Ceux de la glèbe

Au peintre Constant Meunier

Trente années pleines, il avait remué la terrepour les autres, s’employant à la journée, l’hiver comme l’été, del’aube à la vesprée, la nuque mangée par les soleils, unepourriture de fumier aux pieds, avec les dimanches pour seulsoulas. Et maintenant, dans une maturité déjà avancée, sescinquante hivers pesant sur lui du poids des rhumatismes attrapés àbiner, sarcler, bêcher, charroyer des engrais sous le gel, lespluies et la canicule, il avait à la fin conquis, lui aussi, à lasueur de ses membres, un lopin de cette terre maternelle quinourrissait autour de lui les familles.

Au dernier automne, par un froid brouillardd’octobre, il avait mis pour la première fois le talon dans sonchamp, ayant employé ce dimanche-là à régler avec le Gosau, leboucher, propriétaire du fonds. On avait bu ensemble huit chopes,il avait signé d’une croix l’acte de vente, ne sachant pas écrire,et l’après-midi, il était venu là en maître, à son tour, le cœurgonflé d’une grosse joie tranquille, trop grande pour parler.Jusqu’à la nuit il était demeuré dans les humidités de l’air et dusol, marchant à petits pas, en long et en large, dans une prise depossession lente, point encore habitué à l’idée que cette chosequ’il foulait était à lui, qu’il allait fouir dans ce bout de landeune graine qui germerait pour lui seul, comme une autre femme qu’ilaurait prise pour l’engraisser aussi de sa semence. Et la semainesuivante, il avait emménagé, il avait quitté la masure délabréedans laquelle depuis leur mariage ils se terraient, s’était mis àreplâtrer les murs, à redresser les marches du seuil, à boucher lestrous à rats, à désencombrer la soute des porcs, travaillant d’uncourage jamais las, maçon, charpentier, vitrier, plafonneur tout àla fois.

Il y avait huit ans que la maison était sanshabitants ; le propriétaire, après la récolte, y entassait sespommes de terre et ses regains, n’ayant pu trouver acquéreur pourcette bicoque qui s’émiettait ; et petit à petit les portess’étaient crevassées sur leurs pentures rouillées, le toit avaitfini par s’ouvrir aux ondées, une herbe drue poussa dans lesfissures du pavement. Quand le Forgeu et sa conjointe y passèrentla première nuit, un grouillement velu leur monta dans lesjambes : il fallut allumer la chandelle pour mettre en fuiteles rongeurs, attirés par cette odeur de viande humaine ; etd’énormes araignées noires, sorties de tous les coins, leur firentaux mains et à la face des ampoules, grosses comme des fluxions,qui les amusèrent dans le petit jour vert du réveil.

Une légende, une histoire de Prussiens jetésdans le puits, après la bataille de Waterloo, avait mis la terreuret la solitude autour de la baraque ; mais comme le puitsdonnait une eau sapide, très claire, ils ne s’en alarmèrent point,contents de cette mauvaise réputation qui avait écarté lesconvoitises. Et tout de suite, ils s’étaient rompu l’échine àmettre la maison et le champ en ordre, la femme trimant le jour,l’homme peinant la nuit, tous deux si occupés qu’ils en oubliaientle boire et le manger. Comme par le passé, il s’employait enjournées dans les fermes, menait les attelages, activait leslabours, gagnant à ce métier un salaire qui l’été se montait àtrois francs et l’hiver à deux seulement ; et il ne sentaitplus la fatigue, ayant au bout de ses douze heures de travail sonbien qui l’attendait.

En près d’un mois, la maison fut retapée, lesvitres aux fenêtres, les murs échaudés, les fentes du toitbouchées, une chaleur de vie dans tout ce délabrement d’antan. Etle matin des dimanches, uniquement, ils demeuraient les mainsmolles, pris par la messe, n’osant enfreindre le commandement durepos dominical. D’abord, l’un et l’autre se complaisaient dans lajouissance solitaire des choses accomplies ; elle traînait dela cave au grenier ; lui s’en venait fumer à bouffées courtessa pipe dans le champ, remué par la pensée des semaillesprochaines. Ensuite, malgré l’Église et Dieu, le besoin d’ouvrerles reprenait dans l’ennui de ce long jour vide ; à deux, sousle ciel noir, une sueur glacée perlant à leurs peaux rêches, ilsretournaient la terre à coups de reins forcenés, émoussant le ferdes bêches aux mottes gelées et aux éternels cailloux qui, danscette glèbe abandonnée, où les voisins s’étaient accoutumés àdéverser leurs mergers, avaient graduellement mangé l’humusvégétal. Une fois attelés à l’âpre besogne, ils ne pensaient plusau dimanche, aux peines qui frappent l’insoumission de l’homme, auxadmonestations prodiguées en chaire par le curé ; et, dans lesilence humide des crépuscules, toujours s’entendaient la retombéesourde des pelletées et l’haleine rauque montée de leurs poitrinescomme un souffle de bœufs.

Ils s’étaient pris il y a dix-huit ans, elleservante de ferme, grande fille maigre, d’une force égale de bêtesommière, avec sa rugueuse chair gercée, ses mamelles plates, seslongues dents pourries par les eaux mauvaises, lui, manouvrier, lesreins déjà cassés, tout démoli à chaque retour d’hiver dubourrèlement profond des rhumatismes, n’ayant connu de la vie l’unet l’autre que la corvée, la bataille pour le pain, la passivitérésignée à tout, au fermier, aux intempéries, à la malchance. Àdix-sept ans un gars l’avait taurelée. Jamais elle n’avait pu serappeler comment la chose s’était faite. C’était en août, dans unechaleur de midi, à l’étable, parmi les purins ; unétourdissement l’avait roulée sous lui, à même une bottelée deluzerne ; et la douleur qu’elle avait sentie, comme déchiréeau ventre, n’était plus revenue, les fois que, machinale, sanssavoir, comme la bête, et très honnête d’ailleurs, n’ayant de savie ni robé ni souhaité la mort de personne, elle avait ouvert songiron aux mâles, ses maîtres. Puis une parturition l’avait alitéeun jour entier, le seul qu’elle eût passé sur son grabat, depuisquinze ans qu’elle se louait. Elle n’aurait su dire au juste de quiétait l’enfant, du vieux censier ou de l’aîné des fils. Et cettemise bas, après six jours, avait crevé, toute tordue et nouée, àcause des rudes besognes auxquelles avait été exposée sagrossesse.

À une ducasse, elle rencontrait ensuite MichelLheureux ; tous deux s’acceptaient sans s’être rien dit dupassé ; et leurs économies aboutées, quatre cents francsépargnés sur la toilette et le cabaret, ils étaient partis semarier à l’Église. Comme elle ne cherchait pas à cacher l’enflurede son flanc, on avait ri tout le long du chemin devant cette bossequi lui remontait les jupes jusqu’à la jarretière. « Un painqu’la commère s’a payée dessus la fournée », marmottaient lesgens sur leur passage. Et au bout de six mois de ménage, de nouveauun fruit lui fendait la matrice, un gros garçon qui lui donnait desjoies, car elle savait à présent la souche de cette progéniture.Mais son lait avait tourné à l’aigre, le corps du gromiau s’étaittroué d’écrouelles, ils avaient souffert dans cette chair malsaineengendrée de leurs deux misères, et tout à coup un malheur l’avaitachevée : une journée qu’elle buandait chez de petits rentiersdu village, l’enfant, mal confié à une voisine surchargée demarmaille, avait chu dans des tessons de bouteilles, l’anus ouvertpar où s’était écoulé tout son sang.

Depuis, l’éreintement du labeur quotidienavait amorti chez l’homme le feu charnel ; une fraternité decompagnonnage avait remplacé l’aiguillon de la copulation ; etelle se tourmentait du berceau vide, avec une voix en elle quitoujours lui reparlait d’un successeur au petit être décomposé,enterré là-bas sous les herbes du cimetière. Mais, puisqu’il nevoulait pas, elle lui garda sa foi tout de même, se reprenant,tardive, à une virginité dès la nubilité résignée, habituée à lasoumission, sans révolte contre cette virilité abolie qui ne laferait plus germer.

On l’appelait la grande Lise ; son nom àlui, avait fini par se perdre dans un sobriquet : le Forgeu.Et comme il vivait sur une vingtaine de mots qu’il répétaitconstamment, il passait pour simple d’esprit.

Deux de ces mots s’appliquaient invariablementà l’idée de travailler, l’un qui était « forger »,l’autre qui était « manœuvrer », mais avec une différencedans les significations, le premier employé pour les coups decollier, le second pour le labeur courant. Et toute l’activité deson intelligence sans cesse aboutissait à ces deux vocables quisuppléaient à tous les autres et dans lesquels se résumait lafatalité de sa condition d’ouvrier de la terre, toujours ouvrant etmis au monde pour toujours ouvrer. Jusqu’à quinze ans, il avait,chez le ferrant, ventilé la tuyère et tapé sur la bigorne. Lemartèlement de la forge lui était resté dans la caboche, plus dureque le grès, à travers l’effacement de la petite enfance et de lapuberté. Et c’était comme un peu de sa vie lointaine qui luirevenait dans le mot, grotesque à force d’être mis à toutes lessauces, dont, par dérision, on l’avait à la longue baptisé.

Une fois Jaumart, le fermier chez lequel voilàprès d’un quart de siècle il suait le sang et l’eau de sa guenille,lui ayant demandé pourquoi sa femelle demeurait brehaigne, il avaitlâché cette réponse :

– D’z’enfants ! L’voudrait ben, c’tegarce-là. Pour sûr é demande qu’à manœuvrer. Mais, que j’luidit : « Manœuvre toute seule, si c’est ton plaisir. Tantqu’à moi, j’n’forgerai nin, j’n’veux nin forger. J’en ai assezd’taper à l’éfant. V’là ce qu’j’li dis. »

Maintenant, d’ailleurs, qu’ils avaient leurmaison, avec le champ au bout, les poussées sourdes de la maternitéla remuaient moins : le mal de chien qu’elle se donnait àcasser la terre, à clouer les ais disjoints, dans une dépense deforce continuelle, momentanément obturait la plaie toujours vive.Les chevrons du toit s’étant consommés sous les averses, c’étaitelle qui, grimpée par la tabatière à ras des ardoises, avait aubois pourri substitué de la volige de la dernière coupe ; elleavait aussi planté une haie au courtil, derrière l’habitation,redressé avec de la glaise et des moellons la hutte aux porcs,enduit de brai le pignon ouest contre lequel battaient les pluies,cavé un coin de l’aire pour y enfoncer les pieux d’unegrange ; et le reste du temps, elle avait défriché le champ,brouetté les caillasses, éventré la croûte du sol revêche où serompaient ses bras. C’était chez tous deux une guerre sans trêvecontre la terre marâtre, cette pierreuse matrice qu’il fallaitouvrir comme avec des forceps et qui toujours poussait en l’air descailloux.

Depuis les six ans que le dernier occupantétait parti, elle gisait à l’abandon, fermée à la blessure du soc,dans un état de jachère morte où plus rien n’avait poussé que duchardon, des orties, de la ronce, mais si profondément enracinésque la fourche et le hoyau n’en pouvaient avoir raison. Cependant,l’avant-dernière année, le Gosau avait essayé d’un plant deféveroles, dans de la décomposition de bête, une charretée putridede tripes animales. Et cet engrais roboratif un instant avaitnourri le gésier affamé du champ qui s’était mis à verdir, dans unelevée maigre sitôt après mangée par les chiendents voraces et lesvesces parasites. À la fauche, on avait eu dix bottillons à peine,pas même un fourrage pour le râtelier, mais simplement de lalitière sur laquelle on avait fait bouser les vaches. Et parmilliers, les taupes, les campagnols, les mulots, les musaraignes,tout un grouillement baveux de limaces avaient élu domicile dansles sillons.

L’hiver entier se passa à recommencer lalutte ; jamais on n’en avait fini d’extirper les filaments dusous-sol ; c’était comme une forêt ramifiée en tous sens etqui s’enchevêtrait, drue, en des profondeurs de deux pieds. Etaprès les cailloux, toujours les cailloux, dans une marée montante,comme si une mer de pierre dût sortir par les fissures ouvertes àla bêche. Quelquefois, rarement, érénés, à bout de souffle, ilsdésespéraient ; un sort avait été jeté sur ce lieu désolé, unemalédiction, peut-être celle des quatre Prussiens précipités dansle puits ; et l’inutilité de leur éternel effort leur donnaitle regret de cette chevance inféconde. Puis, la défaillance passée,ils se reprenaient, d’un labeur plus opiniâtre, à verser leur sueurdans ce crible qui ne retenait rien. Quand la neige tomba, ilsrentrèrent au logis, mais pour fourbir leurs armes, les houes, lespelles, les râteaux, constamment démolis et dont le fer faisait feusur le silex.

Dans la maison, un bel air d’ordre régnait. Àrez terre, dans une grande chambre, la garbure mijotait sur lepoêle, dans l’odeur surie des draps de lit ; car c’était làaussi qu’ils couchaient. Et à côté, une pièce plus petite, éclairéepar une fenêtre à barreaux, ouvrait sur le courtil : un vieilhomme y logeait, une souche humaine desséchée et qui, sans sève, nesavait pas finir, le Caco, comme patoisaient les paysans, enmoquerie des débordements de sa défunte. Un escalier à pic menaitsous le toit, où, avec des planches, on avait fait une troisièmechambre, le reste servant de grenier. Et dans ce réduit pendaientles hardes, s’entassaient des coffres et des bannes, avec unberniquet éventré pour la graine. C’était toute l’habitation :une famille y avait poussé avant eux, huit enfants qui ne s’yétaient pas trouvés trop enserrés, un trou de chair par trou depierre : et, à trois, ils y avaient des aises larges, sansrisquer de se coudoyer.

Ce Caco qu’ils avaient pris avec eux était lepère de la Lise, un ancien bûcheron à qui un arbre avait autrefoiscassé trois côtes et qui, en outre, s’était rompu une jambe encroulant d’une haute branche ; bon à rien maintenant sous sessoixante-dix-huit ans, la tête et les mains secouées d’un perpétueltremblement, avec une effrayante maigreur de grand vieillarddebout. Comme il était très propre et touchait à la commune, unefois le mois, sur la caisse des pauvres, un denier de trois francs,ils l’avaient emménagé ainsi qu’un meuble vermoulu, guignantl’appoint de cette menue somme ; et il demeurait là prèsd’eux, dans la chaleur du poêle, immobile, sans rien dire, ses deuxmains ravineuses à plat sur ses genoux, pensant aux forêts laisséesen arrière. Tous les premiers du mois, il passait une blouse surses loques et s’en allait à la mairie percevoir ses trois piècesblanches, traînant ses pieds gourds, encore alourdis par d’énormessabots rembourrés de paille, deux bâtons dans les mains ; etil butinait aussi en chemin quelques aumônes, deux sous chez lebourgmestre, un sou chez le Gosau, et des « cens » danscinq autres maisons.

Dans l’après-midi il rentrait, s’étant faitraser par le barbier, un maçon qui régulièrement lui enlevait unelanière de cuir, avec une légère bruine de sang pâle au fil durasoir. Et la mairie étant tout juste distante d’une couple deportées de fusil, on pouvait calculer qu’il mettait à faire letrajet deux minutes par pas, contraint, en outre, de s’arrêter tousles six pas pour reprendre haleine. Grêle, brouillards, guilées,rien ne pouvait l’arrêter ce jour-là ; cette barbe surtout letravaillait ; et toujours, sur sa peau de pachyderme, despicots de crin reparaissaient, nourris d’on ne sait quoi, dans lamort des chyles. Tous les autres barbiers de l’endroit avaientrefusé sa pratique successivement, à cause des bajoues surlesquelles la main était sans prises ; mais le maçon, unepoigne brutale, avait accepté. Et il se faisait payer deux centimesle poil qu’il lui raclait.

Moyennant l’argent de la mairie, on lelaissait sécréter ses pituites dans l’âtre, graillonnant tout lejour avec un bruit de chaînes rouillées au fond d’un coffred’antique horloge ; et le matin il mastiquait d’un broiementcirculaire de chèvre une tartine trempée de café, le midi mâchaittrois pommes de terre, jeûnait jusqu’au lendemain, l’estomacatrophié, sans plus de besoins. Autour de lui, c’était un silencecontinu ; le Forgeu jamais ne l’interpellait, ressentait unmépris froid, d’instinct, pour cette force abdiquée, comme pour unecharogne ; mais quelquefois la Lise, bourrue, lui disait unebrève parole, à laquelle il répondait par un grognement, tous deuxà la longue ayant oublié la communauté du sang. Et pareil à untronc retenu en terre par les racines, mais de qui l’écorce nerajeunit plus dans les feuillées, il traînait son bout de vie,paquet d’ossements ayant déjà de l’herbe de cimetière auxnarines.

À la mi-janvier, tout un pan du champ ayantété retourné, ils y versèrent, outre une couple de tombereaux defumure et de composts payés comptant, les déjections de deuxcochons qu’ils empâtaient. La terre mangea cette graisse d’unegoulée. Eux-mêmes s’épuisèrent alors en défécations, toujours dansles latrines, raclant ensuite les parois de la fosse.Malheureusement, leur nourriture, avare, donnait peu derésidu ; la grande Lise avait des foires molles comme despissats, et Caco, tous les cinq jours, lâchait de petits caillouxsemblables à de la crotte de bique. Ils maraudèrent derrière leshaies, ramassèrent des fientes quelconques, avec les mainsgrattèrent les poudrettes du pavé. Et constamment ils pétrissaientla glèbe comme une pâte, gardant chez eux dans les habits une odeurnauséabonde de tinette ; mais tout de nouveau alla s’engloutirdans le sol anémique, sans profit. Comme février finissait, ilsfaçonnèrent les billons, laissèrent filtrer les pluies et lesneiges revenues, continuant sur les routes la chasse austercoraire.

Puis, aux alentours, les arbres se remplirentde pépiements ; une chaleur détendit les airs ; il poussades feuilles aux épines de la haie ; et le Forgeu, levé dèsavant l’aube, repiqua ses choux, planta ses pois, ses favelottes,ses haricots enfin. Lise et lui, sans parler, eurent alors unegrande joie en dedans, qu’ils ne montraient pas : ces germes,mis en terre dans le champ nourri d’eux, c’était la possessiondéfinitive ; la fructification viendrait ensuite ; etsans répit, ils le bourraient, oubliant résolument à présent lecommandement dominical dans une fureur de lui faire rendre aucentuple ce qu’ils lui avaient confié de leur sueur et de leur vie.Partout, sous leur geste rythmé, vola la semence, une pluie depoussières blondes et grises qui s’abattait en long, enlarge ; et dans les soirs, ils marchaient, très grands, pararpentées régulières, comme va le faucheur en ses andains.

Le champ filait droit devant la maison,resserré entre des emblavures sur un espace de trente aresvingt-huit centiares. À gauche, un vieil orme marquait lalimite ; de l’autre côté, des poiriers avaient poussé derrièreune haie ; et à l’extrémité, une boulbène s’étendait où, àPâques, s’installèrent des briquetiers. Tout de suite le Forgeuavait conçu une suspicion à l’égard de l’orme et despoiriers ; là-dessous, selon les temps, la terre demeurait outrop sèche ou trop crue ; et il songeait que rien n’ygermerait à cause de l’ombre. Chez eux, deux pommiers montaientaussi, l’un déjà vieux, avec d’énormes branches qui s’ébouriffaientau-dessus de la maison ; l’autre plus petit, en plein milieudes plants, mais chacun de si fructueux rapport qu’il les tolérait,pour les cinq sacs de pommes qu’une certaine année ces fructifèresavaient donnés au Gosau. Le fonds qui allait nourrir ses semailles,leur coulerait bien en surplus les sucs nécessaires. Toutefois ilne les lâchait pas de l’œil, les surveillait sournoisement, de peurd’un tour, ayant été obligé déjà de démolir à coups de briques unnid d’oisillons qui s’était mis dans le plus chenu, toute une bandede futurs robeurs dont les yeux ronds de là-haut avaient guetté sonœuvre de semeur. Il en avait massacré deux ; les autres, avecle père et la mère, avaient gagné les poiriers du voisin ; etil gardait une colère contre leur complicité qui favorisait larapine, non contents de lui prendre son air.

Petit à petit cela tourna à une hostilitéfarouche, comme une haine d’homme à homme ; il les eût voulusfracassés par la foudre, rongés d’un mal secret ; et quand ilpassait près d’eux, son regard leur jetait la cognée. Puis leurrondeur prit une gaîté de bouquet, sous les floraisons roses etblanches ; et comme ils le narguaient, glorieux, avec unpullulement de moineaux à toutes leurs ramures, le meurtre lehanta, il se mit à ruminer des supplices qui les feraient crever.Et toujours ils semaient, plantaient, épierraient, concassant lesmottes entre leurs calus, pris d’un regret obscur de ne pouvoirpasser tout le champ au tamis. Cependant les pommes de terreoblongues, de l’espèce dite des Neuf semaines, commençaient àlever, en lignes parallèles ; un carré de betteraves semassait ensuite ; et les choux, de suite après, dans unefermentation de gadoue, toujours augmentée, pointaient verts etrouges comme des volants de raquettes. En deçà, couraient lesplants de pois, les haricots, les carottes, les laitues, leschicorées, les panais, les salsifis, en bandes symétriques,patiemment foulées. Et, aux endroits les plus pierreux, poussait del’avoine, végétation volontaire.

D’abord, la croissance avait étéprospère ; de proche en proche le verdoiement gagnait ;en tous sens l’aire crevait sous le gonflement des graines ;un acquiescement de la terre jusque-là rebelle et qui ne semblaitjamais assez repue, les payait de leur labeur. Entre deux coups deforce, l’un auprès de l’autre appuyés sur leurs bêches, ilsécoutaient monter un crépitement confus, comme des vésiculeséclatant à la surface d’un bourbier : c’était leur sueur quienfantait, toute leur vie qui, fermée du côté de l’enfant, germaitlà dans la montée des sèves ; et par la nuit tombée, muets,ils demeuraient, sans penser, l’oreille tendue à ces musiques. Maisdes pluies abondantes churent en juin, et du sous-sol tout à coups’échappa derechef la mêlée hirsute des orties, des vulpins, descataires et des gratioles, l’ancienne forêt dont ils avaient crutriompher et qui repoussait, débordée et goulue.

Stupides, ils s’acharnèrent. Tout le jour àcroupettes ou à genoux, la Lise, pendant qu’il besognait à laferme, fouillait le sol pour extirper les racines ; et,rentré, jusqu’à la dernière clarté lui-même s’échinait à son tour,tant qu’il distinguait ses mains parmi la terre brune. Ensuite, ilsavaient des nuits mauvaises, cette misère du chiendent leur cassantla tête comme elle leur cassait leurs semis. Si vite qu’ilsallaient, l’envahissement du parasite allait plus vitequ’eux ; de la vesprée à l’aube, tout en était rempli. En mêmetemps le terrain, tassé par les averses, de nouveau laissait percerle caillou, cet os de la carcasse intérieure. Sacré saint bonDieu ! Ça ne finirait donc jamais ! Leur garce de guignene les lâcherait pas ! Avant le chant du coq, ils étaientdebout ; de loin le garde-barrière de la ligne apercevait leurdouble silhouette grêle, dans la pâleur du matin pointant ; etils étaient tourmentés de leurs anciennes défaillances devant cettehargne obstinée du champ qui leur jetait ses pierres comme desinsultes.

Puis un autre fléau les accabla : lespoiriers du voisin, leurs propres pommiers décidément s’entendaientpour abriter un ramassis de fauvettes, de pinsons et deverdiers ; par nuées, la moinaille s’abattait, becquetant lasemence presque à mesure qu’ils la jetaient. Et ils durent inventerdes ruses, fabriquèrent des mannequins en paille, attachèrent à despieux des loques rouges dont le claquement dans le vent amusa lesgranivores, après les avoir d’abord mis en fuite. Il finit parinstaller des trébuchets et leur lâcha des coups de fusil. Alorsseulement les guilleris s’enfoncèrent dans les feuillées, plusloin ; un silence couvrit de deuil ce coin de pays sansoiseaux.

D’ailleurs maintenant, la canardière étaittoujours armée, à son clou, contre le mur ; il la tenait deJaumart, le censier, qui, bien avant les Lefaucheux, l’avaitemployée à ses exterminations ; et il aurait tiré sur les genstout comme il tirait sur les bêtes. En quinze jours il abattit sixpigeons, trois poules, une cane qui obstinément passait à traversla haie pour paître les jeunes salades. Un chat du voisinagearrivait au baisser du jour, guettant les musaraignes et lesgrenouilles ; mais comme il grattait la terre après y avoirenfoui ses chiasses, le plomb un soir le coucha net. Et vers la findu mois, il tua aussi un setter superbe que ses maîtres lâchaientune heure chaque jour et qui chassait par les cultures. C’était unerage de massacre, la mort en sentinelle à chaque bout du lopin.Puis une taupe boursoufla l’aire : pendant des heures, sansbouger, rigide comme un roc, il l’attendit, sa bêche dans lesmains, et après quatre jours d’embuscade, un museau noir émergea,qu’il coupa en deux d’un coup violent. Cette fois, il se crut àl’abri des déprédations.

Mais brusquement les charançons se mirent dansles choux, les poireaux s’infestèrent d’un ver minuscule quimangeait tout, une myriade d’imperceptibles mouches piqua lesharicots, et les échalotes étaient dévorées par des larves. Alorsune battue s’organisa contre ces nouveaux ennemis, plus redoutablesque les autres. Ils semèrent de la chaux, de la suie, les cendresdu feu ; et à la fraîche, ils écrasaient les loches et leslimaces par centaines. Toujours des humidités du sol il en montaitdes légions ; leurs baves engluaient toutes lesfeuilles ; c’était comme la colère et le mépris du champ violépour leur peine jamais à bout. Et ils étaient très malheureux.

Cependant, autour de la terre méchante, dansles enclos prochains, une floraison universelle égayait la massedense des verdures : elle s’étendait en larges nappes, commeles eaux d’un fleuve ; et, mornes, ils ouvraient leurs narinesaux aromes subtils de cette fermentation qui était partout exceptéchez eux. Ils reconnaissaient l’odeur épicée de la pomme de terre,les fines effragrances du pois, la balsamique senteur desprédommes, toutes ensemble roulées par le vent dans la chaleur dusoleil. Au contraire leur sol suait les purins mal bus, les engraisinsuffisamment décomposés, en des souffles fétides quiempoisonnaient les jectisses vaseuses et les humidités moisies descaveaux. À peine fleuris, les pois s’étiolèrent ; il vint auxharicots des cosses débiles ; celles des fèves de marais serecroquevillèrent. La germination finie, leur terre retombait à sesfainéantises anciennes, à cette torpeur lourde de friche qui, sixans à peu près durant, l’avait laissée comme épuisée, dans la viedes autres. Rapidement, la sève s’était tarie ; une chloroseincurable semblait arrêter la fructification ; et la Lise, lesyeux errants sur cette désolation, quelquefois pensait à son ventrequi, comme le champ, ne devait plus concevoir. Du village, lepiaillement des petits enfants lui arrivait, avec les gronderiesdes mères, et comme l’école n’était pas éloignée, elle entendaitaussi la douceur monotone des voix épelant toutes à l’unissonl’alphabet. Dans la maison régnait un ennui froid ; l’air sansoiseaux continuait là, dans une paix noire de foyer sans couvée.Par moment, le râle de Caco montait comme une fin d’agonie, et àmidi, sur ses deux bâtons, il se traînait jusqu’au seuil,allongeant au soleil l’ombre d’un arbre mort sur la mort d’uncimetière.

La récolte fut misérable : sous l’orme etles poiriers, une moisissure était venue, comme une lèpre :ils manquaient de légumes, et leurs pommiers, par surcroît, nerendirent pas un sac. C’était la famine pour l’hiver ; et enoutre, ils ne pourraient solder l’annuité au propriétaire, ayantacheté le bien moyennant un premier versement, le reste payabled’année en année. Alors le Forgeu, qui n’était pas méchant, tournaà des humeurs sombres ; pour se soulager, sans motif il tapasur la Lise, et elle accepta ses coups, passive comme une bête.Mais, éprouvant le besoin de se venger sur quelqu’un, elle enlevaau vieux une pomme de terre des trois qu’il mangeait ; etjusqu’à la Toussaint il coucha, tremblant de froid, dans un grabatsans draps.

Puis la colère éparse de l’homme trouva unobjet qui la concentra ; si la terre avait caponné, la fauteen était aux voisins dont les arbres lui mesuraient la brise et lesoleil ; et il jouissait de justifier par ce mauvais gré del’orme et des poiriers la rancœur qu’il nourrissait contre leursmaîtres, plus heureux que lui dans leurs sueurs. L’idée qui l’avaitnaguère hanté le posséda désormais entièrement : ruinerl’orgueilleuse santé de ces troncs qui lui pompaient la subsistancede son clos et dont l’insolence allait jusqu’à nouer leurs racinesà son tréfonds. Un minuit, après avoir à la veillée affûté unhachereau, il quitta son lit, se coula dans les ténèbres et detoutes ses forces frappa par six fois l’orme au pied, l’entaillantd’une blessure profonde. Dans la nuit muette, le bruit monta avecl’âme de l’arbre jusqu’aux étoiles ; et tranquille à présent,il ramassa les éclats, haussa des mottes de terre par dessus laplaie, alla se recoucher contre la Lise dormant à poings fermés. Ungrand vent aurait raison de l’orme ou bien il sécherait comme uncadavre ; dans tous les cas, ses jours étaient comptés. Et àquelque temps de là, de nouveau il sortit la nuit, n’ayant rien dità sa femme, par méfiance instinctive de la femelle, bien quecelle-là fût murée comme une tour. Cette fois, il était nanti d’unénorme crampon très aigu, qu’il enfonça à coups de maillet dans lespoiriers, l’un après l’autre, le retirant ensuite, comme unpoignard d’un trou de chair, pour laisser couler la vie. Etl’amertume de sa récolte manquée le tourmenta moins, maintenant quesa vengeance était accomplie.

Or, il advint ceci. À l’équinoxe d’automne unouragan, deux jours et deux nuits, sévit si violent que les toitss’enlevaient comme des feuilles, et le soir du second jour, aprèsun craquement horrible, le grand orme s’abattit, fracassant un coindu pignon et écrasant les plants de choux de toute sa hauteur. Duchoc, la maison s’ébranla comme sous un coup de tonnerre ; etblême, les dents entrechoquées, le Forgeu longtemps regardatourbillonner les nuées noires, soupçonnant au fond des cieux uneJustice.

Jusqu’en mars suivant, ils prirent de lapeine : c’était le même coup de collier sans fin de l’hiverantérieur. Puisque le champ les avait déçus, tout était àrecommencer ; et sans passer un jour, les dimanches compris,sauf les heures de la messe, ils remuaient la terre, sous lesondées, les grêles et les neiges, infatigables. D’un bout àl’autre, l’aire fut travaillée à une grande profondeur. À chaquecoup de la houe, la houle des cailloux émergeait, petits et gros,comme si autrefois une rivière eût passé là ; et les fibresdes plantes gourmandes ressemblaient à des chevelures de femmesenterrées par tombereaux. Puis la fumaison derechef les couvrit desouillures des pieds à la tête : ils avaient acquis une vacheen partie avec le produit des deux porcs gras ; et deuxnourrins étaient entrés dans la soute, qu’ils entonnaient du laitde la vache. À trois, les bêtes emplissaient le puisard, riches enexcréments ; mais pour rassasier le sol, un gouffre, ilscontinuaient à glaner les fientes le long des chemins. Quant à eux,mal nourris, la colique de misère au ventre, ils déflaquaientmollement ; et ils étaient en outre rongés d’appréhensionssombres pour l’avenir.

Au reverdissement des feuilles, tous deux sevirent maigres comme des clous, leur cuir collé sur les os, avec lerelief saillant des vertèbres. Le Forgeu, dans les pluies, avaitpris une vilaine toux qui lui raclait la gorge ; la Lise étaittenaillée par des crampes d’estomac ; et quelquefois le Caco,moins démoli qu’eux, avec ses trois pommes de terre dans le gésier,sournoisement les regardait, se gaussant à l’idée qu’ils pourraientcrever avant lui. Tout l’hiver ils s’étaient alimentés de« crompires », n’ayant mangé de la viande de porc quedeux fois, à la Toussaint et à la Noël, avec des passées dechicorée pour unique boisson. Terrés dans leur maison, ils vivaienten dehors du reste du monde, sans voir personne, pas même leurfamille, par crainte de la dépense. Et leur taciturnité étaitdevenue si grande qu’il en oubliait ses vingt mots, tout de suite àcourt, la bouche bée, et que chez elle la voix tourna à une raucitéd’aboiement. Cependant il n’avait pas lâché Jaumart, à cause dusalaire sans lequel ils n’auraient pu vivre. Mais il avait fallupayer l’annuité au Gosau, des betteraves et du fourrage sec pour lavache, et le surplus les laissant en une débine noire, à deux ilsavaient traîné le vieux sur la route pour mendier.

L’été qui vint, le champ ne décolérapas : sa hargne tenait bon ; un peu moins de caillouxseulement, et un peu plus de mauvaises herbes ; et pour combleune jachère leur souffla ses semences folles en tourbillons. Ilsdurent batailler à nouveau contre les moineaux, les chenilles, leslimaces, les vers et les mouchettes, sans repos ; et ilssentaient sur eux l’ancienne malédiction toujours. Tout dans lesclos germait, levait, fleurissait ; la fructification battaitson plein ; et la même ombre de mort pesait sur leur labeurinutile. Une fureur sombre ne les quitta plus ; pendant unmois il évita la messe, jugeant la divinité vaine aux hommes, maiselle y alla pour lui, avec une ferveur plus active. Et comme unjour il ventait, dérisoirement les poiriers blessés leur jetèrentune volée de fruits dont s’accommoda leur gueuserie.

Puis il pensa que peut-être il avait commisquelque faute pour laquelle Dieu lui gardait un courroux ; et,très pieux, il se confessa, communia, fréquenta exemplairementl’église, ce qui n’améliora rien. La vache, minée par unestabulation prolongée, se gonfla d’une fausse graisse, lâchant sesaliments en foire ; et comme le vert manquait, la Lise futcontrainte de la promener des jours entiers, pâturant les ortiesdes talus, sur la voirie. Cependant l’hiver fut un peu moins rudeque le précédent, les pommes de terre ayant donné un rendementhonnête. Mais la taure se mit à beugler jour et nuit, en proie àune tympanite ; on prévint le boucher qui, venu pourl’abattre, la trouva crevée ; et goulûment ils mangèrent cetteviande morte, d’un sang pâle.

Enfin, la troisième année, après un travailsurhumain, le champ parut se réconcilier ; les plantsgermèrent dru ; ils vendaient à pleins boisseaux leurspois ; et leurs choux rondirent comme des boules à quiller. Cefut une détente dans leur sauvagerie de vieux loups ; il y eutdes jours où ils se parlèrent ; la maison fut échaudée àneuf ; et ils avaient une joie de proie conquise à imprimersur la terre leur talon vainqueur. Les mauvais temps étaientpassés ; ils allaient jouir de leur bien comme lesautres ; le Forgeu guigna même une allonge à cette possessionqui lui avait tant coûté. Et ils étaient pleins d’estime pour lesol. Toutefois une défiance leur était demeurée ; constammentils le surveillaient, redoutant une reprise des hostilités, commed’un ennemi terrassé, mais qui n’attend que le moment propice pourse redresser. Ils s’échinèrent l’arrière-saison et l’hiver suivantà fouir, bêcher, drainer, herser, en un métier de cheval qui lesdessécha comme de l’amadou.

Alors la bête maligne qu’ils soupçonnaient aufond du champ fut matée. En deux ans ils remboursèrent le Gosau,intérêt et capital : par-dessus la haie, des faces havies setendaient qui regardaient avec curiosité la levée magnifique desverdures ; et ils finirent par regretter leur ancienne hainecontre la terre, au temps où elle les décevait. Au soleil, le clos,gorgé d’engrais puissants, bouillait, si pestilent qu’on en sentaitle fleur au loin. Ils avaient repris une génisse ; deux porcsavaient remplacé les autres ; et savamment ils répartissaientles bouses froides et les déjections chaudes, selon les endroits.Chaque automne, en outre, ils achetaient les vidanges des maisons,ne jugeant jamais suffisante la dépense de la graisse ; eteux-mêmes, avec des aises, la chemise levée dans le clair du jour,se lâchaient à même les cultures. Leurs sabots s’enfonçaient làdedans en une gélatine visqueuse qui, à la pluie, se diluait commeune sauce ; ils la pétrissaient à la bêche et à la main,toujours accroupis dans cette putréfaction ; et l’odeur montéede dessous eux chatouillait leurs narines comme un fumet délicieux.Maintenant le fonds les payait au centuple de leurs fatiguesimmenses ; une genèse recommençait sans répit, dans lesferments du sous-sol en décomposition ; et ils prodiguaientles semailles, fatiguant la bénévole ouvrière à une productionforcenée.

Cependant, sous les floraisons, le courtilgardait son air morne de charnier : aucune gaîté n’ychantait ; les oiseaux en étaient bannis ; et putride,tout gonflé d’haleines monstrueuses, il ressemblait à une landemorte, dans un grand silence.

Les carnages s’y continuaientd’ailleurs : toute aile qui passait était persillée par leplomb ; des poules en grande quantité disparaissaient desenvirons, qui s’en vinrent périr là ; et le Forgeu,tranquille, était comme la figure du Massacre debout dans la nuditémuette de la terre. Jusqu’à la joie des violiers, des lis jaunes,des églantiers sauvages qui enfleuraient les autres jardins étaitproscrite, pour ne pas faire ombre à la germination descomestibles, comme nuisible et vaine. Puis le sol n’avait pas tropde tout son suc pour son travail d’incessante parturition, sansavoir encore à nourrir le luxe oisif des parasites. Et c’étaitpetit à petit chez l’homme comme de l’attendrissement pour cettesoumission de la terre, jadis revêche et qui depuis ne se refusaitjamais à la gestation.

Une pitié lui venait devant son éternel labeurd’esclavage ; par moments, il avait le sentiment confusqu’elle allait se révolter ; et Caco mangeant toujours à midises trois pommes de terre, il l’eût voulu couché près de l’enfant,sous les sapins, pour dégrever d’autant la complaisantenourricière.

Une nuit, il eut un rêve : il lui parutqu’il était devenu le champ lui-même et qu’un maître jaloux luitirait des boyaux son dernier sang. Des choux, des carottes, desbetteraves, des pommes de terre lui sortaient du ventre, à traversun effort prodigieux ; mais il n’était jamais à bout ;une volonté despotique l’obligeait à engendrer sans relâche ;et finalement ses viscères dégorgèrent, que le tourmenteurengloutissait. Des affres mortelles le mouillaient ; il sentitréellement l’agonie ; et dans ses épreintes pour se vider deses entrailles, brusquement il s’éveilla.

L’horrible songe ne s’en alla pas tout àfait : il en garda comme la perception d’un cri de souffrancemonté de la terre jusqu’à lui. Et pour la soulager, un matin ilrasa ses deux pommiers, l’un après l’autre, les punissant en mêmetemps d’attirer les oiseaux. Alors, cette fraîcheur des feuillagesen moins, le champ apparut plus morne encore, devant la maisontoute nue, sans ombre.

Mais il fut tourmenté bientôt par un autreennui : une nuit les briquetiers lui emportèrent cinquantecabus magnifiques, d’une rafle ; et les nuits suivantes,pendant deux semaines, il veilla, rôdant jusqu’au petit jour, dansla fétidité de la terre. De temps en temps, il imitait l’aboiementd’un gros chien pour faire croire à la présence d’un gardien. Etcomme la quinzième nuit, une forme tout à coup remua, noire,derrière les ramettes à pois, il tira, embusqué dans la haie.L’ombre chut d’une fois avec un gémissement ; et s’étant couléjusque-là, il s’aperçut qu’il avait tué sa femme, sortie pour unbesoin.

La préméditation ne put être établie :aux assises, après deux mois de prison, il fut acquitté. Et tout desuite, il se remit à bêcher cette glèbe qu’ils avaient fécondée àdeux, avec le remords sourd de la grande Lise, rude comme uncheval.

Puis, sa peine s’adoucit : il pensaqu’elle en moins, la terre aurait besoin d’un moindre effort pourles nourrir, Caco et lui. Mais, comme la créature ne peut vivresans un sentiment au cœur, l’espèce d’affection vague qu’il avaittoujours eue pour sa compagnonne, se changea en une haine plustenace pour l’ancien. Et celui-ci, tout seul maintenant des joursentiers dans la maison vide, quelquefois passait ses mains l’unesur l’autre à l’idée que ses prévisions s’étaient réalisées :un des deux l’avait précédé sous les ifs, et il sembla s’éterniserafin de pouvoir enterrer l’autre.

Cependant, un matin, le Forgeu n’entendantplus son râle, poussa la porte du réduit où il couchait et le vittout raide sur son grabat, la mâchoire tombée, sans souffle. Alors,sentant le champ définitivement délivré, il eut un grand bonheur,n’en ayant connu qu’un plus grand, le jour où il en avait prispossession.

La femme partie, le père foui, les oiseauxsans trêve chassés, un tel silence plana autour de la maison qu’ilse retournait par moment, croyant ouïr la Mort marcher sur sestalons. Et peut-être eût-il crevé très vieux entre deux sillons,sans une contestation qu’il eut à deux ans de là avec un voisin, lepropriétaire des terrains à briques.

Celui-ci ayant obtenu gain de cause pour uneemprise, soixante-deux pieds carrés, illégitimement appropriés, sonressentiment éclata une après-midi que l’homme s’était montré.

Il lui lâcha un coup de fusil, fut condamnéaux travaux forcés et décéda en prison, du regret de son champretombé en friche, là-bas.

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