Claire Militch

Chapitre 2

 

À l’époque dont nous parlons, vivait à Moscouune veuve, princesse géorgienne – une personnalité indéfinissableet un peu inquiétante. Elle frisait la quarantaine. Dans sajeunesse, elle devait avoir eu ce genre de beauté orientale qui sefane si vite. Maintenant elle se maquillait et teignait ses cheveuxdont la blondeur artificielle tournait par endroits au jaune.Divers bruits couraient sur son compte, pas très avantageux ni trèsclairs et précis. Personne ne connaissait son mari et jamais ellen’était demeurée longtemps dans une même ville. Elle n’avait nienfants, ni fortune. Pourtant, elle menait grand train de vie – auxfrais de ses créanciers ou on ne sait par quels expédients. Elletenait un soi-disant salon et recevait chez elle une sociétéhétéroclite, où prédominaient les jeunes gens. Tout dans sa maison,de sa toilette à ses meubles et à sa table, de l’équipage aupersonnel domestique, donnait l’impression du postiche, du facticeet du provisoire… Mais ni la princesse, ni ses hôtes n’endemandaient davantage, semblait-il. La princesse passait pour aimerla musique et la littérature ; elle se donnait pourprotectrice des artistes et gens de lettres. Elle s’intéressaiteffectivement à tous ces « problèmes », et y apportait unenthousiasme qui n’était pas entièrement feint. Elle avait, à n’enpas douter, quelques velléités esthétiques. Elle était en outrefort accueillante, aimable, sans façon, sans morgue, sans pose, –et au demeurant très bonne femme, douce et indulgente, ce dontnombre de gens ne se doutaient guère. Ne voilà-t-il point desqualités rares – et d’autant plus précieuses justement chez sespareils ! « Une femme de peu de fond », observa unjour à son sujet un bel esprit, « mais qui mérite vraiment leparadis ! Elle pardonne tout et tout lui sera doncpardonné ! » On disait aussi d’elle qu’en quittant uneville, elle y laissait toujours autant de créanciers que de genscomblés de ses bienfaits. Un cœur tendre, on le sait, est capablede tout.

Kupfer, comme l’on pouvait s’y attendre, futbientôt reçu chez la princesse et il en devint un familier. Lesmauvaises langues assuraient : trop familier. Il ne parlaitd’elle d’ailleurs qu’en termes amicaux et même avec respect. Ill’appelait un cœur d’or, quoi qu’on en dise ! – et croyait durcomme fer à son amour des arts ainsi qu’à la valeur de sesjugements artistiques.

Un jour, après avoir dîné chez les Aratov, etabondamment parlé de la princesse et de ses soirées, Kupferentreprit de persuader Jacques de déroger – ne fût-ce qu’une seulefois – aux habitudes monotones de sa vie d’anachorète et de luipermettre de le présenter à son amie. Tout d’abord, Jacques nevoulut rien entendre. « Mais enfin, que t’imagines-tudonc ? protesta finalement Kupfer. Crois-tu par hasard qu’ils’agit d’une soirée mondaine ? Je t’emmènerai chez elle sansfaçon et tu n’auras même pas à changer d’habit. Que diable, moncher, il n’est pas question d’étiquette dans cette maison. Tu essavant, tu aimes la littérature et la musique (le cabinet d’Aratovabritait en effet un piano sur lequel il piquait parfois desaccords en septième mineure) et tu retrouveras tout cela dans sonsalon… Tu y rencontreras en outre des gens sympathiques etnullement prétentieux ! Enfin, à ton âge, avec ta figure(Aratov baissa les yeux et fit un geste de la main), mais oui, avecta figure – insista Kupfer – pourquoi fuirais-tu le monde et lasociété ? Je ne t’emmène pas chez un général, voyons ! Jen’en connais point, du reste, de général ! Ne sois donc pasentêté comme cela, mon vieux. La morale est une belle chose. Maispourquoi tomber dans l’ascétisme ? Tu n’as pas l’intention,que je sache, d’entrer dans les ordres ? »

Mais Aratov s’obstinait dans son refus. À cemoment, Platonida Ivanovna vint inopinément au secours de Kupfer.Bien qu’elle n’eût point très bien compris le sens du termed’ascétisme, elle déclara, elle aussi, que cela ferait du bien àJacques de prendre quelques distractions, d’aller un peu dans lasociété et de se faire connaître. « D’autant plus,ajouta-t-elle, que j’ai toute confiance en Fédor Fédorovitch.Oh ! il ne t’entraînera certainement pas dans un mauvais lieu.– Je vous le rendrai intact et pur ! » s’écria Kupfer,que Platonida Ivanovna, malgré toute sa confiance, scrutait de sesregards inquiets. Aratov rougit jusqu’aux oreilles et ne fit plusd’objections.

Enfin l’affaire fut arrangée. Le lendemain,Kupfer l’emmena à la soirée de la princesse. Aratov n’y resta paslongtemps. Il trouva chez elle une vingtaine de personnes, hommeset femmes, des gens sympathiques il est vrai, mais qui lui étaienttout de même étrangers. Bien qu’il ne s’y fût guère vu dansl’obligation de causer – car c’était ce qu’il redoutait le plus –il se sentit mal à l’aise. En outre, la maîtresse de maison luidéplut, en dépit de son accueil cordial et simple. Tout le choquaiten elle : son visage fardé, ses cheveux frisés, sa voixmi-rauque mi-doucereuse, son rire strident, ses façons de roulerles yeux, comme aussi son décolleté excessif et ses doigts gras,potelés, encombrés de bagues. S’étant retiré dans un coin, ilpromenait un regard rapide sur les invités, sans s’arrêter suraucun visage en particulier, ou contemplait ses pieds avecpersistance. Lorsque enfin un artiste de passage aux cheveux longs,aux traits bouffis, avec un monocle vissé sous le sourcil hérissé,prit place au piano, et, frappant le clavier de toutes ses forces,piétinant les pédales avec rage, se mit à bâcler des variationswagnériennes arrangées par Liszt, Aratov n’y tint plus. Il seglissa dehors, emportant de cette soirée une impression vague etconfuse, quelque peu pénible, mais où perçait néanmoins unsentiment qu’il ne parvenait pas à comprendre : celui d’unévénement nouveau dans sa vie, à la fois important etinquiétant.

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