Ceux de la glèbe

Au peintre Xavier Mellery.

Une querelle s’éleva entre les Pidoux et lesColasse.

Ceux-ci avaient acheté, il y a six moisenviron, une maison et son champ au curé Corvillaine, pasteur d’unecommune voisine. Les Pidoux possédaient la leur de tout temps,Michel Pidoux l’ayant héritée de ses parents. Et une ruelle, larged’un mètre au plus, séparait seulement leurs habitations, l’une etl’autre sises sur une butte dominant la route provinciale, avec unsentier qui passait devant toutes deux. Mais, tandis que la maisondes Colasse, petite, quatre chambres seulement, gardait uneapparence médiocre, le logis des Pidoux, tout en rez-de-chaussée,trois fenêtres de chaque côté de la porte, semblait presque tropgrand pour eux. Deux pièces demeuraient toujours fermées, sansemploi ; ils avaient aussi un salon où régnait l’acajou ;et leur cuisine, spacieuse, avec de nombreux ustensiles, exhalaitune odeur de bonnes nourritures. Au contraire, chez les Colasse,devenus propriétaires à force d’épargne, l’existence étaitmesquine ; laborieusement, avec le salaire du père, ouvrierdans une sucrerie voisine, et le gain des enfants, un garçon devingt-deux ans, bûcheron de son état, et une fille de dix-neuf, quis’employait à buander dans le village, ils essayaient de boucher letrou par où était parti l’argent de la maison. Tous les quatre, unefois la semaine, le dimanche, mangeaient du porc, se sustentant lereste du temps, de pain et de pommes de terre.

D’abord les deux ménages vécurent en bonneintelligence, chacun chez soi, avec le sentiment d’une inégalitédans leurs conditions. Au fond, les Colasse jalousaient l’abondancedes Pidoux, et ces derniers, troublés par ce nouveau voisinage dansleur silence de vieilles gens sans enfants, quelquefois étaientpris de mélancolie. L’ancien voisin, un jardinier âgé, trèsfarouche, les laissait en paix, du moins, leur disant à peinebonjour et bonsoir. Lui mort, le logis était resté sans habitantspendant près de deux ans, ce qui les avait accommodés. Etbrusquement l’arrivée des Colasse, toute une famille, les avaitdérangés dans leurs habitudes. C’était trop de monde à la fois, dubruit, des allées et venues, un tapage de vaisselles remuées. Lamère, une chipie, toujours chamaillait ; le père, il est vrai,se distinguait par sa bonace ; mais la fille n’était pas unmodèle de douceur ; et certains jours, le gars, rentré saoul,menaçait de tout saccager.

Encore, si dès leur arrivée ils n’avaient pastransgressé leurs limites. Les Pidoux, en vertu d’un droitlointain, s’attribuaient la possession du sentier dans toute salongueur, avec la jouissance toutefois, pour les Colasse, de lapartie qui dévalait par chez eux, mais de celle-làuniquement ; et cette question du sentier avait sonimportance. Du côté des Colasse, il accourcissait le chemin pour serendre au village ; mais du côté des Pidoux il abrégeait letrajet pour aller au ruisseau. Et les Colasse, tout de suite,s’étaient mis à couper par là, librement, quand ils avaient àpuiser de l’eau ou à guéer leurs légumes. La nécessité d’uneexplication s’imposa.

Comme Colasse le père, de son petit nomPierre, traversait un soir, des seilles dans les mains, MichelPidoux, monté par la grosse Joanne, sa femme, l’interpella, deboutsur son seuil :

– Eh ! Colasse, c’est pas qu’onvoudrait t’faire de la peine, mais le chemin de ce côté, c’est ànous seuls. Faudrait pas y venir trop souvent, là !

L’autre déposa ses seaux à terre, demeura uninstant sans répondre, interdit, et enfin les mots se firentjour.

– De quoi ? que l’chemin serait àtoi pu qu’à moi ?

– Ben sûr !

Et le Pidoux remuait la tête de haut en bas,avec détermination. Alors, devant cette assurance, Pierre, repris àsa taciturnité, haussa les épaules, empoigna ses deux seilles etdescendit au ruisseau. Il possédait une grosse tête, crépue etgrise, autrefois avait été réputé pour ses poings énormes, mais lafemelle avait limé sa force. Et docilement il fit, pour regagner lamaison, le grand tour par la chaussée. À sa rentrée, la Lalie,comme on appelait la Colasse, hogna aigrement : où était-ilresté si longtemps ? Il y avait un quart d’heure qu’il étaitparti ; on était à rien faire, les pouces en l’air, enl’attendant. Et il rejeta la faute sur Michel Pidoux.

– Paraît que l’chemin est à eusse, deleur côté. C’est lui qui m’la dit. Et j’ai remonté par laroute.

Mais elle éclata, furieuse, les brascroisés :

– I t’en a minti !

– Hen ! pou’quoi qu’i mintirait,c’t’homme ?

– Quand j’t’dis qu’il en a minti, grossebiesse que t’es là !

Et il accepta l’épithète comme il avaitaccepté l’observation de Pidoux, sans rechigner, avec son mouvementrésigné d’épaules.

– P’t’et’ben ! À voir !

Une colère passa dans la maison : c’étaitla mère qui bousculait tout, mauvaise. Elle tapait du poing sur latable, appelait les hommes des coïons, tant qu’ils étaient,finalement gifla Phrasie, la fille, pour une pincée de chicoréerépandue. Elle avait été très belle, d’une beauté agressive, lescheveux noirs, un grand œil vif, le nez recourbé en rostre ;mais le travail et la maternité l’avaient cassée, ne lui laissantplus que de grands traits, dans une maigreur de la peau tirée surles os. Et quelquefois les rhumatismes l’immobilisaient, touteraide, dans l’âtre.

Le lendemain matin, malgré la fatigue, ellealla elle-même au ruisseau. Au moment où elle passait devant lesPidoux, Michel de nouveau apparut sur le pas de la porte. Et sansse fâcher, il lui dit :

– Ça n’est pas honnête, mame Colasse, devenir ainsi chez les gens. C’est i que nous allons dans vot’champ,nous ? Non, est-ce pas ? Pou’quoi alors que vous marchezoù çà ne vous appartient pas ?

Elle mit ses poings sur les hanches et plantéedevant lui, très haut cria qu’elle prenait le chemin qui luiplaisait. D’ailleurs, le sentier était à eux aussi bien qu’àlui.

Mais il hocha la tête.

– Pou ça, non ; le chemin va avec lamaison comme l’petit doigt va avec le grand. N’dites pas que c’estpas vrai. J’dis ce qu’i g’na et pas aut’chose.

Il parlait avec calme, les mains derrière ledos, en homme qui a la conscience de son droit. Jamais personne nes’était mis en travers de la jouissance de leur bien ; même lepère Pidoux, en son temps, avait fait empierrer le sentier ;mais de l’herbe avait poussé par-dessus ; et cependant, engrattant, on aurait encore trouvé le pavé.

Alors elle lui demanda ses titres depropriété. Mais il se mit à rire. Des titres ! Bon à eux toutnouveaux dans la possession de leur chevance, d’en avoir ! Etqu’est-ce qu’ils en auraient fait de leurs titres ? Tout lemonde savait qu’ils étaient les maîtres de leur champ et de leurmaison. D’ailleurs le fonds était aux Pidoux de père en fils ;son vieux y était mort ; son grand-père aussi ; on nesavait plus quel Pidoux l’avait exploité le premier. Et il remuaitles épaules d’un air de dédain.

– C’est pas tout ça, rognonna la Lalie.Oùs qu’i sont vos papiers ? Faut qu’ça soit couché dessus pouqu’ça soit, ou ça n’est pas.

Elle s’était rapprochée de lui, les yeuxallumés, et constamment faisait le geste d’écrire de l’index de samain droite dans la paume de sa main gauche, ses deux seauxabandonnés derrière elle, sur le chemin. Comme Michel, piqué aufond, mais toujours placide, dodelinait la tête, cherchant en soide nouveaux arguments, tout à coup la Joanne qui, en train de binerses choux, de loin avait entendu les voix, arriva toute pantoise,roulant son gros ventre :

– Lalie, faudrait pas faire des manières.L’sentier est à nous par ci, et même qu’il est un petit peu aussi ànous par là, pisque l’sentier, qu’on t’a dit, va avec lamaison !

Et de la main elle montrait la bande de terrequi descendait le long des Colasse, ses bajoues, vastes,tremblantes comme des tranches de gélatine. Mais les glapissementsde la Colasse redoublèrent, plus aigres.

– Ah ! ben, en v’là une affaire àc’t’heure. Faudrait p’t’être que j’vo’laisse passer quand nosautres, on n’pourrait pas ?

La Joanne eut un grand mouvement, la tête enarrière, le bras avancé comme pour attester.

– C’est not’droit.

Mais ce mot qu’on lui jetait perpétuellement,exaspéra la Lalie.

– Vot’droit ! v’là ous que jel’mets, vot’droit !

Elle leur avait tourné le dos et de toutes sesforces frappait ses reins secs qui sonnèrent comme du bois.

– Sale truie ! cria alors la Pidoux,hors d’elle. Si c’est qu’ça t’chatouille à ton cul, t’as qu’àt’aller t’gratter chez toi !

Et sur ce mot, la dispute s’envenima.Maintenant la Colasse ne lâchait plus prise, mordant en cette chairde femme grasse à pleines dents, le poing tendu, sa face décomposéepar la fureur.

– Chameau ! publique ! il estplus propre que l’tien, mon cul. On sait bien c’que t’en as fait,de ton cul, va, et qu’tas gagné ta vie avec, avant de faire lamadame avec ton vieux salaud de Pidoux.

Pendant une demi-heure, elless’injurièrent ; du monde s’était ameuté ; et Michel parmoments s’interposait, rabroué par toutes deux, tout pâle, sanscolère. À la fin le garde champêtre, qui passait, les sépara ;et il conseilla aux Pidoux de faire dresser procès-verbal si, commeils le disaient, ils se croyaient lésés dans leur bien. Mais sur leseuil de sa maison, la Colasse continuait ses gueulées, s’enprenant maintenant à l’agent qu’elle défiait, comme elle avaitdéfié la Joanne et son mari. Un procès-verbal ! Elle s’enfichait ; rien ne l’empêcherait de couper par leurchemin ; on verrait bien de quel côté était le droit.

Tout le reste de la semaine, les Colassebattirent le sentier de leurs déambulations sans trêve ;Félicien, le fils, en une soirée, alla puiser au ruisseau dix seauxqu’il répandit à moitié devant leur porte ; et le lendemain ilrepassa avec une brouette six fois de suite, en sifflant parbravade. Puis, une après-midi, la Lalie, très lentement, se mit àcirculer, tenant en laisse sa chèvre qui paissait. Alors une rageprit les Pidoux. Michel, petit, sans épaules, une peau blanche decampagnard oisif, n’aurait pas osé s’attaquer ouvertement auxColasse, mais il cacha dans sa cuisine le garde champêtre qui,ayant constaté de ses yeux le délit, verbalisa.

Ils furent condamnés à quelques francsd’amende. Pierre, ce jour-là, était parti seul pour le chef-lieu ducanton, résidence du juge de paix, stylé par la Lalie. Toute lanuit, elle l’avait empêché de dormir, ruminant des outrages auxPidoux qu’elle lui commanda de répéter à l’audience ; maisdevant le juge, sa mémoire tourna, il perdit le fil de ses idées,ne trouva plus qu’un mot, dans lequel il mit toutes les colères dela maison.

– C’est des canailles !

Et comme il quittait le prétoire, un riresournois, une sorte de gloussement en dedans partit à ses côtés.C’était Michel Pidoux qui, plein de courage à cause de la présencedu commissaire de police, le narguait, piété sur ses ergots commeun coq. Dans l’humiliation de sa défaite, il ne trouva rien à dire,très rouge, les oreilles cornantes encore des paroles du magistrat.Mais dans la rue, Félicien et Phrasie, envoyés par Lalie poursavoir plus tôt le résultat, l’accrochèrent ; et du coup lamémoire lui revenant, il lâcha dans le vide la bordée d’injuresqu’il aurait dû proférer un quart d’heure plus tôt. Puis à trois,le garçon régalant, ils allèrent boire une chope dans un cabaret,tous silencieux maintenant, sous le poids lourd de la condamnation.Félicien, une fois seulement, déclara qu’il fallait tout casserchez les voisins. À quoi Phrasie, avec sa ruse de femme, réponditque ce serait bête, qu’il valait mieux attendre une occasion etqu’on les repincerait. Le père, lui, tassé dans ses épaules, fumaitsans rien dire, pensant aux explications prochaines avec Lalie.

Le retour fut piteux : d’aussi loinqu’elle les vit, embusquée derrière sa haie, sur la butte, la mèreleur cria :

– Ben quoi ?

Ils haussaient les épaules, Félicien etPhrasie devant, Pierre marchant quinaud derrière eux ; et toutde suite, avant qu’ils eussent ouvert la bouche, elle devina queles Pidoux triomphaient. Alors sa grogne éclata contre ce pleutred’homme qui, bien sûr, avait canné ; et à coups de poings dansles côtes, elle le poussa dans la maison, les yeux flambants commedes braises. Pendant une semaine, il pantela sous sesassauts ; même la nuit, sur l’oreiller, elle le harcelait, etil ne répliquait pas, jugeant toute parole inutile. Ensuite ils seconcertèrent : ça ne pouvait se passer comme ça ; ilfallait montrer à ces charognes qu’on les bravait et la justicepareillement ; et tous les quatre, enfermés, porte close, pourque le bruit des voix ne se répandît point au dehors, ils nesortaient plus, ruminant des vengeances.

Chez les Pidoux, un calme s’était fait. Àprésent que les Colasse étaient matés, ils se reprenaient à leurvie ancienne, remuant leur champ, tranquillement. En bras dechemise, une couffe trouée sur la tête, Michel suait au soleil,matin et soir, sans regarder chez eux ; mais c’était assezqu’il fût là, et sa douceur même leur semblait une provocation.

De derrière la haie qui séparait les deuxchamps, la Lalie le regardait aller et venir, la gorge raclée desinjures qu’elle retenait, avec un rouge éclair des prunelles sousle rebroussement de ses sourcils. Et une fois elle ne put sedominer, lui cria : – Vieux cocu ! à pleins poumons,toute droite sous le midi, une pierre dans chaque main, s’ilrebéquait. Mais il n’eut point l’air de prendre l’épithète pourlui, et courbé sur un plant de carottes qu’il sarclait, ne relevapas seulement le nez. Un peu plus de haine entra dans le cœur de laLalie, devant ce silence qu’il laissait tomber sur elle comme dumépris. La grosse Joanne cependant, plus agressive que son mari, seplantait des demi-jours entiers dans le chemin, son chemin, campéesur ses hanches, les mains vides, par besoin de les dépiter ;et comme elle leur tournait obstinément le dos, cet énorme derrièrequi leur bouchait la vue finit par les exaspérer au point qu’ilsl’auraient voulu démolir à coups de briques.

Une chose porta leur rancune à soncomble : un matin, Bourrache, le menuisier, fut aperçu,clouant une palissade en travers du sentier ; et au milieu dela palissade, une porte s’ouvrait, fixée par un loquet, du côté desPidoux. C’était une idée de la Joanne, comme une barrière qu’ellemettait aux envahissements des voisins et en même temps le symbolematériel de son droit. Michel, toujours pacifique, avait essayé dela dissuader ; les Colasse recommenceraient leurshostilités ; on en aurait pour la vie à se chamailler. Mais,redevenue belliqueuse dans la monotonie de son existence casanière,elle avait passé outre. Et dans l’après-midi, Bourrache ayant fixéson dernier clou, détala, ses outils sous le bras, largement arroséde bière.

Tout le jour la Lalie demeura cachée derrièreson rideau, mangeant des yeux cette palissade insolente, avec lebruit du marteau de Bourrache en sa chair ; et dans le soir,tout à coup la palissade grandit, noire comme une porte de prison.Puis Pierre rentra du travail ; Phrasie, qui rentrait aussi,jeta ses sabots dans le coin, aimant sentir le froid du carreausous ses pieds ; et le pas de Félicien s’attardait, tandisqu’immobile, il regardait se dresser la clôture. Alors leur hargneà tous creva ; Lalie, un quart d’heure entier, mastiqua unepomme de terre qu’elle ne parvenait pas à avaler ; et le père,entre deux bouchées, frappa de son couteau la table,disant :

– Faut la fout’à bas !

– J’y vas ! s’écria aussitôtFélicien, debout, laissant là sa gamelle.

Mais la prudence de Phrasie, cette foisencore, le calma : il fallait attendre la nuit ; personnene les verrait, ça serait bien plus drôle quand le lendemain, ausaut du lit, les Pidoux trouveraient leur machine démolie. Et lamère, ayant enfin achevé sa manducation, lui donna raison, sitravaillée par la colère que les mots ne sortaient pas, comme si lapomme de terre lui fût restée en travers de la gorge. Chez lesPidoux un grand silence régnait ; après ce coup d’autorité,ils éprouvaient une lassitude, reposés, même Michel, qui à présentadmirait l’énergie de sa femme, dans la satisfaction d’une grosseœuvre accomplie. Et, vers dix heures, sous la lune déjà haute,Félicien s’étant avancé pieds déchaux jusqu’au palis, un ronflementfort passa par les joints des volets, avec un autre plus grêle danslequel il crut discerner le souffle pauvre de l’homme. Au chant ducoq, Pidoux, toujours réveillé le premier, se coula hors des draps,de dessous l’immense corps de la Joanne qui l’obstruait, et selonsa coutume, ayant passé ses grègues, alla se satisfaire près de lahaie. Mais il eut une secousse, ne put achever : à rez terre,dans la pâleur brumeuse du petit jour, le lattis gisaitdéraciné.

Bourrache, le lendemain, se remit àl’œuvre ; pour édifier plus solidement la palissade, ilenfonça les montants à près d’un pied et demi ; et pendantquelque temps les Colasse demeurèrent cois, n’ayant pas l’aird’apercevoir cette clôture qui repoussait. Déjà les Pidoux secongratulaient : leur ténacité tranquille avait opéré mieuxque la violence ; c’en était fait du mauvais gré de cettepeautraille. Et de nouveau ils virent qu’ils s’étaienttrompés : comme l’autre fois, Michel s’étant levé à pointed’aube, un matin aperçut la barrière sur le sol, mais sciée par lebas.

Alors Bourrache s’acharna, rivalisant de ruseavec les démolisseurs, de moitié dans l’affront ; il équarritdes montants neufs, d’une épaisseur double, qu’il fixa en terre aumoyen de briquaille ; et il n’avait pas fini de travailler àla tombée du jour.

Les Pidoux veillèrent cette nuit-là, derrièreleurs volets clos, un en moins qui était resté entrebâillé ;et Joanne, pour plus de sûreté, s’était armée d’une fourche-fière.Mais les arbres se remplirent d’un égosillement d’oiseaux, dans lecrépuscule matinal, sans que rien eût bougé chez les Colasse. Etquand la clôture fut achevée, vers midi, la grosse Pidoux tira laporte, soufflant dans ses bajoues, lentement descendit la partie duchemin qui dévalait le versant de la bosse, devant la maison desennemis. C’était la première fois qu’elle se hasardait par là,depuis leurs disputes : elle allait les mains derrière le dos,à petits pas de propriétaire, en une rage froide de les braver,forte de son droit ; et Michel qui n’avait pas osé la suivre,de son seuil la regardait quelquefois s’arrêter, plantée dans lepaysage, comme un tronc d’arbre.

Un instant la silhouette de Lalie se dressaderrière la vitre, menaçante ; puis Félicien doucement gagnale jardin, et le logis retomba à son immobilité. Mais, comme Joanneremontait le chemin, ses vastes mamelles secouées à chaque pas,avec le tangage de ses hanches massives, une pierre l’atteignitdans cette circonférence de lune, qu’elle tournait opiniâtrementvers eux. Et, les poings tendus, hors d’elle, la bouche largementbéante dans le ballottement de ses joues, elle invectivait lamaison muette sous le soleil à pic. À la fin la Lalie qui setournait le sang, ouvrit la porte, à bout de patience, toutehérissée, un seau plein d’eau dans les mains, qu’elle lui lâcha entravers des jupes, avec des vociférations. Il y eut un moment oùleurs voix ne se distinguèrent plus l’une de l’autre ; toutesdeux, nez à nez, les poings sur les hanches dans le milieu dusentier, s’invectivaient abominablement ; et soudain Joanne àpleine main rafla une bouse de vache qui alla s’écraser sur la facede la Colasse. Les hommes, sur le pas des maisons, regardaient,bras croisés, sans prendre parti dans la querelle.

Puis, pour la quatrième fois, la barrière allajoncher le sol. Pour les Colasse, c’était comme une bête mauvaise,animée du souffle détesté des Pidoux, et qui, coupée au pied,régulièrement relevait les cornes avec une force de vieincompressible. Du côté des Pidoux, une obstination s’enmêlait ; ils eussent épuisé leur bien pour la maintenirdebout, par orgueil, jactance, sentiment de leur droit ahonni. EtJoanne, devant ce désastre de la clôture toujours emportée, finitpar penser à une haute grille en fer, à pointes de lances, commedans les parcs des seigneurs. Mais le maréchal les effraya parl’élévation du prix ; et ils se résignèrent à n’avoir qu’ungrillage médiocre, sans pique, à hauteur d’appui.

Dans le village, l’histoire de leursdissensions était commentée, les uns, gens à l’aise, tenant pourles Pidoux et le respect de la propriété, les autres inclinant versles Colasse et la protestation contre les abus de la possession.Entre chien et loup, après la journée de travail, des paysansvenaient fumer par là leur pipe, postés en contrebas de la butte,les yeux sur cet ouvrage forgé, qui définitivement parut réduirel’arrogance de la Lalie et des siens. Il s’écoula un long mois dansune sorte de trêve mutuelle, avec de sourdes provocations toutefoisde la part des Pidoux qui, à l’abri derrière leur grille commederrière une herse, par moments prenaient des attitudes de combat,se soupçonnant les plus forts. La maigre Colasse, toujours rongéed’un mal inexpliqué, où le médecin ne vit que les effets du retourd’âge, s’était alitée, jaune comme un coing, sans pouvoir trouverle sommeil. Un jour, devant Pierre et les enfants, elle déclaraouvertement qu’elle en crèverait, si une fois pour toutes, on ne ladélivrait des Pidoux et de leurs prétentions. Alors Félicien, rendufarouche par son métier de bûcheron dans les bois, loin des hommes,fit le geste de viser quelqu’un dans le vide. Et constammentPhrasie, plus réfléchie, était obligée de l’apaiser, préférant lacautèle aux coups de force.

Comme Pierre et son fils, résolus à en finir,sournoisement descellaient, une nuit, le grillage, une sonnettesoudain carillonna, dans le grand silence de la lune ; et ilss’aperçurent que Michel avait attaché un signal au montant dedroite. D’abord, ils pensèrent à prendre la fuite ; mais laporte s’ouvrit, Joanne se montra sur le seuil en chemise, puis lePidoux sortit à son tour ; et pris sur le fait, unamour-propre activait leurs mains.

Ce fut une bagarre : la grosse femme lesattaquait avec un balai, trouvé par terre, pendant que Michel, enpantalons, trôlait en quête d’une fourche. Du manche de sa pioche,Pierre parait les coups, couvrant Félicien qui s’acharnait sur laclôture. Et quand Michel se montra enfin, un trident dans lespoings, un saisissement l’arrêta net, devant la grille qui serenversait.

– Au voleur ! hurlait la Joanne.

– Tais ta gueule, nom de Dieu, ou je tue,rauqua le bûcheron.

Mais elle frappait toujours, redoublant sescris, forcenée ; et tout à coup cette chair de femme grassel’allumant, d’une fois il lui déchira sa chemise de haut en bas.Une houle de viandes remua dans la clarté nocturne, avec desbourres de poils qui la faisaient ressembler à un homme. Maintenantun rut exaspérait ce gars sauvage : il l’eût roulée dansl’herbe, sans respect pour son âge ; et les mâchoiresclaquantes, il caressait ses fesses grandioses qu’elle agitait danssa lutte contre Pierre, insoucieuse de sa nudité. Mais il étouffaun râle : la fourche de Michel, comme un croc, venait de luientrer dans le derrière. Puis des voix au loin clamèrent : desmaisons, réveillées par les abois des chiens, se vidaient par lacampagne ; Pierre battit en retraite, emmenant son fils quiperdait le sang. Et pendant longtemps encore, Joanne, son grandcorps nu en travers du chemin, le provoqua au combat, avec desinjures.

Du coup, le grillage ne se releva plus ;les pluies le rouillèrent, écroulé dans la haie ; et touteséparation sembla abolie indéfiniment. Cependant on apprit que lesPidoux étaient allés à la ville consulter un avocat, et à quelquetemps de là, les Colasse, qui s’étaient crus victorieux, reçurentune assignation devant le tribunal. Félicien, à peine remis de sablessure, aurait fait un mauvais parti à l’officierinstrumentant ; mais Phrasie absente, ce fut la mère qui lecontint. Et leur fureur à tous redoubla, devant cette querellequ’ils supposaient éteinte et qui renaissait avec l’appareilterrifiant de la justice. Celle-ci les épouvantait, toujourscompliquée d’une idée de prison ; Pierre se revoyait enprésence du juge de paix, la bouche morte, ne trouvant pas uneparole ; et il se rappelait aussi une affaire correctionnelledans laquelle il avait dû tester, bousculé à la sortie par lesgendarmes.

Un moment ils pensèrent à abdiquer leursprétentions sur le chemin ; on ferait la paix ; même ilsoffriraient de replacer eux-mêmes la barrière. Puis, la peur deparaître reculer les arrêta ; ils remuèrent le village enquête de témoignages pour opposer au prétendu droit des Pidoux,leur droit à eux ; de vieilles gens déclarèrent qu’au tempsdes parents de Michel, on passait par le sentier. Petit à petit,l’idée des magistrats les talonna moins ; ils s’habituaientaux émotions d’un procès ; la Lalie, toute branlante, finitpar reprendre une verdeur de vieil arbre, uniquement occupée del’affaire ; et on voyait un peu moins les Pidoux, presqueconstamment à la ville, autour du Palais de Justice. Cependant, aufond, les Colasse leur gardaient une rancune terrible : ilsauraient très bien passé le reste de leur vie à démolir desclôtures sans songer à vider le différend judiciairement. Et leregret de l’argent qu’il faudrait payer aux avocats les tourmentaitpar-dessus tout.

Le jour de la première audience, comme Lalieaccompagnait Pierre jusque par delà le seuil, elle aperçut tout àcoup les Pidoux qui partaient aussi, tous deux en toilette desdimanches, la Joanne ayant mis son antique robe de soie, un châleet un chapeau, Michel perdu dans une redingote trop large. Lesmalheurs de son grillage l’avaient séché ; c’est à peine s’ilmangeait encore, oppressé d’éternelles inquiétudes, avecl’appréhension de représailles féroces de la part des Colasse. Etil se rappelait amèrement le temps passé, avant que cette engeancene se fût jetée en travers de leur paix, pour leur disputer leurbien. Maintenant ils ne connaissaient plus que les angoisses.

– Vieux pourri ! lui cria la Lalie,le poing en l’air. Ça ne t’portera pas bonheur. L’bon Dieu t’feracrever comme une mouche, pour te punir de ta malhonnêteté.

Mais l’affaire fut remise de semaine ensemaine, pendant deux mois, les rôles étant surchargés. D’ailleurs,l’avocat des Pidoux n’était pas sans crainte : ceux cin’avaient pu produire leurs titres de propriété, énergiquementréclamés par la partie adverse ; et la coutume ne paraissaitpas établie suffisamment pour tenir lieu d’un droit écrit. Dumoins, c’était l’argument de l’avocat des Colasse, un peu coûteuxstagiaire qu’ils avaient pris enfin, par crainte d’un légiste plusrigoureux. Joanne, elle, haussait les épaules à l’idée que lapossession du sentier pût être seulement mise en doute ;jamais sa graisse n’avait fleuri plus magnifique ; mais Micheldépérissait à vue d’œil, consumé par les inquiétudes. Il nesurvivrait pas à une sentence qui le déposséderait.

Le premier mercredi du troisième mois, lacause fut enfin appelée : ils étaient présents tousdeux ; il y eut une réplique habile de la part du petit avocatdes Colasse ; et l’audience finie, ils ne voulaient pas s’enaller, attendant toujours le jugement. Il ne fut rendu qu’à huitjours de là. Comme le greffier finissait la lecture, parmi lebrouhaha de l’assistance, quelque chose éclata dans Michel ;avec un bruit mou ses bras battirent l’air, et tout d’une pièce, ils’affaissa, raide mort. Le tribunal donnait gain de cause auxColasse.

Pidoux tombé, Pierre continuait à écouter,n’ayant rien compris. Et, à travers sa désolation, la grosse Joannene savait quoi regretter le plus, ou son procès perdu ou son hommetué d’un coup de sang.

Le soir seulement, une charrette amena lecadavre. Du haut de la butte, les Colasse guettaient depuis uneheure, pleins de mépris à leur tour pour cet homme qui les avaitméprisés et qui finissait misérablement, payant de sa vie leursmutuelles animosités. Quand la Lalie avait appris la nouvelle, ellene s’était pas étonnée : c’était bien fait, il y avait assezde temps qu’il leur cherchait misère ; et elle se promit debrûler une chandelle à la Vierge, à cause de son vœu exaucé. Tout àcoup le véhicule entra dans le tournant du chemin ; une grandebâche le recouvrait, tirée jusqu’en bas des ridelles ; et unpeu en arrière, marchait la Joanne, enflée par les larmes, sonchapeau à la main. Le cheval stoppa au pied du sentier ; dumonde était accouru ; à quatre hommes, la Pidoux les précédantet sanglotant de toutes ses forces, on transporta le mort déjàrigide, les yeux ouverts, comme pour s’emplir une dernière fois duremords du chemin perdu. Et une satisfaction basse de haineassouvie, gonfla le cœur des quatre Colasse, brusquement rentréschez eux et qui, le rideau levé, regardaient s’avancer laprocession, toute noire dans cette fin de journée d’hiver. Puis lasolitude s’appesantit sur la maison de la veuve ; elle nevoulut garder auprès d’elle qu’une parente du défunt, une cousinequ’il avait failli épouser ; et par moments, de son lit, Laliequi ne dormait pas, l’entendait se lamenter très haut. Lesurlendemain matin, vers neuf heures, les cloches sonnèrent à laparoisse ; des porteurs procédaient à la levée du corps ;et cette mort extraordinaire s’étant ébruitée, une foule avaitenvahi la butte. On descendit par la partie du sentier qui longeaitles Colasse ; leur maison était close, sans un bruit, et toutà coup, comme elle passait devant leur porte, la Joanne sedétourna, cria par trois fois : Assassins ! pendant quela bière et tout le convoi attendaient. Puis le piétinementrecommença dans un grand silence, derrière le défunt qui s’enallait, ayant affirmé une dernière fois son droit.

Dans le village, des bruits coururent :on prétendit que la Lalie avait jeté un sort sur les Pidoux ;les femmes s’écartaient de son passage, l’accusant d’entretenir uncommerce de sorcellerie avec le diable. Et chaque matin maintenant,à son lever, la Joanne se postait en travers du sentier, avec soncri toujours le même : Assassins ! qui était entendu dela route. D’abord les Colasse en furent troublés ; c’étaitcomme une malédiction du mort, transmise par celle qui luisurvivait, et Pierre, moins âpre, pensait que peut-être ellen’avait pas tort. Mais à la longue, ils s’habituèrent, cetteclameur les laissant froids à force d’être répétée. Même undimanche, le père étant à biner derrière la haie, il releva la têteet tranquillement dit à la Joanne :

– Ben quoi ? L’homme est mort,chacun son tour. Vaudrait mieux qu’on fasse camarade ensemble, àc’t’heure que tout est fini.

Elle cracha de son côté, pour toute réponse.Et Lalie, le procès gagné, eût voulu l’écraser par sa magnanimité,n’ayant presque plus de haine. Toutefois celle-ci se réveilla àquelque temps de là, vivace, comme une plante qui, décapitée,repousse du pied indestructiblement. La Joanne avait interjetéappel ; de nouveau la possession du chemin allait être remiseen cause ; et ils sentirent un grand froid leur couler dansles os à la pensée qu’il faudrait encore une fois payer l’avocat.Déjà ils avaient déboursé cent francs. En même temps ils apprirentque la Pidoux avait fait appel à un frère du défunt, émigré enAmérique : ils étaient brouillés depuis de longuesannées ; mais il avait accepté de venir témoigner, serappelant très bien que, du temps des vieux Pidoux, les parents,personne ne passait par la venelle. Alors, comme régulièrement,tous les matins, la veuve leur lançait son imprécation, ilscessèrent de la ménager, ripostant par des injures, l’outrageantjusque dans la mémoire de feu Michel. Et dans l’étroit passage,cause de leurs querelles, toutes deux, la Joanne et la Lalie,s’invectivaient, les yeux jaillis hors des orbites, prêtes à sedévorer, tant qu’elles étaient à bout de souffle.

Constamment les Colasse lui jouaient destours ; toutes les pierres du champ roulaient chez elle,lancées par-dessus la haie ; et elle les rejetait toujours,usant ses bras à cette besogne qu’il fallait recommencer sanscesse. Mais ils étaient quatre et l’avantage était de leur côté.Puis un soir Félicien, grimpé sur le toit, boucha la cheminée avecde la paille ; la fumée sortait épaisse, en tourbillons, parles fenêtres et la porte ; et de chez eux, ils s’amusaient àl’entendre tousser, suffoquée. Enfin, au temps des semailles, ilslui firent une autre misère : à pleines poignées Phrasie et laLalie la nuit semaient dans son clos de la graine de pavots qui semit à germer innombrablement, mangeant tous les plants. À présent,tous les mois, une ou deux fois, Pierre partait pour la ville,appelé par leur affaire ; la Joanne s’y rendait avant lui, etils se rencontraient sous le péristyle du tribunal, Colasse enveste de dimanche, elle en robe et bonnet de demi-deuil, plusmafflue que jamais, attendant tous deux l’ouverture des portes,sans se parler. Mais le frère avait été frappé de congestion aumoment de s’embarquer ; sa fille écrivait qu’ils se mettraienten route dès que le danger serait passé ; et les remisess’éternisaient, augmentant incessamment les frais. Ensuite ilsregagnaient leur logis, cheminant quelquefois à une petite distancel’un de l’autre, à travers la campagne, pour s’épargner la dépensedu train.

Dans les deux maisons, une préoccupationunique surnageait à tout le reste : le gain du procès. Pierre,à plusieurs reprises réprimandé à cause de ses absences, enfinavait été congédié de la fabrique ; il s’employaitactuellement comme tâcheron dans les fermes ; et la Lalie,toujours si active, mais ravagée par une recrudescence de sonancien mal, des jours entiers rêvassait, les mains veules. Le champà l’abandon, une vache qui prit la colique, un porc tourné à unegraisse mauvaise, ils eussent connu la misère, sans les salaires dePhrasie et de Félicien. Et toute perdue dans une solitude noire,avec l’idée de Michel qui ne la lâchait pas, Joanne, de son côté,économisait le feu et la chandelle, laissant sa maison se détraqueret sa terre déchoir en jachère, en une lésine chaque jour plusgrande, pour faire face aux demandes d’argent de son avoué et deson avocat. Ceux des Colasse avaient aussi réclamé uneprovision ; ils s’étaient saignés aux quatre veines ;mais comme la Pidoux avait plus de bien qu’eux, quelquefois ilsétaient pris de la peur de ne pouvoir aller jusqu’au bout. Un motde leur ennemie, colporté dans le village, surtout lesangoissait : elle avait déclaré à plusieurs personnes qu’ellevendrait sa dernière chemise plutôt que de lâcher pied ; etdes paysans guettaient sa ruine, au bout de laquelle ilsconvoitaient la maison mise aux enchères piteusement.

Cependant le frère d’Amérique tardait à serétablir. Chaque mois, une lettre arrivait qui laissait de l’espoiret ne le réalisait pas ; et Joanne, soupçonnant une ruse pourêtre payé de son voyage, un jour lui fit promettre deux millefrancs s’il arrivait. Alors l’immobilité du Pidoux paruts’ébranler ; il annonça que décidément il prenait lamer ; et de nouveau deux mois s’écoulèrent, pendant lesquelselle se résigna à ne plus manger qu’une fois le jour, à midi, sanscesser d’enfler, bouffie d’une graisse blanche qui avait l’air decouler le long de ses os. Et tout à coup elle sut qu’à bout desacrifices, les Colasse étaient contraints d’envoyer la Phrasie encondition à la ville. Par surcroît, Félicien les avait quittés pourse marier dans un hameau voisin. Et restés à deux, avecl’oppression de cette affaire qui ne se vidait pas, ils vivotaientchichement du salaire de Pierre, presque impotent depuis qu’uneruade de cheval lui avait cassé la jambe. Alors la Joanne ressentitune grande joie devant ce détraquement qui les emportait.

Les saisons passaient sur cette haine sansl’affaiblir. Elle fermentait dans leurs crânes, sous la canicule,du même bouillonnement que la terre. Au printemps, dans la clartéblanche des lilas, ils la sentaient remuer en eux, comme une bête.Et l’hiver, malgré le gel et les frimas, sous quoi tout froidit,elle flambait encore, d’un feu inextinguible. C’était comme le feret le sel de leur sang ; leur vie était bâtie dessus, mieuxque sur le roc le plus dur, et peut-être ils seraient morts, ellela Joanne, de gras fondu, eux les Colasse de dèche et de famine, sielle ne leur avait donné la force des chênes.

La Lalie, desséchée à l’égale d’une souche,n’ayant plus que la peau et les os, la face et l’échine d’unelouve, avait imaginé une forme hardie et simple de mépris. À lamême heure, chaque matin, par la neige, le beau temps ou la pluie,un peu avant que la Pidoux s’en vînt leur jeter son mort à la tête,elle quittait son lit, se coulait en chemise dehors, sur le seuilabhorré répandait un vase empli de l’urine et des défécations de lanuit. Et pour ne pas demeurer en reste, Joanne, tout un jourgardait ses excréments qu’elle leur vidait aussi devant leur porte,mais le soir seulement, avant de se coucher. Une fois, comme ellearrivait, pieds nus de peur du bruit, Lalie brusquement se montra,son vase dans les mains, et toutes deux s’embrenèrent, couvertesd’ordure de haut en bas. Puis les jours suivants, chacunerecommença, en s’évitant ; et quelquefois leurs déjections,n’étant pas balayées, séchaient au soleil ou se diluaient sousl’averse, jusqu’au lendemain.

Bientôt une surprise arriva aux Colasse :la Pidoux inopinément avait cessé de leur crier sa terriblemalédiction. Et ils en demeuraient gênés, comme d’une habituderompue, cette injure matinale manquant à leur journée. D’abord ilscrurent que la Joanne désarmait ; mais la défiance les ayantrepris, ils conçurent l’idée vague d’une ruse, ils ne savaientlaquelle. Et, en effet, la Pidoux avait son plan, une semencelentement germée dans le terreau de sa fureur. Rentré au logis,Pierre s’asseyait sur la dalle du seuil, mangeant là, dans le soirpacifique, un croûton de pain, arrosé d’une passée de chicorée. Dederrière son rideau, elle ne lâcha plus de l’œil le quignon, en unguet tranquille, sûre que l’heure sonnerait, des épingles entre lesdents, invisible. Durant l’août entier, sa forme noire revint àchaque vesprée se planter contre le carreau ; mais le momenttardait ; et elle ne sentait aucune impatience. Enfin, unsamedi, le Colasse, appelé de l’intérieur par Lalie pour un coup demain, posa son chanteau sur la pierre ; un instant de solitudese fit ; et doucement, le souffle égal, sans hâte, Joanne allapiquer trois épingles dans le seigle brun. Cette nuit même, Pierretrépassa, étranglé, après des beuglements qui la délectèrent, etelle ne se coucha que vers minuit, ayant entendu jusqu’au bout sonagonie.

Tout de suite la Lalie soupçonna unempoisonnement ; un médecin ouvrit la gorge et trouva une desépingles ; cependant celle-ci avait pu tomber dans la pâtependant le pétrissage. Et le matin du deuxième jour, les clochessonnèrent comme elles avaient sonné pour Pidoux ; les hommesdu cimetière vinrent lever le corps ; un moment la foulereflua de droite et de gauche derrière les porteurs indécis queLalie contraignait à descendre par le sentier en litige. Celui-ciallongeait la route ; mais elle s’accrochait à la bière, nevoulant point la laisser s’en aller par un autre côté ; ettout le cortège enfin passa devant la maison des Pidoux, ainsiqu’en une suprême injure du mort. Alors on vit tout à coup cettechose sacrilège : un rideau s’écartait sur une masse de chairénorme et circonflexe, toute pâle dans le noir des jupes. La Joannese découvrait par en dessous devant le passage du cercueil.

Leurs hommes en terre, les femmes semontrèrent plus acharnées au procès, qui seul pouvait consommer lavengeance. Le frère, un arsouille, avait gagné le continent, maisn’avait pas dépassé Marseille, d’où une lettre était partie,informant la Pidoux qu’il était à bout d’argent. Et quand elle luien eut envoyé pour la troisième fois, les nouvellesmanquèrent : elle supposa qu’il était mort ou retourné enAmérique. Cependant d’autres témoignages avaient été produits, quijustifiaient ses prétentions, et après des délais infinis, lepremier arrêt fut cassé. Mais la Lalie, sur le conseil de sonavocat, invoqua un vice de forme ; et la procédure recommençalente, leur mangeant tout. Elle avait hypothéqué sa maison et lechamp pour une somme qui s’absorba dans le gouffre rapidement, sansle combler. Et d’autre part, la Joanne avait vendu une terre aubout du village, louée à un journalier de la campagne. Toutes deuxtraînaient leurs jours dans la crasse et le délabrement, l’une paravarice, l’autre par misère véritable, se repaissant de rebuts,pour tromper la faim qui leur tordait le ventre. Et souvent laColasse était aperçue gueusant en haillons sur la grand’route ouramassant des légumes pourris derrière les haies. Mais dans laruine de leur personne matérielle, une autre personne,impérissable, celle-là, se gonflait d’aliments puissants, qui lasoutenaient mieux que des nourritures. Maintenant chaque matin,elles marchaient l’une au devant de l’autre, se reprochantmutuellement, avec d’aigres huées, la mort de leurs mâles. Etdevenues très vieilles toutes deux, toujours elles continuaient àrépandre, chacune sur le seuil de l’autre, leurs stercoraires,comme le résidu que laissait aller leur haine en fermentation.

Une fois, la Lalie ne parut pas ; et ellene se montra ni le reste du jour ni le lendemain. Vers le soir,Félicien, averti, enfonça la porte : on la trouva sur le vase,rigide, le dos contre le mur, laissant après elle son excrémentcomme un dernier outrage. Et des nuées de poux lui dévoraient latête, sous ses cheveux gris. À quelque temps de là, Joanne futinformée que le procès était gagné irrémissiblement ; maispersonne n’étant plus là pour lui disputer son chemin, elle n’enressentit pas de joie.

Les Colasse dorénavant lui manqueraient.

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