Bouvard et Pécuchet

Chapitre 3

 

Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le cours de Regnault –et apprirent d’abord que les corps simples sont peut-êtrecomposés.

On les distingue en métalloïdes et en métaux, – différence quin’a rien d’absolu, dit l’auteur. De même pour les acides et lesbases, un corps pouvant se comporter à la manière des acides ou desbases, suivant les circonstances.

La notation leur parut baroque. – Les Proportions multiplestroublèrent Pécuchet.

– Puisqu’une molécule de A, je suppose, se combine avecplusieurs parties de B, il me semble que cette molécule doit sediviser en autant de parties ; mais si elle se divise, ellecesse d’être l’unité, la molécule primordiale. Enfin, je necomprends pas.

– Moi, non plus ! disait Bouvard.

Et ils recoururent à un ouvrage moins difficile, celui deGirardin – où ils acquirent la certitude que dix litres d’airpèsent cent grammes, qu’il n’entre pas de plomb dans les crayons,que le diamant n’est que du carbone.

Ce qui les ébahit par-dessus tout, c’est que la terre commeélément n’existe pas.

Ils saisirent la manœuvre du chalumeau, l’or, l’argent, lalessive du linge, l’étamage des casseroles ; puis sans lemoindre scrupule, Bouvard et Pécuchet se lancèrent dans la chimieorganique.

Quelle merveille que de retrouver chez les êtres vivants lesmêmes substances qui composent les minéraux. Néanmoins, ilséprouvaient une sorte d’humiliation à l’idée que leur individucontenait du phosphore comme les allumettes, de l’albumine commeles blancs d’œufs, du gaz hydrogène comme les réverbères.

Après les couleurs et les corps gras, ce fut le tour de lafermentation.

Elle les conduisit aux acides – et la loi des équivalents lesembarrassa encore une fois. Ils tâchèrent de l’élucider avec lathéorie des atomes, ce qui acheva de les perdre.

Pour entendre tout cela, selon Bouvard, il aurait fallu desinstruments. La dépense était considérable ; et ils en avaienttrop fait.

Mais le docteur Vaucorbeil pouvait, sans doute, leséclairer.

Ils se présentèrent au moment de ses consultations.

– Messieurs, je vous écoute ! quel est votre mal ?

Pécuchet répliqua qu’ils n’étaient pas malades, et ayant exposéle but de leur visite :

– Nous désirons connaître premièrement l’atomicitésupérieure.

Le médecin rougit beaucoup, puis les blâma de vouloir apprendrela chimie.

– Je ne nie pas son importance, soyez-en sûrs ! maisactuellement, on la fourre partout ! Elle exerce sur lamédecine une action déplorable. Et l’autorité de sa parole serenforçait au spectacle des choses environnantes.

Du diachylum et des bandes traînaient sur la cheminée. La boitechirurgicale posait au milieu du bureau. Des sondes emplissaientune cuvette dans un coin – et il y avait contre le mur, lareprésentation d’un écorché.

Pécuchet en fit compliment au Docteur.

– Ce doit être une belle étude que l’Anatomie ?

M. Vaucorbeil s’étendit sur le charme qu’il éprouvait autrefoisdans les dissections ; – et Bouvard demanda quels sont lesrapports entre l’intérieur de la femme et celui de l’homme.

Afin de le satisfaire, le médecin tira de sa bibliothèque unrecueil de planches anatomiques.

– Emportez-les ! Vous les regarderez chez vous plus à votreaise !

Le squelette les étonna par la proéminence de sa mâchoire, lestrous de ses yeux, la longueur effrayante de ses mains. – Unouvrage explicatif leur manquait ; ils retournèrent chez M.Vaucorbeil, et grâce au manuel d’Alexandre Lauth ils apprirent lesdivisions de la charpente, en s’ébahissant de l’épine dorsale,seize fois plus forte, dit-on, que si le Créateur l’eût faitdroite. – Pourquoi seize fois, précisément ?

Les métacarpiens désolèrent Bouvard ; – Pécuchet acharnésur le crâne, perdit courage devant le sphénoïde, bien qu’ilressemble à une selle turque, ou turquesque.

Quant aux articulations, trop de ligaments les cachaient – etils attaquèrent les muscles.

Mais les insertions n’étaient pas commodes à découvrir – etparvenus aux gouttières vertébrales, ils y renoncèrentcomplètement.

Pécuchet dit, alors :

– Si nous reprenions la chimie ? – ne serait ce que pourutiliser le laboratoire !

Bouvard protesta ; et il crut se rappeler que l’onfabriquait à l’usage des pays chauds des cadavres postiches.

Barberou, auquel il écrivit, lui donna là-dessus desrenseignements. – Pour dix francs par mois, on pouvait avoir un desbonshommes de M. Auzoux – et la semaine suivante, le messager deFalaise déposa devant leur grille une caisse oblongue.

Ils la transportèrent dans le fournil, pleins d’émotion. Quandles planches furent déclouées, la paille tomba, les papiers de soieglissèrent, le mannequin apparut.

Il était couleur de brique, sans chevelure, sans peau, avecd’innombrables filets bleus, rouges et blancs le bariolant. Cela neressemblait point à un cadavre, mais à une espèce de joujou, fortvilain, très propre et qui sentait le vernis.

Puis ils enlevèrent le thorax ; et ils aperçurent les deuxpoumons pareils à deux éponges, le cœur tel qu’un gros œuf, un peude côté par derrière, le diaphragme, les reins, tout le paquet desentrailles.

– À la besogne ! dit Pécuchet.

La journée et le soir y passèrent.

Ils avaient mis des blouses, comme font les carabins dans lesamphithéâtres, et à la lueur de trois chandelles, ils travaillaientleurs morceaux de carton, quand un coup de poing heurta la porte. –Ouvrez !

C’était M. Foureau, suivi du garde champêtre.

Les maîtres de Germaine s’étaient plu à lui montrer le bonhomme.Elle avait couru de suite chez l’épicière, pour conter lachose ; et tout le village croyait maintenant qu’ilsrecelaient dans leur maison un véritable mort. Foureau, cédant à larumeur publique, venait s’assurer du fait. Des curieux se tenaientdans la cour.

Le mannequin, quand il entra, reposait sur le flanc ; etles muscles de la face étant décrochés, l’œil faisait une sailliemonstrueuse, avait quelque chose d’effrayant.

– Qui vous amène ? dit Pécuchet.

Foureau balbutia : – Rien ! rien du tout ! et prenantune des pièces sur la table : – Qu’est-ce que c’est ?

– Le buccinateur ! répondit Bouvard.

Foureau se tut – mais souriait d’une façon narquoise, jaloux dece qu’ils avaient un divertissement au-dessus de sa compétence.

Les deux anatomistes feignaient de poursuivre leursinvestigations. Les gens qui s’ennuyaient sur le seuil avaientpénétré dans le fournil – et comme on se poussait un peu, la tabletrembla.

– Ah ! c’est trop fort ! s’écria Pécuchet.Débarrassez-nous du public !

Le garde champêtre fit partir les curieux.

– Très bien ! dit Bouvard ! nous n’avons besoin depersonne !

Foureau comprit l’allusion ; et lui demanda s’ils avaientle droit, n’étant pas médecins, de détenir un objet pareil ?Il allait, du reste, en écrire au Préfet. – Quel pays ! onn’était pas plus inepte, sauvage et rétrograde ! Lacomparaison qu’ils firent d’eux-mêmes avec les autres les consola.– Ils ambitionnaient de souffrir pour la science.

Le Docteur aussi vint les voir. Il dénigra le mannequin commetrop éloigné de la nature ; mais profita de la circonstancepour faire une leçon.

Bouvard et Pécuchet furent charmés ; et sur leur désir, M.Vaucorbeil leur prêta plusieurs volumes de sa bibliothèque,affirmant toutefois qu’ils n’iraient pas jusqu’au bout.

Ils prirent en note dans le Dictionnaire des Sciences médicales,les exemples d’accouchement, de longévité, d’obésité et deconstipation extraordinaires. Que n’avaient-ils connu le fameuxCanadien de Beaumont, les polyphages Tarare et Bijoux, la femmehydropique du département de l’Eure, le Piémontais qui allait à lagarde-robe tous les vingt jours, Simorre de Mirepoix mort ossifié,et cet ancien maire d’Angoulême, dont le nez pesait troislivres !

Le cerveau leur inspira des réflexions philosophiques. Ilsdistinguaient fort bien dans l’intérieur, le septumlucidum composé de deux lamelles et la glande pinéale, quiressemble à un petit pois rouge. Mais il y avait des pédoncules etdes ventricules, des arcs, des piliers, des étages, des ganglions,et des fibres de toutes les sortes, et le foramen de Pacchioni, etle corps de Pacini, bref un amas inextricable, de quoi user leurexistence.

Quelquefois dans un vertige, ils démontaient complètement lecadavre, puis se trouvaient embarrassés pour remettre en place lesmorceaux.

Cette besogne était rude, après le déjeuner surtout ! etils ne tardaient pas à s’endormir, Bouvard le menton baissé,l’abdomen en avant, Pécuchet la tête dans les mains, avec ses deuxcoudes sur la table.

Souvent à ce moment-là, M. Vaucorbeil, qui terminait sespremières visites, entr’ouvrait la porte.

– Eh bien, les confrères, comment va l’anatomie ?

– Parfaitement ! répondaient-ils.

Alors il posait des questions pour le plaisir de lesconfondre.

Quand ils étaient las d’un organe, ils passaient à un autre –abordant ainsi et délaissant tour à tour le cœur, l’estomac,l’oreille, les intestins ; – car le bonhomme de carton lesassommait, malgré leurs efforts pour s’y intéresser. Enfin leDocteur les surprit comme ils le reclouaient dans sa boîte.

– Bravo ! Je m’y attendais. On ne pouvait à leur âgeentreprendre ces études ; – et le sourire accompagnant sesparoles les blessa profondément.

De quel droit les juger incapables ? est-ce que la scienceappartenait à ce monsieur ! Comme s’il était lui-même unpersonnage bien supérieur !

Donc acceptant son défi, ils allèrent jusqu’à Bayeux pour yacheter des livres. Ce qui leur manquait, c’était laphysiologie ; – et un bouquiniste leur procura les traités deRicherand et d’Adelon, célèbres à l’époque.

Tous les lieux communs sur les âges, les sexes et lestempéraments leur semblèrent de la plus haute importance. Ilsfurent bien aises de savoir qu’il y a dans le tartre des dentstrois espèces d’animalcules, que le siège du goût est sur lalangue, et la sensation de la faim dans l’estomac.

Pour en saisir mieux les Fonctions, ils regrettaient de n’avoirpas la faculté de ruminer, comme l’avaient eue Montègre, M. Gosse,et le frère de Bérard ; – et ils mâchaient avec lenteur,trituraient, insalivaient, accompagnant de la pensée le bolalimentaire dans leurs entrailles, le suivaient même jusqu’à sesdernières conséquences, pleins d’un scrupule méthodique, d’uneattention presque religieuse.

Afin de produire artificiellement des digestions, ils tassèrentde la viande dans une fiole, où était le suc gastrique d’un canard– et ils la portèrent sous leurs aisselles durant quinze jours,sans autre résultat que d’infecter leurs personnes.

On les vit courir le long de la grande route, revêtus d’habitsmouillés et à l’ardeur du soleil. C’était pour vérifier si la soifs’apaise par l’application de l’eau sur l’épiderme. Ils rentrèrenthaletants ; et tous les deux avec un rhume.

L’audition, la phonation, la vision furent expédiées lestement.Mais Bouvard s’étala sur la génération.

Les réserves de Pécuchet en cette matière l’avaient toujourssurpris. Son ignorance lui parut si complète qu’il le pressa des’expliquer – et Pécuchet en rougissant finit par faire unaveu.

Des farceurs, autrefois, l’avaient entraîné dans une mauvaisemaison – d’où il s’était enfui, se gardant pour la femme qu’ilaimerait plus tard ; – une circonstance heureuse n’étaitjamais venue ; si bien, que par fausse honte, gêne pécuniaire,crainte des maladies, entêtement, habitude, à cinquante deux ans etmalgré le séjour de la capitale, il possédait encore savirginité.

Bouvard eut peine à le croire – puis il rit énormément, maiss’arrêta, en apercevant des larmes dans les yeux de Pécuchet.

Car les passions ne lui avaient pas manqué, s’étant tour à tourépris d’une danseuse de corde, de la belle-sœur d’un architecte,d’une demoiselle de comptoir – enfin d’une petiteblanchisseuse ; – et le mariage allait même se conclure, quandil avait découvert qu’elle était enceinte d’un autre.

Bouvard lui dit :

– Il y a moyen toujours de réparer le temps perdu ! Pas detristesse, voyons ! je me charge si tu veux…

Pécuchet répliqua, en soupirant, qu’il ne fallait plus y songer.– Et ils continuèrent leur physiologie.

Est-il vrai que la surface de notre corps dégage perpétuellementune vapeur subtile ? La preuve, c’est que le poids d’un hommedécroît à chaque minute. Si chaque jour s’opère l’addition de cequi manque et la soustraction de ce qui excède, la santé semaintiendra en parfait équilibre. Sanctorius, l’inventeur de cetteloi, employa un demi-siècle à peser quotidiennement sa nourritureavec toutes ses excrétions, et se pesait lui-même, ne prenant derelâche que pour écrire ses calculs.

Ils essayèrent d’imiter Sanctorius. Mais comme leur balance nepouvait les supporter tous les deux, ce fut Pécuchet quicommença.

Il retira ses habits, afin de ne pas gêner la perspiration – etil se tenait sur le plateau, complètement nu, laissant voir, malgréla pudeur, son torse très long pareil à un cylindre, avec desjambes courtes, les pieds plats et la peau brune. À ses côtés, surune chaise, son ami lui faisait la lecture.

Des savants prétendent que la chaleur animale se développe parles contractions musculaires, et qu’il est possible en agitant lethorax et les membres pelviens de hausser la température d’un baintiède.

Bouvard alla chercher leur baignoire – et quand tout fut prêt,il s’y plongea, muni d’un thermomètre.

Les ruines de la distillerie balayées vers le fond del’appartement dessinaient dans l’ombre un vague monticule. Onentendait par intervalles le grignotement des souris ; unevieille odeur de plantes aromatiques s’exhalait – et se trouvant làfort bien ils causaient avec sérénité.

Cependant Bouvard sentait un peu de fraîcheur.

– Agite tes membres ! dit Pécuchet.

Il les agita, sans rien changer au thermomètre ; – c’estfroid, décidément.

– Je n’ai pas chaud, non plus reprit Pécuchet, saisi lui-mêmepar un frisson mais agite tes membres pelviens !agite-les !

Bouvard ouvrit les cuisses, se tordait les flancs, balançait sonventre, soufflait comme un cachalot ; – puis regardait lethermomètre, qui baissait toujours. – Je n’y comprends rien !Je me remue, pourtant !

– Pas assez !

Et il reprenait sa gymnastique.

Elle avait duré trois heures, quand une fois encore il empoignale tube.

– Comment ! douze degrés ! – Ah ! bonsoir !Je me retire !

Un chien entra, moitié dogue moitié braque, le poil jaune,galeux, la langue pendante.

Que faire ? pas de sonnettes ! et leur domestiqueétait sourde. Ils grelottaient mais n’osaient bouger, dans la peurd’être mordus.

Pécuchet crut habile de lancer des menaces, en roulant desyeux.

Alors le chien aboya ; – et il sautait autour de labalance, où Pécuchet se cramponnant aux cordes, et pliant lesgenoux, tâchait de s’élever le plus haut possible.

– Tu t’y prends mal dit Bouvard ; et il se mit à faire desrisettes au chien en proférant des douceurs.

Le chien sans doute les comprit. – Il s’efforçait de lecaresser, lui collait ses pattes sur les épaules, les éraflait avecses ongles.

– Allons ! maintenant ! voilà qu’il a emporté maculotte !

Il se coucha dessus, et demeura tranquille.

Enfin, avec les plus grandes précautions, ils se hasardèrentl’un à descendre du plateau, l’autre à sortir de labaignoire ; – et quand Pécuchet fut rhabillé, cetteexclamation lui échappa :

– Toi, mon bonhomme, tu serviras à nos expériences !

Quelles expériences ?

On pouvait lui injecter du phosphore, puis l’enfermer dans unecave pour voir s’il rendrait du feu par les naseaux. Mais commentinjecter ? et du reste, on ne leur vendrait pas dephosphore.

Ils songèrent à l’enfermer sous la machine pneumatique, à luifaire respirer des gaz, à lui donner pour breuvage des poisons.Tout cela peut être ne serait pas drôle ! Enfin ils choisirentl’aimantation de l’acier par le contact de la moelle épinière.

Bouvard, refoulant son émotion, tendait sur une assiette desaiguilles à Pécuchet, qui les plantait contre les vertèbres. Ellesse cassaient, glissaient, tombaient par terre ; il en prenaitd’autres, et les enfonçait vivement, au hasard. Le chien rompit sesattaches, passa comme un boulet de canon par les carreaux, traversala cour, le vestibule et se présenta dans la cuisine.

Germaine poussa des cris en le voyant tout ensanglanté, avec desficelles autour des pattes.

Ses maîtres qui le poursuivaient entrèrent au même moment. Ilfit un bond et disparut.

La vieille servante les apostropha.

– C’est encore une de vos bêtises, j’en suis sûre ! – Et macuisine, elle est propre ! Ça le rendra peut-êtreenragé ! On en fourre en prison qui ne vous valentpas !

Ils regagnèrent le laboratoire, pour éprouver les aiguilles. Pasune n’attira la moindre limaille.

Puis, l’hypothèse de Germaine les inquiéta. Il pouvait avoir larage, revenir à l’improviste, se précipiter sur eux.

Le lendemain, ils allèrent partout, aux informations – etpendant plusieurs années, ils se détournaient dans la campagne,sitôt qu’apparaissait un chien, ressemblant à celui-là.

Les autres expériences échouèrent. Contrairement aux auteurs,les pigeons qu’ils saignèrent l’estomac plein ou vide, moururentdans le même espace de temps. Des petits chats enfoncés sous l’eaupérirent au bout de cinq minutes – et une oie, qu’ils avaientbourrée de garance, offrit des périostes d’une entièreblancheur.

La nutrition les tourmentait.

Comment se fait-il que le même suc produise des os, du sang, dela lymphe et des matières excrémentielles ? Mais on ne peutsuivre les métamorphoses d’un aliment. L’homme qui n’use que d’unseul est, chimiquement, pareil à celui qui en absorbe plusieurs.Vauquelin ayant calculé toute la chaux contenue dans l’avoine d’unepoule, en retrouva davantage dans les coquilles de ses œufs. Donc,il se fait une création de substance. De quelle manière ? onn’en sait rien.

On ne sait même pas quelle est la force du cœur. Borelli admetcelle qu’il faut pour soulever un poids de cent quatre-vingt millelivres, et Keill l’évalue à huit onces, environ. D’où ilsconclurent que la Physiologie est (suivant un vieux mot) le romande la médecine. N’ayant pu la comprendre, ils n’y croyaientpas.

Un mois se passa dans le désœuvrement. Puis ils songèrent à leurjardin.

L’arbre mort étalé dans le milieu était gênant. Ilsl’équarrirent. Cet exercice les fatigua. – Bouvard avait, trèssouvent, besoin de faire arranger ses outils chez le forgeron.

Un jour qu’il s’y rendait, il fut accosté par un homme portantsur le dos un sac de toile, et qui lui proposa des almanachs, deslivres pieux, des médailles bénites, enfin le Manuel de la Santé,par François Raspail.

Cette brochure lui plut tellement qu’il écrivit à Barberou delui envoyer le grand ouvrage. Barberou l’expédia, et indiquait danssa lettre, une pharmacie pour les médicaments.

La clarté de la doctrine les séduisit. Toutes les affectionsproviennent des vers. Ils gâtent les dents, creusent les poumons,dilatent le foie, ravagent les intestins, et y causent des bruits.Ce qu’il y a de mieux pour s’en délivrer c’est le camphre. Bouvardet Pécuchet l’adoptèrent. Ils en prisaient, ils en croquaient etdistribuaient des cigarettes, des flacons d’eau sédative, et despilules d’aloès. Ils entreprirent même la cure d’un bossu.

C’était un enfant qu’ils avaient rencontré un jour de foire. Samère, une mendiante, l’amenait chez eux tous les matins. Ilsfrictionnaient sa bosse avec de la graisse camphrée, y mettaientpendant vingt minutes un cataplasme de moutarde, puis larecouvraient de diachylum, et pour être sûrs qu’il reviendrait, luidonnaient à déjeuner.

Ayant l’esprit tendu vers les helminthes, Pécuchet observa surla joue de Mme Bordin une tache bizarre. Le Docteur, depuislongtemps la traitait par les amers ; ronde au début comme unepièce de vingt sols, cette tache avait grandi, et formait un cerclerose. Ils voulurent l’en guérir. Elle accepta ; mais exigeaitque ce fût Bouvard qui lui fît les onctions. Elle se posait devantla fenêtre, dégrafait le haut de son corsage et restait la jouetendue, en le regardant avec un œil, qui aurait été dangereux sansla présence de Pécuchet. Dans les doses permises et malgré l’effroidu mercure ils administrèrent du calomel. Un mois plus tard, MmeBordin était sauvée.

Elle leur fit de la propagande ; – et le percepteur descontributions, le secrétaire de la mairie, le maire lui-même, toutle monde dans Chavignolles suçait des tuyaux de plume.

Cependant le bossu ne se redressait pas. Le percepteur lâcha lacigarette, elle redoublait ses étouffements. Foureau se plaignitdes pilules d’aloès qui lui occasionnaient des hémorroïdes, Bouvardeut des maux d’estomac et Pécuchet d’atroces migraines. Ilsperdirent confiance dans le Raspail, mais eurent soin de n’en riendire, craignant de diminuer leur considération.

Et ils montrèrent beaucoup de zèle pour la vaccine, apprirent àsaigner sur des feuilles de chou, firent même l’acquisition d’unepaire de lancettes.

Ils accompagnaient le médecin chez les pauvres, puisconsultaient leurs livres.

Les symptômes notés par les auteurs n’étaient pas ceux qu’ilsvenaient de voir. Quant aux noms des maladies, du latin, du grec,du français, une bigarrure de toutes les langues.

On les compte par milliers, et la classification linnéenne estbien commode, avec ses genres et ses espèces ; mais commentétablir les espèces ? Alors, ils s’égarèrent dans laphilosophie de la médecine.

Ils rêvaient sur l’archée de Van Helmont, le vitalisme, leBrownisme, l’organicisme, demandaient au Docteur d’où vient legerme de la scrofule, vers quel endroit se porte le miasmecontagieux, et le moyen dans tous les cas morbides de distinguer lacause de ses effets.

– La cause et l’effet s’embrouillent, répondait Vaucorbeil.

Son manque de logique les dégoûta ; – et ils visitèrent lesmalades tout seuls, pénétrant dans les maisons, sous prétexte dephilanthropie.

Au fond des chambres sur de sales matelas, reposaient des gensdont la figure pendait d’un côté, d’autres l’avaient bouffie etd’un rouge écarlate, ou couleur de citron, ou bien violette, avecles narines pincées, la bouche tremblante ; et des râles, deshoquets, des sueurs, des exhalaisons de cuir et de vieuxfromage.

Ils lisaient les ordonnances de leurs médecins, et étaient fortsurpris que les calmants soient parfois des excitants, les vomitifsdes purgatifs, qu’un même remède convienne à des affectionsdiverses, et qu’une maladie s’en aille sous des traitementsopposés.

Néanmoins, ils donnaient des conseils, remontaient le moral,avaient l’audace d’ausculter.

Leur imagination travaillait. Ils écrivirent au Roi, pour qu’onétablit dans le Calvados un institut de gardes-malades, dont ilsseraient les professeurs.

Ils se transportèrent chez le pharmacien de Bayeux (celui deFalaise leur en voulait toujours à cause de son jujube) et ilsl’engagèrent à fabriquer comme les Anciens des pilapurgatoria, c’est-à-dire des boulettes de médicaments, qui àforce d’être maniées, s’absorbent dans l’individu.

D’après ce raisonnement qu’en diminuant la chaleur on entraveles phlegmasies, ils suspendirent dans son fauteuil, aux poutrellesdu plafond, une femme affectée de méningite, et ils la balançaientà tour de bras quand le mari survenant les flanqua dehors.

Enfin au grand scandale de M. le curé, ils avaient pris la modenouvelle d’introduire des thermomètres dans les derrières.

Une fièvre typhoïde se répandit aux environs : Bouvard déclaraqu’il ne s’en mêlerait pas. Mais la femme de Gouy leur fermier vintgémir chez eux. Son homme était malade depuis quinze jours ;et M. Vaucorbeil le négligeait.

Pécuchet se dévoua.

Taches lenticulaires sur la poitrine, douleurs auxarticulations, ventre ballonné, langue rouge, c’étaient tous lessignes de la dothiénentérie. Se rappelant le mot de Raspail qu’enôtant la diète on supprime la fièvre, il ordonna des bouillons, unpeu de viande. Tout à coup, le docteur parut.

Son malade était en train de manger, deux oreillers derrière ledos, entre la fermière et Pécuchet qui le renforçaient.

Il s’approcha du lit, et jeta l’assiette par la fenêtre, ens’écriant :

– C’est un véritable meurtre !

– Pourquoi ?

– Vous perforez l’intestin, puisque la fièvre typhoïde est unealtération de sa membrane folliculaire.

– Pas toujours !

Et une dispute s’engagea sur la nature des fièvres. Pécuchetcroyait à leur essence. Vaucorbeil les faisait dépendre desorganes. – Aussi j’éloigne tout ce qui peut surexciter !

– Mais la diète affaiblit le principe vital !

– Qu’est-ce que vous me chantez avec votre principe vital !Comment est-il ? qui l’a vu ?

Pécuchet s’embrouilla.

– D’ailleurs disait le médecin, Gouy ne veut pas denourriture.

Le malade fit un geste d’assentiment sous son bonnet decoton.

– N’importe ! il en a besoin !

– Jamais ! son pouls donne quatre-vingt-dix-huitpulsations.

– Qu’importe les pulsations ! Et Pécuchet nomma sesautorités.

– Laissons les systèmes ! dit le Docteur.

Pécuchet croisa les bras.

– Vous êtes un empirique, alors ?

– Nullement ! mais en observant.

– Et si on observe mal ?

Vaucorbeil prit cette parole pour une allusion à l’herpès de MmeBordin, histoire clabaudée par la veuve, et dont le souvenirl’agaçait.

– D’abord, il faut avoir fait de la pratique.

– Ceux qui ont révolutionné la science, n’en faisaientpas ! Van Helmont, Boerhave, Broussais, lui-même.

Vaucorbeil, sans répondre, se pencha vers Gouy, et haussant lavoix :

– Lequel de nous deux choisissez-vous pour médecin ?

Le malade, somnolent, aperçut des visages en colère, et se mit àpleurer.

Sa femme non plus ne savait que répondre ; car l’un étaithabile ; mais l’autre avait peut-être un secret ?

– Très bien ! dit Vaucorbeil. Puisque vous balancez entreun homme nanti d’un diplôme : … Pécuchet ricana. Pourquoiriez-vous ?

– C’est qu’un diplôme n’est pas toujours un argument !

Le Docteur était attaqué dans son gagne-pain, dans saprérogative, dans son importance sociale. Sa colère éclata.

– Nous le verrons quand vous irez devant les tribunaux pourexercice illégal de la médecine ! Puis se tournant vers lafermière : Faites-le tuer par monsieur tout à votre aise, et que jesois pendu si je reviens jamais dans votre maison.

Et il s’enfonça sous la hêtrée, en gesticulant avec sacanne.

Bouvard, quand Pécuchet rentra, était lui-même dans une grandeagitation.

Il venait de recevoir Foureau, exaspéré par ses hémorroïdes.Vainement avait-il soutenu qu’elles préservent de toutes lesmaladies, Foureau n’écoutant rien, l’avait menacé de dommages etintérêts. Il en perdait la tête.

Pécuchet lui conta l’autre histoire, qu’il jugeait plus sérieuse– et fut un peu choqué de son indifférence.

Gouy, le lendemain eut une douleur dans l’abdomen. Cela pouvaittenir à l’ingestion de la nourriture ? Peut-être queVaucorbeil ne s’était pas trompé ? Un médecin après tout doits’y connaître ! et des remords assaillirent Pécuchet. Il avaitpeur d’être homicide.

Par prudence, ils congédièrent le bossu. Mais à cause dudéjeuner lui échappant, sa mère cria beaucoup. Ce n’était pas lapeine de les avoir fait venir tous les jours de Barneval àChavignolles !

Foureau se calma – et Gouy reprenait des forces. À présent, laguérison était certaine ; un tel succès enhardit Pécuchet.

– Si nous travaillions les accouchements, avec un de cesmannequins…

– Assez de mannequins !

– Ce sont des demi-corps en peau, inventés pour les élèvessages-femmes. Il me semble que je retournerais le fœtus ?

Mais Bouvard était las de la médecine.

– Les ressorts de la vie nous sont cachés, les affections tropnombreuses, les remèdes problématiques – et on ne découvre dans lesauteurs aucune définition raisonnable de la santé, de la maladie,de la diathèse, ni même du pus !

Cependant toutes ces lectures avaient ébranlé leur cervelle.

Bouvard, à l’occasion d’un rhume, se figura qu’il commençait unefluxion de poitrine. Des sangsues n’ayant pas affaibli le point decôté, il eut recours à un vésicatoire, dont l’action se porta surles reins. Alors, il se crut attaqué de la pierre.

Pécuchet prit une courbature à l’élagage de la charmille, etvomit après son dîner, ce qui l’effraya beaucoup. Puis observantqu’il avait le teint un peu jaune, suspecta une maladie de foie, sedemandait : Ai-je des douleurs ? et finit par en avoir.

S’attristant mutuellement, ils regardaient leur langue, setâtaient le pouls, changeaient d’eau minérale, se purgeaient ;– et redoutaient le froid, la chaleur, le vent, la pluie, lesmouches, principalement les courants d’air.

Pécuchet imagina que l’usage de la prise était funeste.D’ailleurs, un éternuement occasionne parfois la rupture d’unanévrisme – et il abandonna la tabatière. Par habitude, il yplongeait les doigts ; puis, tout à coup, se rappelait sonimprudence.

Comme le café noir secoue les nerfs Bouvard voulut renoncer à lademi-tasse ; mais il dormait après ses repas, et avait peur ense réveillant ; car le sommeil prolongé est une menaced’apoplexie.

Leur idéal était Cornaro, ce gentilhomme vénitien, qui à forcede régime atteignit une extrême vieillesse. Sans l’imiterabsolument, on peut avoir les mêmes précautions, et Pécuchet tirade sa bibliothèque un Manuel d’hygiène par le docteur Morin.

Comment avaient-ils fait pour vivre jusque-là ? Les platsqu’ils aimaient s’y trouvent défendus. Germaine embarrassée nesavait plus que leur servir.

Toutes les viandes ont des inconvénients. Le boudin et lacharcuterie, le hareng saur, le homard, et le gibier sontréfractaires. Plus un poisson est gros plus il contient de gélatineet par conséquent est lourd. Les légumes causent des aigreurs, lemacaroni donne des rêves, les fromages considérés généralement,sont d’une digestion difficile. Un verre d’eau le matin estdangereux ; chaque boisson ou comestible étant suivi d’unavertissement pareil, ou bien de ces mots : mauvais ! –gardez-vous de l’abus ! – ne convient pas à tout le monde. –Pourquoi mauvais ? où est l’abus ? comment savoir sitelle chose vous convient ?

Quel problème que celui du déjeuner ! Ils quittèrent lecafé au lait, sur sa détestable réputation ; et ensuite lechocolat, – car c’est un amas de substances indigestes ;restait donc le thé. Mais les personnes nerveuses doivent sel’interdire complètement. Cependant, Decker au XVIIe siècle enprescrivait vingt décalitres par jour, afin de nettoyer les maraisdu pancréas.

Ce renseignement ébranla Morin dans leur estime, d’autant plusqu’il condamne toutes les coiffures, chapeaux, bonnets etcasquettes, exigence qui révolta Pécuchet. Alors ils achetèrent letraité de Becquerel où ils virent que le porc est en soi-même unbon aliment, le tabac d’une innocence parfaite, et le caféindispensable aux militaires.

Jusqu’alors ils avaient cru à l’insalubrité des endroitshumides. Pas du tout ! Casper les déclare moins mortels queles autres. On ne se baigne pas dans la mer sans avoir rafraîchi sapeau. Bégin veut qu’on s’y jette en pleine transpiration. Le vinpur après la soupe passe pour excellent à l’estomac. Lévy l’accused’altérer les dents. Enfin, le gilet de flanelle, cette sauvegarde,ce tuteur de la santé, ce palladium chéri de Bouvard et inhérent àPécuchet, sans ambages ni crainte de l’opinion, des auteurs ledéconseillent aux hommes pléthoriques et sanguins.

Qu’est-ce donc que l’hygiène ?

– Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà affirme M.Lévy ; et Becquerel ajoute qu’elle n’est pas une science.

Alors ils se commandèrent pour leur dîner des huîtres, uncanard, du porc au chou, de la crème, un Pont-l’Évêque, et unebouteille de Bourgogne. Ce fut un affranchissement, presque unerevanche ; et ils se moquaient de Cornaro ! Fallait-ilêtre imbécile pour se tyranniser comme lui ! Quelle bassesseque de penser toujours au prolongement de son existence ! Lavie n’est bonne qu’à la condition d’en jouir. – Encore unmorceau ? – Je veux bien. – Moi de même ! – À tasanté ! – À la tienne ! – Et fichons-nous du reste !Ils s’exaltaient.

Bouvard annonça qu’il voulait trois tasses de café, bien qu’ilne fût pas un militaire. Pécuchet, la casquette sur les oreilles,prisait coup sur coup, éternuait sans peur, et sentant le besoind’un peu de champagne, ils ordonnèrent à Germaine d’aller de suiteau cabaret, leur en acheter une bouteille. Le village était troploin. Elle refusa. Pécuchet fut indigné.

– Je vous somme, entendez-vous ! je vous somme d’ycourir.

Elle obéit, mais en bougonnant, résolue à lâcher bientôt sesmaîtres, tant ils étaient incompréhensibles et fantasques.

Puis, comme autrefois, ils allèrent prendre le gloria sur levigneau.

La moisson venait de finir – et des meules au milieu des champsdressaient leurs masses noires sur la couleur de la nuit, bleuâtreet douce. Les fermes étaient tranquilles. On n’entendait même plusles grillons. Toute la campagne dormait. Ils digéraient en humantla brise qui rafraîchissait leurs pommettes.

Le ciel très haut, était couvert d’étoiles ; les unesbrillant par groupes, d’autres à la file, ou bien seules à desintervalles éloignés. Une zone de poussière lumineuse, allant duseptentrion au midi, se bifurquait au-dessus de leurs têtes. Il yavait entre ces clartés, de grands espaces vides ; – et lefirmament semblait une mer d’azur, avec des archipels et desîlots.

– Quelle quantité ! s’écria Bouvard.

– Nous ne voyons pas tout ! reprit Pécuchet. Derrière lavoie lactée, ce sont les nébuleuses ; au delà des nébuleusesdes étoiles encore ! La plus voisine est séparée de nous partrois cents billions de myriamètres ! Il avait regardé souventdans le télescope de la place Vendôme et se rappelait les chiffres.Le Soleil est un million de fois plus gros que la Terre, Sirius adouze fois la grandeur du soleil, des comètes mesurenttrente-quatre millions de lieues !

– C’est à rendre fou dit Bouvard. Il déplora son ignorance etmême regrettait de n’avoir pas été, dans sa jeunesse, à l’ÉcolePolytechnique.

Alors Pécuchet le tournant vers la Grande Ourse, lui montral’étoile polaire, puis Cassiopée dont la constellation forme un Y,Véga de la Lyre toute scintillante, et au bas de l’horizon, lerouge Aldebaran.

Bouvard, la tête renversée, suivait péniblement les triangles,quadrilatères et pentagones qu’il faut imaginer pour se reconnaîtredans le ciel.

Pécuchet continua :

– La vitesse de la lumière est de quatre-vingt mille lieues dansune seconde. Un rayon de la Voie lactée met six siècles à nousparvenir – si bien qu’une étoile, quand on l’observe, peut avoirdisparu. Plusieurs sont intermittentes, d’autres ne reviennentjamais ; – et elles changent de position ; tout s’agite,tout passe.

– Cependant, le Soleil est immobile ?

– On le croyait autrefois. Mais les savants aujourd’hui,annoncent qu’il se précipite vers la constellationd’Hercule !

Cela dérangeait les idées de Bouvard – et après une minute deréflexion :

– La science est faite, suivant les données fournies par un coinde l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’onignore, qui est beaucoup plus grand, et qu’on ne peutdécouvrir.

Ils parlaient ainsi, debout sur le vigneau, à la lueur desastres – et leurs discours étaient coupés par de longssilences.

Enfin ils se demandèrent s’il y avait des hommes dans lesétoiles. Pourquoi pas ? Et comme la création est harmonique,les habitants de Sirius devaient être démesurés, ceux de Mars d’unetaille moyenne, ceux de Vénus très petits. À moins que ce ne soitpartout la même chose ? Il existe là-haut des commerçants, desgendarmes ; on y trafique, on s’y bat, on y détrône desrois ! …

Quelques étoiles filantes glissèrent tout à coup, décrivant surle ciel comme la parabole d’une monstrueuse fusée.

– Tiens ! dit Bouvard voilà des mondes quidisparaissent.

Pécuchet reprit :

– Si le nôtre, à son tour, faisait la cabriole, les citoyens desétoiles ne seraient pas plus émus que nous ne le sommesmaintenant ! De pareilles idées vous renfoncent l’orgueil.

– Quel est le but de tout cela ?

– Peut-être qu’il n’y a pas de but ?

– Cependant ! et Pécuchet répéta deux ou trois foiscependant sans trouver rien de plus à dire. – N’importe ! jevoudrais bien savoir comment l’univers s’est fait !

– Cela doit être dans Buffon ! répondit Bouvard, dont lesyeux se fermaient. Je n’en peux plus ! je vais mecoucher !

Les Époques de la nature leur apprirent qu’une comète, enheurtant le soleil, en avait détaché une portion, qui devint laTerre. D’abord les pôles s’étaient refroidis. Toutes les eauxavaient enveloppé le globe. Elles s’étaient retirées dans lescavernes ; puis les continents se divisèrent, les animaux etl’homme parurent.

La majesté de la création leur causa un ébahissement, infinicomme elle. Leur tête s’élargissait. Ils étaient fiers de réfléchirsur de si grands objets.

Les minéraux ne tardèrent pas à les fatiguer ; – et ilsrecoururent comme distraction, aux Harmonies de Bernardin deSaint-Pierre.

Harmonies végétales et terrestres, aériennes, aquatiques,humaines, fraternelles et même conjugales, tout y passa – sansomettre les invocations à Vénus, aux Zéphyrs et aux Amours !Ils s’étonnaient que les poissons eussent des nageoires, lesoiseaux des ailes, les semences une enveloppe – pleins de cettephilosophie qui découvre dans la Nature des intentions vertueuseset la considère comme une espèce de saint Vincent de Paul, toujoursoccupé à répandre des bienfaits !

Ils admirèrent ensuite ses prodiges, les trombes, les volcans,les forêts vierges ; – et ils achetèrent l’ouvrage de M.Depping sur les Merveilles et beautés de la nature en France. LeCantal en possède trois, l’Hérault cinq, la Bourgogne deux – pasdavantage – tandis que le Dauphiné compte à lui seul jusqu’à quinzemerveilles ! Mais bientôt, on n’en trouvera plus ! Lesgrottes à stalactites se bouchent, les montagnes ardentess’éteignent, les glacières naturelles s’échauffent ; – et lesvieux arbres dans lesquels on disait la messe tombent sous lacognée des niveleurs, ou sont en train de mourir.

Puis leur curiosité se tourna vers les bêtes.

Ils rouvrirent leur Buffon et s’extasièrent devant les goûtsbizarres de certains animaux.

Mais tous les livres ne valant pas une observation personnelle,ils entraient dans les cours, et demandaient aux laboureurs s’ilsavaient vu des taureaux se joindre à des juments, les cochonsrechercher les vaches, et les mâles des perdrix commettre entre euxdes turpitudes.

– Jamais de la vie ! On trouvait même ces questions un peudrôles pour des messieurs de leur âge.

Ils voulurent tenter des alliances anormales.

La moins difficile est celle du bouc et de la brebis. Leurfermier ne possédait pas de bouc. Une voisine prêta le sien ;et l’époque du rut étant venue, ils enfermèrent les deux bêtes dansle pressoir, en se cachant derrière les futailles, pour quel’événement pût s’accomplir en paix.

Chacune, d’abord, mangea son petit tas de foin. Puis, ellesruminèrent, la brebis se coucha ; – et elle bêlait sansdiscontinuer, pendant que le bouc, d’aplomb sur ses jambes torses,avec sa grande barbe et ses oreilles pendantes, fixait sur eux sesprunelles, qui luisaient dans l’ombre.

Enfin, le soir du troisième jour, ils jugèrent convenable defaciliter la nature. Mais le bouc se retournant contre Pécuchet,lui flanqua un coup de cornes au bas du ventre. La brebis, saisiede peur, se mit à tourner dans le pressoir comme dans un manège.Bouvard courut après, se jeta dessus pour la retenir, et tomba parterre avec des poignées de laine dans les deux mains.

Ils renouvelèrent leurs tentatives sur des poules et un canard,sur un dogue et une truie, avec l’espoir qu’il en sortirait desmonstres et ne comprenant rien à la question de l’espèce.

Ce mot désigne un groupe d’individus dont les descendants sereproduisent. Mais des animaux classés comme d’espèces différentespeuvent se reproduire, et d’autres compris dans la même en ontperdu la faculté.

Ils se flattèrent d’obtenir là-dessus des idées nettes, enétudiant le développement des germes ; et Pécuchet écrivit àDumouchel, pour avoir un microscope.

Tour à tour ils mirent sur la plaque de verre des cheveux, dutabac, des ongles, une patte de mouche. Mais ils avaient oublié lagoutte d’eau, indispensable. C’était, d’autres fois, la petitelamelle ; – et ils se poussaient, dérangeaientl’instrument ; puis, n’apercevant que du brouillard accusaientl’opticien. Ils en arrivèrent à douter du microscope. Lesdécouvertes qu’on lui attribue ne sont peut-être pas sipositives.

Dumouchel, en leur adressant la facture, les pria de recueillirà son intention des ammonites et des oursins, curiosités dont ilétait toujours amateur, et fréquentes dans leur pays. Pour lesexciter à la géologie, il leur envoyait les Lettres de Bertrandavec le Discours de Cuvier sur les révolutions du globe.

Après ces deux lectures, ils se figurèrent les chosessuivantes.

D’abord une immense nappe d’eau, d’où émergeaient despromontoires, tachetés par des lichens ; et pas un êtrevivant, pas un cri ; c’était un monde silencieux, immobile etnu. – Puis de longues plantes se balançaient dans un brouillard quiressemblait à la vapeur d’une étuve. Un soleil tout rougesurchauffait l’atmosphère humide. Alors des volcans éclatèrent, lesroches ignées jaillissaient des montagnes ; et la pâte desporphyres et des basaltes qui coulait, se figea. – Troisièmetableau : dans des mers peu profondes, des îles de madrépores ontsurgi ; un bouquet de palmiers, de place en place, les domine.Il y a des coquillages pareils à des roues de chariot, des tortuesqui ont trois mètres, des lézards de soixante pieds. Des amphibiesallongent entre les roseaux leur col d’autruche à mâchoire decrocodile. Des serpents ailés s’envolent. – Enfin, sur les grandscontinents, de grands mammifères parurent, les membres difformescomme des pièces de bois mal équarries, le cuir plus épais que desplaques de bronze, ou bien velus, lippus, avec des crinières, etdes défenses contournées. Des troupeaux de mammouths broutaient lesplaines où fut depuis l’Atlantique ; le paléothérium, moitiécheval moitié tapir, bouleversait de son groin les fourmilières deMontmartre, et le cervus giganteus tremblait sous leschâtaigniers, à la voix de l’ours des cavernes, qui faisait japperdans sa tanière, le chien de Beaugency trois fois haut comme unloup.

Toutes ces époques avaient été séparées les unes des autres pardes cataclysmes, dont le dernier est notre déluge. C’était commeune féerie en plusieurs actes, ayant l’homme pour apothéose.

Ils furent stupéfaits d’apprendre qu’il existait sur des pierresdes empreintes de libellules, de pattes d’oiseaux, – et ayantfeuilleté un des manuels Roret, ils cherchèrent des fossiles.

Un après-midi, comme ils retournaient des silex au milieu de lagrande route, M. le curé passa, et les abordant d’une voix pateline:

– Ces messieurs s’occupent de géologie ? fortbien !

Car il estimait cette science. Elle confirme l’autorité desÉcritures, en prouvant le Déluge.

Bouvard parla des coprolithes, lesquels sont des excréments debêtes, pétrifiés.

L’abbé Jeufroy parut surpris du fait ; après tout, s’ilavait lieu, c’était une raison de plus, d’admirer laProvidence.

Pécuchet avoua que leurs enquêtes jusqu’alors n’avaient pas étéfructueuses, – et cependant les environs de Falaise, comme tous lesterrains jurassiques, devaient abonder en débris d’animaux.

– J’ai entendu dire répliqua l’abbé Jeufroy qu’autrefois onavait trouvé à Villers la mâchoire d’un éléphant. Du reste, un deses amis, M. Larsonneur, avocat, membre du barreau de Lisieux etarchéologue, leur fournirait peut-être des renseignements ! Ilavait fait une histoire de Port-en-Bessin où était notée ladécouverte d’un crocodile.

Bouvard et Pécuchet échangèrent un coup d’œil ; le mêmeespoir leur était venu ; – et malgré la chaleur, ils restèrentdebout pendant longtemps, à interroger l’ecclésiastique quis’abritait sous un parapluie de coton bleu. Il avait le bas duvisage un peu lourd avec le nez pointu, souriait continuellement,ou penchait la tête en fermant les paupières.

La cloche de l’église tinta l’angélus.

– Bien le bonsoir, messieurs ! Vous permettez, n’est-cepas ?

Recommandés par lui, ils attendirent durant trois semaines laréponse de Larsonneur. Enfin, elle arriva.

L’homme de Villers qui avait déterré la dent de mastodontes’appelait Louis Bloche ; les détails manquaient. Quant à sonhistoire, elle occupait un des volumes de l’Académie Lexovienne, etil ne prêtait point son exemplaire, dans la peur de dépareiller lacollection. Pour ce qui était de l’alligator, on l’avait découvertau mois de novembre 1825, sous la falaise des Hachettes, àSainte-Honorine, près de Port-en-Bessin, arrondissement de Bayeux.Suivaient des compliments.

L’obscurité enveloppant le mastodonte irrita le désir dePécuchet. Il aurait voulu se rendre tout de suite à Villers.

Bouvard objecta que pour s’épargner un déplacement peut-êtreinutile, et à coup sûr dispendieux, il convenait de prendre desinformations – et ils écrivirent au Maire de l’endroit une lettre,où ils lui demandaient ce qu’était devenu un certain Louis Bloche.Dans l’hypothèse de sa mort, ses descendants ou collatérauxpouvaient-ils les instruire sur sa précieuse découverte ?Quand il la fit, à quelle place de la commune gisait ce documentdes âges primitifs ? Avait-on des chances d’en trouverd’analogues ? Quel était par jour le prix d’un homme et d’unecharrette.

Et ils eurent beau s’adresser à l’Adjoint, puis au premierConseiller Municipal, ils ne reçurent de Villers aucune nouvelle.Sans doute les habitants étaient jaloux de leurs fossiles ? Àmoins qu’ils ne les vendissent aux Anglais. Le voyage des Hachettesfut résolu.

Bouvard et Pécuchet prirent la diligence de Falaise pour Caen.Ensuite une carriole les transporta de Caen à Bayeux ; – et deBayeux, ils allèrent à pied jusqu’à Port-en-Bessin.

On ne les avait pas trompés. La côte des Hachettes offrait descailloux bizarres – et sur les indications de l’aubergiste, ilsatteignirent la grève.

La marée étant basse, elle découvrait tous ses galets, avec uneprairie de goémons jusqu’au bord des flots.

Des vallonnements herbeux découpaient la falaise, composée d’uneterre molle et brune et qui se durcissant devenait dans ses stratesinférieures, une muraille de pierre grise. Des filets d’eau entombaient sans discontinuer, pendant que la mer au loin, grondait.Elle semblait parfois suspendre son battement ; – et onn’entendait plus que le petit bruit des sources.

Ils titubaient sur des herbes gluantes, ou bien ils avaient àsauter des trous. – Bouvard s’assit près du rivage, et contemplales vagues, ne pensant à rien, fasciné, inerte. Pécuchet le ramenavers la côte pour lui faire voir un ammonite, incrusté dans laroche, comme un diamant dans sa gangue. Leurs ongles s’y brisèrent,il aurait fallu des instruments, la nuit venait, d’ailleurs !– Le ciel était empourpré à l’occident, et toute la place couverted’une ombre. – Au milieu des varechs presque noirs, les flaquesd’eau s’élargissaient. La mer montait vers eux ; il étaittemps de rentrer.

Le lendemain dès l’aube, avec une pioche et un pic, ilsattaquèrent leur fossile dont l’enveloppe éclata. C’était unammonite nodosus, rongé par les bouts mais pesant bien seizelivres, et Pécuchet, dans l’enthousiasme, s’écria : – Nous nepouvons faire moins que de l’offrir à Dumouchel !

Puis ils rencontrèrent des éponges, des térébratules, desorques, et pas de crocodile ! – à son défaut, ils espéraientune vertèbre d’hippopotame ou d’ichthyosaure, n’importe quelossement contemporain du Déluge, quand ils distinguèrent à hauteurd’homme contre la falaise, des contours qui figuraient le galbed’un poisson gigantesque.

Ils délibérèrent sur les moyens de l’obtenir.

Bouvard le dégagerait par le haut, tandis que Pécuchet endessous, démolirait la roche pour le faire descendre, doucement,sans l’abîmer.

Comme ils reprenaient haleine, ils virent au-dessus de leurtête, dans la campagne un douanier en manteau, qui gesticulait d’unair de commandement.

– Eh bien ! quoi ? fiche-nous la paix ! et ilscontinuèrent leur besogne, Bouvard sur la pointe des orteils,tapant avec sa pioche, Pécuchet les reins pliés, creusant avec sonpic.

Mais le douanier reparut, plus bas, dans un vallon, enmultipliant les signaux : ils s’en moquaient bien ! Un corpsovale se bombait sous la terre amincie, et penchait, allaitglisser.

Un autre individu, avec un sabre, se montra tout à coup.

– Vos passeports !

C’était le garde champêtre en tournée ; – et au même momentsurvint l’homme de la douane, accouru par une ravine.

– Empoignez-les, père Morin ! ou la falaise vas’écrouler !

– C’est dans un but scientifique répondit Pécuchet.

Alors une masse tomba, en les frôlant de si près tous lesquatre, qu’un peu plus ils étaient morts.

Quand la poussière fut dissipée, ils reconnurent un mât denavire qui s’émietta sous la botte du douanier.

Bouvard dit en soupirant : – Nous ne faisions pas grandmal !

– On ne doit rien faire dans les limites du Génie ! repritle garde champêtre. D’abord qui êtes-vous ? pour que je vousdresse procès !

Pécuchet se rebiffa, criant à l’injustice.

– Pas de raisons ! suivez-moi !

Dès qu’ils arrivèrent sur le port, une foule de gamins lesescorta. Bouvard rouge comme un coquelicot, affectait un air digne.Pécuchet, très pâle, lançait des regards furieux ; – et cesdeux étrangers, portant des cailloux dans leurs mouchoirs n’avaientpas une bonne figure. Provisoirement, on les colloqua dansl’auberge, dont le maître sur le seuil, barrait l’entrée. Puis lemaçon réclama ses outils ; ils les payèrent ; encore desfrais ! – et le garde champêtre ne revenait pas !pourquoi ? Enfin un monsieur qui avait la croix d’honneur, lesdélivra ; et ils s’en allèrent, ayant donné leurs noms,prénoms et domicile, avec l’engagement d’être à l’avenir pluscirconspects.

Outre un passeport, il leur manquait bien des choses ! etavant d’entreprendre des explorations nouvelles ils consultèrent leGuide du voyageur géologue par Boné.

Il faut avoir, premièrement, un bon havresac de soldat, puis unechaîne d’arpenteur, une lime, des pinces, une boussole, et troismarteaux, passés dans une ceinture qui se dissimule sous laredingote, et vous préserve ainsi de cette apparence originale, quel’on doit éviter en voyage. Comme bâton, Pécuchet adoptafranchement le bâton de touriste, haut de six pieds, à longuepointe de fer. Bouvard préférait une canne-parapluie, ouparapluie-polybranches, dont le pommeau se retire, pour agrafer lasoie contenue, à part, dans un petit sac. Ils n’oublièrent pas deforts souliers, avec des guêtres, chacun deux paires de bretelles,à cause de la transpiration et bien qu’on ne puisse se présenterpartout en casquette ils reculèrent devant la dépense d’un de ceschapeaux qui se plient, et qui portent le nom du chapelier Gibus,leur inventeur. Le même ouvrage donne des préceptes de conduite :Savoir la langue du pays que l’on visite, ils la savaient. Garderune tenue modeste, c’était leur usage. Ne pas avoir d’argent sursoi, rien de plus simple. Enfin, pour s’épargner toutes sortesd’embarras, il est bon de prendre la qualité d’ingénieur !

– Eh bien ! nous la prendrons !

Ainsi préparés, ils commencèrent leurs courses, étaient absentsquelquefois pendant huit jours, passaient leur vie au grandair.

Tantôt sur les bords de l’Orne, ils apercevaient dans unedéchirure, des pans de rocs dressant leurs lames obliques entre despeupliers et des bruyères ; – ou bien ils s’attristaient de nerencontrer le long du chemin que des couches d’argile. Devant unpaysage, ils n’admiraient ni la série des plans, ni la profondeurdes lointains ni les ondulations de la verdure ; mais ce qu’onne voyait pas, le dessous, la terre ; – et toutes les collinesétaient pour eux encore une preuve du Déluge.

À la manie du Déluge, succéda celle des blocs erratiques. Lesgrosses pierres seules dans les champs devaient provenir deglaciers disparus ; – et ils cherchaient des moraines et desfaluns.

Plusieurs fois, on les prit pour des porte-balles, vu leuraccoutrement – et quand ils avaient répondu qu’ils étaient desingénieurs une crainte leur venait ; l’usurpation d’un titrepareil pouvait leur attirer des désagréments.

À la fin du jour, ils haletaient sous le poids de leurséchantillons, mais intrépides les rapportaient chez eux. Il y enavait le long des marches dans l’escalier, dans les chambres, dansla salle, dans la cuisine ; et Germaine se lamentait sur laquantité de poussière.

Ce n’était pas une mince besogne avant de coller les étiquettes,que de savoir les noms des roches ; la variété des couleurs etdu grenu leur faisait confondre l’argile avec la marne, le granitet le gneiss, le quartz et le calcaire.

Et puis la nomenclature les irritait. Pourquoi dévonien,cambrien, jurassique, comme si les terres désignées par ces motsn’étaient pas ailleurs qu’en Devonshire, près de Cambridge, et dansle Jura ? Impossible de s’y reconnaître ! ce qui estsystème pour l’un est pour l’autre un étage, pour un troisième unesimple assise. Les feuillets des couches, s’entremêlent,s’embrouillent ; mais Omalius d’Halloy vous prévient qu’il nefaut pas croire aux divisions géologiques.

Cette déclaration les soulagea – et quand ils eurent vu descalcaires à polypiers dans la plaine de Caen, des phillades àBalleroy, du kaolin à Saint-Blaise, de l’oolithe partout, etcherché de la houille à Cartigny, et du mercure à laChapelle-en-Juger près Saint-Lô, ils décidèrent une excursion pluslointaine, un voyage au Havre pour étudier le quartz pyromaque etl’argile de Kimmeridge !

À peine descendus du paquebot, ils demandèrent le chemin quiconduit sous les phares. Des éboulements l’obstruaient ; – ilétait dangereux de s’y hasarder.

Un loueur de voitures les accosta, et leur offrit des promenadesaux environs, Ingouville, Octeville, Fécamp, Lillebonne, Rome s’ille fallait.

Ses prix étaient déraisonnables ; mais le nom de Fécamp lesavait frappés : en se détournant un peu sur la route, on pouvaitvoir Étretat – et ils prirent la gondole de Fécamp, pour se rendreau plus loin, d’abord.

Dans la gondole Bouvard et Pécuchet firent la conversation avectrois paysans, deux bonnes femmes, un séminariste, et n’hésitèrentpas à se qualifier d’ingénieurs.

On s’arrêta devant le bassin. Ils gagnèrent la falaise, et cinqminutes après, la frôlèrent, pour éviter une grande flaque d’eauavançant comme un golfe au milieu du rivage. Ensuite, ils virentune arcade qui s’ouvrait sur une grotte profonde. Elle étaitsonore, très claire, pareille à une église, avec des colonnes dehaut en bas, et un tapis de varech tout le long de ses dalles.

Cet ouvrage de la nature les étonna ; et ils s’élevèrent àdes considérations sur l’origine du monde.

Bouvard penchait vers le neptunisme. Pécuchet au contraire étaitplutonien. Le feu central avait brisé la croûte du globe, soulevéles terrains, fait des crevasses. C’est comme une mer intérieureayant son flux et reflux, ses tempêtes. Une mince pellicule nous ensépare. On ne dormirait pas si l’on songeait à tout ce qu’il y asous nos talons. – Cependant le feu central diminue, et le soleils’affaiblit, si bien que la Terre un jour périra derefroidissement. Elle deviendra stérile ; tout le bois ettoute la houille se seront convertis en acide carbonique – et aucunêtre ne pourra subsister.

– Nous n’y sommes pas encore dit Bouvard.

– Espérons-le ! reprit Pécuchet.

N’importe ! cette fin du monde, si lointaine qu’elle fût,les assombrit – et côte à côte, ils marchaient silencieusement surles galets.

La falaise, perpendiculaire, toute blanche et rayée en noir, çàet là, par des lignes de silex, s’en allait vers l’horizon tel quela courbe d’un rempart ayant cinq lieues d’étendue. Un vent d’est,âpre et froid soufflait. Le ciel était gris, la mer verdâtre etcomme enflée. Du sommet des roches, des oiseaux s’envolaient,tournoyaient, rentraient vite dans leurs trous. Quelquefois, unepierre se détachant, rebondissait de place en place, avant dedescendre jusqu’à eux.

Pécuchet poursuivait à haute voix ses pensées : – À moins que laterre ne soit anéantie par un cataclysme ? On ignore lalongueur de notre période. Le feu central n’a qu’à déborder.

– Pourtant, il diminue ?

– Cela n’empêche pas ses explosions d’avoir produit l’île Julia,le Monte-Nuovo, bien d’autres encore.

Bouvard se rappelait avoir lu ces détails dans Bertrand – Maisde pareils faits n’arrivent pas en Europe ?

– Mille excuses ! témoin celui de Lisbonne ! Quant ànos pays, les mines de houille et de pyrite martiale y sontnombreuses et peuvent très bien en se décomposant, former lesbouches volcaniques. Les volcans, d’ailleurs, éclatent toujoursprès de la mer.

Bouvard promena sa vue sur les flots, et crut distinguer auloin, une fumée qui montait vers le ciel.

– Puisque l’île Julia reprit Pécuchet, a disparu, des terrainsproduits par la même cause, auront peut-être, le même sort ?Un îlot de l’Archipel est aussi important que la Normandie, et mêmeque l’Europe.

Bouvard se figura l’Europe engloutie dans un abîme.

– Admets dit Pécuchet qu’un tremblement de terre ait lieu sousla Manche. Les eaux se ruent dans l’Atlantique. Les côtes de laFrance et de l’Angleterre en chancelant sur leur base, s’inclinent,se rejoignent, et v’lan ! tout l’entre-deux est écrasé.

Au lieu de répondre, Bouvard se mit à marcher tellement vitequ’il fut bientôt à cent pas de Pécuchet. Étant seul, l’idée d’uncataclysme le troubla. Il n’avait pas mangé depuis le matin. Sestempes bourdonnaient. Tout à coup le sol, lui parut tressaillir, –et la falaise au-dessus de sa tête pencher par le sommet. À cemoment, une pluie de graviers, déroula d’en haut.

Pécuchet l’aperçut qui détalait avec violence, comprit saterreur, cria, de loin : – Arrête ! arrête ! la périoden’est pas accomplie.

Et pour le rattraper, il faisait des sauts énormes avec sonbâton de touriste, tout en vociférant : La période n’est pasaccomplie ! la période n’est pas accomplie !

Bouvard en démence, courait toujours. Le parapluie polybranchestomba, les pans de sa redingote s’envolaient, le havresacballottait à son dos. C’était comme une tortue avec des ailes, quiaurait galopé parmi les roches ; une plus grosse le cacha.

Pécuchet y parvint hors d’haleine, ne vit personne ; puisretourna en arrière pour gagner les champs par une valleuse queBouvard avait prise, sans doute.

Ce raidillon étroit était taillé à grandes marches dans lafalaise, de la largeur de deux hommes, et luisant comme del’albâtre poli. À cinquante pieds d’élévation, Pécuchet voulutdescendre. La mer battait son plein. Il se remit à grimper.

Au second tournant, quand il aperçut le vide, la peur le glaça.À mesure qu’il approchait du troisième, ses jambes devenaientmolles. Les couches de l’air vibraient autour de lui, une crampe lepinçait à l’épigastre ; il s’assit par terre les yeux fermés,n’ayant plus conscience que des battements de son cœur quil’étouffaient. Puis, il jeta son bâton de touriste, et avec lesgenoux et les mains reprit son ascension. Mais les trois marteauxtenus à la ceinture lui entraient dans le ventre, les cailloux dontses poches étaient bourrées tapaient ses flancs ; la visièrede sa casquette l’aveuglait, le vent redoublait de force ;enfin il atteignit le plateau et y trouva Bouvard qui était montéplus loin, par une valleuse moins difficile.

Une charrette les recueillit. Ils oublièrent Étretat.

Le lendemain soir au Havre, en attendant le paquebot, ils virentau bas d’un journal, un feuilleton intitulé De l’enseignement de lagéologie.

Cet article, plein de faits, exposait la question comme elleétait comprise à l’époque.

Jamais il n’y eut un cataclysme complet du globe ; mais lamême espèce n’a pas toujours la même durée, et s’éteint plus vitedans tel endroit que dans tel autre. Des terrains de même âgecontiennent des fossiles différents comme des dépôts très éloignésen renferment de pareils. Les fougères d’autrefois sont identiquesaux fougères d’à présent. Beaucoup de zoophytes contemporains seretrouvent dans les couches les plus anciennes. En résumé, lesmodifications actuelles expliquent les bouleversements antérieurs.Les mêmes causes agissent toujours, la Nature ne fait pas de sauts,et les périodes, affirme Brongniart, ne sont après tout que desabstractions.

Cuvier jusqu’à présent leur avait apparu dans l’éclat d’uneauréole, au sommet d’une science indiscutable. Elle était sapée. LaCréation n’avait plus la même discipline ; et leur respectpour ce grand homme diminua.

Par des biographies et des extraits, ils apprirent quelque chosedes doctrines de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire.

Tout cela contrariait les idées reçues, l’autorité del’Église.

Bouvard en éprouva comme l’allégement d’un joug brisé.

– Je voudrais voir, maintenant, ce que le citoyen Jeufroy merépondrait sur le Déluge !

Ils le trouvèrent dans son petit jardin où il attendait lesmembres du Conseil de fabrique, qui devaient se réunir tout àl’heure, pour l’acquisition d’une chasuble.

– Ces messieurs souhaitent… ?

– Un éclaircissement, s’il vous plaît, et Bouvard commença.

Que signifiaient dans la Genèse, l’abîme qui se rompit et lescataractes du ciel ? Car un abîme ne se rompt pas, et le cieln’a point de cataractes !

L’abbé ferma les paupières, puis répondit qu’il fallaitdistinguer toujours entre le sens et la lettre. Des choses quid’abord nous choquent deviennent légitimes en lesapprofondissant.

– Très bien ! mais comment expliquer la pluie qui dépassaitles plus hautes montagnes, lesquelles mesurent deux lieues ! ypensez-vous, deux lieues ! une épaisseur d’eau ayant deuxlieues !

Et le maire, survenant, ajouta : – Saprelotte, quelbain !

– Convenez dit Bouvard que Moïse exagère diablement.

Le curé avait lu Bonald, et répliqua : – J’ignore sesmotifs ; c’était, sans doute, pour imprimer un effroisalutaire aux peuples qu’il dirigeait !

– Enfin, cette masse d’eau, d’où venait-elle ?

– Que sais-je ? L’air s’était changé en pluie, comme ilarrive tous les jours.

Par la porte du jardin, on vit entrer M. Girbal, directeur desContributions, avec le capitaine Heurtaux, propriétaire ; etBeljambe l’aubergiste donnait le bras à Langlois l’épicier, quimarchait péniblement à cause de son catarrhe.

Pécuchet, sans souci d’eux, prit la parole.

– Pardon, monsieur Jeufroy. Le poids de l’atmosphère (la sciencenous le démontre) est égal à celui d’une masse d’eau qui feraitautour du globe une enveloppe de dix mètres. Par conséquent, sitout l’air condensé tombait dessus à l’état liquide, ilaugmenterait bien peu la masse des eaux existantes.

Et les fabriciens ouvraient de grands yeux, écoutaient.

Le curé s’impatienta.

– Nierez-vous qu’on ait trouvé des coquilles sur lesmontagnes ? qui les y a mises, sinon le Déluge ? Ellesn’ont pas coutume, je crois, de pousser toutes seules dans la terrecomme des carottes ! Et ce mot ayant fait rire l’assemblée, ilajouta en pinçant les lèvres : À moins que ce ne soit encore unedes découvertes de la science ?

Bouvard voulut répondre par le soulèvement des montagnes, lathéorie d’Élie de Beaumont.

– Connais pas ! répondit l’Abbé.

Foureau s’empressa de dire : – Il est de Caen ! Je l’ai vuune fois à la Préfecture !

– Mais si votre Déluge repartit Bouvard avait charrié descoquilles, on les trouverait brisées à la surface, et non à desprofondeurs de trois cents mètres quelquefois.

Le prêtre se rejeta sur la véracité des Écritures, la traditiondu genre humain et les animaux découverts dans de la glace, enSibérie.

Cela ne prouve pas que l’Homme ait vécu en même tempsqu’eux ! La Terre, selon Pécuchet, était considérablement plusvieille. – Le Delta du Mississippi remonte à des dizaines demilliers d’années. L’époque actuelle en a cent mille, pour lemoins. Les listes de Manéthon…

Le comte de Faverges s’avança.

Tous firent silence à son approche.

– Continuez, je vous prie ! Que disiez-vous ?

– Ces messieurs me querellaient répondit l’abbé.

– À propos de quoi ?

– Sur la sainte Écriture, monsieur le Comte !

Bouvard, de suite, allégua qu’ils avaient droit, commegéologues, à discuter religion.

– Prenez garde dit le comte. Vous savez le mot, cher monsieur,un peu de science en éloigne, beaucoup y ramène. Et d’un ton à lafois hautain et paternel : Croyez-moi ! vous yreviendrez ! vous y reviendrez !

Peut-être ! – mais que penser d’un livre, où l’on prétendque la lumière a été créée avant le soleil, comme si le soleiln’était pas la seule cause de la lumière !

– Vous oubliez celle qu’on appelle boréale ditl’ecclésiastique.

Bouvard, sans répondre à l’objection, nia fortement qu’elle aitpu être d’un côté et les ténèbres de l’autre, qu’il y ait eu unsoir et un matin quand les astres n’existaient pas, et que lesanimaux aient apparu tout à coup, au lieu de se former parcristallisation.

Comme les allées étaient trop petites, en gesticulant, onmarchait dans les plates-bandes. Langlois fut pris d’une quinte detoux. Le capitaine criait : Vous êtes des révolutionnaires !Girbal : La paix ! la paix ! Le prêtre : Quelmatérialisme ! Foureau : Occupons-nous plutôt de notrechasuble !

– Hou ! Laissez-moi parler ! Et Bouvard s’échauffant,alla jusqu’à dire que l’Homme descendait du Singe !

Tous les fabriciens se regardèrent, fort ébahis, et comme pours’assurer qu’ils n’étaient pas des singes.

Bouvard reprit : – En comparant le fœtus d’une femme, d’unechienne, d’un oiseau…

– Assez !

– Moi, je vais plus loin ! s’écria Pécuchet. L’hommedescend des poissons ! Des rires éclatèrent. Mais sans setroubler : le Telliamed ! un livre arabe ! …

– Allons, messieurs, en séance !

Et on entra dans la sacristie.

Les deux compagnons n’avaient pas roulé l’abbé Jeufroy, commeils l’auraient cru – aussi Pécuchet lui trouva-t-il le cachet dujésuitisme.

Sa lumière boréale les inquiétait cependant ; ils lacherchèrent dans le manuel de d’Orbigny.

C’est une hypothèse, pour expliquer comment les végétauxfossiles de la baie de Baffin ressemblent aux plantes équatoriales.On suppose, à la place du soleil, un grand foyer lumineux,maintenant disparu, et dont les aurores boréales ne sont peut-êtreque les vestiges.

Puis un doute leur vint sur la provenance de l’Homme ; – etembarrassés, ils songèrent à Vaucorbeil.

Ses menaces n’avaient pas eu de suites. Comme autrefois, ilpassait le matin devant leur grille, en raclant avec sa canne tousles barreaux l’un après l’autre.

Bouvard l’épia – et l’ayant arrêté, dit qu’il voulait luisoumettre un point curieux d’anthropologie.

– Croyez-vous que le genre humain descende despoissons ?

– Quelle bêtise !

– Plutôt des singes, n’est-ce pas ?

– Directement, c’est impossible !

À qui se fier ? Car enfin le Docteur n’était pas uncatholique !

Ils continuèrent leurs études, mais sans passion, étant las del’éocène et du miocène, du Mont-Jorullo, de l’île Julia, desmammouths de Sibérie et des fossiles invariablement comparés danstous les auteurs à des médailles qui sont des témoignagesauthentiques, si bien qu’un jour, Bouvard jeta son havresac parterre, en déclarant qu’il n’irait pas plus loin.

La géologie est trop défectueuse ! À peine connaissons-nousquelques endroits de l’Europe. Quant au reste, avec le fond desOcéans, on l’ignorera toujours.

Enfin, Pécuchet ayant prononcé le mot de règne minéral :

– Je n’y crois pas, au règne minéral ! puisque des matièresorganiques ont pris part à la formation du silex, de la craie, del’or peut-être ! Le diamant n’a-t-il pas été du charbon : lahouille un assemblage de végétaux : – en la chauffant à je ne saisplus combien de degrés, on obtient de la sciure de bois, tellementque tout passe, tout coule. La création est faite d’une matièreondoyante et fugace. Mieux vaudrait nous occuper d’autrechose !

Il se coucha sur le dos, et se mit à sommeiller, pendant quePécuchet la tête basse et un genou dans les mains, se livrait à sesréflexions.

Une lisière de mousse bordait un chemin creux, ombragé par desfrênes dont les cimes légères tremblaient. Des angéliques, desmenthes, des lavandes exhalaient des senteurs chaudes,épicées ; l’atmosphère était lourde ; et Pécuchet, dansune sorte d’abrutissement, rêvait aux existences innombrableséparses autour de lui, aux insectes qui bourdonnaient, aux sourcescachées sous le gazon, à la sève des plantes, aux oiseaux dansleurs nids, au vent, aux nuages, à toute la Nature, sans chercher àdécouvrir ses mystères, séduit par sa force, perdu dans sagrandeur.

– J’ai soif ! dit Bouvard, en se réveillant.

– Moi de même ! Je boirais volontiers quelquechose !

– C’est facile reprit un homme qui passait, en manches dechemise, avec une planche sur l’épaule.

Et ils reconnurent ce vagabond, à qui Bouvard autrefois avaitdonné un verre de vin. Il semblait de dix ans plus jeune, portaitles cheveux en accroche-cœur, la moustache bien cirée, et dandinaitsa taille d’une façon parisienne.

Après cent pas environ, il ouvrit la barrière d’une cour, jetasa planche contre un mur, et les fit entrer dans une hautecuisine.

– Mélie ! es-tu là, Mélie ?

Une jeune fille parut ; sur son commandement, alla tirer dela boisson et revint près de la table, servir ces messieurs.

Ses bandeaux, de la couleur des blés, dépassaient un béguin detoile grise. Tous ses pauvres vêtements descendaient le long de soncorps sans un pli ; – et le nez droit, les yeux bleus, elleavait quelque chose de délicat, de champêtre et d’ingénu.

– Elle est gentille, hein ? dit le menuisier, pendantqu’elle apportait des verres. Si on ne jurerait pas une demoiselle,costumée en paysanne ! et rude à l’ouvrage, pourtant ! –Pauvre petit cœur, va ! quand je serai riche, jet’épouserai !

– Vous dites toujours des bêtises, monsieur Gorju répondit-elled’une voix douce, sur un accent traînard.

Un valet d’écurie vint prendre de l’avoine dans un vieux coffre,et laissa retomber le couvercle si brutalement qu’un éclat de boisen jaillit.

Gorju s’emporta contre la lourdeur de tous ces gars de lacampagne puis, à genoux devant le meuble, il cherchait la place dumorceau. Pécuchet en voulant l’aider, distingua sous la poussière,des figures de personnages.

C’était un bahut de la Renaissance, avec une torsade en bas, despampres dans les coins, et les colonnettes divisaient sa devantureen cinq compartiments. On voyait au milieu, Vénus-Anadyomène deboutsur une coquille, puis Hercule et Omphale, Samson et Dalila, Circéet ses pourceaux, les filles de Loth enivrant leur père ; toutcela délabré, rongé de mites, et même le panneau de droitemanquait. Gorju prit une chandelle pour mieux faire voir à Pécuchetcelui de gauche, qui présentait sous l’arbre du Paradis, Adam etÈve dans une posture fort indécente.

Bouvard également admira le bahut.

– Si vous y tenez, on vous le céderait à bon compte.

Ils hésitaient, vu les réparations.

Gorju pouvait les faire, étant de son métier ébéniste. –Allons ! Venez ! et il entraîna Pécuchet vers la masure,où Mme Castillon, la maîtresse, étendait du linge.

Mélie quand elle eut lavé ses mains, prit sur le bord de lafenêtre, son métier à dentelles, s’assit en pleine lumière, ettravailla.

Le linteau de la porte l’encadrait. Les fuseaux sedébrouillaient sous ses doigts avec un claquement de castagnettes.Son profil restait penché.

Bouvard la questionna sur ses parents, son pays, les gages qu’onlui donnait.

Elle était de Ouistreham, n’avait plus de famille, gagnait unepistole par mois – enfin, elle lui plut tellement qu’il désira laprendre à son service pour aider la vieille Germaine.

Pécuchet reparut avec la fermière, et pendant qu’ilscontinuaient leur marchandage, Bouvard demanda tout bas à Gorju, sila petite bonne consentirait à devenir sa servante.

– Parbleu !

– Toutefois dit Bouvard, il faut que je consulte mon ami.

– Eh bien ! je ferai en sorte. Mais n’en parlez pas !à cause de la bourgeoise.

Le marché venait de se conclure, moyennant trente-cinq francs.Pour le raccommodage on s’entendrait.

À peine dans la cour Bouvard dit son intention relativement àMélie.

Pécuchet s’arrêta, afin de mieux réfléchir, ouvrit sa tabatière,huma une prise, et s’étant mouché :

– Au fait, c’est une idée ! mon Dieu, oui ! pourquoipas ? D’ailleurs, tu es le maître !

Dix minutes après, Gorju se montra sur le haut-bord d’un fossé –et les interpellant :

– Quand faut-il que je vous apporte le meuble ?

– Demain !

– Et pour l’autre question, êtes-vous décidés ?

– Convenu ! répondit Pécuchet.

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