qui m’amène.
Elle montrait un siège :
– Asseyez-vous et parlez.
Elle maniait entre deux doigts une plume d’oie
en la tournant agilement ; et, devant elle, une
grande page de papier demeurait écrite à moitié,
interrompue à l’arrivée du jeune homme.
Elle avait l’air chez elle devant cette table de
travail, à l’aise comme dans son salon, occupée à
sa besogne ordinaire. Un parfum léger s’envolait
du peignoir, le parfum frais de la toilette récente.
Et Duroy cherchait à deviner, croyait voir le
corps jeune et clair, gras et chaud, doucement
enveloppé dans l’étoffe moelleuse.
Elle reprit, comme il ne parlait pas :
– Eh bien ! dites, qu’est-ce que c’est ?
Il murmura, en hésitant :
– Voilà… mais vraiment… je n’ose pas… C’est
que j’ai travaillé hier soir très tard… et ce matin…

très tôt… pour faire cet article sur l’Algérie que
M. Walter m’a demandé… et je n’arrive à rien de
bon… j’ai déchiré tous mes essais… Je n’ai pas
l’habitude de ce travail-là, moi ; et je venais
demander à Forestier de m’aider… pour une
fois…
Elle l’interrompit, en riant de tout son cœur,
heureuse, joyeuse et flattée :
– Et il vous a dit de venir me trouver ?… C’est
gentil ça…
– Oui, madame. Il m’a dit que vous me tireriez
d’embarras mieux que lui… Mais, moi, je n’osais
pas, je ne voulais pas. Vous comprenez ?
Elle se leva :
– Ça va être charmant de collaborer comme
ça. Je suis ravie de votre idée. Tenez, asseyez-
vous à ma place, car on connaît mon écriture au
journal. Et nous allons vous tourner un article,
mais là, un article à succès.
Il s’assit, prit une plume, étala devant lui une
feuille de papier et attendit.
Mme Forestier, restée debout, le regardait faire

ses préparatifs ; puis elle atteignit une cigarette
sur la cheminée et l’alluma :
– Je ne puis pas travailler sans fumer, dit-elle.
Voyons, qu’allez-vous raconter ?
Il leva la tête vers elle avec étonnement.
– Mais je ne sais pas, moi, puisque je suis
venu vous trouver pour ça.
Elle reprit :
– Oui, je vous arrangerai la chose. Je ferai la
sauce, mais il me faut le plat.
Il demeurait embarrassé ; enfin il prononça
avec hésitation :
– Je voudrais raconter mon voyage depuis le
commencement…
Alors elle s’assit, en face de lui, de l’autre côté
de la grande table, et le regardant dans les yeux :
– Eh bien ! racontez-le-moi d’abord, pour moi
toute seule, vous entendez, bien doucement, sans
rien oublier, et je choisirai ce qu’il faut prendre.
Mais comme il ne savait par où commencer,
elle se mit à l’interroger comme aurait fait un

prêtre au confessionnal, posant des questions
précises qui lui rappelaient des détails oubliés,
des personnages rencontrés, des figures
seulement aperçues.
Quand elle l’eut contraint à parler ainsi
pendant un petit quart d’heure, elle l’interrompit
tout à coup :
– Maintenant, nous allons commencer.
D’abord, nous supposons que vous adressez à un
ami vos impressions, ce qui vous permet de dire
un tas de bêtises, de faire des remarques de toute
espèce, d’être naturel et drôle, si nous pouvons.
Commencez :
Mon cher Henry, tu veux savoir ce que c’est
que l’Algérie, tu le sauras. Je vais t’envoyer,
n’ayant rien à faire dans la petite case de boue
sèche qui me sert d’habitation, une sorte de
journal de ma vie, jour par jour, heure par heure.
Ce sera un peu vif quelquefois, tant pis, tu n’es
pas obligé de le montrer aux dames de ta
connaissance…
Elle s’interrompit pour rallumer sa cigarette
éteinte, et, aussitôt, le petit grincement criard de
la plume d’oie sur le papier s’arrêta.
– Nous continuons, dit-elle.
L’Algérie est un grand pays français sur la
frontière des grands pays inconnus qu’on appelle
le désert, le Sahara, l’Afrique centrale, etc., etc.
Alger est la porte, la porte blanche et
charmante de cet étrange continent.
Mais d’abord il faut y aller, ce qui n’est pas
rose pour tout le monde. Je suis, tu le sais, un
excellent écuyer, puisque je dresse les chevaux du
colonel, mais on peut être bon cavalier et
mauvais marin. C’est mon cas.
Te rappelles-tu le major Simbretas, que nous
appelions le docteur Ipéca ? Quand nous nous
jugions mûrs pour vingt-quatre heures
d’infirmerie, pays béni, nous passions à la visite.
Il était assis sur sa chaise, avec ses grosses
cuisses ouvertes dans son pantalon rouge, les
mains sur ses genoux, les bras formant pont, le
coude en l’air, et il roulait ses gros yeux de loto
en mordillant sa moustache blanche.

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