Ceux de la glèbe

– C’sacré chameau-là, v’là qu’alle estbonne à taureler ; et, pour sûr, si alle trouvait seulement unhomme à sa mesure, alle s’ferait faire un éfant par l’nez, –hognait le paysan Heurtebise en traquant par les purins sa filleUrsmarine.

Elle était la dernière d’une dizaine de garset de bachelettes que, pour alimenter l’industrie de la mère, ilavait scrupuleusement engendrés en des copulations lucratives etopiniâtres. La Nou – ainsi appelait-on encore la vieille Lalie –pendant près de vingt ans, telle une copieuse et intarissablelaitière ! avait loué ses mamelles à des postérités rebutéesde leurs génitrices et qui, racolées par l’entremise des agences,étaient venues des villes et des banlieues sucer à ses infatigablestrayons la liqueur essentielle. Tant que sa race avait germé, onl’avait connue trôlant en son courtil ou vaguant par les sentesavec le double faix – en son giron bouleux – d’une paire denourrissons lui tétant goulûment les bouteilles et qu’elleabreuvait du riche flux de sa vie, comme si tous deux lui fussentissus bessons du flanc. À ce métier, loin de maigrir, elle avaitgagné l’embonpoint maladif des mères trop fécondes. C’était àprésent – cette Nou – sur ses piliers cerclés de bourrelets degraisse où les bas glissaient sans pouvoir se fixer, une adipeuseet blette femelle dont le torse, sans trêve malaxé par les potesmenottes des générations, ballait en des amas de chairs et depeaux, sous la flasque retombée des gibbasses effroyablementravagées. Et devenue molle au travail, après tant de gésines etd’allaitements qui l’avaient accoutumée à une vie ruminante etpassive, elle traînait par la maison, dure non moins que le père àcette Ursmarine qui leur restait de la couvée petit à petitdispersée en des hymens ou des métiers, au loin.

– Sûrement alle est pas d’not’sang, c’tegrande bique-là, rognonnait le vieux dur-à-cuire, quand tout montéde colère contre sa veulerie de grosse fille gnan-gnan, il l’avaittalochée à pleines paumes ou bourrée dans les omoplates. C’estcor’plus vache qu’eun’portée ed’gens d’la ville. Faut croire qu’tut’seras abusée en la nourrissant, celle-là, et que’la not’estqueuqu’part à c’t’heure à faire la mamzelle cheu des bourgeois,dont c’est la leur qué nos est demeurée.

Largement plantée sur les orteils, déjàtétonnière et maflue, avec ses joues mordues de couperose sous lepoil filasse qui lui tombait à travers ses grises et somnolentesprunelles, la pitaude, par sa stupidité et ses flemmes anonchalies,semblait justifier les éternelles objurgations de ses ascendants.Son mufle de fraîche génisse aux sensuelles babines lippues,niaisement s’écarquait aux approches des drilles quelquefois lalutinant par-dessus la haie, et le reste du temps s’immobilisaitd’un air d’hébétude et de bonace. En ce ménage où seul l’hommesouquait, pris par la terre et de vagues industries rurales, encoregromiande elle avait été dévolue aux grosses besognes de la lessiveet de l’entretien domestique, dès la piquette du jour arrachée à salitière et jusqu’à la nuit ployant les reins sur de quotidiensservages. Avec les ans sa condition de patiras toujours rabrouées’était faite plus lourde, – l’hiver hersant le champ ou brouettantles fumiers, l’été fauchant ou fanant sous les plombs solaires, auprintemps bêchant avec le père la glèbe pierreuse où le soir souselle lui mangeait son ombre. Et, en outre, il lui fallait menerpâturer la vache et les porcs, monter aux arbres pour la cueillettedu fruit, en septembre déverser les tines fétides sur lafermentation des choux. Guenilleuse, une courte jupe aux hanchessous le casavet sans agrafes bombant aux pommes de sa gorge, – etjusqu’à seize ans couraillant par les chemins, ses rouges cuissespresque à nu sous le retroussis des coups de vent, les boutons deses seins fleurissant par la bayure de la serpilière, – à peinemaintenant, ses dix-huit printemps révolus, elle s’avisait dusecret commandé à la chair. Comme un jour, sans vergogne pour lesvoisins, elle chassait – ses cottes hautes – parmi ses lombesbubelés d’ampoules une tenace vermine, un sabot que du seuil luilança la Nou, en même temps que ricanait la huée d’un valet delabour dans l’enclos prochain, l’incita à désormais celer sanudité.

Telle la sauvageonne avait poussé, indolenteet un peu simple, jachère que le soc n’avait pas fouie et où aucunesemence, hors la graine de nature, n’avait pu lever. Ouvrière sansentrain, les mains ballantes au long de ses hanches, c’était chaquejour pour elle la maussade corvée que ne payait nulle récompense etqui, au gré du couple bourru, ne semblait jamais compenser le painet la platelée de pommes de terre dont elle se regoulait. Parsurcroît, comme stimulé d’une boulimie, toujours son croît sanguinrequérait la pâtée. Aucune nourriture ne l’assouvissait.

– Ça vous mangerait la poule etl’œuf ! disait Heurtebise en tapant l’air de ses poings.

Et tous deux, la femelle et le compère, pleinsd’invectives pour les exigences de son estomac, ne s’arrêtaient pasde vitupérer contre la disproportion – à leur idée – de cettebouche gourmande et de ce labeur insuffisant.

Un jour Heurtebise, étant à vider son purot,vit entrer dans la cour un petit homme râblé et courtaud, la minegoguelue, sa casquette un rien de guingois sur la mèche grise quilui virgulait le temporal.

– C’est-y bien le fermier des Brau quév’là, dit-il en s’interrompant de brasser ses puantes urines. Maisj’vois ben, j’fais pas erreur, c’est ben lui. Si c’est qu’y g’n’y aqueuque chose à vot’sarvice, entrez. Y a là not’femme qui voustiendra compagnie pendant que j’vas me tirer de là.

– Ben oui, là, je passais ; on estd’s’amis, pas vrai ? Et je m’suis dit comme ça, faut voir unpetit peu ce qu’y retourne du camarade et de sa femme.

Macquoi, ainsi parlant, se dandinait sur sesjambes ragotes, les mains dans les poches de sa veste, sous sablaude retroussée par devant, – et du genou repoussait le nerf debœuf dont la lanière s’enroulait à l’un de ses poignets. Ilséchangèrent encore quelques politesses, et, tout à coup, à petitspas de flânerie, le penard se dirigea vers les huttes où, de leurgroin camus soulevant le dessous des portes, hognonnaient lesgorets.

– Ouais, pensa Heurtebise, viendrait-ilpour faire marché ?

Mais le fermier, – un des gros marchands deporcs du pays – après avoir, par les seuils qu’il ouvrait à mesure,supputé les viandes et les couennes, à présent de toute sa forcecontrebutait d’une pesée de ses reins la clôture à laquelle unepuissante laie donnait l’assaut.

– J’regardais ce que t’as là d’jambons,fit-il ensuite en lâchant une bordée de gros rires.

– C’est-y qu’y sont à ton goût,interrogea Heurtebise, qui, enfin sorti du puisard, ses culottes depilou de haut en bas empouacrées d’éclaboussures, torchait sesmains à un tapon de paille.

– Du goût ! j’dirais pas non, sialles étaient plus grasses et venantes, tes bêtes ! Mais vrai,là, t’as pas là d’quoi faire mon affaire.

Heurtebise haussa les épaules, tirejuta unenoire salive de chique, et, se baissant, du même bouchon de chaumequi lui avait servi à se déterger les paumes, se mit à frotter sessabots.

– J’suis point pressé dit-il, j’ai letemps. Entre boire une chope to d’même.

Le fermier d’abord remercia, mais, Heurtebiseinsistant, il finit par le suivre ; et tous deux, maintenant,debout l’un devant l’autre, les bras croisés, causaient amicalementrécoltes et regains, évitant de faire allusion aux porcs. Rencognéedans l’âtre, l’énorme Nou, toute suante de la chaleur del’après-midi, les fanons à l’air, pelait mollement des pommes deterre, une seille entre les genoux.

– Hé, Ursmarine, hucha-t-elle sans bougerde sa place, va m’querre une potée d’eau.

On entendit hier la poulie du puits et au boutd’un instant, traînant ses patins, la gagui pénétra dans lachambre. Aussitôt Macquoi s’extasia :

– C’est ta fille ? Mâtin ! Unrude morceau ! J’te fais compliment.

– Peuh ! fit Heurtebise, alle va surses dix-neuf.

– J’lui en aurais donné d’jà vingt, tantelle est façonnée.

Ursmarine, à l’ordinaire, écarquait son rirebenêt, en tortillant le bas de son tablier entre ses doigts gourds.Mais brusquement la mère gronda :

– Quoi qu’t’as à rester là, commeeun’perche à z’haricots ? Faignante ! c’est-y qu’çat’pèle les mains ed’travailler ?

Macquoi alors protesta.

– Mais non ! mais non ! laissezdonc, mère Heurtebise. Ces grandes filles, ça aime jaser un brin.Pas vrai, la fille ? Ah ! moi, là, j’suis toujours commeà vingt ans. Y a pas d’plus tendre qué moi !

Il clignait de l’œil et cognait Heurtebise ducoude.

– Pour sûr, alle a du bon, déclara lematois, se laissant aller par habitude à vanter son bien. Y a pascomme elle pou’l’travail. Un vrai cheval ! Et toujourscontente, douce comme du sucre, pas plus de vice que sur la main.Allez, j’vo’l’dis.

La Nou avait levé la tête et regardait sonhomme, prête à le démentir. Mais un regard qu’il lui coulaobliquement la rendit prudente, et il continua à claironner sesmérites, ne tarissait pas sur son honnêteté et sa vaillance.

– Hé ! hé ! dit à la finMacquoi, si queuque jour elle avait envie de s’placer, on pourraitvoir à s’entendre. Y a jamais trop d’bras, cheu nous. Et sansm’flatter, j’regarde point à la nourriture, vous savez. Mais v’làassez d’temps qu’on est là à jaser. Hein ! camarade ! sion allait revoir cor’une fois les cochons ?

Au bout d’une heure seulement, il se décidapour la laie. Heurtebise en demandait cinquante pièces ; il enoffrait quarante seulement ; et après un long abouchement, ilsacceptèrent de partager la différence. Mais Macquoi mettait unecondition : c’est qu’on lui amènerait la bête à la ferme.

– Ta fille l’acconduira. On lui donneraun chapelet bénit et, avec, une poignée de mastoques pou’s’acheterdu ruban. Et si l’cœur lui en dit ed’travailler cheu nous,ben ! alle reviendra faire son paquet… J’suis un homme, pasvrai ? J’peux pas mieux dire.

À le voir bigler par-dessus ses vermillonnesabajoues du côté de la grasse pucelle – la lippe lustrale et en laprunelle un ardillon, – une ruse s’alluma en Heurtebise.

– C’est donc qu’t’en as envie et que tul’aimerais comme servante à ta ferme ? dit-il. Moi, j’dis pasnon, mais faudrait voir d’abord quelle somme qu’t’en bouterais.

– Oh ! répondit Macquoi, pou’d’bonsgages, c’seraient d’bons gages. J’lui donnerais dix francs,là ! Ça t’va-t-il ?

– Rien qu’deux pièces ? Ah !ben non, qu’tu l’auras point à ce prix. Alle nô vaut l’double, quéj’te dis.

– Comme t’y vas ! Ben ! fais lavenir, qué j’lui revoie un peu le museau. On n’achète point chat ensac.

Heurtebise héla :

– Ursmarine !

Et quand elle fut là, le robin se mit à luichatouiller le menton, la pinça sous les aisselles, finalement luitapota la joue en risotant :

– Alle est grasse, par ma foi, grasse etde bonne chair, y a pas à dire… Ben, sans marchander, et parcequ’on s’connaît, j’lui donnerai quinze francs de son mois. Quinzefrancs, t’entends ben, ma fille !

– Quinze francs ! calculaitHeurtebise. Ça va, mais t’en auras ben soin, hein ? Une sibonne fille ! Et qu’a pas sa pareille pourl’honneur !

La Nou fut requise, et ensemble on convintqu’Ursmarine partirait le lendemain avec la laie pour les Brau où,sans autre délai, elle commencerait son service.

Elle, la rouge garcette, quiète et docile,comme la taure qu’on mène œuvrer, avait sans une parole assisté audébat.

Mais, comme le prix de la laie pièce à piècecompté sur la table, Macquoi, content de son double marché,s’apprêtait à les quitter, tout à coup les yeux de Heurtebise serencontrèrent avec ceux de sa femme ; et une commune penséeleur vint, qu’ils comprirent sans s’être rien dit.

– Dis donc, farmier, pendant que t’eslà…

Il se gratta le sinciput, trouvant quelqueembarras à formuler son idée.

– J’voulais te dire, rapport à la petite…Là, si t’prenait l’envie, – comprends bien, – de la garder… On nesait pas, hein ? ce qui peut arriver… Oh ! c’est pasqu’alle nous gêne, Dieu merci, non ! Mais enfin, v’là… Lesfilles, c’est les filles, comme les génisses c’est les génisses… Onsait bien qu’c’est fait pour aller à l’homme… Ben, si c’était tonidée, en nous bâillant vingt pièces, là, tout d’un coup, c’seraitmarché conclu… On n’aurait pu rien à y voir… Et, nom de Dio, c’estpas pour vanter not’marchandise, mais elle est bâtie en os et enviande. Hé, Ursmarine ! viens donc qu’on t’montre à ton bonmaître.

Brutalement il lui fit sauter le gorgerin,dépouilla sa jeune épaule ronde et du plat de la main lui claquantsa chair rougeaude et drue :

– Tâte un peu pou’voir ! Oh !ça ne coûte rien ! ricanait-il.

Macquoi, d’abord mis en défiance par leslouches et obséquieuses allures de Heurtebise, à présent sentaitfourmiller en lui son vice foncier.

– Ah ! ben ! ah !ben ! disait-il en soufflant des narines et rondinant sonpetit œil porcellaire sous ses pileux sourcils chinchilla…

(De la bise toile marinée aux sueurs de lapeau, soudain, comme par hasard, jaillit, sous les doigts impurs dupère, le rose pitan des seins. Alors il ne se posséda plus.)

… – Ah ! ben ! ah ! ben !d’autant que c’est comme ça, j’donne les dix pièces, na ! Maistu me feras un papier comme quoé, si c’est qu’alle vêle, ta fille,j’la garde, mais c’est toé qui nourriras l’veau. Les affaires sontles affaires.

– Allons cor’vider une chope, fitHeurtebise, hilare.

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