Bouvard et Pécuchet

Chapitre 6

 

Dans la matinée du 25 février 1848, on apprit à Chavignolles,par un individu venant de Falaise, que Paris était couvert debarricades – et le lendemain, la proclamation de la République futaffichée sur la mairie.

Ce grand événement stupéfia les bourgeois.

Mais quand on sut que la Cour de cassation, la Cour d’appel, laCour des Comptes, le Tribunal de commerce, la Chambre des notaires,l’Ordre des avocats, le Conseil d’État, l’Université, les générauxet M. de la Rochejacquelein lui-même donnaient leur adhésion auGouvernement Provisoire, les poitrines se desserrèrent ; – etcomme à Paris on plantait des arbres de la liberté, le Conseilmunicipal décida qu’il en fallait à Chavignolles.

Bouvard en offrit un, réjoui dans son patriotisme par letriomphe du Peuple – quant à Pécuchet, la chute de la Royautéconfirmait trop ses prévisions pour qu’il ne fût pas content.

Gorju, leur obéissant avec zèle, déplanta un des peupliers quibordaient la prairie au-dessous de la Butte, et le transportajusqu’au Pas de la Vaque, à l’entrée du bourg, endroit désigné.

Avant l’heure de la cérémonie, tous les trois attendaient lecortège.

Un tambour retentit, une croix d’argent se montra ;ensuite, parurent deux flambeaux que tenaient des chantres, et M.le curé avec l’étole, le surplis, la chape et la barrette. Quatreenfants de chœur l’escortaient, un cinquième portait le seau pourl’eau bénite, et le sacristain le suivait.

Il monta sur le rebord de la fosse où se dressait le peuplier,garni de bandelettes tricolores. On voyait en face le maire et sesdeux adjoints Beljambe et Marescot, puis les notables, M. deFaverges, Vaucorbeil, Coulon le juge de paix, bonhomme à figuresomnolente ; Heurtaux s’était coiffé d’un bonnet de police –et Alexandre Petit le nouvel instituteur, avait mis sa redingote,une pauvre redingote verte, celle des dimanches. Les pompiers, quecommandait Girbal sabre au poing, formaient un seul rang ; del’autre côté brillaient les plaques blanches de quelques vieuxshakos du temps de La Fayette – cinq ou six, pas plus, la gardenationale étant tombée en désuétude à Chavignolles. Des paysans etleurs femmes, des ouvriers des fabriques voisines, des gamins, setassaient par derrière ; – et Placquevent, le garde champêtre,haut de cinq pieds huit pouces, les contenait du regard, en sepromenant les bras croisés.

L’allocution du curé fut comme celle des autres prêtres dans lamême circonstance. Après avoir tonné contre les Rois, il glorifiala République. Ne dit-on pas la République des Lettres, laRépublique chrétienne ? Quoi de plus innocent que l’une, deplus beau que l’autre ? Jésus-Christ formula notre sublimedevise ; l’arbre du peuple c’était l’arbre de la Croix. Pourque la Religion donne ses fruits, elle a besoin de la charité – etau nom de la charité, l’ecclésiastique conjura ses frères de necommettre aucun désordre, de rentrer chez eux, paisiblement.

Puis, il aspergea l’arbuste, en implorant la bénédiction deDieu. Qu’il se développe et qu’il nous rappelle l’affranchissementde toute servitude, et cette fraternité plus bienfaisante quel’ombrage de ses rameaux ! – Amen !

Des voix répétèrent Amen – et après un battement de tambour, leclergé, poussant un Te Deum, reprit le chemin de l’église.

Son intervention avait produit un excellent effet. Les simples yvoyaient une promesse de bonheur, les patriotes une déférence, unhommage rendu à leurs principes.

Bouvard et Pécuchet trouvaient qu’on aurait dû les remercierpour leur cadeau, y faire une allusion, tout au moins ; – etils s’en ouvrirent à Faverges et au docteur.

Qu’importaient de pareilles misères ! Vaucorbeil étaitcharmé de la Révolution, le Comte aussi. Il exécrait les d’Orléans.On ne les reverrait plus ; bon voyage ! Tout pour lepeuple, désormais ! – et suivi de Hurel, son factotum, il allarejoindre M. le curé.

Foureau marchait la tête basse, entre le notaire etl’aubergiste, vexé par la cérémonie, ayant peur d’une émeute ;– et instinctivement il se retournait vers le garde champêtre, quidéplorait avec le Capitaine, l’insuffisance de Girbal, et lamauvaise tenue de ses hommes.

Des ouvriers passèrent sur la route, en chantant laMarseillaise. Gorju, au milieu d’eux, brandissait une canne ;Petit les escortait, l’œil animé.

– Je n’aime pas cela ! dit Marescot, on vocifère, ons’exalte !

– Eh bon Dieu ! reprit Coulon, il faut que jeunesses’amuse !

Foureau soupira. Drôle d’amusement ! et puis la guillotine,au bout ! Il avait des visions d’échafaud, s’attendait à deshorreurs.

Chavignolles reçut le contrecoup des agitations de Paris. Lesbourgeois s’abonnèrent à des journaux. Le matin, on s’encombrait aubureau de la poste, et la directrice ne s’en fût pas tirée sans leCapitaine, qui l’aidait, quelquefois. Ensuite, on restait sur laPlace, à causer.

La première discussion violente eut pour objet la Pologne.

Heurtaux et Bouvard demandaient qu’on la délivrât.

M. de Faverges pensait autrement.

– De quel droit irions-nous là-bas ? C’était déchaînerl’Europe contre nous. Pas d’imprudence ! Et tout le mondel’approuvant, les deux Polonais se turent.

Une autre fois, Vaucorbeil défendit les circulaires deLedru-Rollin.

Foureau riposta par les 45 centimes.

Mais le gouvernement, dit Pécuchet, avait supprimél’esclavage.

– Qu’est-ce que ça me fait, l’esclavage !

– Eh bien, et l’abolition de la peine de mort, en matièrepolitique ?

– Parbleu ! reprit Foureau ; on voudrait tout abolir.Cependant qui sait ? Les locataires déjà, se montrent d’uneexigence !

– Tant mieux ! les propriétaires selon Pécuchet étaientfavorisés. Celui qui possède un immeuble…

Foureau et Marescot l’interrompirent, criant qu’il était uncommuniste.

– Moi ? communiste !

Et tous parlaient à la fois, quand Pécuchet proposa de fonder unclub ! Foureau eut la hardiesse de répondre que jamais on n’enverrait à Chavignolles.

Ensuite, Gorju réclama des fusils pour la garde nationale –l’opinion l’ayant désigné comme instructeur.

Les seuls fusils qu’il y eût étaient ceux des pompiers. Girbal ytenait. Foureau ne se souciait pas d’en délivrer.

Gorju le regarda. – On trouve, pourtant, que je sais m’en servircar il joignait à toutes ses industries celle du braconnage – etsouvent M. le maire et l’aubergiste lui achetaient un lièvre ou unlapin.

– Ma foi ! prenez-les ! dit Foureau.

Le soir même, on commença les exercices.

C’était sur la pelouse, devant l’église. Gorju en bourgeronbleu, une cravate autour des reins, exécutait les mouvements d’unefaçon automatique. Sa voix, quand il commandait, était brutale. –Rentrez les ventres ! Et tout de suite, Bouvard s’empêchant derespirer, creusait son abdomen, tendait la croupe. – On ne vous ditpas de faire un arc, nom de Dieu ! Pécuchet confondait lesfiles et les rangs, demi-tour à droite, demi-tour à gauche ;mais le plus lamentable était l’instituteur : débile et de tailleexiguë, avec un collier de barbe blonde, il chancelait sous lepoids de son fusil, dont la baïonnette incommodait ses voisins.

On portait des pantalons de toutes les couleurs, des baudrierscrasseux, de vieux habits d’uniforme trop courts, laissant voir lachemise sur les flancs ; – et chacun prétendait n’avoir pas lemoyen de faire autrement. Une souscription fut ouverte pourhabiller les plus pauvres. Foureau lésina, tandis que des femmes sesignalèrent. Mme Bordin offrit cinq francs, malgré sa haine de laRépublique. M. de Faverges équipa douze hommes ; et nemanquait pas à la manœuvre. Puis il s’installait chez l’épicier etpayait des petits verres au premier venu.

Les puissants alors flagornaient la basse classe. Tout passaitaprès les ouvriers. On briguait l’avantage de leur appartenir. Ilsdevenaient des nobles.

Ceux du canton, pour la plupart, étaient tisserands. D’autrestravaillaient dans les manufactures d’indiennes, ou à une fabriquede papiers, nouvellement établie.

Gorju les fascinait par son bagout, leur apprenait la savate,menait boire les intimes chez Mme Castillon.

Mais les paysans étaient plus nombreux ; et les jours demarché, M. de Faverges se promenant sur la Place, s’informait deleurs besoins, tâchait de les convertir à ses idées. Ils écoutaientsans répondre, comme le père Gouy, prêt à accepter toutgouvernement, pourvu qu’on diminuât les impôts.

À force de bavarder, Gorju se fit un nom. Peut-être qu’on leporterait à l’Assemblée.

M. de Faverges y pensait comme lui, – tout en cherchant à ne passe compromettre. Les conservateurs balançaient entre Foureau etMarescot. Mais le notaire tenant à son étude, Foureau fut choisi –un rustre, un crétin. Le docteur s’en indigna.

Fruit sec des concours, il regrettait Paris – et c’était laconscience de sa vie manquée qui lui donnait un air morose. Unecarrière plus vaste allait se développer – quelle revanche !Il rédigea une profession de foi et vint la lire à messieursBouvard et Pécuchet.

Ils l’en félicitèrent ; leurs doctrines étaient lesmêmes.

Cependant, ils écrivaient mieux, connaissaient l’histoire,pouvaient aussi bien que lui figurer à la Chambre. Pourquoipas ? Mais lequel devait se présenter ? Et une lutte dedélicatesse s’engagea. Pécuchet préférait à lui-même, son ami.Non ! non, ça te revient ! tu as plus de prestance !– Peut-être répondait Bouvard mais toi plus de toupet ! Etsans résoudre la difficulté, ils dressèrent des plans deconduite.

Ce vertige de la députation en avait gagné d’autres. LeCapitaine y rêvait sous son bonnet de police, tout en fumant sabouffarde ; et l’instituteur aussi, dans son école, et le curéaussi entre deux prières – tellement que parfois il se surprenaitles yeux au ciel, en train de dire : Faites, ô mon Dieu ! queje sois député !

Le Docteur, ayant reçu des encouragements, se rendit chezHeurtaux, et lui exposa les chances qu’il avait.

Le capitaine n’y mit pas de façons. Vaucorbeil était connu sansdoute ; mais peu chéri de ses confrères, et spécialement despharmaciens. Tous clabauderaient contre lui ; le peuple nevoulait pas d’un Monsieur ; ses meilleurs malades lequitteraient ; – et ayant pesé ces arguments, le médecinregretta sa faiblesse.

Dès qu’il fut parti, Heurtaux alla voir Placquevent. Entre vieuxmilitaires on s’oblige ! Mais le garde champêtre, tout dévouéà Foureau, refusa net de le servir.

Le curé démontra à M. de Faverges que l’heure n’était pas venue.Il fallait donner à la République le temps de s’user.

Bouvard et Pécuchet représentèrent à Gorju qu’il ne seraitjamais assez fort pour vaincre la coalition des paysans et desbourgeois, l’emplirent d’incertitudes, lui ôtèrent touteconfiance.

Petit, par orgueil, avait laissé voir son désir. Beljambe leprévint que s’il échouait, sa destitution était certaine.

Enfin, Monseigneur ordonna au curé de se tenir tranquille.

Donc, il ne restait que Foureau.

Bouvard et Pécuchet le combattirent, rappelant sa mauvaisevolonté pour les fusils, son opposition au club, ses idéesrétrogrades, son avarice ; – et même persuadèrent à Gouy qu’ilvoulait rétablir l’ancien régime.

Si vague que fût cette chose-là pour le paysan, il l’exécraitd’une haine accumulée dans l’âme de ses aïeux, pendant dix siècles– et il tourna contre Foureau tous ses parents et ceux de sa femme,beaux-frères, cousins, arrière-neveux, une horde.

Gorju, Vaucorbeil et Petit continuaient la démolition de M. lemaire ; et le terrain ainsi déblayé, Bouvard et Pécuchet, sansque personne s’en doutât, pouvaient réussir.

Ils tirèrent au sort pour savoir qui se présenterait. Le sort netrancha rien – et ils allèrent consulter là-dessus, le docteur.

Il leur apprit une nouvelle. Flacardoux, rédacteur du Calvados,avait déclaré sa candidature. La déception des deux amis futgrande ; chacun, outre la sienne, ressentait celle de l’autre.Mais la Politique les échauffait. Le jour des élections, ilssurveillèrent les urnes. Flacardoux l’emporta.

M. le comte s’était rejeté sur la garde nationale, sans obtenirl’épaulette de commandant. Les Chavignollais imaginèrent de nommerBeljambe.

Cette faveur du public, bizarre et imprévue, consterna Heurtaux.Il avait négligé ses devoirs, se bornant à inspecter parfois lesmanœuvres, et émettre des observations. N’importe ! Iltrouvait monstrueux qu’on préférât un aubergiste à un ancienCapitaine de l’Empire – et il dit, après l’envahissement de laChambre au 15 mai : Si les grades militaires se donnent comme çadans la capitale, je ne m’étonne plus de ce qui arrive !

La Réaction commençait.

On croyait aux purées d’ananas de Louis Blanc, au lit d’or deFlocon, aux orgies royales de Ledru-Rollin – et comme la provinceprétend connaître tout ce qui se passe à Paris, les bourgeois deChavignolles ne doutaient pas de ces inventions, et admettaient lesrumeurs les plus absurdes.

M. de Faverges, un soir, vint trouver le curé pour lui apprendrel’arrivée en Normandie du Comte de Chambord.

Joinville, d’après Foureau, se disposait avec ses marins, à vousréduire les socialistes. Heurtaux affirmait que prochainement LouisBonaparte serait consul.

Les fabriques chômaient. Des pauvres, par bandes nombreuses,erraient dans la campagne.

Un dimanche (c’était dans les premiers jours de juin) ungendarme, tout à coup, partit vers Falaise. Les ouvriersd’Acqueville, Liffard, Pierre-Pont et Saint-Rémy marchaient surChavignolles.

Les auvents se fermèrent, le Conseil municipal s’assembla ;– et résolut, pour prévenir des malheurs, qu’on ne ferait aucunerésistance. La gendarmerie fut même consignée, avec l’injonction dene pas se montrer.

Bientôt on entendit comme un grondement d’orage. Puis le chantdes Girondins ébranla les carreaux ; – et des hommes, brasdessus bras dessous, débouchèrent par la route de Caen, poudreux,en sueur, dépenaillés. Ils emplissaient la Place. Un grand brouhahas’élevait.

Gorju et deux compagnons entrèrent dans la salle. L’un étaitmaigre et à figure chafouine avec un gilet de tricot, dont lesrosettes pendaient. L’autre noir de charbon – un mécanicien sansdoute – avait les cheveux en brosse, de gros sourcils, et dessavates de lisière. Gorju, comme un hussard, portait sa veste surl’épaule.

Tous les trois restaient debout – et les Conseillers, siégeantautour de la table couverte d’un tapis bleu, les regardaient,blêmes d’angoisse.

– Citoyens ! dit Gorju il nous faut de l’ouvrage !

Le maire tremblait ; la voix lui manqua.

Marescot répondit à sa place, que le Conseil aviseraitimmédiatement ; – et les compagnons étant sortis, on discutaplusieurs idées.

La première fut de tirer du caillou.

Pour utiliser les cailloux, Girbal proposa un chemind’Angleville à Tournebu.

Celui de Bayeux rendait absolument le même service.

On pouvait curer la mare ? ce n’était pas un travailsuffisant ! ou bien creuser une seconde mare ! mais àquelle place ?

Langlois était d’avis de faire un remblai le long des Mortins,en cas d’inondation – mieux valait, selon Beljambe, défricher lesbruyères. Impossible de rien conclure ! – Pour calmer lafoule, Coulon descendit sur le péristyle, et annonça qu’ilspréparaient des ateliers de charité.

– La charité ? Merci ! s’écria Gorju. À bas lesaristos ! Nous voulons le droit au travail !

C’était la question de l’époque. Il s’en faisait un moyen degloire. On applaudit.

En se retournant, il coudoya Bouvard, que Pécuchet avaitentraîné jusque-là – et ils engagèrent une conversation. Rien nepressait ; la mairie était cernée. Le Conseil n’échapperaitpas.

– Où trouver de l’argent ? disait Bouvard.

– Chez les riches ! D’ailleurs, le gouvernement ordonnerades travaux.

– Et si on n’a pas besoin de travaux ?

– On en fera, par avance !

– Mais les salaires baisseront ! riposta Pécuchet. Quandl’ouvrage vient à manquer, c’est qu’il y a trop de produits !– et vous réclamez pour qu’on les augmente !

Gorju se mordait la moustache. – Cependant… avec l’organisationdu travail…

– Alors le gouvernement sera le maître ?

Quelques-uns, autour d’eux, murmurèrent : – Non !non ! plus de maîtres !

Gorju s’irrita. – N’importe ! on doit fournir auxtravailleurs un capital – ou bien instituer le crédit !

– De quelle manière ?

– Ah ! je ne sais pas ! mais on doit instituer lecrédit !

– En voilà assez dit le mécanicien ; ils nous embêtent, cesfarceurs-là !

Et il gravit le perron, déclarant qu’il enfoncerait laporte.

Placquevent l’y reçut, le jarret droit fléchi, les poingsserrés. – Avance un peu !

Le mécanicien recula.

Une nuée de la foule parvint dans la salle ; tous selevèrent, ayant envie de s’enfuir. Le secours de Falaise n’arrivaitpas ! On déplorait l’absence de M. le Comte. Marescottortillait une plume. Le père Coulon gémissait. Heurtaux s’emportapour qu’on fît donner les gendarmes.

– Commandez-les ! dit Foureau.

– Je n’ai pas d’ordre.

Le bruit redoublait, cependant. La Place était couverte demonde ; – et tous observaient le premier étage de la mairie,quand à la croisée du milieu, sous l’horloge, on vit paraîtrePécuchet.

Il avait pris adroitement l’escalier de service ; – etvoulant faire comme Lamartine, il se mit à haranguer le peuple:

– Citoyens !

Mais sa casquette, son nez, sa redingote, tout son individumanquait de prestige.

L’homme au tricot l’interpella :

– Est-ce que vous êtes ouvrier ?

– Non.

– Patron, alors ?

– Pas davantage !

– Eh bien, retirez-vous !

– Pourquoi ? reprit fièrement Pécuchet.

Et aussitôt, il disparut dans l’embrasure, empoigné par lemécanicien. Gorju vint à son aide. – Laisse-le ! c’est unbrave ! Ils se colletaient.

La porte s’ouvrit, et Marescot sur le seuil, proclama ladécision municipale. Hurel l’avait suggérée.

Le chemin de Tournebu aurait un embranchement sur Angleville, etqui mènerait au château de Faverges.

C’était un sacrifice que s’imposait la commune dans l’intérêtdes travailleurs. Ils se dispersèrent.

En rentrant chez eux, Bouvard et Pécuchet eurent les oreillesfrappées par des voix de femmes. Les servantes et Mme Bordinpoussaient des exclamations, la veuve criait plus fort, – et à leuraspect :

– Ah ! c’est bien heureux ! depuis trois heures que jevous attends ! mon pauvre jardin ! plus une seuletulipe ! des cochonneries partout, sur le gazon ! Pasmoyen de le faire démarrer.

– Qui cela ?

– Le père Gouy !

Il était venu avec une charrette de fumier – et l’avait jetéetout à vrac au milieu de l’herbe. Il laboure maintenant !Dépêchez-vous pour qu’il finisse !

– Je vous accompagne ! dit Bouvard.

Au bas des marches, en dehors, un cheval dans les brancards d’untombereau mordait une touffe de lauriers-roses. Les roues, enfrôlant les plates-bandes, avaient pilé les buis, cassé unrhododendron, abattu les dahlias – et des mottes de fumier noir,comme des taupinières, bosselaient le gazon. Gouy le bêchait avecardeur.

Un jour, Mme Bordin avait dit négligemment qu’elle voulait leretourner. Il s’était mis à la besogne, et malgré sa défensecontinuait. C’est de cette manière qu’il entendait le droit autravail, le discours de Gorju lui ayant tourné la cervelle.

Il ne partit que sur les menaces violentes de Bouvard.

Mme Bordin, comme dédommagement, ne paya pas sa main-d’œuvre etgarda le fumier. Elle était judicieuse, l’épouse du médecin – etmême celle du notaire, bien que d’un rang supérieur, laconsidéraient.

Les ateliers de charité durèrent une semaine. Aucun troublen’advint. Gorju avait quitté le pays.

Cependant la garde nationale était toujours sur pied ; ledimanche une revue, promenades militaires, quelquefois – et chaquenuit des rondes. Elles inquiétaient le village.

On tirait les sonnettes des maisons, par facétie ; onpénétrait dans les chambres où des époux ronflaient sur le mêmetraversin ; alors on disait des gaudrioles ; et le marise levant allait vous chercher des petits verres. Puis on revenaitau corps de garde, jouer un cent de dominos ; on y buvait ducidre, on y mangeait du fromage, et le factionnaire qui s’ennuyaità la porte l’entrebâillait à chaque minute. L’indiscipline régnait,grâce à la mollesse de Beljambe.

Quand éclatèrent les journées de Juin, tout le monde futd’accord pour voler au secours de Paris, mais Foureau ne pouvaitquitter la mairie, Marescot son étude, le Docteur sa clientèle,Girbal ses pompiers. M. de Faverges était à Cherbourg. Beljambes’alita. Le capitaine grommelait : On n’a pas voulu de moi, tantpis ! et Bouvard eut la sagesse de retenir Pécuchet.

Les rondes dans la campagne furent étendues plus loin.

Des paniques survenaient, causées par l’ombre d’une meule, oules formes des branches ; une fois, tous les gardes nationauxs’enfuirent. Sous le clair de la lune, ils avaient aperçu dans unpommier, un homme avec un fusil – et qui les tenait en joue.

Une autre fois, par une nuit obscure, la patrouille faisanthalte sous la hêtrée entendit quelqu’un devant elle.

– Qui vive ?

Pas de réponse !

On laissa l’individu continuer sa route, en le suivant àdistance, car il pouvait avoir un pistolet ou un casse-tête – maisquand on fut dans le village, à portée des secours, les douzehommes du peloton, tous à la fois se précipitèrent sur lui, encriant : Vos papiers ! Ils le houspillaient, l’accablaientd’injures. Ceux du corps de garde étaient sortis. On l’ytraîna ; – et à la lueur de la chandelle brûlant sur le poêle,on reconnut enfin Gorju.

Un méchant paletot de lasting craquait à ses épaules. Sesorteils se montraient par les trous de ses bottes. Des éraflures etdes contusions faisaient saigner son visage. Il était amaigriprodigieusement, et roulait des yeux, comme un loup.

Foureau, accouru bien vite, lui demanda comment il se trouvaitsous la hêtrée, ce qu’il revenait faire à Chavignolles, l’emploi deson temps, depuis six semaines.

Ça ne les regardait pas. Il était libre.

Placquevent le fouilla pour découvrir des cartouches. On allaitprovisoirement le coffrer.

Bouvard s’interposa.

– Inutile ! reprit le maire on connaît vos opinions.

– Cependant ? …

– Ah ! prenez garde, je vous en avertis ! Prenezgarde.

Bouvard n’insista plus.

Gorju alors, se tourna vers Pécuchet : – Et vous, patron, vousne dites rien ?

Pécuchet baissa la tête, comme s’il eût douté de soninnocence.

Le pauvre diable eut un sourire d’amertume. – Je vous aidéfendu, pourtant !

Au petit jour, deux gendarmes l’emmenèrent à Falaise.

Il ne fut pas traduit devant un conseil de guerre, mais condamnépar la correctionnelle à trois mois de prison, pour délit deparoles tendant au bouleversement de la société.

De Falaise, il écrivit à ses anciens maîtres de lui envoyerprochainement un certificat de bonne vie et mœurs – et leursignature devant être légalisée par le maire ou par l’adjoint, ilspréférèrent demander ce petit service à Marescot.

On les introduisit dans une salle à manger, que décoraient desplats de vieille faïence. Une horloge de Boulle occupait le panneaule plus étroit. Sur la table d’acajou, sans nappe, il y avait deuxserviettes, une théière, des bols. Mme Marescot traversal’appartement dans un peignoir de cachemire bleu. C’était uneParisienne qui s’ennuyait à la campagne. Puis le notaire entra, unetoque à la main, un journal de l’autre ; – et tout de suite,d’un air aimable, il apposa son cachet – bien que leur protégé fûtun homme dangereux.

– Vraiment dit Bouvard, pour quelques paroles ! …

– Quand la parole amène des crimes, cher monsieur,permettez !

– Cependant reprit Pécuchet, quelle démarcation établir entreles phrases innocentes et les coupables ? Telle chose défenduemaintenant sera par la suite applaudie. Et il blâma la manièreféroce dont on traitait les insurgés.

Marescot allégua naturellement la défense de la Société, leSalut Public, loi suprême.

– Pardon ! dit Pécuchet, le droit d’un seul est aussirespectable que celui de tous – et vous n’avez rien à lui objecterque la force – s’il retourne contre vous l’axiome.

Marescot, au lieu de répondre, leva les sourcilsdédaigneusement. Pourvu qu’il continuât à faire des actes, et àvivre au milieu de ses assiettes, dans son petit intérieurconfortable, toutes les injustices pouvaient se présenter sansl’émouvoir. Les affaires le réclamaient. Il s’excusa.

Sa doctrine du salut public les avait indignés. Lesconservateurs parlaient maintenant comme Robespierre.

Autre sujet d’étonnement : Cavaignac baissait. La garde mobiledevint suspecte. Ledru-Rollin s’était perdu, même dans l’esprit deVaucorbeil. Les débats sur la Constitution n’intéressèrentpersonne ; – et au 10 décembre, tous les Chavignollaisvotèrent pour Bonaparte.

Les six millions de voix refroidirent Pécuchet à l’encontre dupeuple ; – et Bouvard et lui étudièrent la question dusuffrage universel.

Appartenant à tout le monde, il ne peut avoir d’intelligence. Unambitieux le mènera toujours, les autres obéiront comme untroupeau, les électeurs n’étant pas même contraints de savoirlire ; – c’est pourquoi, suivant Pécuchet, il y avait eu tantde fraudes dans l’élection présidentielle.

– Aucune, reprit Bouvard, je crois plutôt à la sottise dupeuple. Pense à tous ceux qui achètent la Revalescière, la pommadeDupuytren, l’eau des châtelaines, etc. ! Ces nigauds formentla masse électorale, et nous subissons leur volonté. Pourquoi nepeut-on se faire avec des lapins trois mille livres derentes ? C’est qu’une agglomération trop nombreuse est unecause de mort. – De même, par le fait seul de la foule, les germesde bêtise qu’elle contient se développent et il en résulte deseffets incalculables.

– Ton scepticisme m’épouvante ! dit Pécuchet.

Plus tard, au printemps, ils rencontrèrent M. de Faverges, quileur apprit l’expédition de Rome. On n’attaquerait pas lesItaliens. Mais il nous fallait des garanties. Autrement, notreinfluence était ruinée. Rien de plus légitime que cetteintervention.

Bouvard écarquilla les yeux. – À propos de la Pologne, voussouteniez le contraire ?

– Ce n’est plus la même chose ! Maintenant, il s’agissaitdu Pape.

Et M. de Faverges en disant : Nous voulons, nous ferons, nouscomptons bien représentait un groupe.

Bouvard et Pécuchet furent dégoûtés du petit nombre comme dugrand. La plèbe en somme, valait l’aristocratie.

Le droit d’intervention leur semblait louche. Ils en cherchèrentles principes dans Calvo, Martens, Vattel ; – et Bouvardconclut :

– On intervient pour remettre un prince sur le trône, pouraffranchir un peuple – ou par précaution, en vue d’un danger. Dansles deux cas, c’est un attentat au droit d’autrui, un abus de laforce, une violence hypocrite !

– Cependant, dit Pécuchet, les peuples comme les hommes sontsolidaires.

– Peut-être ! Et Bouvard se mit à rêver.

Bientôt commença l’expédition de Rome à l’intérieur.

En haine des idées subversives, l’élite des bourgeois parisiens,saccagea deux imprimeries. Le grand parti de l’ordre seformait.

Il avait pour chefs dans l’arrondissement, M. le comte, Foureau,Marescot et le curé. Tous les jours, vers quatre heures, ils sepromenaient d’un bout à l’autre de la Place, et causaient desévénements. L’affaire principale était la distribution desbrochures. Les titres ne manquaient pas de saveur : Dieu levoudra – les Partageux – Sortons du gâchis – Oùallons-nous ? Ce qu’il y avait de plus beau, c’était lesdialogues en style villageois, avec des jurons et des fautes defrançais, pour élever le moral des paysans. Par une loi nouvelle,le colportage se trouvait aux mains des préfets – et on venait defourrer Proudhon à Sainte-Pélagie – immense victoire.

Les arbres de la liberté furent abattus généralement.Chavignolles obéit à la consigne. Bouvard vit de ses yeux lesmorceaux de son peuplier sur une brouette. Ils servirent à chaufferles gendarmes ; – et on offrit la souche à M. le Curé – quil’avait béni, pourtant ! quelle dérision !

L’instituteur ne cacha pas sa manière de penser. Bouvard etPécuchet l’en félicitèrent un jour qu’ils passaient devant saporte.

Le lendemain, il se présenta chez eux. À la fin de la semaine,ils lui rendirent sa visite.

Le jour tombait ; les gamins venaient de partir, et lemaître d’école en bouts de manche, balayait la cour. Sa femmecoiffée d’un madras allaitait un enfant. Une petite fille se cachaderrière sa jupe ; un mioche hideux jouait par terre, à sespieds ; l’eau du savonnage qu’elle faisait dans la cuisinecoulait au bas de la maison.

– Vous voyez dit l’instituteur comme le gouvernement noustraite ! Et tout de suite, il s’en prit à l’infâme capital. Ilfallait le démocratiser, affranchir la matière !

– Je ne demande pas mieux ! dit Pécuchet.

Au moins, on aurait dû reconnaître le droit à l’assistance.

– Encore un droit ! dit Bouvard.

N’importe ! le Provisoire avait été mollasse, enn’ordonnant pas la Fraternité.

– Tâchez donc de l’établir !

Comme il ne faisait plus clair, Petit commanda brutalement à safemme de monter un flambeau dans son cabinet.

Des épingles fixaient aux murs de plâtre les portraitslithographiés des orateurs de la gauche. Un casier avec des livresdominait un bureau de sapin. On avait pour s’asseoir une chaise, untabouret et une vieille caisse à savon ; il affectait d’enrire. Mais la misère plaquait ses joues, et ses tempes étroitesdénotaient un entêtement de bélier, un intraitable orgueil. Jamaisil ne calerait.

– Voilà d’ailleurs ce qui me soutient !

C’était un amas de journaux, sur une planche – et il exposa enparoles fiévreuses les articles de sa foi : désarmement destroupes, abolition de la magistrature, égalité des salaires, niveau– moyens par lesquels on obtiendrait l’âge d’or, sous la forme dela République – avec un dictateur à la tête, un gaillard pour vousmener ça, rondement !

Puis, il atteignit une bouteille d’anisette, et trois verres,afin de porter un toast au Héros, à l’immortelle victime, au grandMaximilien !

Sur le seuil, la robe noire du curé parut.

Ayant salué vivement la compagnie, il aborda l’instituteur, etlui dit presque à voix basse :

– Notre affaire de Saint-Joseph, où en est-elle ?

– Ils n’ont rien donné ! reprit le maître d’école.

– C’est de votre faute !

– J’ai fait ce que j’ai pu !

– Ah ! – vraiment ?

Bouvard et Pécuchet se levèrent par discrétion. Petit les fit serasseoir ; et s’adressant au curé : – Est-ce tout ?

L’abbé Jeufroy hésita ; – puis, avec un sourire quitempérait sa réprimande :

– On trouve que vous négligez un peu l’histoire sainte.

– Oh ! l’histoire sainte ! reprit Bouvard.

– Que lui reprochez-vous, monsieur ?

– Moi ? rien ! Seulement il y a peut-être des chosesplus utiles que l’anecdote de Jonas et les rois d’Israël !

– Libre à vous ! répliqua sèchement le prêtre – et sanssouci des étrangers, ou à cause d’eux : L’heure du catéchisme esttrop courte !

Petit leva les épaules.

– Faites attention. Vous perdrez vos pensionnaires !

Les dix francs par mois de ces élèves étaient le meilleur de saplace. Mais la soutane l’exaspérait. – Tant pis,vengez-vous !

– Un homme de mon caractère ne se venge pas ! dit leprêtre, sans s’émouvoir. Seulement, – Je vous rappelle que la loidu 15 mars nous attribue la surveillance de l’instructionprimaire.

– Eh ! je le sais bien ! s’écria l’instituteur. Elleappartient même aux colonels de gendarmerie ! Pourquoi pas augarde-champêtre ! ce serait complet !

Et il s’affaissa sur l’escabeau, mordant son poing, retenant sacolère, suffoqué par le sentiment de son impuissance.

L’ecclésiastique le toucha légèrement sur l’épaule.

– Je n’ai pas voulu vous affliger, mon ami !Calmez-vous ! Un peu de raison ! Voilà Pâquesbientôt ; j’espère que vous donnerez l’exemple, – encommuniant avec les autres.

– Ah c’est trop fort ! moi ! moi ! me soumettre àde pareilles bêtises !

Devant ce blasphème le curé pâlit. Ses prunelles fulguraient. Samâchoire tremblait. – Taisez-vous, malheureux !taisez-vous !

Et c’est sa femme qui soigne les linges de l’église !

– Eh bien ? quoi ? Qu’a-t-elle fait ?

– Elle manque toujours la messe ! – Comme vous,d’ailleurs !

– Eh ! on ne renvoie pas un maître d’école, pourça !

– On peut le déplacer !

Le prêtre ne parla plus. Il était au fond de la pièce, dansl’ombre. Petit, la tête sur la poitrine, songeait.

Ils arriveraient à l’autre bout de la France, leur dernier soumangé par le voyage ; – et il retrouverait là-bas sous desnoms différents, le même curé, le même recteur, le mêmepréfet ! – tous, jusqu’au ministre, étaient comme les anneauxde sa chaîne accablante ! Il avait reçu déjà un avertissement,d’autres viendraient. Ensuite ? – et dans une sorted’hallucination, il se vit marchant sur une grande route, un sac audos, ceux qu’il aimait près de lui, la main tendue vers une chaisede poste !

À ce moment-là, sa femme dans la cuisine fut prise d’une quintede toux, le nouveau-né se mit à vagir ; et le marmotpleurait.

– Pauvres enfants ! dit le prêtre d’une voix douce.

Le père alors éclata en sanglots. – Oui ! oui ! toutce qu’on voudra !

– J’y compte reprit le curé ; – et ayant fait la révérence: – Messieurs, bien le bonsoir !

Le maître d’école restait la figure dans les mains. – Ilrepoussa Bouvard.

– Non ! laissez-moi ! j’ai envie de crever ! jesuis un misérable !

Les deux amis regagnèrent leur domicile, en se félicitant deleur indépendance. Le pouvoir du clergé les effrayait.

On l’appliquait maintenant à raffermir l’ordre social. LaRépublique allait bientôt disparaître.

Trois millions d’électeurs se trouvèrent exclus du suffrageuniversel. Le cautionnement des journaux fut élevé, la censurerétablie. On en voulait aux romans-feuilletons ; laphilosophie classique était réputée dangereuse ; les bourgeoisprêchaient le dogme des intérêts matériels – et le Peuple semblaitcontent.

Celui des campagnes revenait à ses anciens maîtres.

M. de Faverges, qui avait des propriétés dans l’Eure, fut portéà la Législative, et sa réélection au Conseil général du Calvadosétait d’avance certaine.

Il jugea bon d’offrir un déjeuner aux notables du pays.

Le vestibule où trois domestiques les attendaient pour prendreleurs paletots, le billard et les deux salons en enfilade, lesplantes dans les vases de la Chine, les bronzes sur les cheminées,les baguettes d’or aux lambris, les rideaux épais, les largesfauteuils, ce luxe immédiatement les flatta comme une politessequ’on leur faisait ; – et en entrant dans la salle à manger,au spectacle de la table couverte de viandes sur les platsd’argent, avec la rangée des verres devant chaque assiette, leshors d’œuvre çà et là, et un saumon au milieu, tous les visagess’épanouirent.

Ils étaient dix-sept, y compris deux forts cultivateurs, lesous-préfet de Bayeux, et un individu de Cherbourg. M. de Favergespria ses hôtes d’excuser la comtesse, empêchée par unemigraine ; – et après des compliments sur les poires et lesraisins qui emplissaient quatre corbeilles aux angles, il futquestion de la grande nouvelle : le projet d’une descente enAngleterre par Changarnier.

Heurtaux la désirait comme soldat, le curé en haine desprotestants, Foureau dans l’intérêt du commerce.

– Vous exprimez dit Pécuchet des sentiments du moyenâge !

– Le moyen âge avait du bon ! reprit Marescot. Ainsi, noscathédrales ! …

– Cependant, monsieur, les abus ! …

– N’importe, la Révolution ne serait pas arrivée ! …

– Ah ! la Révolution, voilà le malheur ! ditl’ecclésiastique, en soupirant.

– Mais tout le monde y a contribué ! et – (excusez-moi,monsieur le comte), les nobles eux-mêmes par leur alliance avec lesphilosophes !

– Que voulez-vous ! Louis XVIII a légalisé laspoliation ! Depuis ce temps-là, le régime parlementaire voussape les bases ! …

Un roastbeef parut – et durant quelques minutes on n’entenditque le bruit des fourchettes et des mâchoires, avec le pas desservants sur le parquet et ces deux mots répétés : Madère !Sauterne !

La conversation fut reprise par le monsieur de Cherbourg.Comment s’arrêter sur le penchant de l’abîme ?

– Chez les Athéniens dit Marescot chez les Athéniens, aveclesquels nous avons des rapports, Solon mata les démocrates, enélevant le cens électoral.

– Mieux vaudrait dit Hurel supprimer la Chambre ; tout ledésordre vient de Paris.

– Décentralisons ! dit le notaire.

– Largement ! reprit le Comte.

D’après Foureau, la commune devait être maîtresse absolue,jusqu’à interdire ses routes aux voyageurs, si elle le jugeaitconvenable.

Et pendant que les plats se succédaient, poule au jus,écrevisses, champignons, légumes en salade, rôtis d’alouettes, biendes sujets furent traités : le meilleur système d’impôts, lesavantages de la grande culture, l’abolition de la peine de mort –le sous-préfet n’oublia pas de citer ce mot charmant d’un hommed’esprit : – Que MM. les assassins commencent !

Bouvard était surpris par le contraste des choses quil’entouraient avec celles que l’on disait – car il semble toujoursque les paroles doivent correspondre aux milieux, et que les hautsplafonds soient faits pour les grandes pensées. Néanmoins, il étaitrouge au dessert, et entrevoyait les compotiers dans unbrouillard.

On avait pris des vins de Bordeaux, de Bourgogne et de Malaga…M. de Faverges qui connaissait son monde fit déboucher duchampagne. Les convives, en trinquant burent au succès del’élection – et il était plus de trois heures, quand ils passèrentdans le fumoir, pour prendre le café.

Une caricature du Charivari traînait sur une console, entre desnuméros de l’Univers ; cela représentait un citoyen, dont lesbasques de la redingote laissaient voir une queue, se terminant parun œil. Marescot en donna l’explication. On rit beaucoup.

Ils absorbaient des liqueurs – et la cendre des cigares tombaitdans les capitons des meubles. L’abbé voulant convaincre Girbalattaqua Voltaire. Coulon s’endormit. M. de Faverges déclara sondévouement pour Chambord. – Les abeilles prouvent la monarchie.

– Mais les fourmilières la République ! Du reste, lemédecin n’y tenait plus.

– Vous avez raison ! dit le sous-préfet. La forme dugouvernement importe peu !

– Avec la liberté ! objecta Pécuchet.

– Un honnête homme n’en a pas besoin répliqua Foureau. Je nefais pas de discours, moi ! Je ne suis pas journaliste !et je vous soutiens que la France veut être gouvernée par un brasde fer !

Tous réclamaient un Sauveur.

Et en sortant, Bouvard et Pécuchet entendirent M. de Favergesqui disait à l’abbé Jeufroy :

– Il faut rétablir l’obéissance. L’autorité se meurt, si on ladiscute ! Le droit divin, il n’y a que ça !

– Parfaitement, monsieur le comte !

Les pâles rayons d’un soleil d’octobre s’allongeaient derrièreles bois ; un vent humide soufflait ; – et en marchantsur les feuilles mortes, ils respiraient comme délivrés.

Tout ce qu’ils n’avaient pu dire s’échappa en exclamations :

– Quels idiots ! quelle bassesse ! Comment imaginertant d’entêtement ? D’abord, que signifie le droitdivin ?

L’ami de Dumouchel, ce professeur qui les avait éclairés surl’esthétique, répondit à leur question dans une lettre savante.

La théorie du droit divin a été formulée sous Charles II parl’Anglais Filmer.

La voici :

Le Créateur donna au premier homme la souveraineté du monde.Elle fut transmise à ses descendants ; et la puissance du Roiémane de Dieu. Il est son image, écrit Bossuet. L’empirepaternel accoutume à la domination d’un seul. On a fait les roisd’après le modèle des pères.

Locke réfuta cette doctrine. Le pouvoir paternel se distingue dumonarchique, tout sujet ayant le même droit sur ses enfants que lemonarque sur les siens. La royauté n’existe que par le choixpopulaire – et même l’élection était rappelée dans la cérémonie dusacre, où deux évêques, en montrant le Roi, demandaient aux nobleset aux manants, s’ils l’acceptaient pour tel.

Donc le Pouvoir vient du Peuple. Il a le droit de faire tout cequ’il veut, dit Helvétius, de changer sa constitution, dit Vattel,de se révolter contre l’injustice, prétendent Glafey, Hotman,Mably, etc. ! – et saint Thomas d’Aquin l’autorise à sedélivrer d’un tyran. Il est même, dit Jurieu, dispensé d’avoirraison.

Étonnés de l’axiome, ils prirent le Contrat social deRousseau.

Pécuchet alla jusqu’au bout – puis fermant les yeux, et serenversant la tête, il en fit l’analyse.

– On suppose une convention, par laquelle l’individu aliéna saliberté. Le Peuple, en même temps, s’engageait à le défendre contreles inégalités de la Nature et le rendait propriétaire des chosesqu’il détient.

– Où est la preuve du contrat ?

– Nulle part ! et la communauté n’offre pas de garantie.Les citoyens s’occuperont exclusivement de politique. Mais comme ilfaut des métiers, Rousseau conseille l’esclavage. Les sciences ontperdu le genre humain. Le théâtre est corrupteur, l’argentfuneste ; et l’État doit imposer une religion, sous peine demort.

Comment, se dirent-ils, voilà le dieu de 93, le pontife de ladémocratie !

Tous les réformateurs l’ont copié ; – et ils se procurèrentl’Examen du socialisme, par Morant.

Le chapitre premier expose la doctrine saint-simonienne.

Au sommet le Père, à la fois pape et empereur. Abolition deshéritages, tous les biens meubles et immeubles composant un fondssocial, qui sera exploité hiérarchiquement. Les industrielsgouverneront la fortune publique. Mais rien à craindre ! onaura pour chef celui qui aime le plus.

Il manque une chose, la Femme. De l’arrivée de la Femme dépendle salut du monde.

– Je ne comprends pas.

– Ni moi !

Et ils abordèrent le Fouriérisme.

Tous les malheurs viennent de la contrainte. Que l’Attractionsoit libre, et l’Harmonie s’établira.

Notre âme enferme douze passions principales, cinq égoïstes,quatre animiques, trois distributives. Elles tendent, les premièresà l’individu, les suivantes aux groupes, les dernières aux groupesde groupes, ou séries, dont l’ensemble est la Phalange, société dedix-huit cents personnes, habitant un palais. Chaque matin, desvoitures emmènent les travailleurs dans la campagne, et lesramènent le soir. On porte des étendards, on donne des fêtes, onmange des gâteaux. Toute femme, si elle y tient, possède troishommes, le mari, l’amant et le géniteur. Pour les célibataires, leBayadérisme est institué.

– Ça me va ! dit Bouvard ; et il se perdit dans lesrêves du monde harmonien.

Par la restauration des climatures la terre deviendra plusbelle, par le croisement des races la vie humaine plus longue. Ondirigera les nuages comme on fait maintenant de la foudre, ilpleuvra la nuit sur les villes pour les nettoyer. Des navirestraverseront les mers polaires dégelées sous les aurores boréales –car tout se produit par la conjonction des deux fluides mâle etfemelle, jaillissant des pôles – et les aurores boréales sont unsymptôme du rut de la planète, une émission prolifique.

– Cela me passe dit Pécuchet.

Après Saint-Simon et Fourier, le problème se réduit à desquestions de salaire.

Louis Blanc, dans l’intérêt des ouvriers veut qu’on abolisse lecommerce extérieur, La Farelle qu’on impose les machines, un autrequ’on dégrève les boissons, ou qu’on refasse les jurandes, ou qu’ondistribue des soupes. Proudhon imagine un tarif uniforme, etréclame pour l’État le monopole du sucre.

– Tes socialistes disait Bouvard, demandent toujours latyrannie.

– Mais non !

– Si fait !

– Tu es absurde !

– Toi, tu me révoltes !

Ils firent venir les ouvrages dont ils ne connaissaient que lesrésumés. Bouvard nota plusieurs endroits, et les montrant :

– Lis, toi-même ! Ils nous proposent comme exemple, lesEsséniens, les Frères Moraves, les Jésuites du Paraguay, etjusqu’au régime des prisons.

Chez les Icariens, le déjeuner se fait en vingt minutes, lesfemmes accouchent à l’hôpital. Quant aux livres, défense d’enimprimer sans l’autorisation de la République.

– Mais Cabet est un idiot.

– Maintenant voilà du Saint-Simon : les publicistes soumettrontleurs travaux à un comité d’industriels.

Et du Pierre Leroux : la loi forcera les citoyens à entendre unorateur.

Et de l’Auguste Comte : les prêtres éduqueront la jeunesse,dirigeront toutes les œuvres de l’esprit, et engageront le Pouvoirà régler la procréation.

Ces documents affligèrent Pécuchet. Le soir, au dîner, ilrépliqua.

– Qu’il y ait chez les utopistes, des choses ridicules, j’enconviens. Cependant, ils méritent notre amour. La hideur du mondeles désolait, et pour le rendre plus beau, ils ont tout souffert.Rappelle-toi Morus décapité, Campanella mis sept fois à la torture,Buonarroti avec une chaîne autour du cou, Saint-Simon crevant demisère, bien d’autres. Ils auraient pu vivre tranquilles !mais non ! ils ont marché dans leur voie, la tête au ciel,comme des héros.

– Crois-tu que le monde reprit Bouvard, changera grâce auxthéories d’un monsieur ?

– Qu’importe ! dit Pécuchet, il est temps de ne pluscroupir dans l’égoïsme ! Cherchons le meilleursystème !

– Alors, tu comptes le trouver ?

– Certainement !

– Toi ?

Et dans le rire dont Bouvard fut pris, ses épaules et son ventresautaient d’accord. Plus rouge que les confitures, avec saserviette sous l’aisselle, il répétait : Ah ! ah !ah ! d’une façon irritante.

Pécuchet sortit de l’appartement, en faisant claquer laporte.

Germaine le héla par toute la maison ; – et on le découvritau fond de sa chambre dans une bergère, sans feu ni chandelle et lacasquette sur les sourcils. Il n’était pas malade ; mais selivrait à ses réflexions.

La brouille étant passée, ils reconnurent qu’une base manquait àleurs études : l’économie politique.

Ils s’enquirent de l’offre et de la demande, du capital et duloyer, de l’importation, de la prohibition.

Une nuit, Pécuchet fut réveillé par le craquement d’une bottedans le corridor. La veille comme d’habitude, il avait tirélui-même tous les verrous – et il appela Bouvard qui dormaitprofondément.

Ils restèrent immobiles sous leurs couvertures. Le bruit nerecommença pas.

Les servantes interrogées n’avaient rien entendu.

Mais en se promenant dans leur jardin, ils remarquèrent aumilieu d’une plate-bande, près de la claire-voie l’empreinte d’unesemelle – et deux bâtons du treillage étaient rompus. – On l’avaitescaladé, évidemment.

Il fallait prévenir le garde champêtre.

Comme il n’était pas à la mairie, Pécuchet se rendit chezl’épicier.

Que vit-il dans l’arrière-boutique, à côté de Placquevent, parmiles buveurs ? Gorju ! – Gorju nippé comme un bourgeois, –et régalant la compagnie.

Cette rencontre était insignifiante. Bientôt, ils arrivèrent àla question du Progrès.

Bouvard n’en doutait pas dans le domaine scientifique. Mais enlittérature, il est moins clair – et si le bien-être augmente, lasplendeur de la vie a disparu.

Pécuchet, pour le convaincre, prit un morceau de papier.

– Je trace obliquement une ligne ondulée. Ceux qui pourraient laparcourir, toutes les fois qu’elle s’abaisse, ne verraient plusl’horizon. Elle se relève pourtant, et malgré ses détours, ilsatteindront le sommet. Telle est l’image du Progrès.

Mme Bordin entra.

C’était le 3 décembre 1851. Elle apportait le journal.

Ils lurent bien vite et côte à côte, l’Appel au peuple, ladissolution de la Chambre, l’emprisonne ment des députés.

Pécuchet devint blême. Bouvard considérait la veuve.

– Comment ? vous ne dites rien !

– Que voulez-vous que j’y fasse ? Ils oubliaient de luioffrir un siège. Moi qui suis venue, croyant vous faire plaisir.Ah ! vous n’êtes guère aimables aujourd’hui et elle sortit,choquée de leur impolitesse.

La surprise les avait rendus muets. Puis, ils allèrent dans levillage, épandre leur indignation.

Marescot, qui les reçut au milieu des contrats, pensaitdifféremment. Le bavardage de la Chambre était fini, grâce au ciel.On aurait désormais une politique d’affaires.

Beljambe ignorait les événements, et s’en moquaitd’ailleurs.

Sous les Halles, ils arrêtèrent Vaucorbeil.

Le médecin était revenu de tout ça. – Vous avez bien tort devous tourmenter.

Foureau passa près d’eux, en disant d’un air narquois : –Enfoncés les démocrates ! – Et le capitaine au bras de Girbal,cria de loin : Vive l’Empereur !

Mais Petit devait les comprendre – et Bouvard ayant frappé aucarreau, le maître d’école quitta sa classe.

Il trouvait extrêmement drôle que Thiers fût en prison. Celavengeait le Peuple. – Ah ! ah ! messieurs les Députés, àvotre tour !

La fusillade sur les boulevards eut l’approbation deChavignolles. Pas de grâce aux vaincus, pas de pitié pour lesvictimes ! Dès qu’on se révolte on est un scélérat.

– Remercions la Providence ! disait le curé – et après elleLouis Bonaparte. Il s’entoure des hommes les plus distingués !Le comte de Faverges deviendra sénateur.

Le lendemain, ils eurent la visite de Placquevent.

Ces messieurs avaient beaucoup parlé. Il les engageait à setaire.

– Veux-tu savoir mon opinion ? dit Pécuchet.

Puisque les bourgeois sont féroces, les ouvriers jaloux, lesprêtres serviles – et que le Peuple enfin, accepte tous les tyrans,pourvu qu’on lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bienfait ! – qu’il le bâillonne, le foule et l’extermine ! cene sera jamais trop, pour sa haine du droit, sa lâcheté, sonineptie, son aveuglement !

Bouvard songeait : – Hein, le Progrès, quelle blague ! Ilajouta : – Et la Politique, une belle saleté !

– Ce n’est pas une science reprit Pécuchet. L’art militaire vautmieux, on prévoit ce qui arrive. Nous devrions nous ymettre ?

– Ah ! merci ! répliqua Bouvard. Tout me dégoûte.Vendons plutôt notre baraque – et allons au tonnerre de Dieu, chezles sauvages !

– Comme tu voudras !

Mélie dans la cour, tirait de l’eau.

La pompe en bois avait un long levier. Pour le faire descendre,elle courbait les reins – et on voyait alors ses bas bleus jusqu’àla hauteur de son mollet. Puis, d’un geste rapide, elle levait sonbras droit, tandis qu’elle tournait un peu la tête – et Pécuchet enla regardant, sentait quelque chose de tout nouveau, un charme, unplaisir infini.

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