Depuis un an, elle luttait ainsi tous les jours,
tous les soirs, contre cette obsession grandissante,
contre cette image qui hantait ses rêves, qui
hantait sa chair et troublait ses nuits. Elle se
sentait prise comme une bête dans un filet, liée,
jetée entre les bras de ce mâle qui l’avait vaincue,
conquise, rien que par le poil de sa lèvre et par la
couleur de ses yeux.
Et maintenant, dans cette église, tout près de
Dieu, elle se sentait plus faible, plus abandonnée,
plus perdue encore que chez elle. Elle ne pouvait
plus prier, elle ne pouvait penser qu’à lui. Elle
souffrait déjà qu’il se fût éloigné. Elle luttait
cependant en désespérée, elle se défendait,
appelait du secours de toute la force de son âme.
Elle eût voulu mourir, plutôt que de tomber ainsi,
elle qui n’avait point failli. Elle murmurait des
paroles éperdues de supplication ; mais elle
écoutait le pas de Georges s’affaiblir dans le
lointain des voûtes.
Elle comprit que c’était fini, que la lutte était
inutile ! Elle ne voulait pas céder pourtant ; et elle
fut saisie par une de ces crises d’énervement qui
jettent les femmes, palpitantes, hurlantes et
tordues sur le sol. Elle tremblait de tous ses
membres, sentant bien qu’elle allait tomber, se
rouler entre les chaises en poussant des cris aigus.
Quelqu’un s’approchait d’une marche rapide.
Elle tourna la tête. C’était un prêtre. Alors elle se
leva, courut à lui en tendant ses mains jointes, et
elle balbutia :
– Oh ! sauvez-moi ! sauvez-moi !
Il s’arrêta surpris :
– Qu’est-ce que vous désirez, madame ?
– Je veux que nous me sauviez. Ayez pitié demoi. Si vous ne venez pas à mon aide, je suis
perdue.
Il la regardait, se demandant si elle n’était pas
folle. Il reprit :
– Que puis-je faire pour vous ?
C’était un jeune homme, grand, un peu gras,
aux joues pleines et tombantes, teintées de noir
par la barbe rasée avec soin, un beau vicaire de
ville, de quartier opulent, habitué aux riches
pénitentes.
– Recevez ma confession, dit-elle, et
conseillez-moi, soutenez-moi, dites-moi ce qu’il
faut faire !
Il répondit :
– Je confesse tous les samedis, de trois heures
à six heures.
Ayant saisi son bras, elle le serrait en
répétant :
– Non ! non ! non ! tout de suite ! tout de
suite ! Il le faut ! Il est là ! Dans cette église ! Il
m’attend.
Le prêtre demanda :
– Qui est-ce qui vous attend ?
– Un homme… qui va me perdre… qui va me
prendre, si vous ne me sauvez pas… Je ne peux
plus le fuir… Je suis trop faible… trop faible… si
faible… si faible !…
Elle s’abattit à ses genoux, et sanglotant :
– Oh ! ayez pitié de moi, mon père ! Sauvez-
moi, au nom de Dieu, sauvez-moi !
Elle le tenait par sa robe noire pour qu’il ne
pût s’échapper ; et lui, inquiet, regardait de tous
les côtés si quelque œil malveillant ou dévot ne
voyait point cette femme tombée à ses pieds.
Comprenant, enfin, qu’il ne lui échapperait
pas : « Relevez-vous, dit-il, j’ai justement sur moi
la clef du confessionnal. » Et fouillant dans sa
poche, il en tira un anneau garni de clefs, puis il
en choisit une, et il se dirigea, d’un pas rapide,
vers les petites cabanes de bois, sorte de boîtes
aux ordures de l’âme, où les croyants vident leurs
péchés.
Il entra par la porte du milieu qu’il referma sur
lui, et Mme Walter, s’étant jetée dans l’étroite case
d’à côté, balbutia avec ferveur, avec un élan
passionné d’espérance : « Bénissez-moi, mon
père, parce que j’ai péché. »
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Du Roy, ayant fait le tour du chœur, descenditla nef de gauche. Il arrivait au milieu quand il
rencontra le gros monsieur chauve, allant
toujours de son pas tranquille, et il se demanda :
« Qu’est-ce que ce particulier-là peut bien faire
ici ? »
Le promeneur aussi avait ralenti sa marche et
regardait Georges avec un désir visible de lui
parler. Quand il fut tout près, il salua, et très
poliment :
– Je vous demande pardon, monsieur, de vous
déranger, mais pourriez-vous me dire à quelle
époque a été construit ce monument ?
Du Roy répondit :
– Ma foi, je n’en sais trop rien, je pense qu’il ya vingt ans, ou vingt-cinq ans. C’est, d’ailleurs, la
première fois que j’y entre.
– Moi aussi. Je ne l’avais jamais vu.
Alors, le journaliste, qu’un intérêt gagnait,
reprit :
– Il me semble que vous le visitez avec grand
soin. Vous l’étudiez dans ses détails.
L’autre, avec résignation :
– Je ne le visite pas, monsieur, j’attends ma
femme qui m’a donné rendez-vous ici, et qui est
fort en retard.
Puis il se tut, et après quelques secondes :
– Il fait rudement chaud, dehors.
Du Roy le considérait, lui trouvant une bonne
tête, et, tout à coup, il s’imagina qu’il ressemblait
à Forestier.
– Vous êtes de la province ? dit-il.
– Oui. Je suis de Rennes. Et vous, monsieur,
c’est par curiosité que vous êtes entré dans cette
église ?
– Non. J’attends une femme, moi. Et l’ayantsalué, le journaliste s’éloigna, le sourire aux
lèvres.
En approchant de la grande porte, il revit la
pauvresse, toujours à genoux et priant toujours. Il
pensa : « Cristi ! elle a l’invocation tenace. » Il
n’était plus ému, il ne la plaignait plus.
Il passa, et, doucement, se mit à remonter la
nef de droite pour retrouver Mme Walter.
Il guettait de loin la place où il l’avait laissée,
s’étonnant de ne pas l’apercevoir. Il crut s’être
trompé de pilier, alla jusqu’au dernier, et revint
ensuite. Elle était donc partie ! Il demeurait
surpris et furieux. Puis il s’imagina qu’elle le
cherchait, et il refit le tour de l’église. Ne l’ayant
point trouvée, il retourna s’asseoir sur la chaise
qu’elle avait occupée, espérant qu’elle l’y
rejoindrait. Et il attendit.
Bientôt un léger murmure de voix éveilla son
attention. Il n’avait vu personne dans ce coin de
l’église. D’où venait donc ce chuchotement ? Il
se leva pour chercher, et il aperçut, dans la
chapelle voisine, les portes du confessionnal. Un
bout de robe sortait de l’une et traînait sur le
pavé. Il s’approcha pour examiner la femme. Il la
reconnut. Elle se confessait !…
Il sentit un désir violent de la prendre par les
épaules et de l’arracher de cette boîte. Puis il
pensa : « Bah ! c’est le tour du curé, ce sera le
mien demain. » Et il s’assit tranquillement en
face des guichets de la pénitence, attendant son
heure, et ricanant, à présent, de l’aventure.
Il attendit longtemps. Enfin, Mme Walter se
releva, se retourna, le vit et vint à lui. Elle avait
un visage froid et sévère. « Monsieur, dit-elle, je
vous prie de ne pas m’accompagner, de ne pas
me suivre, et de ne plus venir, seul, chez moi.
Vous ne seriez point reçu. Adieu ! »
Et elle s’en alla, d’une démarche digne.
Il la laissa s’éloigner, car il avait pour principe
de ne jamais forcer les événements. Puis comme
le prêtre, un peu troublé, sortait à son tour de son
réduit, il marcha droit à lui, et le regardant au
fond des yeux, il lui grogna dans le nez : « Si
vous ne portiez point une jupe, vous, quelle paire
de soufflets sur votre vilain museau. »
Puis il pivota sur ses talons et sortit de l’égliseen sifflotant.
Debout sous le portail, le gros monsieur, le
chapeau sur la tête et les mains derrière le dos, las
d’attendre, parcourait du regard la vaste place et
toutes les rues qui s’y rejoignent.
Quand Du Roy passa près de lui, ils se
saluèrent.
Le journaliste, se trouvant libre, descendit à
La Vie Française. Dès l’entrée, il vit à la mine
affairée des garçons qu’il se passait des choses
anormales, et il entra brusquement dans le cabinet
du directeur.
Le père Walter, debout, nerveux, dictait un
article par phrases hachées, donnait, entre deux
alinéas, des missions à ses reporters qui
l’entouraient, faisait des recommandations à
Boisrenard, et décachetait des lettres.
Quand Du Roy entra, le patron poussa un cri
de joie :
– Ah ! quelle chance, voilà Bel-Ami !
Il s’arrêta net, un peu confus, et s’excusa :
– Je vous demande pardon de vous avoirappelé ainsi, je suis très troublé par les
circonstances. Et puis, j’entends ma femme et
mes filles vous nommer « Bel-Ami » du matin au
soir, et je finis par en prendre moi-même
l’habitude. Vous ne m’en voulez pas ?
Georges riait :
– Pas du tout. Ce surnom n’a rien qui me
déplaise.
Le père Walter reprit :
– Très bien, alors je vous baptise Bel-Ami
comme tout le monde. Eh bien ! voilà, nous
avons de gros événements. Le ministère est
tombé sur un vote de trois cent dix voix contre
cent deux. Nos vacances sont encore remises,
remises aux calendes grecques, et nous voici au
28 juillet. L’Espagne se fâche pour le Maroc,
c’est ce qui a jeté bas Durand de l’Aine et ses
acolytes. Nous sommes dans le pétrin jusqu’au
cou. Marrot est chargé de former un nouveau
cabinet. Il prend le général Boutin d’Acre à la
Guerre et notre ami Laroche-Mathieu aux
Affaires étrangères. Il garde lui-même le
portefeuille de l’Intérieur, avec la présidence du
Conseil. Nous allons devenir une feuille
officieuse. Je fais l’article de tête, une simple
déclaration de principes, en traçant leur voie aux
ministres.
Le bonhomme sourit et reprit :
– La voie qu’ils comptent suivre, bien
entendu. Mais il me faudrait quelque chose
d’intéressant sur la question du Maroc, une
actualité, une chronique à effet, à sensation, je ne
sais quoi ? Trouvez-moi ça, vous.
Du Roy réfléchit une seconde puis répondit :
– J’ai votre affaire. Je vous donne une étude
sur la situation politique de toute notre colonie
africaine, avec la Tunisie à gauche, l’Algérie au
milieu, et le Maroc à droite, l’histoire des races
qui peuplent ce grand territoire, et le récit d’une
excursion sur la frontière marocaine jusqu’à la
grande oasis de Figuig où aucun Européen n’a
pénétré et qui est la cause du conflit actuel. Ça
vous va-t-il ?
Le père Walter s’écria :
– Admirable ! Et quel titre ?
– De Tunis à Tanger !
– Superbe.
Et Du Roy s’en alla fouiller dans la collectionde La Vie Française pour retrouver son premier
article : Les Mémoires d’un chasseur d’Afrique,
qui, débaptisé, retapé et modifié, ferait
admirablement l’affaire, d’un bout à l’autre,
puisqu’il y était question de politique coloniale,
de la population algérienne et d’une excursion
dans la province d’Oran.
En trois quarts d’heure, la chose fut refaite,
rafistolée, mise au point, avec une saveur
d’actualité et des louanges pour le nouveau
cabinet.
Le directeur, ayant lu l’article, déclara :
– C’est parfait… parfait… parfait. Vous êtes un
homme précieux. Tous mes compliments.
Et Du Roy rentra dîner, enchanté de sa
journée, malgré l’échec de la Trinité, car il sentait
bien la partie gagnée.
