Claire Militch

Chapitre 14

 

Platonida Ivanovna se réjouit immensément duretour de son neveu. Durant son absence, elle n’avait fait queméditer sur les motifs de son départ, et que ne lui était-il venu àl’esprit à ce sujet ! « Il a été envoyé en Sibérie, àtout le moins, murmurait-elle, assise dans sa chambrette d’où ellene bougeait plus. Il en a pour une année en tout cas ! »En outre, la cuisinière lui donnait continuellement des transes enlui communiquant des informations soi-disant sûres sur lesdisparitions subites de tel ou tel autre jeune homme du voisinage.L’innocence complète et le loyalisme politique de son Yacha nesuffisaient nullement à rassurer la pauvre vieille. – « Parles temps qui courent… sait-on jamais !… Il s’occupait dephotographie… et il peut suffire d’un rien pour que le compte soitbon ! » Et voici que son Yacha était rentré à la maisonsain et sauf. Elle remarqua certes qu’il avait quelque peu maigriet que ses traits paraissaient tirés, mais c’était biencompréhensible… en l’absence de tous soins ! Cependant ellen’osait pas le questionner sur son voyage. À table, elle se borna àdemander : « Kazan est-elle une belle ville ?

– Oui, très belle, répondit Aratov. –Tous les habitants y sont des Tatars, je suppose ?

– Non, pas tous. – En as-tu rapporté unerobe de chambre turque ? – Non, je n’en ai point achetélà-bas. » La conversation n’alla pas plus loin sur cethème.

Mais dès qu’Aratov se retrouva seul dans soncabinet, il sentit immédiatement la présence, autour de lui, deforces mystérieuses qui s’étaient de nouveau emparées de son âme.Il se trouvait, il le sentait, au pouvoir d’une puissanceinvisible, d’une autre vie que la sienne, d’un être différent delui. Encore qu’il eût lui-même déclaré à Anna, au cours d’un subitaccès d’exaltation, qu’il était amoureux de Claire, ce mot luisemblait maintenant absurde et risible. Non, il n’aimait point.Comment aurait-il pu d’ailleurs s’éprendre ainsi d’une morte qui,de son vivant encore, lui déplaisait et qu’il avait presquecomplètement oubliée ? – Non ! Il ne s’agissait pasd’amour, mais il était au pouvoir… il se trouvait en sonpouvoir… Il ne s’appartenait plus. Il avait été pris. Prisau point qu’il n’essayait même pas de se délivrer de l’emprise ense moquant de sa propre absurdité ou de se rassurer à tout le moinsen se disant que tout cela passerait, qu’à défaut de certitude, ilétait permis d’espérer en tout cas qu’il s’agissait d’un troublepassager seulement – les nerfs sans doute. Il ne cherchait pas depreuve pour appuyer une telle espérance, ne faisait rien pour s’yraccrocher ! – « Si je rencontre cet homme, je leprendrai et le garderai » : ces mots de Claire, qu’Annalui avait confiés, lui revinrent à la mémoire… C’est cela, le voilàpris maintenant. Pourtant, elle était morte ? Oui, son corpsavait été détruit par la mort… mais son âme ? L’âme n’est-ellepas immortelle ?… A-t-elle donc besoin de jouir de ses organesterrestres pour manifester son pouvoir ? « Le magnétismenous a révélé précisément l’influence d’une âme humaine vivante surune autre âme humaine… Pourquoi cette action ne sepoursuivrait-elle pas au-delà de la mort, du moment que l’âmedemeure vivante ? Dans quel but alors ? Que sortira-t-ilde cette histoire, à quoi peut-elle aboutir ? Maispouvons-nous comprendre, nous mortels, le but de tout ce quis’accomplit autour de nous ? » Ces pensées agitèrentAratov si fortement qu’il demanda tout à coup, pendant le thé, àPlatocha si elle croyait à l’immortalité de l’âme. Celle-ci necomprit pas d’abord la question, puis elle se signa etrépondit : « Pour sûr, l’âme est immortelle !Comment en serait-il autrement ? – Peut-elle en ce cas agiraprès la mort ? reprit Aratov. La vieille répondit que l’âmele peut certainement… qu’elle prie pour nous, c’est-à-dire qu’ellene le fait qu’après avoir traversé les épreuves dans l’attente duJugement dernier. Pendant les quarante premiers jours toutefois,elle ne fait qu’errer autour de l’endroit où la mort l’a prise.

– Pendant les premiers quarantejours ?

– Oui, ensuite débutent les épreuves.Aratov s’étonna des connaissances de sa tante en la matière et seretira dans son cabinet. Il y sentit de nouveau l’invisibleprésence et se retrouva sous l’influence d’un pouvoir étranger.Celui-ci exerçait son action en faisant constamment surgir devantses yeux l’image de Claire, dans ses moindres détails, avec desparticularités même qu’il ne croyait pas avoir remarquées de sonvivant : il voyait… il voyait ses doigts, ses ongles, lestouffes de cheveux sur les joues au-dessous des tempes, un légergrain de beauté sous l’œil gauche. Il voyait remuer ses lèvres, sesnarines, ses sourcils… et cette démarche qu’elle avait, et commeelle tenait la tête légèrement inclinée à droite… Il revoyait tout,tout ! – Il n’admirait nullement les traits de la jeune fillequi lui apparaissait ainsi, mais il lui était impossible de ne pasla voir et de ne pas y songer. Durant la première nuit toutefoisqui suivit son retour, elle ne visita pas ses rêves… Il se sentaittrès fatigué et dormit à poings fermés. En revanche, dès qu’ilouvrit les yeux le matin, elle envahit de nouveau sa chambre et s’yinstalla définitivement comme pour y régner en maître. On eût ditqu’elle avait acquis ce droit par sa mort volontaire et qu’ellen’avait pas besoin désormais de son consentement à lui. – Il pritsa photographie, se mit à en faire des copies, des agrandissements.Puis il eut l’idée de l’adapter au stéréoscope. Cela lui donnabeaucoup de mal, mais il y parvint finalement. Un tressaillement leparcourut au moment où, pour la première fois, il aperçut, àtravers le verre de l’appareil, l’image de la jeune fille dont lecorps apparaissait en relief. Mais la photographie était grisâtre,d’apparence poussiéreuse… et puis les yeux… ces yeux quiregardaient de côté comme s’ils se détournaient de lui. Alors ilfixa longuement ces yeux, comme s’il attendait qu’ils se tournentvers lui… Il plissa même les paupières intentionnellement, pourmieux concentrer le pouvoir magnétique de son regard… mais les yeuxde la jeune fille demeuraient immobiles et son corps semblait avoirpris l’apparence d’une poupée. Il lâcha le stéréoscope, se jetadans un fauteuil, sortit le feuillet déchiré du journal avec lesmots soulignés, et songea : « On prétend, n’est-ce pas,que les amoureux embrassent les lignes écrites par la main aimée –moi, je n’éprouve aucune envie de le faire – cette écriture mesemble laide d’ailleurs. Mais cette ligne contient macondamnation. » Il se souvint tout à coup de la promesse faiteà Anna au sujet de l’article qu’il devait publier. Il s’installadevant son bureau et entreprit de le rédiger. Les phrases luisortaient mal de la tête, sonnaient faux, prenaient des alluresrhétoriques… et puis, cela sonnait faux surtout… comme s’il necroyait pas en ce qu’il écrivait, ni en ses propres sentiments… EtClaire elle-même lui paraissait maintenant étrangère,incompréhensible ! Elle lui résistait. « Non, songea-t-ilen jetant la plume… Ou bien je ne suis pas fait pour écrire, oubien il faut encore laisser mûrir l’article ! » Il seremémora alors sa visite chez Mme Milovidova, ainsique son entretien avec Anna, la douce, l’admirable Anna… Le mot« intacte ! » qu’elle avait prononcé ce jour-là lefrappa subitement. Il sentit comme une brûlure en lui, puis unelumière : « Oui, fit-il presque à voix haute, elle étaitintacte – et je suis intact moi aussi… Voilà bien ce qui lui adonné ce pouvoir sur moi ! »

Des pensées sur l’immortalité de l’âme et surla vie d’outre-tombe l’assaillirent de nouveau. N’était-il pas ditdans la Bible : « Mort, où est tonaiguillon ? » Et chez Schiller : « Les mortsaussi vivront ! » (Auch die Toten sollen leben !)…Il y a aussi, je crois, un passage de ce genre chez le poèteMickiewicz : « J’aimerai jusqu’à la fin des temps – etau-delà encore ! » Et puis un écrivain anglais adit : « L’amour est plus fort que lamort ! »

La parole biblique agit tout particulièrementsur Aratov, et il voulut retrouver l’endroit où ces motsfiguraient. Mais il n’avait pas de Bible chez lui et alla endemander une à Platocha. Celle-ci, très surprise de la demande deson neveu, s’en fut néanmoins quérir un très vieil exemplaire desSaintes Écritures, avec une reliure de cuir usée et déchirée parendroits, portant des fermetures de cuivre. Le livre étaitentièrement taché de cire de bougie. Elle le tendit à Aratov quil’emporta dans sa chambre. Il chercha longtemps le passage quil’intéressait sans parvenir à le retrouver. En revanche, il tombasur un autre texte : « Personne ne possède un amour pluspuissant que celui-ci qui sacrifie son âme pour son prochain »(saint Jean, XV, 13). Il songea : « Ce n’est pas tout àfait ça… il aurait mieux valu dire : Personne ne possède unpouvoir plus grand…

» Et si ce n’était pas pour moi qu’elle aoffert son âme en sacrifice ? Si elle n’a mis fin à ses joursque parce qu’elle en avait assez de l’existence ? Supposonsenfin qu’elle n’ait pas eu du tout l’intention de parler d’amour envenant à ce rendez-vous avec moi ? » Mais au mêmeinstant, il revit Claire telle qu’elle lui était apparue sur leboulevard en la quittant… il se souvint de l’expression d’amertumede se traits, de ses larmes, de ses paroles : « Oh !vous n’y avez rien compris ! »

Non, décidément ! Aucun doute n’étaitpossible quant à la raison qui l’avait fait agir ainsi, quant à lapersonne pour qui elle avait offert son âme en sacrifice…

La journée s’acheva sur ces réflexions, et lanuit vint.

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