Ceux de la glèbe

Au sculpteur Jef Lambeaux.

À deux heures et demie, les vêpres ayant étédépêchées, le curé Bourdaille, un vieil homme bedonnant, le crânenu comme une bille, et son vicaire, le petit Maigret, une têtemaladive et jaune, sortirent de la sacristie, en surplis, leurlivre de cantiques dans les mains. Déjà les trois enfants de chœur,vêtus de robes rouges trop longues, qui balayaient les dalles,s’étaient rangés sous le porche, le plus grand dressant la croix,ses deux mains à la hauteur du nez ; et près d’eux, lesacristain, en surplis comme les prêtres, hâtivement lévigeait unegrosse pincée de tabac, parfumé à la fève tonka, dont l’odeur serépandait. Dix fillettes, autant de jeunes filles, une ceinturebleue passée sur leurs robes blanches, ensuite s’alignaient, l’airmodeste.

Une des jeunes filles, brune, un duvet sur lalèvre, portait la bannière de la Vierge, le torse rejeté enarrière, à cause du poids, et de chaque côté, deux fillettes,bouclées comme des caniches, tenaient les glands, interdites, trèsrouges. Au dehors, parmi les tombes et les herbes du cimetière, unefoule s’était massée, les femmes en bonnets à fleurs ou à rubans,les hommes en sarraux reluisants, tous hâlés et maigres, exhalantun relent d’étables. Ceux-là se poussaient ; des mères sehaussaient sur la pointe des pieds ; on se disait très hautles noms des filles de la Vierge ; et un peu à part, un groupede dames notables s’abritait sous des ombrelles, avec des figuresgrasses, moites dans cette chaleur lourde d’après-midi. Desabat-sons du campanile tombait constamment la volée descloches ; un sonneur, pour être plus à l’aise, avait mis habitbas ; l’autre, très long, semblait s’étirer à mesure que lacorde remontait. Et tout à coup, un mouvement fit osciller lemonde ; c’étaient les enfants de chœur qui sortaient ;leurs robes s’allumèrent dans le soleil comme des feux ; puisla bannière parut, bleue et or, dans la théorie des pucellesblanches ; et de suite après, le curé et le vicaires’avançaient, feuilletant leurs livres pour trouver la page.

Alors, une bousculade confondit pendant uninstant toutes les classes, chacun voulant gagner les premiersrangs ; des casquettes étaient confondues avec des chapeauxmelons ; l’aristocratie fluctuait parmi les houles de laplèbe ; et des protestations indignées s’élevèrent, couvrantla voix de basse de Bourdaille, plus ronflante que celle deMaigret, aigre comme une crécelle. Mais sur la place, une sélectionse rétablit, la racaille rétrocéda, une poussée générale remit lesdames à la tête du cortège ; et des fermiers cossus, quatrehobereaux en villégiature, quelques messieurs fervents venus desautres villages, marchaient dans leur sillon, plus près de NotreSeigneur que les manants.

Chaque année, en mai, le dimanche après lesRogations, la coutume était de pèleriner ainsi jusqu’à une grottecélèbre dans le pays ; un ancien financier, comte romain,l’avait édifiée dans son parc, à la croisière de quatre allées dehêtres, en glorification de Notre-Dame de Lourdes ; et unpremier miracle, avorté, donnait l’espoir d’une suite de miraclesdéfinitifs. Malheureusement la contrée était sans foi : auxdernières élections, l’ivraie libérale avait étouffé le bon graincatholique ; peut-être une secrète rancune de la Viergereculerait pendant quelque temps encore la manifestation desdesseins célestes. Le matin même, au prône de la grand’messe,Bourdaille avait développé ce thème dans son homélie.

Cependant la procession avait gagné la granderue. Deux semaines durant, chaque soir, les dix fillettes et lesdix jeunes filles étaient venues à l’église répéter les cantiques àla Vierge ; le curé en personne leur en avait inculqué lesrythmes, battant la mesure comme un maître de chant. Maintenantcette commune application trouvait sa récompense. D’abordBourdaille et Maigret disaient un verset ; toutes répondaientensuite à l’unisson ; et le sacristain, les enfants de chœur,les prêtres soutenaient de leurs timbres plus forts ces voix grêlestoujours sujettes à s’égarer. Derrière, des paysans avaient tiréleurs chapelets qui leur battaient les jambes ; de vieillesfemmes, les mains jointes, marmottaient entre leurs dents l’oraisonà la Vierge ; quelques dames lisaient dans leur livred’heures. Et toujours s’entendait la basse du curé, dominant lesautres chants.

On passa devant les bureaux du percepteur despostes, la maison du receveur des contributions, l’étude dunotaire. Mais tous trois professant des idées subversives, leursportes demeuraient closes ; et seulement, par le dessous desstores, des visages s’apercevaient, narquois, plaquant desblancheurs confuses. Puis des boutiques se succédèrent, les voletsentre-clos par crainte du soleil qui aurait pu endommager lamarchandise ; et sur les seuils, des hommes retiraient leurspipes, graves, nu-tête, des aïeules se signaient, les mainstremblantes, quelques enfants s’arrêtaient de téter des bâtons desucre d’orge. Brusquement le curé enfla son bourdon ; lessyllabes grondaient avec colère sur ses lèvres tandis qu’ilsoufflait puissamment dans ses bajoues, comme un chatfurieux ; et le troupeau remarqua qu’il avait tourné la têtevers deux cabarets, rendez-vous habituel de la fractionindépendante du village. L’un avait pour enseigne une bête peinteen vermillon et s’appelait le Cheval rouge ; l’autre,reconnaissable à un disque brillant, se nommait le Soleild’or ; mais le Cheval rouge seul possédait unbillard dont, par les fenêtres ouvertes, on entendaits’entrechoquer les billes. Il vint une quinzaine de consommateurssur les portes ; les plus agressifs affectèrent de rire trèshaut, par mépris de ces mômeries publiques ; deux conseillerssortis au dernier scrutin se contentèrent de hausser les épaules,sans rien dire ; et tout à coup, le fils du receveur, unétudiant en médecine, très luron, se mit à rudir à pleins poumons,comme un âne véritable.

Plus loin, le café catholique, tout vide,arborait un drapeau ; une vieille dévote, impotente, près delà s’était fait rouler dans son fauteuil jusque sur letrottoir ; et la maison du bourgmestre ensuite fut aperçue,silencieuse, sans une âme aux fenêtres. Mais comme on approchaitd’un sentier qui filait à travers champs, accourcissant le trajet,Mathurin Ladrière, le meunier, et sa jeune femme descendirent leurperron à double rampe, suivis de Célestin Michotte, un cousin parla mère de Bellotte, la meunière. Visiblement ils s’étaientattardés à table, tous les trois très rouges, les hommes surtoutallumés d’un coup de vin ; et Mathurin, un barbon, gros,chenu, croche, avait presque un air casseur, sous son chapeau depaille, fiché obliquement. D’ailleurs, par la fenêtre de la chambreà manger, ouverte, des traces de bombances se décelaient, tout unrang de « cadavres » sur la table, avec les débris d’ungâteau aux raisins, des verres de liqueur délaissés, de largestaches de café et de vin maculant la nappe et les serviettes.

Michotte, invité à dîner, était venu le matin,les avait accompagnés à la messe, par condescendance, jusqu’à midiavait été promené à travers le moulin, l’étable, l’écurie et labasse-cour. Même, pour l’amuser, Bellotte avait commandé à Floupet,le farinier, un grand gnolle, jambé de perches à haricots, demettre en mouvement la roue ; ils étaient aussi montés augrenier, par une échelle droite, si raide que la cousine avaitmanqué se renverser sur lui ; mais il l’avait soutenue par leshanches, sans penser à mal ; et là haut, tout seuls, leursvêtements poudrés de farine, ils avaient éprouvé une courtegêne.

Puis la Pouillette, d’en bas avait crié que lasoupière était sur la table. Déjà Mathurin, la serviette nouéederrière la nuque, avait versé le potage ; Michotte s’étaitrécrié alors sur l’abondance et la beauté de tout dans la maison etles dépendances ; et presque aussitôt une gaîté leur avaitfait raconter des histoires grasses. Célestin, un esprité, nantid’un lucratif emploi à la ville, dans une librairie fameuse,s’ingéniait à des mots recherchés ; le meunier au contrairen’usait que de termes crus ; et il eût voulu obtenir du cousinla confidence de ses frasques.

– J’suis ben sûr que t’aurais long à nousbâiller, gaillard ! disait-il en bornoyant de son côté.

Malgré ses soixante ans, une paillardise lepoussait aux choses graveleuses ; plus jeune, il avaitéparpillé ses amours ; régulièrement ses servantes, toujoursde jolies filles, avaient été grosses de ses œuvres ; maisavec de l’argent il s’était évité les soucis de cette paterniténombreuse. Puis, un jour, vieillissant, le désir d’un ménage luiétait venu, avec la goutte et les rhumatismes ; un boulangerd’une commune voisine, mal en ses affaires, lui avait cédé sa fillemoyennant l’abandon d’une créance ; et le mariage conclu, ileut quelquefois le regret d’avoir amené dans son lit cette jeunefemme ardente et brune de peau. Il y avait trois ans que la noceavait eu lieu, une frairie dont on parlait encore dans le pays,avec des amoncellements de victuailles, une tonne de vin soutiréeau fur et à mesure dans des brocs, cinquante bouteilles dechampagne et des voitures à deux chevaux, venues du chef-lieu ducanton et menées grand’erre par des cochers en livrée. Poret, lefermier douillard et goguelu, avait bu à la santé des nouveauxconjoints en exprimant le vœu qu’on se retrouverait tous à un an delà au baptême. Mais celui-ci sembla remis indéfiniment. La semencedu penard, qui avait si follement germé dans la terre illégitime,ne fructifiait plus, maintenant que le giron sacré de l’épouse laréclamait. Alors Isabelle s’alanguit en des mélancolies ; elleavait pèleriné aux quatre coins de la contrée pour obtenir du cielune gésine ; et l’ennui de son ventre vide parfois latourmentait d’idées malhonnêtes.

Au rôt, Mathurin, monté par le bourgogne,risqua cette plaisanterie : il était bien heureux, lui,Célestin, de n’avoir pas de femme ; la sienne se rongeait sanstrêve de la pensée d’un enfant. Et il ajouta :

– Voyons, à son âge, ça secomprend-il ? Avec ça que c’est amusant d’avoir un gnangnantoujours gueulant, tétant, pissant sur les bras. Est-elle passuffisamment heureuse comme ça ? Je lui donne ce qu’elle veut,des robes, des bijoux, tout. Plus tard, elle aura un joli magot.Faut tout de même être raisonnable, pas vrai, cousin ?

Michotte, embarrassé, balançait la tête sansrépondre ; mais Bellotte qui avait écouté, un peu vergogneuse,le sourcil froncé, en roulant du bout de l’index une boulette depain sur la nappe, dit tranquillement :

– Tant qu’à moi, je suis ben sûre que lecousin comprend ça.

– Sans doute… c’est bien vrai… Mais…

Il cherchait une phrase qui eût conciliél’espérance d’une postérité avec la difficulté de l’engendrer. Uncoup de genou sous la table l’arrêta dans cette ruse ingénieuse. Eten même temps les yeux noirs d’Isabelle, posés droit sur les siens,semblaient le supplier. Alors, sa perplexité grandissant, il lâchaune suite d’exclamations :

– Hé ! hé !… certainement,c’est bien gentil, un enfant… surtout quand ça dit : Papa,maman… Ah ! ah ! gentil !

Mais le meunier l’interrompit d’un grosrire :

– D’abord, on fait ce qu’on peut… Moi,j’veux tout ce qu’elle veut… Si ça n’vient pas, c’est pas qu’on n’apas essayé. Pas vrai, meunière ?

Et, ayant vidé d’une fois son rouge bord, ilfinit par confesser qu’elle l’ennuyait depuis une semaine pourpèleriner ensemble à Notre-Dame de Lourdes. Bellotte eut unhaussement d’épaules, demi-fâchée, demi-riante. C’était-il bête dedire ainsi ses affaires aux gens ? Par contenance, elle avaitpris son verre et doucement l’agitait, attentive. Et Ladrière sejustifia par un mot :

– Bah ! en famille !

Puis, de nouveau sa hâblerie l’emporta :il avoua qu’il n’avait pas grande confiance dans les vierges, danscelles-là du moins ; déjà elle avait intercédé auprès d’unedemi-douzaine ; rien ne s’en était suivi. Et tout d’une fois,son ventre remua dans une reprise de son hilarité.

– Après tout, faut pas se décourager.Nous irons tous ensemble… ça va-t-il, cousin ?

Michotte sentit que le genou de Bellottes’appuyait contre le sien, résolument ; elle posa les deuxcoudes sur la table, et le regardant bien en face, les yeux clairset froids :

– Oui, hein ?

Du moment qu’elle l’en priait, il acceptait.Mais tout de même, ce serait drôle si l’enfant sortait de son chouau bout de ce pèlerinage : comme il aurait intercédé avec eux,une part lui reviendrait dans l’événement. La boutade lesamusa ; Mathurin déclara qu’il mériterait tout le moins leparrainage ; mais Bellotte insinua que ce serait peut-être semontrer content à trop bon marché. Et, renversée sur le dos de lachaise, elle continuait à le dévisager hardiment, leurs pieds àprésent emboîtés.

La Pouillette avait successivement apporté surla table, après le potage, du bœuf bouilli aux carottes, du veauaux épinards, un poulet, quatre pigeons, ceux-ci accompagnés depâte de pommes. À chaque service, Ladrière allait prendre dans uncoin de la chambre, une couple de bouteilles qu’il débouchaitlentement, avec le respect d’un vin vieux ; et constamment ilremplissait les verres, se fâchant quand Célestin, la tête déjàbouillante, retirait le sien, par peur de se griser.

– C’est-i’qu’c’n’est point bon, que tun’veux point z’en boire ?

Il avait ouvert son gilet, les jambesallongées, et, entre les plats, mollissait, les mains croisées surl’estomac, plein de béatitude. Cependant des silences naissaient dela digestion ; Isabelle, les regards noyés, s’était remise àrouler des mies de pain, avec une palpitation plus rapide de sesseins lourds ; et Michotte avait fini par lui prendre la mainqu’il tenait contre sa cuisse, sous la nappe. Puis Mathurin parlacéréales, cultures, récoltes ; une de ses terres, longtempsrebelle, avait enfin fructifié ; et il vanta le mâche-fercomme engrais, ayant en vain utilisé avant celui-ci le plâtre, lachaux et le guano. Mais Célestin ne l’écoutait plus, pensant àcette histoire d’alcôve dans laquelle le hasard l’avait jeté et quitoujours ramenait son esprit à la concupiscence d’une belle filleamoureuse et stérile.

Quand le meunier eut absorbé ses deux tassesde café, une somnolence l’engourdit ; il roula sa tête versl’épaule, les paupières mortes, ouvrant toute grande sabouche ; et délibérément leurs mains enlacées se haussèrentjusque sur la table. Ils ne cessaient pas de se regarder, souriantstous deux, un grand sourire immobile qui les remuait. Mais tout àcoup les cloches sonnèrent pour la sortie de la procession ;de la cuisine Pouillette les avertit qu’il était temps de sepréparer ; et en effet les cantiques leur arrivaient de loin,très doux, comme une musique émanée de leurs chairs désirantes.Alors il l’attira dans ses bras, lui mangea la nuquevoracement ; un frisson la secouait ; elle se rejeta decôté, avec un souffle léger.

– Pas maintenant !

Et derechef la voix de la servantemonta ; jamais ils ne seraient prêts pour quand la bannièrepasserait. Qu’est-ce qu’ils avaient donc à s’attarder commeça ? Cette clameur réveilla Ladrière : il se frotta lesyeux, regarda Bellotte et le cousin, très graves, en place, lesmains sur la table ; et d’un coup se remettant sur pieds,grasseya :

– En v’la une affaire ! J’croisqu’j’ai pioncé… T’as pas dû rigoler, cousin ? Ma femme, c’estpas pour lui dire des sottises, mais y a des fois quelle est pasfarce du tout.

Michotte le rassura. S’ennuyer, lui ? Ahbien non ! Ils avaient jaboté comme des pies. Même, ilsseraient demeurés ainsi tout le reste du jour à causer sanss’apercevoir de la longueur du temps. Et des rires leur passaientdans les prunelles, toutes vives d’une même chaleur.

Maintenant les chants se rapprochaient ;Bellotte reconnut distinctement la basse de Bourdaille. Les bridesde son chapeau fixées d’un large nœud, elle se pencha par lafenêtre pour voir la foule s’avancer, derrière les prêtres et lesfilles de la Vierge. Son corps robuste et plein se moulait dans lasoie de la robe, avec des hanches jeunes, déjà puissantes ; etCélestin conçut une rancune contre ce parent sénile qui lesemployait à son plaisir ; mais déjà Ladrière le frappait surl’épaule, et confidentiellement, lui montrant du coin de l’œilcette croupe superbe :

– Tu pourras leur dire que la cousine estun fier morceau !

Sa gaîté lui revenait, après cette détente dela sieste ; il risqua une grivoiserie à propos des pèlerinagesd’où les femmes quelquefois revenaient enceintes, sans que leSeigneur ni le mari eussent rien à y voir. Mais il n’osa pasl’exprimer tout haut, par ménagement pour Isabelle ; et,distrait, absorbé dans la contemplation de cette forme féminine,Michotte s’oublia dans un quiproquo :

– Un fier morceau, oui-dà !

Alors le bonhomme manqua s’érater, secoué d’untel rire qu’il se tenait le bas-ventre à deux mains. Il appelaBellotte :

– Tu ne sais pas, meunière ?L’cousin, pour sûr qu’il a la berlue ? J’lui conte une blague,et i’m’répond que t’es un fier morceau !

– Permettez, fit Célestin.

– Y a pas d’permettez. C’est-i vrai qu’tul’as dit, voyons !

Il l’avait pris par une boutonnière de sonhabit et le tiraillait, la face collée à la sienne, en trépignant,sans pouvoir se remettre.

Michotte avoua.

– Eh bien, c’est vrai, je l’ai dit et jele répète. La cousine ne m’en voudra pas pour cela.

Elle parut flattée au contraire, eut l’aird’accepter le compliment avec modestie ; mais Ladrière demeuraconvaincu qu’il avait joué un bon tour à Célestin en le faisantposer.

Les fillettes, Bourdaille, la tête du cortègedéfilaient ; une odeur de robes fraîchement lessivées s’étaitinsinuée parmi les relents du bourgogne et du café dans lachambre ; et le meunier traînait toujours, obligeant Michotteà trinquer d’un dernier verre de cognac.

– Sans rancune, hein ?

Il fallut que Bellotte le poussât dans lecouloir ; Pouillette, accourue sur la porte pour le spectacledu pèlerinage, lui jeta un chapeau en travers de l’oreille, trèsvite ; et il perdit encore une minute à passer les boutons deson gilet. Enfin, ils descendirent à la rue.

D’abord le sentiment de la hiérarchie leur fitchercher une place dans les premiers rangs ; mais un respectpour la noblesse qui s’y étalait les retint ensuite ; et ilsse poussèrent parmi les gens d’une condition moins considérable.Justement Poret, toujours gaillard, était là, avec d’autresfermiers ; il ne croyait pas non plus à l’efficacité desdévotions à Notre-Dame de Lourdes ; seulement Bourdaillel’avait prié de ne pas manquer. Au fond, si ça ne faisait pas debien, ça ne pouvait pas faire de mal. Et par taquinerie, sansméchanceté, il demanda à Ladrière si définitivement le baptêmeaurait lieu.

– Ça sera pour dans neuf mois !riposta le meunier, en poussant le coude de Michotte. Pas vrai,cousin ?

– Dans neuf mois, oui.

Leurs voix se perdirent dans le bourdonnementdes cantiques.

Chaque année, avant le pèlerinage, le curé etMaigret se partageaient le village ; ils allaient de porte enporte, réchauffant le zèle pour la Vierge miraculeuse ; maisdepuis les élections, celui-ci était moins grand, l’esprit defronde et d’irréligiosité ayant ravagé les campagnes. Et un instantils avaient redouté une abstention en masse des hommes, sûrsseulement du côté des femmes. Alors le comte romain avait promis dedéfrayer les plus récalcitrants ; les vieillards d’un hospice,à deux lieues de là, avaient en outre été amenés par des équipagesarmoriés ; et près de deux cents personnes, gagnées à denierscomptants, s’étaient encore ajoutées aux ouailles dociles surlesquelles comptait le pasteur. Quelquefois, sur un signe deBourdaille, le clerc sortait de l’alignement, enfilait d’un coupd’œil rapide le ruban de la foule, puis venait renseigner sonmaître spirituel.

– V’là qu’la fin quitte seulement laplace, m’sieu le curé.

– Combien qu’y en a bien à vue de nez,Saligaux ?

– Oh ! des cents et des cents. C’estnoir de monde jusqu’au fond de la chaussée.

Et aussitôt après, la voix du vieux prêtreronflait plus bruyante, réconfortée par la joie du triomphe.C’était, en effet, une grosse partie que jouait l’Église ; ils’agissait de confondre, par une vaste piété publique, les menéesdes libéraux dont l’arrogance menaçait d’entraîner les populations.Mais le succès dépassait les espérances : l’une après l’autreles maisons se vidaient dans ce fleuve humain coulant sur lepavé ; devant l’importance de la manifestation, les indéciseux-mêmes étaient reconquis à un reste de ferveur. Et les cabaretsà leur tour ayant suivi l’élan général, on vit s’intercaler parmiles visages sévères des vrais croyants, un nombre toujourscroissant de faces goguenardes, venues là comme à une partie deplaisir.

Au moment où la queue de la colonnes’engageait dans le tournant du sentier, toute une bande sortit ducafé de la Jeunesse, un endroit mal vu des mères de famille, qu’unegrosse femme, deux fois veuve déjà, n’avait pas su rendrehonorable. Fripiat, une pratique, un grand diable aux trois quartsmangé par la noce et les filles, qui, sans métier défini, n’étaitjamais à court d’argent, les conduisait, tout enflamméd’eau-de-vie. Il avait gardé une dent contre Bourdaille ;celui-ci, l’ayant un jour aperçu braies basses, dans les blés, avecla Joanne, une quadragénaire allouvie, les avait admonestésvéhémentement en chaire. Maintenant Fripiat enveloppait le clergéentier dans la même rancune. D’ailleurs, partout où il était,régnait la joie ; une kermesse n’eût pas paru complète sanslui ; et les mauvais drôles du village, pleins d’admiration,l’avaient pris pour chef. Tous étaient présents : Gogo leCrollé, Pierre le Brochet, Phyrin le Rouchat, Joseph le Boulot, Dorla Bonne vie, le petit Michel, fils du riche Fiasse le fermier,surnommé Moutarde, à cause de son caractère irascible. Depuis uneheure, ils gobelottaient, attendant la sortie des vêpres ; etils avaient racolé quelque part une galupe, le Poirier, mi-idiotesur laquelle se soulageaient les rouliers, dans les champs. À vingtans la foudre l’avait frappée pendant qu’elle fauchait, servantechez Grupet le maire ; un côté de son corps était demeuréparalysé ; elle perdit peu à peu la parole ; et personnene voulant plus l’occuper, l’habitude de se livrer aux passants luiavait valu son sobriquet, par moquerie de ses guibolles toujours enl’air. Mais elle buvait ; le lucre de cette débauche misérablese dissipait dans les bouchons ; presque chaque soir on laheurtait ivre derrière une haie ; et le genièvre avait finipar la gonfler d’une graisse blême, oscillante. Fripiat nourrissaitun plan : il avait promis au Poirier dix mastoques si, à unsignal convenu, ses jupes se retroussaient ; cette grossesomme l’eût rendue souple à tout ; et pour mieux la rompre àleurs desseins, ils l’avaient hébétée en la guédant d’alcool.

Tout de suite on soupçonna une facétiegrossière du drille ; dès l’instant que Fripiat amenait cetteguenipe, il y aurait matière à rire ; et les hommess’écrasaient pour leur faire place. Mais les femmess’indignèrent ; c’était une dérision intolérable ; l’uned’elles, une virago, sabotière de son état, la poussa mêmeviolemment hors des rangs. Alors des huées s’élevèrent ;Moutarde ramassa du crottin de cheval qu’il lança sur le bonnet dela commère ; et comme elle rétrogradait vers lui, coupant àtravers le flot en marche, le poing levé, une courte bagarredérangea la gravité de la cérémonie.

Bourdaille ne s’aperçut de rien ; leventre ballant, il trottinait à petits pas rapides, distraitparfois par la hauteur des blés, la densité des luzernes, la poussesuperbe de la pomme de terre. L’an dernier, les grêles avaientpersillé les trèfles ; la nielle s’était mise dans lesfroments ; le « crompire » avait universellementpourri sous les guilées ; et il jouissait du bel état actuelde la pomme de terre, pensant aussi à un lopin que le sacristaincultivait pour lui aux acculs du bois. Mais une chose letourmentait ; jamais il n’avait pu se débarrasser d’unœil-de-perdrix, très gros, qu’il possédait à chaque pied : ilavait employé la joubarbe, des feuilles de lierre, du cornichonmacéré dans du vinaigre, l’huile de colza, des onguents,inutilement ; et, par moment, quand la douleur cuisait, ilsautillait avec un trémoussement de sa soutane derrière lui, commeune femme. À ses côtés, Maigret, rigide, les yeux rivés au textesacré, sans un mouvement de la tête ni du corps, écrasait lapoussière sous des enjambées majestueuses, lentes comme sespsalmodies ; il ignorait l’ennui des durillons et descors ; son nasillement montait égal, soutenu, d’un rythmeinaltéré. Au contraire, pendant les élancements, Bourdaillenégligeait la mesure, détonnait, une fois même sauta tout unverset. Et à la longue, cette tranquillité du vicaire l’exaspérant,il s’oublia à regarder avec envie ses pieds énormes, chaussés desouliers gauchis, dont le contrefort régulièrement soulevait le basde sa robe.

Ce Maigret, d’ailleurs, l’attristait par unepiété extraordinaire ; il avait la frugalité des ascètes, neprenait à ses repas ni vin ni gloria, observait les jeûnes avecrigueur. Lui, Bourdaille, au rebours, aimait la bonne chère, trèsdouillet, un peu goinfre ; et la vocation, chez Maigret, avaitété si irrésistible que, tout petit, avant le séminaire, il disaitla messe dans les lieux d’aisance, sa chemise tirée hors desculottes en imitation de l’aube, avec une serviette tendue sur lesiège, des chandelles plantées dans des bouteilles en guise decierges et des navets vidés pour encensoirs, que des camaradesgravement balançaient par-dessus ses génuflexions.

À droite et à gauche, la campagne se déroulaitverte, magnifique ; quelquefois le clocher de l’église sedérobait derrière un vallonnement ; il émergeait ensuite,dominant les toits rouges ; mais bientôt on cessa de les voir,le village s’enfonça dans la reculée. Alors une ligne de boiscommença à ourler l’horizon, toute noire dans la clarté aveuglantedu soleil ; c’était là que la grotte avait été érigée ;et le fastueux comte romain, comme pour honorer la reine des cieuxpar des possessions matérielles, avait aussi acheté un tenant decent hectares à l’entour. Une recrudescence d’ardeur stimula lesvieilles gens ; Bourdaille ne se sentit plus autant suppliciépar son infirmité ; les gosiers altérés des filles de laVierge firent un suprême effort. D’abord elles avaient chanté avecjustesse ; les yeux baissés, toutes raides dans leurs robesblanches tombant à plis droits, elles s’étaient conformées à larecommandation du curé qui les avait exhortées à ne penser qu’à ladivine Marie. Mais petit à petit la gloriole les avaitétourdies ; aux portes, aux fenêtres, des parents, desconnaissances se les montraient de la main ; chacune, dès cemoment, ne songea plus qu’à faire admirer sa voix ; les pluspetites surtout poussaient des cris perçants ; et d’autresfois une grande s’entendait toute seule, dans le silence desautres.

– Une – deusse – trois, répétait lesacristain, appuyant la mesure avec la tête, pour les mettred’accord.

Bourdaille, de son côté, tâchait de lesramener par les éclats de sa basse. L’inutilité de son enseignementle navrait. Il était tenté de fondre sur elles en remuant lessourcils, terrible, tel qu’il apparaissait aux écoliers ducatéchisme. Puis la déroute éclata, complète, d’autant plus cruellepour lui qu’elle sévit devant la maison de Grupet, son antagoniste,le chef des libéraux. À présent elles brouillaient lesstances ; quelques-unes, à bout de mémoire, émettaientseulement des sons, sans paroles, et il n’eut plus qu’unespoir : atténuer l’effet de cette débandade par la puissancede son organe, combiné avec celui du sacristain et des enfants dechœur. Malheureusement Saligaux versait avec obstination dans unbémol lamentable ; et des trois petits drôles, l’un étaitconstamment en avance sur le chant, l’autre au contraire toujourss’attardait, le troisième, une chique de tabac dans la bouche, àtout bout de champ s’interrompait pour saliver. Bourdaille à lafin, fut lui-même emporté dans la débâcle ; et son infortunes’accroissait du dépit qu’aux écoles communales, les élèvessolfiaient sans anicroches. Près de lui, cependant, Maigret,impassible, seul semblait avoir gardé la notion de la mesure.

C’était l’habitude que les femmesprocessionnassent ensemble ; les hommes se groupaientderrière ; mais la noblesse affectait de déroger à cet usage,les dames et les messieurs marchant dans le même rang. Et Michottetâcha de communiquer à Ladrière son indignation au sujet de cetteinégalité qui perpétuait la différence des conditions. Il eûtsouhaité se rapprocher de Bellotte, qui les précédait, dépassantses voisines de sa haute taille : un bout de son profil,aperçu par instants, quand elle tournait à demi la tête, luirendait la sensation des baisers qu’il y avait mis tout à l’heure,et il la trouvait très belle, les épaules larges et pleines, avecle balancement lent des hanches qui lui coulait des chaleurs dansles entrailles. Mais le meunier tenait pour la coutume ; aprèstout, les seigneurs avaient des droits que les autres nepossédaient pas ; et il ajouta sentencieusement qu’une décenceplus grande résultait de la séparation des sexes.

Alors Célestin manœuvra discrètement ;Poret s’étant baissé pour ramasser un peu de monnaie tombée de songousset, on l’aidait à chercher les sous dans la poussière ;et il profita de ce temps d’arrêt pour se glisser plus près de sacousine. Une odeur de pommade à la bergamote, dont elle s’enduisaitles cheveux, irritait ses narines ; il apercevaitdistinctement la spire d’une mèche dans sa nuque, sous lechapeau ; et la pensée qu’elle pèlerinait pour lafructification de son ventre le rendant libidineux, il était tentéd’allonger la main jusqu’à sa ceinture, à travers les femmes quiles séparaient. Quelle idée aussi avait eue ce vieux Mathurind’épouser une pareille jeunesse ! Le sang, tari chez lui,roulait à gros bouillons dans ce torse jeune, chauffé d’unperpétuel désir. Elle eût dû se choisir un matou puissant en vuedes accouplements féconds ; mais alors il n’aurait pas conçul’espoir de mordre à sa chair ; et la certitude d’un cocuageprochain lui rendait son parent plus cher.

Puis, le sentier obliqua à gauche, presqueaussitôt déboucha sur le pavé d’une chaussée, bordée de maisons.Une cinquantaine de paysans, massés sur la porte d’un cabaret,attendaient là le passage du cortège. Fripiat et sa séquelle ayantreconnu des camarades, une poussée se produisit ; on lesappelait ; des quolibets étaient échangés ; et desfemmes, sorties des maisons, essayaient vainement de se faufilerparmi le bataillon des cottes et des bonnets. Il leur fallut seconfondre avec les hommes ; mais tout de suite les mains sependirent après leurs gorges ; des pinçades les prenaient enflanc ; elles étaient obligées de se débattre contre desétreintes. Et Bourdaille, ayant ouï du côté de la queue une rumeurinquiétante, tourna la tête sans voir autre chose que cette massenoire, profonde qui traînait sur ses talons.

Une courte pause avait succédé aux premierscantiques ; maintenant, tout le pèlerinage allait accompagnerle chant nouveau, des strophes immémorialement connues ; etles fillettes, les prêtres, les enfants de chœur reprenaienthaleine, sans salive, les bouches poissées. On vit Saligaux lesacristain, tirer de dessous son surplis sa tabatière et l’offrirau curé. Celui-ci, la boîte dans les doigts, commença par roulerlentement le tabac, puis s’en bourra les narines avec une série dereniflements voluptueux, et ensuite il tendit la tabatière àMaigret qui, d’un mouvement de tête, refusa. Bourdaille, mécontent,haussa les épaules. Derrière lui, un bourdonnement labialressemblait au bruit d’une nuée de hannetons paissant lesfeuillages ; c’étaient les vieilles femmes dont les bouchescontinuaient à s’agiter en des mussitations machinales ; et celong murmure par moments s’assoupissait dans la monotonie d’unpiétinement sans trêve.

Un spectacle toutefois diminua sensiblement lapiété. La veille, le pays avait été battu par des culs-de-jatte,des manchots, des boiteux, des aveugles arrivés des villes et descampagnes ; la plupart avaient passé la nuit dans les haies,les bois, les fossés, loin des habitations, de peur des chiens degarde ; et dès le matin, la bande entière s’était échelonnée,occupant les accotements de la chaussée dans toute sa longueur. Ily en avait qui montraient des bras terminés en moignon, des orbitesdévorées par la chassie, des tibias rongés d’ulcères ; unelarve humaine, dans une écuelle de bois, se traînait au moyen defers à polir ; un homme avait remonté un bout de pantalons surles sutures d’une jambe coupée à mi-cuisse, et des femmes çà et làdécouvraient des mamelles ravagées par des cancers. Une émulationexistait entre tous pour la beauté et l’étendue de leursinfirmités ; une mère qui exhibait son enfant hydropiquen’était pas même considérée ; mais on enviait une espèce decolosse, les membres athlétiques, dont la face, écharnée par deschancres, imitait une tête de mort. Celui-là s’était mis en pleinsoleil, pour être mieux vu ; un flux vert, putride, luidégouttait d’un trou profond qui avait remplacé le nez ; etconstamment il meuglait comme un bœuf, une main tendue, et del’autre chassant les mouches qui tourbillonnaient sur sadécomposition. Chacun d’ailleurs psalmodiait un appel à la charité,toujours le même, avec un chevrotement plaintif. Quelquefois,toutes les voix se mêlant, on cessait d’entendre les ariettes d’unaveugle à croupetons contre un arbre et raclant d’un aigrecrincrin, un écriteau devant lui. Mais, un peu plus loin, lachaussée tout à coup prit un air de kermesse. Un tir à la chandelles’était installé contre un talus ; des marchandes de paind’épice avaient monté des tréteaux ; deux tourniquets sefaisaient concurrence, l’un où l’on gagnait des caramels, du sucrede pomme, des gimblettes ; l’autre qui s’alimentait d’uncommerce de statuettes de la Vierge ; et près des charrettesqui avaient amené le matériel, des molosses aboyaient, attachés pardes chaînes.

Bourdaille comprit qu’une diversion étaitnécessaire aux curiosités de son troupeau ; jamais l’affluencedes malandrins n’avait été aussi considérable ; ces grossiersdivertissements de ducasse aussi nuisaient au prestige de lacérémonie ; et il les attribua au mauvais gré des libéraux.Mais des exclamations de pitié et d’horreur montaient, la files’espaça, des cœurs charitables traversèrent la chaussée pour fairel’aumône à la Tête de mort. Il n’était que temps de rallier lesbrebis, sous peine de les voir se disperser. Alors il expuma avecforce un gluau, toussa pour s’éclaircir la voix, et enflant sespoumons, entonna le cantique :

« C’est le mois de Mari-e

« C’est le mois le plus beau,

« À la vierge chéri-e

« Disons un chant nouveau. »

Immédiatement les petites filles furentprêtes ; elles ouvraient très grandes leurs bouches ;mais la fatigue, la chaleur, l’épuisement des sucs salivairesamincissaient leur chant, déjà gracile ; et, d’autre part, unemollesse attardait les enfants de chœur dans les syllabes finales,bien que Bourdaille scandât avec énergie le rythme, ponctuant lamesure d’un coup de tête. D’abord une légère hésitation avaitsemblé paralyser l’élan des pèlerins ; de la part despersonnes de la classe élevée, surtout, il y eut comme un accordtacite pour ne pas participer à cette musique un peu puérile ;des villageois même résistaient mal à une tentation de segausser ; et la première strophe mourut dans un bourdonnementconfus.

Cependant la basse-taille du curé ronfla denouveau, stimulant les timides par sa vigueur :

« Ornons le sanctuai-re

« De nos plus belles fleurs,

« Offrons à notre mè-re

« Et nos chants et nos cœurs. »

Du coup, les voix s’enhardirent ; lechœur prenait par traînées ; les femmes surtout sereconnaissaient à leurs glapissements ; et tout d’une fois,Fripiat et les siens, à l’autre bout, gueulèrent à tue-tête desobscénités, sur l’air du cantique. Mais comme ils passaient devantle cul-de-jatte et l’homme aux jambes coupées, Moutarde imagina dejeter à la gribouillette de la menuaille sur la chaussée. Unebagarre en résulta. Tous se ruaient jusque dans les pieds de lafoule, forcenés ; un amaurotique brusquement retrouva la vuepour disputer une pièce de deux centimes à un béquillard ; lecrapoussin à l’écuelle ramait à larges brassées rez terre ; etune femme soudain poussa un cri, ayant senti dans ses jupes la Têtede mort, renâclant, la main posée sur un sou. Brusquement laquerelle tourna à une batterie en règle : Dor la Bonne-Vie,trouvant le jeu plaisant, à son tour venait de lancer une poignéede cuivre dans le vide. Ils se culbutaient, à plat ventre sur lepavé, fouillant la poussière ; l’amputé espadonnait de sonbéquillon ; une rixe mit aux prises un manicrot et la mère del’hydropique ; et l’odeur de leurs maladies empuantissaitl’air, comme l’approche d’un charnier.

Un épisode inattendu porta à son comble lagaîté des mutins. Allumée à la vue de l’argent, le Poirier s’étaitélancée ; mais au moment où elle se baissait, le cul-de-jatterapidement lui avait passé les mains entre les rotules ; etelle roula sur le dos, dans une posture indécente. Puis Dor s’amusaà les exciter l’un contre l’autre comme des chiens ; elleavait accroché l’infirme par les cheveux ; et l’œil torve,ivre de colère et de douleur, il la fessait de ses battoirs, trèslarges. Un cercle s’était formé, qui regardait gigoter la dossière,sans dégoût pour son sexe malpropre. Mais des hommes pieuxprotestèrent : c’était un outrage à la chasteté de laVierge ; et un fabricien soupçonné d’un commerce clandestinavec cette créature dégradée, la dégagea d’un coup de pied lancédans les reins du nabot.

Là-bas, Bourdaille, ignorant du scandale,entamait la troisième strophe :

« De la saison nouvel-le

« On vante les bienfaits,

« Marie est bien plus bel-le,

« Plus doux sont ses attraits. »

Maintenant le chant se déchaînait général,effroyablement discord ; une ménagerie de singes, de chacals,de chats sauvages eût semblé harmonique par comparaison ; desfois, la piété s’exaltant, une fureur haussait le diapason desvoix, comme dans une mêlée. Bellotte, avec un sourire, se tournatout à coup vers Célestin.

– Vous ne chantez pas, cousin ?

– Si fait !

Et amoureusement il lui souffla dans le coules deux derniers vers tronqués :

« La cousine est bien plus bel-le,

« Plus doux sont ses attraits.

Elle s’était laissé dépasser par les femmesqui la suivaient ; à présent il sentait s’appuyer à lui larondeur charnue de ses épaules ; des ruses le travaillèrentpour la détacher du pèlerinage, fuir ensemble dans les bois. Enmême temps, il imaginait des drôleries pour l’égayer : à deuxils se moquèrent du chapelet, long comme une aune de boudin, qu’unvieux paysan égrenait, abêti de foi et de misère. Finalement,s’aventurant à une plaisanterie plus épaisse, il lui demanda siquelque symptôme ne l’avertissait pas encore d’un miracleprochain ; et elle ne détestait pas la hardiesse de son gesteet de son regard.

Des deux côtés de la chaussée, les champs denouveau s’allongeaient, alternant les verdures pâles des fromentsavec les touffes sombres des plants de pommes de terre. Unepoussière, immobile comme un nuage d’or, planait sur lebanderolement de la procession ; en tête, la bannière de Mariese balançait, pareille à un très gros bleuet ; et les robesblanches des fillettes, soulevées par la brise, ensuite battaientl’air comme des ailes de papillons. Une galopée de poulains apeurésles amusa de leurs gambades comiques, derrière un échalier où ilspâturaient. D’autres fois, des vaches tendaient leurs visagesplacides, avec de longs mugissements ; et elle lui reparla deses aumailles, préférant le séjour de la campagne aux villes. Maisil s’exclama : elle ne connaissait pas Paris, la merveille dumonde ; les bouillons Duval surtout l’auraiententhousiasmée ; et il l’assura que pour deux francs on ydînait très bien, café compris, avec une primeur pour dessert.Pourquoi Ladrière ne la conduisait-il pas voir l’Expositionuniverselle ? Un lapin vivant entrait dans un engrenage et àl’autre bout sortait chapeau ou gibelotte, à volonté. Cette bourdequ’il avait lue dans un journal causa un saisissement àBellotte ; elle n’y aurait pas cru sans son attestation ;et il lui réitéra la chose, très sérieux, en remuant la tète de basen haut. Alors elle lui confessa un désir : elle aurait vouluêtre garçon ; ils auraient voyagé ensemble ; maispeut-être il l’eût trouvée trop bête, une villageoise !

– Pas du tout. Il n’y en a pas à la villequi vous valent.

– Merci pour le compliment !

Elle se plaignit ensuite que Mathurin ne laconduisît nulle part ; ce mariage s’était fait contre songré ; rien ne lui manquait et elle n’était pas heureuse.

– Je sais, le petit !

Elle fit signe que oui et les yeux errants,ajouta :

– Puis encore autre chose !

Ces chuchotements, coulés à l’oreille, lesgrisaient ; une même langueur leur donnait le goût des’asseoir l’un près de l’autre dans un endroit solitaire ; etl’accablement lourd du soleil s’ajoutant à la fermentation du vindans leur sang, ils avaient les joues en feu, tous deux également.Le meunier cependant vantait à Poret les mérites du cousin ; àvingt et un ans, il gagnait déjà ses deux mille francs : plustard il ferait les affaires à son compte ; et une fierté ledilatait, pour cette parenté avec un garçon d’avenir. Mais lefermier caressait une spéculation : il s’était achetérécemment du bien, et, pour couvrir la dépense, espérait céder àMathurin six hectares de récoltes sur pied. Ladrière ayant vantél’état des céréales, il répondit :

– Tout ça ne vaut pas mes champs.Faudrait voir.

Et il lui fit ses offres.

Autour d’eux les vieilles gens étaient pris delassitude ; la longueur de la marche usait les forces ;successivement trois pensionnaires des hospices avaient été obligésde se reposer au bord de la route ; et les autres traînaient,les jambes veules. À la queue, Fripiat, l’air contrit, sans rire,hurlait toujours des mots cyniques ; Moutarde, par rivalité,imitait l’aboiement du chien ; et Joseph le Crollé avait eul’idée de se faire suivre par l’aveugle grattant son violon.Pendant les pauses, entre deux strophes, le grincement rêche del’archet sur les cordes s’entendait avec le meuglement horrible dela Tête de mort et les appels glapissants du boiteux ; laconvoitise d’un gain les avait aussi entraînés ; et comme uncrapaud monstrueux, le cul-de-jatte, à la suite, bondissait, appuyésur ses fers.

De plus en plus ces agissements irrespectueuxsemèrent la déroute dans les esprits. Ceux qui tout à l’heureavaient récriminé ne résistaient pas toujours à la contagion durire ; des filles, secouées par l’hilarité, laissaient allerleur urine sous elles ; et Bourdaille, à la longue, finissaitpar redouter comme le souffle d’un vent mauvais sur cette partie desa procession, dont il percevait, mais vaguement, le lointaintumulte. D’ailleurs, chez la plupart, les ferments de la bière etdu genièvre travaillaient ; cette chauffe de soleil à plombagitait la cuvée des estomacs ; en outre, comme pour donnerraison à Ladrière, une luxure résultait du tassement des mâles etdes femelles.

Heureusement on entrait dans les bois ducomte. Une ombre glauque s’abattit des feuillages, verdissant lesfaces ; la marche s’étouffa dans le sable mou d’une grandeallée ; et, les chants s’étant interrompus, la foule, recuiteau brasier des chemins sans arbres, humait bruyamment la moiteurfraîche des taillis. Mais des industriels avaient attendu lecortège au passage ; un homme portait sur l’épaule un mâtgarni de petits moulins en papier, dont les ailes tournaient ;des femmes se levèrent qui offraient des verres de liqueur ;et un marchand de coco, sa fontaine accrochée par des bretelles,agitait un carillon de sonnettes perpétuellement.

– Attention ! c’est le moment dumiracle, fit Michotte s’obstinant dans cette gaudriole.

Un sourire étrange détendit les lèvres de laBellotte ; sa gorge se soulevait puissante et régulière ;elle l’enveloppa dans un grand regard tranquille :

– Pourquoi pas ?

Puis ce regard se perdit dans la direction deMathurin, mesurant la distance qui les séparait.

Une sueur perlait dans sa nuque : dudoigt, elle détacha sa chemisette qui adhérait à la peau ; etCélestin aspira son âcre fumet de brune, à travers l’odeur salacedes jeunes feuilles. Tout à coup les premiers rangsstationnèrent : c’était le noble seigneur et sa famille quiarrivaient au devant des prêtres. Entre les têtes, dans le fond, lagrotte se montra, très haute, en pierres de roche ; unechapelle dans un enfoncement, était fermée par un grillage ;et des luminaires brûlaient à l’intérieur en grand nombre, parmides jonchées de fleurs coûteuses. Alors une poussée de la foulefaillit les séparer ; on s’écrasait pour être plus près dulieu bénit ; mais elle lui ceignit la taille à deux bras, avecforce, l’irritant des pointes fermes de ses seins. D’ailleursl’affolement grandissait ; des galops battaient les fourrés,aux deux côtés de l’allée ; une vieille femme fut piétinéesous leurs yeux ; et doucement il cherchait à l’entraîner versle silence.

– Viens.

Elle le supplia ; elle voulait avant toutintercéder auprès de la Vierge ; et il vit qu’elle croyait àla vertu miraculeuse de Notre-Dame de Lourdes. À coups d’épaulesils se frayèrent un chemin à travers la bousculade, enfinarrivèrent en vue de la grotte ; et tout d’une foisl’assistance ayant fléchi les jarrets, ils se tinrent l’un près del’autre, agenouillés. Puis Bourdaille et Maigret entonnèrent undernier chant auquel les enfants de chœur répondaient seuls :une grande paix s’était établie qui ne fut interrompue d’abord quepar le tintement des sonnettes du marchand de coco ; etinopinément des clameurs furieuses retentirent : c’était lePoirier qui, pour gagner ses dix mastoques, se troussaitpubliquement, les fesses tournées à la grotte.

En une seconde, elle fut roulée ; destalons lui fracassèrent les mâchoires ; les femmes surtoutl’auraient mise en morceaux ; et Fripiat, craignant uneméchante affaire, précipitamment détala avec ses galvaudeux, tousriant à gorge déployée. Cependant une réelle piété s’était emparéedes pèlerins ; chacun élevait ses adorations vers la patronnemiséricordieuse ; des valétudinaires lui demandaient le retourà la santé ; des mères l’invoquaient pour leursfamilles ; et, au frémissement de sa bouche, Célestins’aperçut que Bellotte confondait sa dévotion à toutes les autres.Dans sa niche, la statuette ainsi vénérée se dressait, en stucpeinturluré d’or et d’azur, parmi le vacillement des cierges.

Le cantique terminé, Bourdaille élargit sabénédiction par-dessus les fronts ; mais un subit aiguillon deson cor diminua la majesté du geste ; et la sérénité deMaigret, rigide à ses côtés, l’inclina à l’idée de se chausserdésormais de barquettes vastes comme les siennes. Toutefois ildomina la douleur pour accomplir jusqu’au bout sa mission ; onle vit escalader les blocs rocheux, gagner une pierre plus hauteque les autres, se moucher lentement. Il patrocina ensuite. C’étaitpar une dévotion constante que les personnes présentesobtiendraient les bonnes grâces de la Vierge ; la prière deslèvres n’était rien, si on ne mettait ses actes d’accord avec lapiété extérieure ; il fallait biner la vigne à la sueur de sachair, afin d’en récolter les fruits. Et Célestin, rapportant cetteparole à la ferveur particulière qui avait animé sa parente, lapoussa du coude comme pour l’exhorter à la méditation. Bourdailleeût parlé longtemps sans l’inattention manifeste des fidèles ;on trouva l’homélie fastidieuse après la longueur de lacérémonie ; il dépêcha la péroraison et descendit.

Alors Michotte n’eut plus qu’une idée :dépister Ladrière qui allait se mettre à leur recherche. Mais Poretne le lâchait pas, lui vantait constamment ses récoltes, et lemeunier, sur le point de conclure, était pris d’un scrupule,relativement au prix. Tous deux, nez à nez, élevaient la voix,discutant parmi les bourrades des rustres pressés de s’en aller.Maintenant, un besoin de secouer cette flemme dominicale poussaitles hommes en hâte vers les cabarets ; sur la chaussée, lesmarchandes de liqueur furent assaillies ; et l’histoire dePoirier s’étant répandue, une luxure s’allumait, qui traqua lesfilles par les sentiers. Tout à coup les groupes refluèrent devantles prêtres qui regagnaient l’église avec les enfants de chœur, labannière, l’escorte des robes blanches ; une centaine defemmes marchaient derrière, le reste du pèlerinage s’étantdispersé ; et Bourdaille jeta un regard sévère sur lacampagne, toute noire de la débandade de ses paroissiens.

– M’est avis que la meunière a tiré parci avec le cousin, dit Floupet à la Pouillette en lui montrant del’œil une robe de soie noire que le soleil moirait d’un luisant, aubras d’une redingote brun-marron. Sûrement, c’est qu’i z’ont deschoses à s’dire. Ben, Pouillette, si on tirait par là, nousdeusse ?

Aux Pâques dernières, une promesse de mariageavait été échangée entre eux, l’un et l’autre s’étant connus aumoulin, où cet enfariné de Floupet, goffe et niquedouille, maishonnête garçon, moulait le grain depuis dix ans. Et comme ilspassaient près du meunier, à l’orée du bois, ils entendirent Poretqui disait :

– Ben, voyons, là, ça tient-il ?

– Tope ! répondit Ladrière, enabattant la main dans la paume du fermier.

Le marché conclu, il pensa à sa femme.Qu’est-ce qu’elle pouvait être devenue avec Michotte ?

Derrière eux, l’allée s’allongeait vide, sansplus personne. Ils attendirent encore un instant, puis Mathurin sefrappa le front, éclairé :

– Biesse que j’suis ! I’serontretournés au moulin.

Mais deux heures plus tard, ni Bellotte niCélestin n’étaient rentrés.

Peut-être ils s’étaient attardés envisites ; la meunière avait dans le village une parentèle oùil semblait possible qu’elle eût conduite le cousin. Et il nedéplaisait pas à Ladrière qu’elle tirât vanité d’un garçon siestimable.

Toutefois, leur absence s’éternisant, unemélancolie le prit devant un bourgogne très vieux qu’il avait montéde la cave pour le déguster ensemble.

Un cri partit de la porte ; Pouillettevenait de les apercevoir au bout de la chaussée, cheminant àl’aise ; même la meunière, en cheveux, balançait son chapeaupar les brides ; et près d’elle, Michotte s’éventait avec sonmouchoir, nonchalants et las tous deux.

Alors, planté sur le seuil, il les incita à sedépêcher, les bras tournoyants, comme des ailes de moulin.

Sa gaîté lui revenait ; ce pèlerinageduquel Bellotte attendait une grossesse, surtoutl’agaillardissait ; on allait en dire de salées. Et tout desuite, quand la porte fut refermée, goguenard, avec un rire énorme,il se posta devant eux.

Du coup, ça y était, hein ? Mais Célestinne comprenant pas, il lui secoua le bras.

– Ben, oui, sot que t’es là ! leMiracle !

À quelques mois de là, le ventre de Bellottegonfla ; enfin elle accoucha d’un garçon. Mathurin ne vit pasd’empêchement à le baptiser du nom de Célestin et Michotte futparrain. Les bonnes femmes attribuèrent cette gésine inespérée àune protection spéciale de Notre Dame de Lourdes.

Et Ladrière ne se moqua plus despèlerinages.

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