Ceux de la glèbe

Le père Roland mariait sa fille Angeline, unedemoiselle de dix-sept ans, gentille, toute rose et blanche, un peupâle encore de ses cinq années de pension chez les sœurs deNotre-Dame. Roland, qu’un veuvage prématuré avait enclin à un revifd’insouciance garçonnière, d’abord avait espéré la donner à unmonsieur de la ville. Mais des spéculations malheureuses par lasuite l’avaient rendu accommodant à la demande du fermierMaugranbroux, un quinquagénaire solidement établi en son bien àtrois lieues de pays.

Ce Maugranbroux était un rude compère, la facetannée par le soleil, une échine de vieux bœuf et l’âme d’undur-à-cuire. Célibataire invétéré, il semblait prédestiné à creveren son lit, sans postérité, du mal du vieil homme. Mais unecochonnerie d’une nièce, qui toujours lui avait tenu son ménage etbrusquement s’était amourachée d’un particulier, avec lequel elleétait allée vivre au loin, l’avait versé en une telle colère,qu’incontinent il jura de la déshériter. Et, à travers unmarchandage de bêtes, ayant avisé chez le père Roland cette grassefillette aux yeux de lin, il l’avait, à quelques jours de là,quémandée, la tête froide, tout à son idée de faire dévier sachevance. En buvant bouteille chez le notaire, Roland, ensuite,avait exagéré le prix des cinq années de pension, les talents de lafifille, les exemplaires vertus inoculées par les bonnes sœurs enleur méritante élève : – cinq médailles de sagesse et une siétourdissante innocence qu’elle persistait à croire que les enfantslevaient dans les choux.

– Faut être de bon compte, Maugranbroux.Quand on achète une jument, on met dans le prix l’argent qu’elle acoûté à élever, pas vrai ? C’est tôdis la même chose pour unefille.

Maugranbroux, pratique, avait stipulé unesomme.

Donc, après la signature à la mairie et labénédiction au moutier, – toute la ferme en l’air, les tablesaboutées à travers les deux pièces du rez-de-chaussée, sous lesnappes de grosse toile – on fêtait chez Roland les épousailles.D’un peu partout il était venu, en carriole, des parents et desamis, tous endimanchés, – les femmes en chapeaux fleuris et enrobes de soie, les hommes en jaquettes de drap reluisant, de grosnœuds de cravate sous les pointes du col. Un Roland, qui avait ungrade dans les Eaux et forêts, avait amené sa conjointe et sestrois filles. Les Mortier, des cousins par alliance, trois vieuxgarçons, maigres comme des clous, très riches, seuls portaient desblouses par-dessus de courtes vestes dont les bords dépassaient. Etun Dujacquier – un ami d’enfance d’Angeline, le fils d’une sœur dupère Roland – ficelé dans une redingote qui lui dessinait jolimentla taille, s’était mis à la boutonnière une rose, pommée et druecomme un cabu.

Ce Dujacquier – Léon – était un ami d’enfanced’Angeline. Ensemble, à la ferme, ils avaient gaulé lesgrenouilles, chablé les noix, saccagé l’espalier, mené paître leschèvres et les vaches. Au temps de vacances, la maman régulièrementleur expédiait, avec ses vieilles nippes nouées dans unquatre-nœuds, le garçonnet, d’une pousse anémiée et débile. Même endes jours d’épanchement, – les jours où Roland encaissait defructueuses recettes, – les parents avaient convenu de les marier.Mais un matin, dans une haie, on les avait surpris polissonnant,Léon, braies basses, très attentif à la pubescence de sacousine.

– Ah ! gringalet, s’était écrié lepère Roland, paraît que t’as le goût des pommes vertes. Fais tonpaquet. On t’apprendra à marauder dans la famille.

Une petite honte ensuite les avait tenus muetsl’un devant l’autre quand, l’an suivant, en conduisant la gamineaux sœurs de Notre-Dame, le fermier fit une courte apparition dansle ménage Dujacquier. Puis les années de pension les avaientséparés ; ils ne s’étaient plus revus que de rares fois ;et quand, après la cérémonie à l’église, tout le monde avaitembrassé la mariée, il s’était approché timide, un peu rougissant,avançant vers le désirable fruit de cette jeune bouche rose seslèvres gauchement souriantes sous leur blond duvet frisé. Ilconservait en son visage très doux, sous la langueur de ses yeuxcouleur noisette, obombrés de longs cils châtains, quelque chose del’air petite fille qui, aux écoles, lui avait valu l’amitié tropcajoleuse des précoces mâles barbus.

Dans la principale pièce, – une grande chambretapissée de papier à palmes bleues, une glace sur le trumeau de lacheminée, en un angle un lourd bahut dont le chêne lui sarnait sousles vernis, – les mariés et les plus huppés parmi les parents, leRoland des Eaux et forêts, les trois Mortier, les filles encored’un cousin marchand de bois et le jeune Dujacquier coude à coude,une légère moiteur aux cols et aux poignets, quelquefois, entre lesservices, aspiraient les bouffées de brises glissées, avec les volslourds des mouches, sous les basses solives fraîchement échaudées.Ensuite les tables, sous la porte de communication, sedisjoignaient, puis de nouveau, dans la chambre voisine, bout àbout s’allongeaient, présidées par le père Roland. D’abord, àgrandes goulées, on avait expédié le potage, le bœuf bouilli, lerôt aux carottes, le fricandeau verdoyé d’épinards. C’était àprésent le tour des volailles, huit chapons dodus et jûteux queRoland dans la petite pièce, Maugranbroux dans la grande,découpaient, le torse renversé en arrière, au fil des coutelas quepréalablement, après les avoir aiguisés aux rebords des assiettes,ils éprouvaient sur leurs paumes calleuses.

Visiblement Maugranbroux prenait des forcespour l’assaut noctuaire. Muet, uniquement soucieux de manducation,broyant entre ses actives molaires les tendons rétifs et les plusdurs os, ses effrayantes mâchoires chevalines claquaient dans unengloutissement sans trêve. À lui seul il eût dévoré la moitié dufestin, ses mains nouées de cordes d’arbalète sans cesse allant desverres et des assiettes à sa bouche toujours en mouvement, – et,mince, fendillée, énorme dans le cuir tanné des joues. Coup surcoup il lampait ses rouges-bords, faisait couler de l’une à l’autregencive les crus douteux acquis pour la circonstance par le madrébeau-père. On se rattrapera de la qualité sur la quantité, avaitraisonné celui-ci, – et de peur que la supercherie ne fût tropévidente, il avait commandé aux deux gaguis, les maritornes de laferme, d’alterner à des bordeaux potables, d’ailleurs en menunombre, d’abusives piquettes imitant la rinçure des jus degroseille. Aux tables, la soif, sous les flammes du midi et lespoivres secs des bouses et des crottins poudroyant, écoulait auxgosiers, comme en des bondes, des torrents de liquides. LesMortier, surtout, sournoisement, selon la remarque du Rolandforestier, s’en fichaient une, toujours lampant, se gargarisant laluette de petites rasades lichotteuses qui, à la longue, leurdonnaient une ébriété niaise et taciturne.

Maugranbroux n’avait pas dit encore trois motsà sa femme ; mais quelquefois il lui poussait le coude ou legenou, l’excitant d’aguignettes, à trinquer avec lui. Alors unémoi, en un rose nuage, passait sur le cou et les joues d’Angeline,comme devant une familiarité qui l’incitait à la pensée des autres,prochaines.

Quand, après les poulardes, la plus vieilledes servantes, Catou, qui toute petite avait promené en ses brasl’actuelle épousée, intercala sur la nappe encombrée de rogatons etde légumes chavirés les plats où, en des sauces relevéesd’échalotte, marinaient les étuvées de pigeons, il commençaseulement d’éprouver l’étourdissement vague de la plénitude. Maistoutefois, s’étant servi une copieuse portion de la fricassée, illoucha vers Angeline, et avec un rire, le premier dont s’écarquâtsa face, il lui dit :

– Je t’parie six sous que j’avale les osavec. J’broierais du fer avec les dents, tel que tu m’vois. Et tum’vois ben, hein ?

L’enfant riait, un peu honteuse, osant à peinelever les paupières, toute pâle en ce grand jour qui lui changeaitsa vie, – avec une fierté cependant pour sa belle robe en faille, –et à petites fois tournait la bague qui lui cernaitl’annulaire.

À peu près seul parmi les convives se piffrantet bornoyant du côté des flacons, Léon, assis devant elle, le dos àla clarté des fenêtres, prenait encore attention à ses gentillesminauderies de pensionnaire en qui se levait la petite femme. Dansla blancheur du jour, ses frisettes mi-collées aux tempes et lescoins de la bouche emperlés d’une bruine légère, elle gardait unair réservé, sérieuse, touchant à peine aux nourritures, humectantseulement, pour répondre à quelque santé, sa lèvre à son verre, lepetit doigt relevé avec l’éclair pâle de ses ongles, – et presqueconstamment, par contenance, roulant du plat de son index des miesde pain sur la nappe. Plusieurs fois, leurs regards serencontrèrent ; alors son embarras semblait redoubler. Etlui-même baissait ses longues paupières, gêné de sa gêne à elle, –troublé aussi du soupçon de sa chair qu’une main de barbondévêtirait.

Ensuite, les disques démesurés des tartesvariant les noirs pruneaux saupoudrés de sucre, les fromages à lapellicule brune et les riz couleur de colzas mûrissants, évoquèrentl’image de meules de moulins échouées dans l’ampleur de la table.Roland s’était mis à l’aise en dépouillant la redingote, et lesplus âgés, à son exemple, arboraient la pâleur azurine des manchesde chemise. Tous, d’ailleurs, avaient fait sauter les boutons desgilets, et goguelus, les canines au clair, avec des roulementslourds de prunelles et des gestes battant l’air, vantaient leurforce ou amorçaient des trafics.

Un bouchon de soufreux champagne sauta. Il yeut des cris ; le forestier, piété sur ses ergots, célébral’honneur du mari, la candeur de l’épouse. Et, tout à coup, levieux Roland, la parole en bouillie, fut pris d’un retour depaternelle ferveur :

– Rends-la heureuse, au moins, car moi,j’y perds le meilleur cœur ed’fille qu’ait jamais battu.

Maugranbroux alors, reconquis à son sang-froidd’homme d’affaires et supputant la somme baillée pour l’acquit dela petite, eut un haut-le-corps, regimba :

– T’y perds ! M’est avis, aucontraire, que tu fais là un fier marché !

Mais Roland protestait :

– J’te dis que tu l’as pour rien !Si m’avait fallu tant seulement compter tout ce qu’alle m’a coûtéde soins et de peines à en faire une demoiselle, c’serait des centet des cent que t’aurais à me débourser.

Angeline sentit dans sa nuque lechatouillement d’une haleine qui lui coulait avecdouceur :

– Ma cousine, je bois à votrebonheur.

Elle se leva très vite, comme effarée de lesavoir si près, et, choquant son verre contre celui qu’il luitendait, sans le regarder, elle lui répondit :

– Ah ! merci, mon cousin !

Une partie de la noce s’était levée, ballait àtravers les cours, le long de l’étable et de l’écurie, en pipant etfumant des feuilles de chou, les prunelles rondinant dansl’apoplectique vermillon qui marbrait les faces. Et ils demeurèrentun instant seuls, les narines remuées, regardant la nappe, sansrien trouver à se dire. Mais Maugranbroux, de la porte où il avaitsuivi le père Roland, s’écriait :

– Viens donc par ici, ma femme, quéj’réluque un brin ton poil au grand jour du soleil.

Léon ensuite les vit qui, bras dessus brasdessous – le grand paysan osseux et l’enfantile bachelette, –viraient parmi les groupes, lui raide et dur, les pommettesinaltérées dans son long visage de pierre, debout comme un chênesous la cuite de soleil qui chez les autres mûrissait l’ivresse.D’une irréfléchie et jalouse colère, alors il arracha la rose de saboutonnière et la piétina.

Mais tout à coup Maugranbroux fut raccrochépar un torve et louche pitaud – tenancier d’une petite bordevoisine – lequel, mine oblique, lui insinuait la cession d’un lopinqu’autrefois avait guigné le riche fermier. Un incendie, l’incurieaussi l’ayant induit en mal d’argent, il arrivait tenter l’affaire,en s’excusant de si mal tomber.

– La faim fait sortir le loup du bois,pensa Maugranbroux.

Et tout de suite regagné à la passion de laterre, sa ruse s’incita à la perpétration d’un bon coup.

– Eh ! la fermière, dit-il àAngeline, va-t’en donc voir là-bas si j’y suis. Les affaires sontles affaires, pas vrai ! Le plaisir vient après.

Plantés l’un devant l’autre, ils avaient gagnéun coin où, nez à nez, ils se parlaient. Les convives, à présent,refluaient vers les tables où, dans des bols de faïence enluminésde floraisons crues, les servantes venaient de verser le café. Lepère Roland, ensuite, tira du bahut les liqueurs. La fermentationdu vin, activée par l’air des cours, encore s’accéléra aux chaleursde l’alcool. Et un brouhaha, avec la fumée plus dense des cigares,s’échappait des fenêtres, traînant jusqu’à Maugranbroux, quitoujours s’atermoyait en ses marchandages. Léon, de sa place,appuyait des regards lourds sur la petite mariée, toute seule, avecla place du vieux mari vide auprès d’elle.

– Où diable reste donc mon gendre ?s’exclama au bout d’une heure le vieux Roland.

Des voix sur le seuil appelèrent :

– Maugranbroux !

Mais ils avaient quitté la ferme, tous lesdeux. La vachère affirma les avoir vus remonter le chemin du côtéde l’église. Et quelqu’un s’étant avancé en dehors de la cour, auloin regardait, les mains en abat-jour sur les yeux. Deuxsilhouettes, dans la distance, gesticulaient, découpées sur lesroses flambées du couchant. À la fin, il arriva un gamin queMaugranbroux dépêchait à Roland.

– C’est l’grand vî qui m’envoie,nasilla-t-il. I m’a dit com’ça d’vô dire qu’il était allé avecl’homme voir la terre à trois pétées de fusil, mais que s’madamen’avait qu’à prendre les devants dans leur carriole, qu’y auraitben du monde pour l’acconduire et que tant qu’à lui, i reviendraittout droit t’à l’heure à s’maison, avec la carriole d’à m’sieuRoland.

Roland tapa ses paumes l’une dans l’autre avecla lippe admirative d’un matois pour un plus matois que lui.

– C’est un fier gaillard, ton mari,dit-il à Angeline. Avec lui, y a pas d’danger que tu meuresed’faim, i n’attache pas ses chiens avec des saucisses.

Le soir tombé, il fit atteler la birouchetteavec laquelle Maugranbroux était venu. Et tandis que, dans lescrépusculaires pénombres, le petit ardennais quoaillait en râpantle pavé de la pince, une scène d’attendrissement jeta la fille auxbras de son père :

– Ah ! papa ! papa !adieu, papa ! sanglotait-elle.

Roland se raidissait :

– Non ! non ! C’est qu’un petitmoment à passer ! Quand tu seras dans ta ferme, t’y penserasseulement plus !

Mais un ennui le travaillait. Déjà les Mortieravaient quitté la ferme ; le forestier et sa tribu achevaientde s’empiler dans la tapissière qu’un de leurs voisins leur avaitprêtée ; et parmi ceux qui restaient, la plupart, blettis parla boisson, s’écachaient en travers des tables. Alors il s’adressaà Léon :

– Voyons, clampin ! T’es mon neveu.Ben, y m’semble que c’serait à toi plus qu’à un autre à faire lapolitesse à ta cousine ed’l’accompagner jusqu’à sa ferme. Tucoucheras chez eusse, et l’matin, comme ça, tu t’en iras sans lesdéranger.

Et d’un gros rire il ajouta :

– Faut pas déranger les amoureux, pasvrai !

Le jeune Dujacquier acquiesça. Il se hissa surle siège, prit les rênes, et Roland lui-même assit à côté de luiAngeline qui ne pleurait plus et gaîment, en lui tapotant lesabajoues, lui recommandait de lui faire envoyer, dès le lendemain,trois lapins familiers auxquels son cœur s’était voué.

– Sois tranquille, ricanait le groshomme. T’en auras bien d’autres à soigner plus tard. Mais to d’mêmej’ferai la commission.

Et de loin, – les caillasses du chemin déjàgrinçantes au giroiement des roues, – ils l’entendirent qui leurcriait encore :

– Tout droit le pavé… Puis vous passerezle bois… Ensuite vous longerez les étangs… Y a pas à s’tromper.

D’abord ils traversèrent le village, puis lespetites lumières aux vitres décrurent derrière eux ; et desdeux côtés de la route, des blés, des cultures, des frichess’allongeaient. Ensuite une masse noire crénela au-dessus de laroute les pâleurs vespérales. Et ayant à demi tourné leurs visagesl’un vers l’autre, ils ne voyaient plus dans la nuit du bois quedeux taches pâles que les cahots faisaient osciller.

Subitement il éclata :

– Ma cousine ! Ma pauvrecousine !

Des sanglots déchiraient sa gorge : illui avait passé les bras autour de la taille. Cette douleur à lafin lui mollissant le cœur, elle-même eut une peine sourde qui trèsvite levait ses jeunes seins coup sur coup. À travers ses larmeselle lui disait :

– Qui aurait dit, hein ? que jepleurerais le jour de mes noces. Pauvre Angeline ! Ahoui ! Mon père voulait : je n’étais qu’une petite fille.Sait-on ce que l’on fait quand on dit oui à un homme qui vousmarie… D’abord, moi, j’ai pas même dit oui… Mon père un jour estentré, il m’a dit : « C’est le fermier Maugranbroux quiest en bas : il te demande en mariage ; tu le connaispas ! Ça ne fait rien, tu le connaîtras plus tard. Une belleferme et des écus ! » Alors on m’a acheté des robes,j’étais bien contente… Et puis, quand je t’ai revu, j’ai pensé àpart moi que j’aurais bien plus de contentement à être ta femme quecelle de ce vilain homme.

Les sanglots de Léon alors éclatèrent plusconvulsifs.

– Ah ! oui, ma femme ! On restecomme ça des années sans se voir ; mais quand on se retrouve,c’est comme si on n’avait jamais cessé d’être ensemble. Et alors ilest trop tard, ah oui, trop tard !

Elle voulut le consoler.

– Écoute, ce n’est pas une raison pour neplus se revoir à l’avenir… Tu viendras à la ferme… On restera devieux amis.

Mais il hochait la tête :

– Non, ce n’est pas la même chose. Il yaura toujours entre nous cet homme, vois-tu !

Ensuite, ils se reparlèrent de leur petiteenfance, de leurs jeux, de leurs galopées à travers les cours etles greniers. Une fois, en courant après un papillon, elle étaittombée dans le purot ; il avait aussitôt sauté dans lesbourbes pour l’en retirer ; toute l’après-midi ensuite ilsétaient restés à se sécher dans l’herbe du pré. Personne n’avaitrien su.

Bientôt les taillis s’éclaircirent ; unemolle et stellaire lumière ajoura les frondaisons ; et laroute tournant, ils aperçurent entre les arbres, au bas de la côte,une large étendue d’eau qui s’argentait au clair de lune.

– Déjà les étangs !soupira-t-il.

Et il lui offrit de quitter la route et desuivre la berge à pied ; le cheval les suivrait. Ses légèresbottines emperlées aux herbes, troussant à demi sur son jupon blancsa belle robe d’épousée, elle marchait à ses côtés, pesant un peusur son bras.

– Tiens, dit-il, au bout de quelques pas,asseyons-nous un peu là, au bord de l’eau. Ensuite je fouetterai lebidet et ce sera tout, tu seras chez ton mari.

Devant eux, par delà les cannaies, dans laclarté très douce, le grand étang chantait la complainte des nuitsnuptiales. Une musique lente, et qui parfois s’enflait, comme undésir ou une plainte, montait du ventre des grenouilles, mêlée àl’aigre et grinçant cailletis des fauvettes des roseaux. Et unpetit vent, comme une chatouille, humidement leur passait sur lapeau, sous l’ombre chevelue d’un saule au pied duquel ils s’étaientassis. Alors, dans cette joie grave du paysage et des nocturnesbestioles, elle sentit soudain son petit cœur de vierge lui monteraux lèvres :

– Ah ! mon cousin, si tu savaiscomme j’ai peur… Qu’est-ce qui va m’arriver ?… Si ce vieilhomme allait m’embrasser !

Il eût voulu la consoler à son tour, mais ungrand tremblement l’avait pris, et tout à coup, il la serrapassionnément dans ses bras, repris à ses larmes etcriant :

– Ah ! je suis bien plus malheureuxque toi, va !

Un bruit de roues mordant les cailloux de laroute derrière eux leur fit dresser l’oreille.

– Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle, sic’était déjà le fermier !

Le roulement à présent s’accélérait. Dans unerumeur de rires et de cris, ils distinguèrent la voix deMaugranbroux. Et debout l’un contre l’autre, secoués d’une grossepeur, ils ne savaient à quel parti se résoudre.

– Retournons chez papa, dit-elle toutbas.

Mais il hochait la tête. Non, il valait mieuxles laisser passer. D’ailleurs, quel mal avaient-ils fait ? Onimaginerait un prétexte pour expliquer leur arrivée tardive à laferme.

Quand, au bout d’une heure, le petit cheval,fumant de sueur, enfila enfin la berne des douves, ils trouvèrentMaugranbroux errant, furieux, à travers les cours.

– Ah ! c’est toi, ma femme !cria-t-il dès qu’il les vit. V’là pas mal ed’temps qué j’suis là àm’rouiller à t’attendre pendant que tu t’en fais conter par ceblanc-bec. Hardi ! houp ! viens-t’en ici que j’te regardesous l’nez. Nom de Dios ! faudrait pas qu’on m’ait gâté lamarchandise !

Le joli Dujacquier, descendu le premier,tendait la main à la cousine ; mais le fermier l’écarta d’unebourrade, puis arrachant Angeline du siège et l’emportant en sesbras, – toute palpitante sur ce dur cœur de vieillard, – ilfranchit le seuil, s’engouffra dans le vestibule, gravitl’escalier.

D’en bas, Dujacquier, entré plus mort que vifdans la pièce commune, où les gens de la noce, ramenés parMaugranbroux, achevaient de se soûler abominablement, entendit ungrand cri et d’autres cris, plus faibles à mesure.

– Pour sûr, il l’égorge,s’éplora-t-il.

L’oreille tendue par-dessus les pesanteshilarités des buveurs, – un mortel silence en la vide maison oùvenait d’expirer la suppliante clameur, à présent l’oppressait.Mais soudain, à l’étage, une porte battit et sous un pas pressé,lourd, trébuchant, les degrés gémirent. Devant la rauque etimbriaque tablée, dressé de toute sa taille, les joues crevées d’unlarge rire muet, Maugranbroux apparut, tramant après soi la pâleurd’un drap qui, sur ses talons, balayait le carreau. Alors,terrible, un penser s’empara du petit cousin ; elle étaitmorte, roulée sans doute en ce linceul ! Et il ferma les yeux,pour ne pas voir la meurtrissure de la tendre chair rose.

Parmi les brocs, sur la nappe vernissée, leténébreux paysan, d’abord sans une parole, éploya l’antique toilehéritée des ancêtres et toujours dévolue à leurs ruralesépousailles. Et comme tous, l’œil clignotant sous de flasquespaupières, le regardaient sans comprendre, il promena son calleuxindex sur la trame bise ; – et son rire sournois encoreélargi :

– J’croyais d’abord être volé. Mais, parma foi, y a pas à dire, j’en ai pour mon argent. Tâtez etreniflez : c’est ben du sang de pucelle ou j’ai la berlue.Ah ! mais !

Vive et moite, en travers du drap, s’étoilaitla rouge fleur des virginités. Tandis que, gouailleurs, les pataudsau fumet impudique se délectaient la narine, – Dujacquier –oh ! le sacrilège rapt et pour lui quel douloir ! – sesentait monter aux yeux d’âcres larmes jalouses, devant cetautre suaire où du flanc de l’épouse avait coulé lavie.

– Ah ! pensait-il, morte pourmorte ! Elle est bien morte, ma pauvre cousine !

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