Claire Militch

Chapitre 11

 

La nuitdébuta assez bien : il s’endormit vite et lorsque sa tanteentra sur la pointe des pieds, ainsi qu’elle le faisait chaquesoir, pour faire trois fois le signe de croix au-dessus du neveuendormi, elle le vit plongé dans un sommeil paisible et respirantrégulièrement comme un enfant. Avant l’aube toutefois, il fit unrêve.

Il rêva qu’il marchait dans une steppe déserteet couverte de pierres, sous un ciel bas. Un sentier serpentaitentre les pierres. C’est là qu’il marchait.

Soudain, il vit surgir devant lui quelquechose qui avait l’apparence d’un petit nuage très fin. Il l’examinaattentivement, et le nuage se mua en femme vêtue d’une robeblanche, une ceinture claire autour de sa taille. Elle s’éloignaitrapidement de lui, paraissant le fuir. Il ne voyait ni son visageni ses cheveux… cachés par un long voile. Mais il voulait à toutprix la rejoindre et la regarder dans les yeux. Cependant, il avaitbeau se hâter, elle s’éloignait toujours, accélérant l’allure.

Il aperçut sur le sentier une pierre large etplate, semblable à une dalle funéraire. Celle-ci barrait le passageà la femme, qui s’arrêta. Aratov courut vers elle. Elle se tournavers lui, mais il ne put voir ses yeux néanmoins… car ils étaientclos. Son visage était blanc, aussi blanc que la neige, et ses braspendaient inertes. Elle avait l’apparence d’une statue.

Lentement, sans fléchir un seul de sesmembres, elle se renverse et se laisse choir sur la dalle… Et voiciqu’Aratov est couché auprès d’elle, lui aussi, étendu de tout sonlong comme une statue funéraire, avec les bras croisés, ainsi qu’unmort.

À ce moment, la femme se relève et s’éloigne.Aratov veut se lever également… mais il ne peut ni remuer, nidesserrer ses bras, et ses yeux désespérés suivent la femme quis’éloigne.

Soudain, la femme se retourne et il aperçoitses yeux clairs et vifs, dans un visage qui lui est étranger, qu’iln’a jamais vu auparavant. Elle rit, elle l’appelle d’un geste de lamain… mais il ne parvient toujours pas à bouger de sa place.

Elle se met à rire encore une fois, puiss’éloigne rapidement en dodelinant joyeusement la tête sur laquellebrille une couronne de petites roses éclatantes.

Aratov veut crier, il s’efforce de romprel’effrayant sortilège de ce cauchemar.

Tout à coup, les ténèbres l’enveloppent… et lafemme revient vers lui. Mais ce n’est plus, cette fois, une statueinconnue… C’est Claire qu’il voit devant lui. Les bras croisés,elle s’est arrêtée et le dévisage d’un air attentif et sévère. Seslèvres sont serrées, mais Aratov croit l’entendre prononcer lesmots suivants :

– Si tu veux savoir qui je suis,rends-toi là-bas !

– Où ça ? demande-t-il.

– Là-bas ! répond-elle d’une voixgémissante. Là-bas !

À ce moment, Aratov se réveilla.

Il se souleva sur son lit, alluma la bougieposée sur la table de nuit, mais ne quitta pas sa couche et demeuralongtemps assis, glacé d’épouvante, en regardant lentement autourde lui. Il lui semblait qu’un changement s’était opéré en luidepuis la veille, que quelque chose s’était introduit dans son êtrependant qu’il dormait… et en avait pris possession. « C’estimpossible, cela n’arrive pas, murmura-t-il à demi inconsciemment.Existe-t-il réellement une force de ce genre ? »

Il ne pouvait plus demeurer couché. Ils’habilla sans faire de bruit et erra jusqu’au matin à travers sachambre. Si étrange que ce fût, il ne songea pas un instant àClaire – il ne pensa pas à elle pour la bonne raison qu’il venaitde décider de partir dès le lendemain pour Kazan.

Il passa son temps à méditer sur ce voyage,sur la façon dont il l’entreprendrait, sur les effets qu’ilemporterait, préparant d’avance des plans pour tout tirer au clairsur place, pour apprendre la vérité – après quoi, il setranquilliserait. « Si je ne pars pas, se dit-il, je risqueencore de devenir fou ! » C’est ce qu’il redoutaitd’ailleurs car il se méfiait de ses nerfs. Il était sûr que dèsqu’il verrait tout sur place, les angoisses et les troubles de sonâme se dissiperaient, comme s’est évanoui le cauchemar de l’autrenuit.

« Ce voyage ne me prendra pas plus d’unesemaine, songea-t-il. Si je reste ici par contre, je ne m’endélivrerai jamais. »

Le soleil déjà levé pénétra dans la chambre,mais la lumière du jour ne chassa pas les ombres nocturnes quiemplissaient son âme et ne le fit pas revenir sur sa décision.

Platocha faillit avoir une attaque, lorsqu’illui fit part de sa résolution. Elle s’accroupit même sur leplancher, car elle en eut les jambes fauchées. « Comment ça, àKazan ? Pourquoi ça, à Kazan ? » murmurait-elle enécarquillant ses yeux qui ne voyaient plus clair. Sa surprisen’aurait pas été plus grande si elle avait appris que son Yachaallait épouser la boulangère du coin ou qu’il partait pourl’Amérique. « À Kazan… pour longtemps ? »

– Je serai de retour dans une semaine,répondit Aratov, tourné de profil vers sa tante toujours assise surle plancher.

Platonida Ivanovna voulut faire des objectionsencore, mais Aratov s’emporta contre elle de façon tout à faitinattendue et inaccoutumée. « Je ne suis pas un enfant,cria-t-il en devenant tout pâle, tandis que ses lèvres tremblaientet que ses yeux lançaient des éclairs méchants. J’aurai vingt-sixans bientôt, je sais ce que je fais, je suis libre d’agir comme ilme plaît ! Je ne permettrai à personne… Donnez-moi de l’argentpour le voyage, préparez ma malle, mon linge et mes vêtements… etcessez de me tourmenter ! Je reviendrai dans une semaine,Platocha », ajouta-t-il d’une voix radoucie.

Platocha se releva en geignant et sans plusprotester se dirigea dans sa chambre en traînant les pieds.L’attitude de Yacha l’avait effrayée. « Ce n’est pas une têteque j’ai sur les épaules, disait-elle à la cuisinière qui l’aidaità emballer les effets de Yacha, ce n’est pas une tête mais uneruche, et Dieu sait quelles abeilles y bourdonnent maintenant. Ilpart pour Kazan, ma bonne mère, pour Ka-za-an ! – Lacuisinière qui avait vu la veille le concierge de la maison enconversation prolongée avec le gendarme, avait bien envied’informer de ce fait sa maîtresse, mais elle n’osa pas le faire etse borna à songer : « Pour Kazan ? À moins que nesoit pour plus loin encore ! » – Quant à PlatonidaIvanovna, elle se sentait à tel point désemparée qu’elle en oubliade dire sa prière habituelle. Il est des malheurs où le Seigneurlui-même ne peut rien.

Le jour même, Aratov partit pour Kazan.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer