Ceux de la glèbe

Au poète Émile Verhaeren.

Une après-midi venteuse d’avril, dans lebourgeonnement pâle des haies, on vit descendre du bois quatrehommes qui en portaient un autre, tous noirs parmi ce paysage depluie et de nuées, sans qu’on pût les reconnaître ; et ilsallaient très lentement, grandissant à mesure. Comme ilsapprochaient des maisons, une femme qui balayait le pissat de savache au puisard, s’écria :

– Tiens ! Lossignol !… c’est-ilqu’il est foutu ?

Mais l’un d’eux remua la tète :

– Cor pas !

Et tous quatre avaient du sang aux mains, àcause de l’homme qu’ils amenaient, blessé, le crâne ouvert.Aussitôt la nouvelle se répandit : de loin, des gens, appuyéssur leur hoyau, regardaient, vagues dans le déroulement infini deschamps ; et d’autres, sur les seuils, avançaient la tête, avecdes yeux de bœuf curieux et vides. Là-haut, sur le versant, unpignon paisselé d’une vigne, s’apercevait au bord d’un sentier,entre des toits feutrés de vieux glui, plus misérables. Ilspassèrent un pont, montèrent le sentier, et tout à coup deux brass’ouvrirent sur le ciel, comme une croix.

– M’n’homme !

Ils ne répondirent rien et continuèrent àmarcher, en sueur, accablés par le poids. Alors Flavie les précéda,les épaules tournées vers eux, avec des sanglots qu’on entendit dela plaine, et au moment où ils entraient enfin, elle mit ses brassous les reins de Lossignol, qu’elle aida à coucher dans le lit. Àprésent ils soufflaient, séchant leur front du revers de la main,gênés par cette douleur, et comme à pleine gorge elle se roulaitsur le corps, le plus vieux expliqua l’accident. Ils travaillaientdans la coupe quand un cri était parti : quelque chose avaitdégringolé des hautes branches d’un hêtre, la tête en avant.Peut-être un étourdissement l’avait pris ou un coup de sang, car ilconnaissait son métier ; et aplati contre terre, un large troupar où coulait sa vie, ils l’avaient ramassé très doucement. Lecoup avait été rude, mais avec un pareil coffre, il seremettrait ; dans quinze jours plus n’y paraîtrait.

Des voisins ensuite conseillèrent à Flavied’appliquer des compresses d’eau vinaigrée ; et le vinaigremanquant, elle baigna la peau d’eau fraîche, simplement. En mêmetemps un enfant se lançait par la pente, en quête du rebouteur, unberger qui savait des secrets, aidait les vaches à vêler etsaignait les créatures. Et au bout d’un quart d’heure, il arriva,très haut sur de maigres fumerons, taciturne et sournois. Maisdéjà, Martin Lossignol avait repris connaissance, les yeux morts,vagissant comme un petit enfant, sous la pluie chaude quis’égouttait du sinciput, maintenant plus lente. La chambréeexpulsée, Kinkin, qui était le sobriquet du berger, par allusion àses trois spitts noirs, toujours sur ses talons, examina lablessure, fit un signe de croix par-dessus le lit, finalementdéclara qu’il ne pouvait rien, la cervelle étant à nu. Flavie alorsparla du médecin ; mais il haussa les épaules, remuant salippe chevaline avec dédain, sans une parole.

Cependant on ne pouvait le laisser crevercomme ça ; et elle se lamentait, tordant ses bras, quand ungenou poussa la porte, et Isidore Goffe, l’ouvrier de Chapelle lemenuisier, un gars râblé, noir de poil et de prunelle, qu’onappelait surtout Dor Grosse-Tiesse, à cause de sa tête laineuse,très opulente, entra à son tour, ayant appris la nouvelle commetout le monde. Ils étaient amis, Martin et lui, mais avec unerivalité quant aux meilleurs pigeons voyageurs, tous deux possédantun colombier ; et Goffe quelquefois eût voulu se venger deLossignol, plus heureux aux concours, en lui robant sa femme.Celle-ci dans sa douleur s’oublia ; d’un élan elle s’étaitjetée contre ce poitrail d’homme, désespérée, avec des pleurs, etil la serrait sous l’aisselle, lui touchant des doigts la gorge,toujours un peu plus fort.

À la fin, une chaleur lui coula dans lesveines, qui la rendit honteuse ; elle reparla dumédecin ; à tout prix il fallait que quelqu’un allât lequérir ; et il s’offrit à courir jusque-là, bien que l’hommede l’art habitât à une heure et demie du village. Une carriole lesamena seulement à la tombée du jour. Dor Grosse-Tiesse avait abattula traite d’une haleine, moins par compassion pour Martin que pourun autre motif, confus en lui ; mais le praticien accouchaitune femme de deux bessons et enfin, après un retard assez long, lerubican mis dans le brancard, ils étaient partis. Il y eut unpremier pansement, qui fut renouvelé le lendemain et les jourssuivants, pendant deux semaines, et au bout de ce temps, le docteurrassuré quant à la vie, eut des inquiétudes quant à la raison. Lamémoire, chez Lossignol, s’affaiblissait sensiblement ;quelquefois il restait bouche bée, cherchant des mots qu’il netrouvait plus ; et il ne se rappelait pas bien que Flavie fûtsa femme.

Cependant, Grosse-Tiesse apportaitrégulièrement ses offres de service ; le soir, après letravail, il traînait dans la chambre, convoitant cette chair saineet brune ; mais s’étant aperçue qu’il la désirait, elleévitait ses mains trop tendres. Et entre eux Martin, trèstranquille dans les draps, bégayait, avec une douceur enfantile,des choses qu’ils écoutaient, sans les comprendre. Flavie,patiente, le soignait maternellement, mettant ses divagations surle compte de la blessure ; et petit à petit il s’essaya àvaguer dans la maison, les jambes encore molles, diminué de moitié,lui, le musclé et le trapu, qui passait pour un des hommes robustesde l’endroit. Puis il put gagner la campagne reverdie, s’en allersous les pommiers en fleurs ; un jour il poussa jusqu’au bois,où les bûcherons ses camarades lui montrèrent l’arbre duquel ilavait chu. Mais il regardait l’arbre, les regarda ensuite, hébété,avec un rire simple, ne se remémorant plus rien. Et comme àprésent, tout seul, il faisait des gestes dans le vide, ensoliloquant, les petits pitauds se moquaient, lancés sur sestalons.

Alors une honte descendit en Flavie. Lesparoles du médecin, mal comprises d’abord, lui revinrent avec uneévidence acide ; elle soupçonna qu’on ne l’appellerait plusautrement que la femme du Sot. Et, sa vie finie, avec cette chaîneà traîner jusqu’au bout, sous la risée et le despris de tous, unefois elle s’abandonna à geindre si violemment, qu’elle ne s’aperçutpas des baisers dont Goffe la Grosse-Tiesse lui mangeait goulûmentla nuque. Lossignol, coi dans l’âtre, déchirait à la pointe desdents un quignon, et n’avait pas l’air de les remarquer.

Il y avait trois ans qu’ils s’étaient mariés,tous deux en belle force, lui plus âgé qu’elle de quelques ans,gagnant à son métier d’abatteur d’arbres de quoi les nourrirlargement ; et ils avaient vécu à l’abri du besoin, bravesépoux, sans presque se quereller. Leur ménage lui suffisant, iln’allait au cabaret que le dimanche, après vêpres, jouant auxcartes pendant une heure ou deux, et elle ne trôlait pas au longdes portes, dans des commérages entre voisines. Avec du temps et del’épargne ils achèteraient la maison, amendant leur champ pour letemps où ils l’auraient en maîtres, toujours on train de remuer laterre avec la bêche ou la herse, pendant les soirs. Même au lit,entre deux fatigues d’amour, ils en parlaient, se voyant déjà à latête d’un bien, très vieux l’un et l’autre, dans une quiétude devie sans travail. Et en attendant, ils trimaient joyeusement, lui àla forêt, sur les routes, dans les vergers, elle par le logisqu’elle tenait en bel ordre, vaillante comme un cheval.

Large d’épaules et hanchue, sans mamelles,avec des enjambées masculines, elle avait le poil rude, l’œilhardi, du cuivre dans la voix, très grande, poussée jeune à unenubilité sanguine. Pucelle, tout le village l’avait courtisée,inutilement, disait-on. Lossignol, la nuit des noces, cependantn’était pas certain d’avoir cueilli la fleur rouge desvierges ; mais comme elle ne cria pas, docile, il l’avaitpréférée savante plutôt que niaise. Et la copulation entre euxs’était suivie nombreuse, active, puissante ; dans lesténèbres comme en plein jour, le châlit gémissait, aucun des deuxn’étant las de se reprendre. Lui parti pour le bois, elle demeuraitlascive, remuée au fond par son désir ; et souvent, n’ypouvant tenir, on la voyait s’en aller du côté des taillis, de sonpas d’homme. Les compagnons riaient quand, à deux, sans se cacher,ils gagnaient la cavée, les prunelles vagues dans le feu desjoues ; puis au retour, on la taquinait de plaisanteriesgrasses, dont elle riait elle-même, plus fort que les autres. Lesbêtes s’aimaient bien ouvertement : pourquoi pas mari etfemme, puisque c’est la loi de nature ? Et la sachant« chaudesse », les mâles tout de suite étaient démangésprès d’elle de gaîtés luronnes qui la laissaient calme, froide àtous excepté à Martin. Ceux qui, trop entreprenants, l’avaientserrée d’un peu près s’en tâtaient encore 1es joues ; personnene pouvait seulement dire qu’il lui avait caressé la taille ;et en pleine kermesse, un jour, elle s’était vantée qu’à moinsd’être forcée, aucun homme ne l’aurait.

Pourtant la semence de Lossignol n’avait pointlevé ; au bout de deux ans, inquiets, ils avaient travaillépour l’enfant, gravement ; mais comme une terre pierreuse, lamatrice de Flavie demeurait revêche ; et elle commença àtraîner le deuil de son ventre, accusant par moments la grainemauvaise du mari. Ce furent leurs uniques noises ; il sedéfendait, elle s’acrimoniait ; puis tous deux roulaient,s’accouplant où ils étaient, avec l’exaspération de cette gésinequi ne venait pas. Et depuis un mois Martin sentait un délabrementen lui, était pris de vertiges, les jambes veules et flasques.Quand il tomba de l’arbre, comme un fruit blet, Flavie ne se doutapas qu’elle-même l’avait poussé dans le vide.

Le salaire de l’homme manquant désormais, elles’occupa à la journée. Tout l’août elle moissonna pour les gens duvillage. À l’automne, on la prit pour bûcheter et feuilleronnerdans le bois. Puis l’hiver, elle charria des émondes ; et enoutre elle buandait, pâturait les vaches, faisait ci et là de lacouture, et les autres jours terreautait, hersait, sarclait, àmi-jambes dans les labours et les fumiers. Des temps prospères illeur restait un peu plus de cent francs, sévèrement épargnés sur levêtir et le manger et qu’elle gardait à remotis, aimant mieuxsouquer qu’entamer ce capital. Et de loin des fermiers arrivaientpour l’engager à cause de son renom de bonne ouvrière. Mais ellen’osait pas s’embaucher, retenue par Martin tombé à l’enfance.

Plus rien ne surnageait en lui de la vieconsciente ; des jours entiers il s’acagnardait dans un coin,débonnaire ; et un reste de pitié, l’amour parti, larattachait à cette ruine humaine, comme à une bête malheureuse.Quelquefois pleine d’amertume, elle ne savait se retenir de lerudoyer ; alors il la suivait, pitoyable, ses larmiersdégouttants, avec la misère résignée des vieux chiens battus. Etcette persistance de la sensibilité, vivante dans la mort de tout,finissait par la radoucir, touchée du gémissement de sonimbécillité. Déjà le sobriquet, comme un gui, avait mangé son nomvéritable : on ne l’appelait plus Lossignol l’abatteurd’arbres, mais Martin l’Éfant, dérisoirement, sans rudesse pour sasottise, inoffensive. Comme il était goinfre, criant faminetoujours, mâchant jusqu’à du cuir et des racines par besoin d’unepaisson, il gonfla, pris d’une adiposité malsaine, la face et leventre turgides. Et une fois, Dor Grosse-Tiesse, maintenant assidu,presque de la maison, la railla, la bouche mauvaise, d’avoirpigeonné avec cette créature misérable. Mais elle rebéqua,aigre-douce ; en ce temps il n’avait pas son pareil pourl’encolure et le coup de reins ; personne n’eût lutté avecavantage contre lui, pas même Goffe. Maintenant d’ailleurs, elleoccupait le lit toute seule ; il nuitait sur une balasse augrenier ; et elle le défendit, blessée dans son amour-propre,comme une mère sa progéniture infirme.

Grosse-Tiesse exerçait une autorité autourd’elle, point encore sur elle. Il était patient, guettant le momentde la prendre quand elle serait vaincue. En douze mois, il nel’avait bouquée que six fois, par surprise. Et même il cessa tout àfait de la lutiner, pour ne point paraître trop épris. Mais ilcommandait en maître, assouplissant petit à petit cette volontérétive, quelquefois partageait son pain, assis près d’elle, à satable ; et elle n’avait pas peur, se croyant toujours enpossession d’elle-même, quand déjà elle lui obéissait. Un jour, ilsse boudèrent ; il laissa passer trois soirs sans venir et toutà coup elle s’aperçut qu’il lui manquait, habituée à sa présence.Deux soirs s’écoulèrent encore ; alors une tristesse noire larongea ; elle lui eût cédé sur l’heure ; et comme elle serendait chez lui, ils se rencontrèrent, lui venant chez elle. Maistout de suite son cœur s’enforcit ; elle regretta de ne pasl’avoir attendu plus longtemps.

Puis, à quelque temps de là, vers lami-juillet, le tenancier d’une grande cense, riche, vieux garçongoguelu, passa, en peine d’aoûterons pour la moisson. Il offrait ungros salaire, qu’elle refusa, moins cette fois à cause de Martinqu’à cause de Dor ; mais il haussa le prix, gagné par uneconcupiscence, l’œil attaché à ses formes puissantes ; et dansles villages, le penard passait pour un enragé détrousseur decotillons. Le gain exagéré la flatta dans sa bravoure demercenaire ; toutefois elle aurait voulu obtenirl’acquiescement de la Grosse-Tiesse ; et constamment il lapressait, avec l’idée de l’employer dans l’alcôve pour le surplusde son argent.

Alors elle s’en voulut de sa lâcheté vis-à-visd’un homme qui n’était ni son mari, ni son amant et la tenait soussa dépendance plus étroitement que s’il eût été l’un oul’autre ; et par défi elle accepta, tapa dans la main dubarbon pour sceller les accords. Lui, s’en alla guilleret, toutvert, remué dans ses moelles par cette possession conclue. Mais lesoir, quand elle eut dit à Dor son engagement, il entra dans uneviolente colère : il savait le libertinage du drille ;aucune femelle n’entrait à la ferme qui n’en sortît mise à mal parce coq sur le retour ; et d’abord il se contenta de crier trèshaut qu’elle romprait le pacte, rogue, la face cramoisie. Elles’amusa de sa jalousie, s’obstinant à déclarer qu’elle ne rompraitpas ; et brusquement il l’accrocha par les poignets, d’unetelle force qu’elle ploya les reins, gémissante.

– Lâche-moi, losse et coïon qui n’ad’courage qu’avec les femmes… J’suis mon maître… J’te dis qu’c’estfait et qu’il a ma parole.

– Carogne ! J’sais ben pou’quoiqu’tu veux aller à la ferme… Pour sûr, c’est pour des saletés… Maisj’aimerais cor mieux te trouer la paillasse.

Elle se débattait, d’une secousse de sesmasculines épaules s’arracha à son étreinte ; mais il laressaisit et ils luttèrent comme deux athlètes, s’étant pris à brasle corps, avec des râles sourds. Martin, accroupi dans la cheminée,riait en dodelinant la tête. Maintenant une rage décadenait lemenuisier, il lui arracha le corsage, avide de sa chair, et elleavait à défendre sa gorge contre les baisers dont il la mangeait. Àpleins poings elle lui cogna le crâne, tapant à l’aveuglette ;une de ses moustaches lui resta à peu près dans les doigts ;et elle aurait mordu ses joues, dans sa fureur d’être ainsioutragée. Puis sa jupe se dégrafa ; une main l’étreignit auventre ; elle l’entendait haleter comme un bœuf, tout pâle,les yeux perdus. Et la lampe ayant tout à coup versé, ilss’acharnaient dans le noir, heurtant la table et les escabeaux,comme des meurtriers. Mais une ruse diabolique inspiraFlavie : elle connaissait l’endroit faible des hommes ;des paysannes quelquefois par là avaient maîtrisé des taureauxfurieux ; et un hurlement monta, tandis que Dor s’écroulait,blessé dans sa virilité. D’un bond elle fut dehors, ses jupesramassées en ses mains, toute défaite, avec le battement de sanoire crinière au long de ses épaules ; et du sentier ellel’invectivait, victorieuse, en lui portant des défis.

Ils se revirent le lendemain, tous deuxcalmés, sans rancune apparente. Il plaisanta sur sa sauvagerie dela veille, une farce simplement ; pour rien au monde iln’aurait voulu lui causer de la peine ; on était des amis, pasautre chose ; et en réfléchissant au moyen qu’elle avaitemployé pour triompher de lui, une gaîté les remuait, avec un dépitdu côté de Dor. Le premier il reparla du fermier ; elle avaiteu raison d’accepter ; on ne gagne pas tous les jours depareils salaires ; et il feignit la bonace, au point de lelaver de son renom de débauche. Mais elle se mit à rire : lebonhomme ne lui revenait pas ; puis la ferme était tropdistante ; il eût fallu être bête pour prendre du travail siloin, quand tout le monde se la disputait au village. Grosse-Tiessedissimula sa joie ; tranquillement il alluma une pipe etdit :

– D’abord que c’est comme ça, moi, çam’est égal. J’voulais seulement dire qu’l’argent c’est l’argent.C’est mon idée. Et si c’est ton idée d’faire à ta tête, ça m’va,comm’ça m’va si tu y vas. J’peux pas mieux dire, hein ?

Ils se tutoyaient depuis longtemps, n’ayantpoint d’autres familiarités ; mais cela suffisait pour qu’onles crût couplés charnellement ; et quelquefois Dor, taquinédans les cabarets à cause de ses amours, branlait le chef,goguenard, sans dire non. Une gloriole avait même fini par legrandir parmi les mâles de la paroisse ; aucun n’avait sutoucher la rude Flavie, constante à son mari jusqu’à sonmalheur ; et cette victoire difficile lui donnait comme unprestige d’adroit chasseur, venu à bout d’un gibier convoité. Pourelle, quand on lui parlait de l’ouvrier de Chapelle, son dédainéclatait ; elle haussait les épaules, superbe, toute vaine dece corps qu’elle continuait à lui dérober.

– Grosse-Tiesse ? g’na pas euseulement ça ! Ah ben non !

Mais les voisines la traitaient desainte-nitouche, se disant entre elles que Goffe, un gars bien vudes filles, ne s’en venait pas pour des prunes user ses culottesaux chaises de la Lossignol. Et un jour, comme on rapportait à Dorle propos de Flavie, il fut admiré pour avoir répondu qu’elle avaitses raisons d’ainsi parler et que, quant à lui, il n’en avait pointpour dire le contraire. Mais le soir, il lui fit une scène :tout le monde les tenait pour accointés ; elle n’aurait pas dûle déprécier auprès des commères. Et très naturellement il finitsur ce mot :

– Tout d’même, faudra ben qu’ça soit,un’fois ou l’aut !

Au fond elle ne lui donna pas tort ; tôtou tard ils finiraient par là, comme les autres. Seulement, aprèsavoir si longtemps attendu, la chair lui démangeait moins ;par moments elle se flattait qu’elle aurait très bien pu vivre sanshomme ; et son orgueil à le lanterner l’amusait plus que leplaisir qu’il lui eût donné. Dans les commencements, au contraire,la continence l’avait ravagée ; elle s’était sentie dévorée deson désir comme d’une plaie ; toute seule en son lit vide, illui fallut tordre son ventre pour comprimer les révoltes dusang ; et toujours une bête en elle semblait lui déchirer lesentrailles. Elle avait connu alors des supplices : dehors, auxchamps le soleil l’enflambait ; un feu couvait dans sesflancs, que l’eau n’apaisait pas ; et même elle ne pouvaitrenifler l’odeur des étables sans un énervement profond. Puis lemal s’était usé ; maintenant elle n’aurait voulu ouvrir songiron que pour engendrer.

Ce goût de l’enfant petit à petitl’obséda ; elle enviait les vaches, les brebis, les chèvres,fécondées tous les ans ; Martin non prolifique lui parut plusméprisable que Martin simple d’esprit ; et les mainsinactives, comme immobilisée en des songeries, quelquefois elles’oubliait à regarder les mères avec leurs petits, dans la clartédes pacages. Le censier de la Cayauderie, un brave homme celui-là,l’ayant louée pour la fenaison, elle partait à patron-minet, sonfauchet sur l’épaule ; ils étaient là une dizaine, garces etgars pêle-mêle, qui, à plein poitrail dans les herbages,besognaient de l’aube à la nuit ; et la lande, autour d’eux,luisait comme une fournaise. Constamment la faux étincelait, àmesure des andains, parmi la houle des verdures ; puis lesrâteaux étiraient sur l’aire la coupe de moment en momentblondissante, et vers le milieu du jour, sous le soleil à pic,toute la bande mideronnait derrière les meules, accablée, pendantune heure. À la fraîche, on s’en allait, souvent par couples quis’enfonçaient dans les taillis ; les flammes de l’airallumaient de la braise dans leurs veines ; ils étaient renduslascifs par la poussière montée des foins. Mais elle partaittoujours seule, de son grand pas tranquille, regrettant toutefois àprésent que Dor la Grosse-Tiesse exagérât sa sagesse. Et un soirqu’il était venu au-devant d’elle, tous deux traversant un bois,qui les écartait du logis, elle plongea dans les siennes sesprunelles froides, en riant :

– Ben, veux-tu qu’ça soit ?

D’abord, elle ne goûta qu’une joiemédiocre ; son être s’abandonnait passif, comme déshabitué desgrandes secousses de l’amour et elle éprouvait presque la lassitudeanonchalie des taures pour qui le temps du rut est passé. Puis, lavigueur de Dor tout à coup réveilla son flanc seulement paresseux.Une fois, dans une crise de larmes, elle s’accusa de sottise pouravoir si longtemps retardé leur plaisir. Fallait-il qu’elle fûtbête de s’être contrainte quand le bon Dieu a fait les sexes pourse joindre ? Et c’était, comme auparavant avec Martin, deschauffes de désir qui lui mangeaient les reins ; son sangrecuit par le veuvage, toujours fermentait, comme un vin dans lepressoir ; elle redevint l’allouvie qui avait épuisé la sèvede son premier homme.

Sous l’août en feu, ils se cherchèrent dansles bois et les prés, s’accouplant derrière les arbres, les meules,les buissons, au hasard, comme les animaux. À l’aube rose,Grosse-Tiesse venait la prendre, reposée ; à deux, par lesherbes humides, on gagnait la pleine campagne ; et ilsentraient dans les carrés de blés encore debout, pour s’y flâtrer.Puis elle rejoignait les faneurs ; à grandes arpentées ilreprenait le chemin de l’atelier. Mais le soir tombé, leurs ombresde nouveau s’allongeaient côte à côte sur les chemins rouges. Etmême quelquefois, à midi, ils marchaient l’un au-devant de l’autre,occupant le temps de la sieste à des bonheurs. Bientôt il éprouvades pesanteurs de tête ; sa haute stature par instantvacillait, comme sapée par les pieds ; et elle n’avait pointpitié de sa force diminuée.

En novembre, les guilées les chassèrent deschamps ; d’ailleurs les travaux étaient finis ; elle seremploya dans les fermes, lessivant, accomplissant les besognesménagères ; et, comme par l’autre hiver, ils se retrouvèrentles soirs dans l’âtre, chez elle. Cependant une pudeur l’avaitprise : aussi longtemps que Dor ne fut pas son greluchon, elles’abandonna, dédaigneuse des clabauderies ; mais à présentqu’il l’était, elle s’observait, le recevait avec mystère. Jamaisil ne demeurait plus d’une heure, soumis, ayant son idée ; etcomme l’avarice le travaillait, il avait fini par s’accommoder deprendre en commun leur repas du soir, sans payer son écot. Aussitôtqu’il arrivait, on envoyait Martin à son grenier : il couchaitsur de la balle, dans une couverture, ne dormant pas toujours, àcause de la neige et de la pluie qui filtraient par les fentes dutoit ; et janvier venu, ses pieds brusquement s’enflèrent,mordus d’engelures. Au contraire, un grand feu brûlait constammenten bas, dans le poêle qui chauffait le lit pour les amours.

Puis, Flavie se relâcha dans son inquiétude del’opinion. Elle s’était accoutumée à ce ménage nouveau ; lesnuits surtout lui paraissaient longues, dans le silence de lamaison ; et elle souhaita la mort de Lossignol pour convoleravec le menuisier. À midi elle lui apportait du café chaud ;le soir ils se nourrissaient de pommes de terre au lard, aimanttous deux le bien-être ; souvent il ne s’en allait qu’au petitjour, comme un mari. Son plan chiquet à chiquet se réalisait ;elle lui gagnait le boire et le manger, dont il s’emplissaitabondamment ; et un jour, il s’installerait en maître dans lelogis, devenu patron à son tour.

Maintenant, le pauvre Martin l’Éfant s’étaitchangé en un objet de mépris pour l’adultère. Toute pitié aboliepour cette décrépitude qui était son œuvre, elle l’obligea àdéserter la maison à pointe d’aube ; il emportait un chanteaude pain de seigle, quelquefois s’allait cacher dans les granges,toléré des paysans, et rentrait à la nuit, ayant apaisé sa faimavec des souris, des rats et d’autres bestioles qu’il dévoraitcrues, presque encore vivantes. Cependant, pour ne point irriter levillage, elle lui rabobelinait ses haillons qui lui donnaient unair de misère décente. Mais il les déchirait tout de suite auxépines, aux herses et aux clous, crotté en outre des bouses devache que lui jetaient les polissons, ou dont il se salissait dansles étables ; et un tel dégoût de son infirmité bientôt laposséda qu’elle ne toucha plus à ses loques et le laissa vaguer,dans le délabrement et la crasse.

Robuste et saine, elle s’était toujoursmontrée grièche pour les calamiteux, ne supportant que les bonsbouleux puissants comme elle. C’est pourquoi Goffe, très grand, lesbras noueux, lui avait agréé dès les premiers temps ; ellegoûtait dans ses poings l’enivrement d’une force brutale,constamment prête ; et seulement elle l’eût voulu violent,d’un fond de nature moins égal.

À la longue, leur liaison s’afficha. Lesdimanches ils partaient ensemble pour la messe ; des gens,venus pour Flavie, souvent le trouvaient au lit ; et laprésence de l’idiot ne les gêna plus, tous deux s’accolant sansvergogne devant lui. Même Grosse-Tiesse, rancunier, et qui nesavait pas oublier l’ancienne supériorité de Martin aux concours depigeons, affectait un libertinage dégoûtant quand il était là,s’éjoyant à l’outrager dans cette chair conjugale criminellementpatrouillée. Elle finit par s’amuser comme lui de la loi mépriséesous les yeux du mari ; cette bravade impie ajoutait unedouceur d’offense à leur plaisir, qui s’en aiguillonna ; etavec des rires, complaisamment ils lui montraient leurs nudités,par mépris des hommes et de Dieu.

Lui, l’innocent, regardait remuer leurshanches, insensible à l’injure, les yeux toutefois écarquillés etluxurieux. Dans cette ruine, la sève par accès bouillaitencore ; et une après-midi, comme ils recommençaient, il serua, grondant, sur de la chair qu’elle avait découverte. Cettefrénésie leur causa une grande hilarité ; il s’agitait commeune bête, à la fin presque dangereux ; et ne pouvantl’écarter, ils le battirent, le piétinèrent, l’auraientmassacré.

Enfin, l’août ramena les besognes lointaines.De nouveau elle se loua pour la fenaison et la moisson, mais ils nes’oubliaient plus dans les bois. Chacun d’eux possédait uneclef ; le premier rentré allumait le feu en attendantl’autre ; et ils avaient des habitudes régulières de vieuxépoux. Comme le précédent été, elle partait au chant du coucou,tout le jour suait sous les flammes solaires, et par momentsimmobile en des songeries, s’attardait à contempler les mères etleurs petits dans la clarté des herbages. Et toujoursl’impérissable désir d’une progéniture rongeait son ventre qui nevoulait pas germer. Aucun homme n’aurait donc le pouvoir del’engrosser ; sa poitrine ne connaîtrait pas le gonflement desmamelles ; elle ne verrait pas fleurir sa chair dans unecréature sortie de sa douleur. Et pleine de colère pour ses flancsinféconds, quelquefois elle les frappait du plat de ses mains pourles punir, avec un cri monté de sa maternité vide. Mais à deux moisde là, soudainement le flux cataménial tarit ; elle eut desvomissements ; sa ceinture s’enfla ; et dans sa gratitudeenvers Grosse-Tiesse, un moment elle songea à renipper Martin,comme pour l’associer à son bonheur. Elle paya six francs, eneffet, une veste de pilou bien conditionnée, puis, ravisée,l’offrit à Dor qui seul l’avait méritée.

Dès ce moment, ils concubinèrent ouvertement.Goffe emménagea ses nippes, se carra au logis, installa un établidans le fournil ; et il n’allait plus à l’atelier, travaillantà son compte pour la pratique. C’était son idée qui enfin arrivaità terme : il était le mari sans avoir les responsabilités dumariage ; lui ferait les enfants, Martin lesendosserait ; plus tard, rien ne l’empêcherait de tirer sesgrègues, en cas de mésentente et de zizanie ; et leur vieainsi réglée leur semblait à tous deux si naturelle qu’au prône, undimanche, le curé les indigna en parlant, sans les nommer, duscandale qu’ils faisaient rejaillir sur tout le village. Qu’est-cequ’il avait à voir dans leurs affaires, cet homme de Dieu ?Est-ce qu’ils n’étaient pas libres de vivre ensemble, puisquel’Éfant ne pouvait plus consommer l’œuvre charnelle et queGrosse-Tiesse le remplaçait jusque dans le travail del’engendrement ?

Mais le pasteur, esprit droit, tonna derechef,ameutant les représailles autour de leur infamie ; et quelquespaysans, rebutés autrefois par Flavie, organisèrent un charivari,par jalousie contre Dor. Jusqu’à minuit, pendant plusieurs jours,les trompes cornèrent, les casseroles furent frappées à grandscoups de bâton, des sifflets stridaient sans répit ; et lematin, régulièrement un mannequin de paille était vu brandillant aubout d’une perche, devant leur huis. Ils ne bougèrent pas, coissous les draps tout le temps que dura le bacchanal ; et, ledimanche suivant, au cabaret, Grosse-Tiesse, narquoisementinterrogé au sujet du tapage nocturne, déclara qu’ils avaient dormiet n’avaient rien entendu.

Leur indifférence apaisa les esprits ; ilse trouva des gens qui leur donnèrent raison ; et d’autresriaient de l’aventure de Martin, cocu sans le savoir. Quandl’enfant, une fille, vint au monde, le menuisier, à la mairie,déclina la paternité de Lossignol, bonacement, ce qui excita unegaîté qu’il partagea lui-même. Il s’engraissait, bientôt prit duventre, mais perdit ses cheveux, dévirilisé par l’abus du coït. Àla tombée du jour, on l’apercevait bêchant le champ sansentrain ; ils avaient acquis une vache et des porcs ; etFlavie ne désespérait plus d’acheter la maison avec la terre, s’yvoyant très vieux, elle et Grosse-Tiesse, comme très vieux s’yétaient-ils vus, Martin et elle.

La literie manquait ; ils enlevèrent àl’idiot son unique couverture, dont elle fit des maillots et unecourte-pointe à l’enfançonne ; et l’hiver étant revenu si âpreque les anciens l’appariaient aux grands hivers historiques, ilcouchait là-haut dans une sibérie, gardant ses penaillons sur lui àdéfaut de draps, les poils de ses narines raidis au matin par legel. Mais, comme un matin, il avait manqué ne plus s’éveiller,rigide, froid comme un cadavre, elle ne voulut pas être accusée desa mort et l’envoya coucher à l’étable, dans la litière de lavache, où la buée émanée des flancs de la Rouge, du moins le tenaitchaud. Une sympathie grandit bientôt entre la puissante laitière etle maupiteux ; elle s’habitua à l’avoir sous son ventre, prèsde ses mamelles, au point de gémir quand il s’en allait ; etil eût passé dans son giron des jours entiers, si la faim nel’avait chassé, les boyaux tiraillés horriblement. Même un commercesacrilège s’engendra de cette cohabitation ; dans sa déchéancede simple, il n’apercevait plus l’animalité, mais seulement lesexe ; et elle lui était soumise comme une épouse.

À la fin, ils conçurent des soupçons ; lavache s’alanguit ; il fut lardé à la pointe de lafourche ; et Flavie surtout montra une fureur sans bornes,oubliant son adultère pour cet autre moins abominable. Alors, onl’enferma chaque nuit dans un appentis, qui autrefois avait servide charril, avec du foin et de la paille ; il entendait lesmeuglements doux de la bête monter comme une plainte ; maiscette peine solitaire n’éveillait plus en lui que le souvenird’avoir été battu. Deux trous qu’il avait aux jambes secicatrisèrent mal, faute d’un pansement ; tout autour, lachair s’était tuméfiée ; et il vint au printemps des ulcèresqui infectaient, toujours suintants. À présent, ils ne luipermettaient plus même d’entrer dans la maison ; s’il tentaitd’approcher, on le chassait à coups de balai ; quelquefoisFlavie, point méchante cependant, sans cause le cognait de sessabots, démenée comme une furie ; et sourdement, les dentsserrées, elle lui criait :

– Crève donc, charogne !

Depuis qu’elle avait engendré, surtout,c’était une haine immodérée ; à la messe, elle invoquait Dieupour qu’il mît un terme à cette existence ; aucunescélératesse ne lui semblait plus noire que son obstination às’éterniser. Et elle finit par se persuader que la déchéance deLossignol n’était si misérable que par une volonté d’en haut, quile châtiait de s’être mis en travers de leur vie. En même temps,elle lui prêtait des ruses mauvaises, s’imagina sincèrement qu’illes poursuivait d’une rancune, continuant à vivre pour les abreuverd’ennui. Une fois qu’il avait pris dans ses bras la petite, laisséeseule un instant au soleil sur le pas de la porte, l’idée lui vintqu’il avait voulu l’étouffer, bien qu’il la baisât tendrement, etelle le bourra si grièvement qu’il resta près d’un quart d’heure àterre, pantelant, avec son vagissement puéril, sans pouvoir serelever. Goffe, qui avait vu la scène de son établi, lui apporta unverre de bière pour le ravigourer ; et à la fin, trèslentement, s’appuyant sur ses poignets, il se redressa, les jambeset les bras meurtris.

Le menuisier, pour sa part, ne lui auraitpoint fait de mal ; même il lui gardait une reconnaissanceconfuse pour cette place cédée dans le lit conjugal, qui à lalongue lui avait donné la maison tout entière. Et cependant unechose parfois l’irritait, l’éternelle goinfrerie de Martin, étantgrand mangeur lui-même. Quand une fringale le prenait, il attendaitque Flavie eût les talons tournés, un peu honteux de son appétit,puis sournoisement se taillait un quignon énorme, qu’il recouvraitd’un doigt de beurre. Mais elle se plaignait avec acrimonie de ladiminution du pain : de ce train-là jamais on n’épargneraitassez pour acquérir la maison ; et il lui persuada que,pendant son absence, peut-être Martin se coulait jusqu’à l’armoire.Celui-ci, d’ailleurs, faisait main basse sur tout : il serepaissait des détritus jetés au fumier, dévorait les pommes deterre crues, s’acharnait sur des os, comme un chien. Or, il arrivaceci : vers la fin de l’été, Grosse-Tiesse fut miné par unténia qui le dévora vivant ; il eût disputé à Martin seshorribles nourritures ; rien n’assouvissait la rage duver ; et pour équilibrer la dépense, Flavie définitivementsupprima la ration de pain qu’elle donnait à l’innocent et quidésormais s’engouffra dans l’estomac de Goffe.

Ce n’était pas leur seule calamité :l’enfant croissait mal, d’une pousse chétive. La croûte de lait luiavait mangé la face et les yeux ; tout l’hiver, on craignit lacécité ; et, en outre, elle eut des convulsions atroces, où lavie semblait la quitter. En décembre, au plus fort des neiges,Flavie conçut la pensée d’un pèlerinage à Saint-Corneille, distantde six lieues du village ; mais cette dévotion n’étaitefficace qu’à la condition de cheminer pieds nus. Elle marchapendant près d’une heure sur la terre gelée, sans bas, puis futrecueillie, mi-morte, dans un cabaret, ne pouvant aller plus loin.À quelque temps de là elle recommença toutefois. Seulement elleavait gardé ses souliers et Martin, près d’elle, trottinait,déchaussé à sa place. Lossignol, après tout, étant encore toujoursson homme et de ce chef ayant une part de propriété sur la grainegermée d’un autre, mais enregistrée sous son nom à la commune etdans le ciel, le miraculeux patron ne s’apercevrait peut-être pasde la supercherie. Et toutes les heures elle le réconfortait d’unerasade de genièvre qu’il buvait en partie et dont le surplusservait à frictionner la plante de ses pieds, déchirée. Mais à lacinquième lieue, ses jambes enflèrent démesurément ; iltombait à tout bout de champ, refusant d’avancer, malgré lescoups ; par surcroît la boisson s’étant mise à fermenter, elleétait obligée d’employer la force pour qu’il n’étalât pas sanudité, devenu obscène.

Cependant, après avoir déambulé jusqu’au mididu jour, ils arrivèrent enfin ; elle brûla un gros ciergedevant l’autel du saint, resta longtemps en prières ; et auretour, comme, à bout de forces, Martin s’était effondré contre unarbre, elle continua seule sa route, espérant qu’il mourrait là.Mais on le connaissait dans tout le pays ; le soir il futramassé par une fermière qui passait en carriole et Flavie eut unsaisissement quand, le lendemain, la bonne femme elle-même leramena, les pieds en sang, renippé de vieilles hardes. C’était unsalaud : il avait tâché de la forcer sur le chemin ; ilsavaient lutté ; et toute rebroussée de colère, elle se retintpour ne pas battre cette créature charitable.

L’enfant se remit. De nouveau une grossesselui entonna le ventre ; et la stérilité semblait si bienconjurée que cette fois elle accoucha d’une paire de jumeaux. Alorssurtout le cocuage de Lossignol parut comiqueirrésistiblement : c’était par fournées à présent qu’un autrelui cuisait son pain ; et dans la campagne, des passantsl’arrêtaient, avec des rires d’hommes bien nourris devant sasimplesse ignorante des outrages et des moqueries. Cependant unorgueil emplissait Dor, à l’idée de cette race abondante sortie delui : à la mairie il aurait voulu déclarer la provenancevéritable, piété sur ses jambes, la tête haute. Sa paternité à lafin s’indignait de toujours pondre des œufs qui éclosaient sous unnom qui n’était pas le sien. Une autre confusion, d’ailleurs,abolissait sa personnalité : des connaissances lointaines deFlavie qui venaient les voir, n’ayant rien su de l’accident deMartin, le prenaient pour Lossignol ; et une gêne lesempêchait l’un et l’autre de les dissuader.

À part ces ennuis, ils vivaient paisibles.Tout le village maintenant acceptait leur accointance ; Goffeavait acquis une clientèle qui inquiétait son ancien patron ;et leur ménage, très régulier comme s’il eût été légal, étaitproposé en exemple, pour l’ordre et la concorde. Puis il avait eudes succès dans les concours de pigeons ; en un an, sesboulins lui avaient procuré vingt-deux couvées sans déchet ;et intérieurement il compara cette lignée prolifique à la sienne,toutes deux pondues dans le nid de Martin qui leur avait portébonheur. Mais l’année suivante, Flavie encore une fois eut unegésine ; il ne pouvait plus l’approcher sans laféconder ; et cette abondance de progéniture les inquiétacomme une marée qui les submergeait.

Pourtant elle continuait à se montrerexigeante ; ses ardeurs ne ralentissaient pas ; à traverscette maternité qui constamment lui déchirait les flancs, un feu larongeait, qu’elle le contraignait à apaiser, bien qu’il rechignât,déjà usé à la peine. Et bientôt l’histoire de ses parturitionss’étendit par la contrée : un renom s’attachait à cettefertilité extraordinaire ; à peine avait-elle mis bas uneportée qu’une autre lui arrondissait la ceinture.

Ni les gestations ni les couches toutefoisn’altéraient sa robuste prestance de paysanne, intacte dans saforce. Elle avait gardé sa vaillance au travail, l’été se louaitencore pour la moisson, savait accorder le soin de sa postéritéavec la nécessité d’un salaire gagné au dehors, alourdie seulementdu poids de ses mamelles, copieuses comme des pis. Et une fois, enrentrant des champs, elle ramena dans son tablier un nouveau-né,chu de sa matrice, tout sanglant, sans qu’elle eût presqueinterrompu sa besogne de faneuse. Alors Goffe fut moins vain de sasemence : la fructification toujours renouvelée de Flaviemenaçait de les dévorer, comme un plant sous une nuée desauterelles ; et, à chaque naissance, sa voix à la mairiebaissait d’un ton, dans le ridicule de cette lignée de petitsLossignol, qui interminablement s’allongeait. Bientôt la maison nepourrait plus les contenir : elle vermillait dans le courtil,débordait par le champ ; et il envia l’imbécillité sereine deMartin, qui ne l’obligeait plus à forniquer. C’était pourtant pourlui qu’il s’acharnait ; il binait dans sa vigne ; lesenfants qu’il procréait ne connaîtraient jamais leur paternitévéritable ; et à leur tour, ils engendreraient une race qui àtravers le temps, porterait le nom usurpé de Lossignol. Unemélancolie lui faisait trouver pénible son éternel labeur.

Puis des années s’écoulèrent. Ils avaient louéun champ dans la campagne, celui qu’ils tenaient à bail nesuffisant plus à nourrir cette meute d’estomacs. Chaque jour, ilsétaient douze à table, tous également voraces, sauf Flavie et Dorqui économisaient sur leur faim, pour sustenter celle des petits.Et l’aîné des garçons, qu’on appelait Gugusse Grosse-Tiesse, enraison de sa souche, comptait neuf printemps ; le cadet avaithuit mois à peine ; mais déjà la gorge maternelle regonflait,dans l’élargissement des hanches, en une reprise nouvelle de soninéluctable grossesse. Martin, lui, semblait indestructible ;on lui avait pris le coin de charril où il passait les nuits et ilcouchait à présent dans une des deux soutes à porcs, mangé par lesvermines, le corps squammé de dartres, purulent. Quelquefois toutela bande se ruait sur lui ; Gugusse, précoce, avait imaginé delui écraser ses poux à coups de pierres ; et les autresconstamment lui remplissaient sa niche de bouses de vache surlesquelles il se ventrouillait. Quand il creva enfin, trèslongtemps après, on ne sut jamais comment, Dor Goffe le menuisierl’avait précédé depuis deux ans dans la terre du cimetière. JamaisFlavie ne pardonna à Grosse-Tiesse cette mort prématurée.

– Si c’est pas cochon, déclara-t-elle unjour. Je lui demandais qu’un éfant… I m’en a fabriqué douze. Corben que c’est pas treize… Ben sûr, c’t’homme-là avait une maladiepour tant z’en faire. Et comme ça, v’là qu’à c’t’heure, mes éfants,avec leurs deux papas, en ont cor moins qu’les aut’qui n’en onttant seulement qu’un.

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